1. Rupture
(Ce texte a paru dans Echanges n° 110 (automne 2004)
Note de lecture de Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975,
présentés par François Danel,
éd. Senonevero, juin 2004, 607 p., 24 euros.
Ce gros livre a les qualités et les défauts de toute anthologie. Ses qualités sont de redonner à lire des œuvres maintenant introuvables. Ses défauts résident dans la subjectivité du choix des textes présentés qui fait que certains d’entre eux sont sans intérêt actuel et que d’autres, plus importants, ont été écartés. François Danel lui-même constate la qualité pour son propos de certains écrits, qu’il a néanmoins laissés de côté (la postface de Jean-Yves Bériou à son édition de Le Socialisme en danger de F. Domela Nieuwenhuis, éd. Payot, 1975 ; etc.), et s’il mentionne le rôle des situationnistes dans la réapparition d’une critique révolutionnaire du capitalisme, il n’en donne aucun texte. Des choix qui ne sont expliqués nulle part. Par contre la préface, claire, situe l’enjeu d’une telle publication malgré un titre maladroit (je crois effectivement que la révolution doit rompre dans la pratique et la théorie, ensemble, plus que dans la seule théorie) : la rupture, c’est affirmer que la révolution n’est pas une question de gestion des usines par les travailleurs mais de destruction totale de l’exploitation capitaliste.
F. D. ouvre dans cette préface plusieurs champs de discussion ; on regrettera que ses arguments soient faussés. Cette prétendue rupture n’est-elle pas plutôt un retour à Marx ? Pourquoi reprendre à son compte les critiques des bordiguistes au mouvement des conseils ouvriers, nulles et non avenues puisque le bordiguisme n’est qu’une variante du léninisme et est totalement opposé à l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes incarnée dans les conseils ouvriers ? Eux parlent de conscience de classe en termes idéologiques et organisationnels, d’un prêt-à-penser (concocté par les intellectuels révolutionnaires professionnels pour Lénine, par le Parti majuscule pour Bordiga) que les travailleurs devraient mettre en œuvre ; alors que les conseils ouvriers exprimèrent le niveau de conscience de la classe ouvrière à l’époque. Lieux de discussion et d’action, ils portent en eux-mêmes leur propre critique.
Y a-t-il un conseillisme, c’est-à-dire une fossilisation idéologique de l’expérience des soviets et des conseils ouvriers ? Oui. Je l’ai pour ma part attaqué dans un article « Pannekoek, autogestion, parti et conseils ouvriers « (Spartacus n° 10, juillet-août 1978). Mais il n’est pas ce léninisme inversé que F. D. reprend aux conceptions de Jean Barrot (Sur l’idéologie ultra-gauche, 1969) où, en dépit des faits, les théoriciens des conseils ouvriers sont indistinctement assimilés aux panégyristes de l’Etat que sont les bolcheviks et les bordiguistes. La lutte des classes n’est pas déterminée par le bavardage de ceux qui s’autoproclament révolutionnaires ; ce que la classe ouvrière cherche, elle doit l’exprimer elle-même. Les conseils, avec leurs faiblesses, furent un lieu de cette expression.
J.-P. V.
Rupture sans retour
Réponse à J.-P. V.
(Ce texte a paru dans Echanges n° 111 (hiver 2004-2005)
Dans le n° 110, p 66, nous avons publié une présentation critique de l’ouvrage Rupture dans la théorie de la révolution 1965-1975, textes divers présentés par François Danel (éd. Senonevero). Le présentateur de cet ouvrage nous a fait parvenir cette réponse à l’auteur de la critique.
J’ai lu ta critique de notre anthologie Rupture dans la théorie de la révolution, et je vais tenter d’y répondre brièvement.
D’abord, d’après ce que tu dis de notre livre, on ne peut pas se faire la moindre idée de son contenu, car la formule sur la « destruction totale de l’exploitation capitaliste » enfonce des portes ouvertes sur le brouillard. On « apprend » seulement que le choix des textes a pâti de notre subjectivité, que nous avons laissé de côté l’importante postface de Bériou au Socialisme en danger [de F. Domela Nieuwenhuis, collection « Critique de la politique, Payot, Paris, 1975] que nous avons sans raison exclu tout texte situationniste, que nous reprenons les arguments des bordiguistes et que nous nous autoproclamons révolutionnaires.
Ces affirmations n’ont aucun fondement, à commencer par l’accusation de subjectivisme. Dans une anthologie, c’est toujours la problématique, explicite ou implicite, qui détermine le choix des textes. Or nous ne nous sommes pas demandé quelle est la vraie forme de la libération du travail, conseil ou parti, car la forme libération du travail, l’autonomie ouvrière, est pour nous celle d’un contenu historique déterminé, celle de la montée en puissance du prolétariat dans la société capitaliste et de son affirmation comme pôle absolu de la société. Nous nous sommes plutôt demandé comment le prolétariat, agissant strictement en tant que classe, peut en venir à supprimer son exploitation par le capital et, par là - mais par là seulement - à supprimer toutes les classes, y compris lui-même.
Cette problématique n’a pas été élaborée dans l’analyse des luttes récentes mais au tournant des années 1970 et des années 1980, au terme d’un long travail théorique mené par plusieurs groupes, dans l’analyse d’une pratique alors toute nouvelle du prolétariat et dans le travail de refondation de la théorie que cette nouvelle pratique rendait nécessaire. Elle est le produit de la caducité de la lutte pour la libération du travail et du programme qui la formalisait : transcroissance des luttes immédiates à la révolution, posée comme simple prise du pouvoir (au sommet de l’Etat ou à la base dans les usines) et transition impossible au communisme (c’est-à-dire érection du prolétariat en classe dominante et fondation d’une communauté sur le travail productif de valeur). En choisissant les textes, nous avons donc privilégié ceux qui, cherchant à comprendre les luttes de l’époque dans leur dynamique et leurs limites spécifiques, devaient en venir à critiquer le programme de l’affirmation de la classe.
La postface de Bériou (au Socialisme en danger) intitulée « Théorie révolutionnaire et cycles historiques » se trouve bien dans notre anthologie (pp. 323 sq) et, comme tous les textes reproduits, je l’analyse dans ma présentation (pp. 10-13). Par contre, nous n’avons en effet retenu aucun texte de l’Internationale situationniste (IS), non seulement parce qu’ils se trouvent encore partout, mais surtout parce qu’après 1968, l’IS s’est enfoncée dans une impasse en tentant de faire tenir ensemble refus du travail et glorification des conseils ouvriers. Et nous n’avons pas même envisagé d’inclure un texte bordiguiste, parce que les bordiguistes, avec leur vision mystique du Parti-Classe, ne pouvaient même pas supposer qu’il puisse y avoir quelque chose de nouveau dans le cours des luttes qui mette en cause la validité du programme. Ce n’était le cas ni des gens issus de l’anarchisme ni de ceux issus du courant conseilliste, les deux sources - à l’exception du Camatte au-delà du bordiguisme d’Invariance - de tout le travail que nous présentons.
Reste la seule vraie question : y a-t-il eu vraiment rupture ? En d’autres termes, y a-t-il caducité non de telle ou telle forme théorico-politique de l’affirmation gestionnaire de la classe, non de la forme conseil ou de la forme parti, mais de cette affirmation en tant que telle ?
Admettons qu’il n’y ait pas eu rupture, mais seulement retour à Marx, à la libération du travail, et à sa forme conseil « enfin trouvée », censée porter en elle-même sa propre critique.
Ce qu’il te faut alors expliquer, c’est pourquoi le « retour » à Marx, tout en reprenant et développant sa critique de l’économie politique, ne reprend pas du tout le thème de « l’expropriation des expropriateurs » comme « coopération et possession commune de tous les moyens de production », c’est-à-dire comme réappropriation prolétarienne des rapports de production capitalistes.
De même, il te faut expliquer pourquoi le conseil n’a pas plus de succès que le parti, pourquoi les travailleurs en lutte ne tendent nullement à gérer eux-mêmes la production, mais refusent violemment le travail et pourquoi finalement la brève réactivation de la perspective de l’autonomie ouvrière portée par ce refus du travail entre en contradiction avec l’abolition du capital.
L’explication se trouve en partie dans nos textes quand ils se heurtent au problème de la restructuration, et j’essaie de la dégager dans ma présentation. C’est qu’à la fin du cycle fordiste, le développement de la domination réelle du capital sur le travail a rendu impossible toute affirmation gestionnaire du prolétariat, sans liquider pour autant les rigidités propres au fordisme qui fondent encore l’autonomie ou l’identité, c’est-à-dire le rapport à soi positif de la classe.
C’est pourquoi la restructuration capitaliste se produit comme nécessaire - ceci non seulement dans la pureté abstraite du rapport à soi du capital, comme contrainte économique du rétablissement du taux de profit moyen déclinant de la fin du cycle, mais aussi et même d’abord dans les limites des luttes du prolétariat, qui refuse le travail mais ne prend nulle part aucune mesure communisatrice.
Cette restructuration, commencée dans la crise de 1974-1975, s’est achevée dans les années 1990. Elle a supprimé toutes les anciennes entraves à la production et à la circulation du capital - toutes les spécifications et protections qui s’opposaient à la baisse de la valeur de la force de travail et toutes les aires d’accumulation autonomes, Etats ou blocs d’Etats. Par là même, elle a liquidé l’identité ouvrière.
L’auto-organisation existe encore mais elle ne peut plus avoir comme contenu et objectif la conquête du pouvoir ouvrier. Elle n’est plus que la mise en forme, dans un discours « alternatif » de toutes les déterminations de l’existence du prolétariat dans la société capitaliste. Etre en contradiction avec le capital, c’est désormais pour la prolétariat mondial, dans et contre sa segmentation, entrer en contradiction avec sa propre existence de classe. Il y a donc bien rupture, et sans retour.
Quand les prolétaires argentins s’emparent des usines abandonnées par les patrons ou quand ils exigent de gérer eux-mêmes le fric lâché par l’Etat dans le cadre des « plans de travail », ils le font pour survivre et continuer à lutter. Mais ce faisant, dans cette activité forcément contradictoire de mise en cause et remise en route de la production capitaliste, ils se heurtent aux limites de l’auto-organisation et commencent à comprendre la nécessité de son dépassement.
Quand les travailleurs français du secteur public organisent eux-mêmes leurs grève sur une base locale, interprofessionnelle et intersubjective, ils produisent l’unité de la classe objectivée dans le capital comme contrainte extérieure. En même temps, en demandant aux syndicats d’appeler à la grève générale, ils reconnaissent leur nécessité pour unifier la classe sur des revendications communes. Et dans cette contyradiction, ils se heurtent aux mêmes limites et font l’expériece de la même nécessité.
C’est de ce processus que sortira, comme dépassement produit des limites des luttes du cycle actuel, la communisation, c’est-à-dire l’abolition sans transition du capital par la création de rapports communistes, l’autotransformation des prolétaires en individus se rapportant immédiatement les uns aux autres comme individus strictement singuliers.
Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Je m’arrête là car j’avais promis d’être bref, et j’ai déjà été trop long.
F. D.
« Contre le confusionnisme »
Lettre de Charles Reeve, de la revue Oiseau-Tempête.
(Ce texte a paru dans Echanges n° 112 (printemps 2005)
Le numéro 110 (hiver 2004) d’Echanges publie, page 66, une note de lecture (signée J.-P. V.) sur le livre Rupture dans la théorie de la révolution (éditions Senonevero), collection de textes qui a marqué l’évolution politique d’un petit cercle d’individus depuis mai 68.
Pour J.-P. V., il manque une explication du choix de ces textes. Mais il souligne - à mon avis justement - que la plupart des textes reprennent à leur compte les critiques des bordiguistes au mouvement des conseils. Voilà qui est largement suffisant pour ce qui est du choix des éditeurs. Il ne faut jamais perdre de vue ce point, essentiel à la compréhension de cette littérature (voir à ce propos « Ultra-gauche en salade », Oiseau-tempête, n° 11 [1]). La présence inattendue, parmi les signataires, du communiste de conseils hollandais Henk Canne Meijer, s’explique par le fait que ses textes Le mouvement des Conseils ouvriers en Allemagne, par Henk Canne-Meijer (1938) et « Temps de travail social moyen. Base d’une production et d’une répartition communiste » (publiés par ICO en 1971), constituèrent le point de départ de la mini-croisade néo-bolchevique contre le « conseillisme », courant dont il est censé être le représentant.
Parmi les éminents théoriciens de la « Rupture », on trouve des noms comme Dominique Blanc et Pierre Guillaume. Et c’est tout de même assez significatif que les éditeurs passent sous silence l’évolution négationniste de ces deux « théoriciens » ! Pour faire court, celles et ceux qui ne jouent pas dans la cour des avant-gardistes et ne ressentent aucune dette envers l’œuvre du bolchevik Bordiga peuvent passer leur chemin sans états d’âme.
Dans sa note, J.-P. V. considère, pourtant, que la préface dudit livre situe clairement le sens de cette « rupture » : « Affirmer que la révolution n’est pas une question de gestion des usines par les travailleurs mais de destruction totale de l’exploitation capitaliste. » Pour moi, cette formulation n’est pas claire du tout, je prétends même qu’elle est plutôt obscure. Connaît-on dans l’histoire du capitalisme une situation révolutionnaire où les exploités aient mis en place, de par leur action indépendante et donc consciente, un nouveau système d’auto-exploitation ? Accessoirement, excusez du peu, qu’est-ce exactement, pratiquement, cette « destruction totale de l’exploitation capitaliste » ? Si cela ne passe pas par une prise en charge collective et directe de la production et reproduction de la vie sociale (donc aussi de la distribution), c’est comment alors ? Voici, en tout cas, posés les termes sur lesquels, dans les années 1970, l’idéologie dite « conseilliste » fut fabriquée par les « théoriciens anti-conseillistes », ci-dessus mentionnés.
Tout en se démarquant des enfants de Bordiga, J.-P. V. réaffirme, lui aussi, que oui ! il existe bien un « conseillisme ». Et il nous renvoie à un article, écrit par lui (qui signait alors Paulo), paru dans la revue Spartacus (juillet-août 1978). Il s’agissait, en fait, d’une réponse à un texte précédent de Serge Bricianer, « Connaissez-vous Pannekoek ? ». A l’intention de ceux qui s’intéressent à l’archéologie, et par respect pour les lecteurs d’Echanges je voulais rappeler que ce débat s’est terminé avec une contre-réponse de Serge Bricianer, « Quelques procédés de l’anti-conseillisme » (Spartacus, octobre 1978). Où celui-ci critiqua l’argumentation de Paulo et mit en évidence la méthode des « anti-conseillistes » : « forger soi-même les conceptions qu’on tient à réduire à quia ». Bien sûr, comme le veut la tradition, on peut s’adresser à Echanges pour se procurer des copies desdits articles de la revue Spartacus.
Des sectes de l’ultra-gauche avant-gardiste font aujourd’hui leur retour sous une forme post-moderniste. Pour que la ligne de partage puisse être établie clairement, il serait temps d’être plus rigoureux dans l’usage de certains termes, à commencer par celui de « communisme de conseils » et celui de « conseillisme ». Le premier renvoie à un courant qui a existé historiquement, qui n’existe plus aujourd’hui, qui tirait son nom de l’opposition à l’idée et à la pratique du « communisme de parti ». Le deuxième invoque une idéologie, une fétichisation d’une forme d’organisation, valable partout et toujours. Une chose est de reconnaître que des individus ou des groupes s’accrochent à « une fossilisation idéologique de l’expérience des soviets et des conseils ouvriers » (J.-P. V.). Affirmer l’existence d’un courant historique se revendiquant de cette fossilisation et présenter des révolutionnaires, comme Canne Meijer, Pannekoek et autres, comme ses idéologues, c’est autrement discutable.
C’était une modeste contribution à la campagne contre le confusionnisme envahissant et le retour des concombres masqués.
C. R.
Réponse à mes détracteurs
(Ce texte a paru dans Echanges n° 113 (été 2005)
Mon compte rendu de lecture de l’ouvrage Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975, présenté par François Danel (Echanges n° 110, p. 66) a suscité une demande d’explications de ce dernier (Echanges n° 111, p. 50) et des observations de Charles Reeve (Echanges n° 112, p. 58). Je veux apporter ici quelques précisions aux questions posées par ces deux lettres.
Mes notes de lecture
François Danel (F. D.) me reproche que les lecteurs de ma critique ne peuvent se faire aucune idée du contenu de son anthologie.
Je ne conçois pas le compte rendu de lecture comme un résumé des thèses et hypothèses de l’auteur. Recenser un livre c’est pour moi partir en quête d’un outil pour l’action. Mes notes de lecture ne condensent donc généralement pas l’ouvrage dont je parle. Je crois le lecteur d’Echanges capable de se faire sa propre opinion, s’il veut lire le texte que je recense, sans les informations que je pourrais lui donner de seconde main. Mon intention est uniquement de lui dire : voici ce que j’y ai trouvé d’utile, d’inutile ou de néfaste, à toi de voir si cela te donne envie de le lire pour ton propre usage.
Dans ce contexte, j’ai donc dit de l’anthologie de F. D. tout ce qui me paraissait possible, que c’était une collection subjective de textes d’intérêt très inégal introduite par une préface qui, quoique posant des questions théoriques intéressantes à discuter, dont j’ai cité certaines et sur lesquelles je reviens ci-dessous, le faisait dans une grande confusion.
Le refus du travail
F. D. écrit dans son courrier que « les travailleurs en lutte ne tendent nullement à gérer eux-mêmes la production, mais refusent violemment le travail ». Et il précise : « Cette problématique n’a pas été élaborée dans l’analyse des luttes récentes mais au tournant des années 1970 et des années 1980, au terme d’un long travail théorique mené par plusieurs groupes, dans l’analyse d’une pratique alors toute nouvelle du prolétariat et dans le travail de refondation de la théorie que cette nouvelle pratique rendait nécessaire. »
Effectivement, dans les années 1970 à 1980, de nombreux textes ont tourné autour de ce refus du travail. F. D. en cite quelques-uns dans la préface à son anthologie. Le groupe Echanges, dont je ne faisais pas partie alors, a participé aux débats à ce sujet en publiant deux textes de John Zerzan sous forme de brochure, Un conflit décisif. Les organisations syndicales combattent la révolte contre le travail (décembre 1975) et une seconde brochure, Le Refus du travail. Faits et discussions (sans date), qui discutait une note de lecture sur ces textes de Zerzan de Charles Reeve parue dans la revue Spartacus n° 3 (juillet-août 1976) : « Le “refus du travail” (...) n’a, en soi, une quelconque perspective révolutionnaire » (je respecte ici l’original) ; pour « (...) les travailleurs révolutionnaires (...) la transformation radicale de la société consiste essentiellement dans la réorganisation de la production et dans la mise au travail productif de toute cette immense masse de gens qui vit maintenant de notre exploitation : bourgeois, bureaucrates, flics de toutes sortes, militaires et autres parasites ! », où il exprimait les mêmes opinions que dans son courrier actuel. Pour C. R., le travail constitue le noyau de l’identité ouvrière et l’oisiveté n’est qu’une passion bourgeoise.
La bourgeoisie, pour sa part, nous assène que toute mesure fondant la charité légale sur une base permanente et lui donnant une forme administrative crée une classe paresseuse qui vit aux dépens des actifs en profitant des multiples aides sociales que la lutte ouvrière lui a arrachées (allocations chômage, RMI, etc.), aides sociales qu’il faut évidemment supprimer ou soumettre à conditions pour remettre tout le monde au travail. Elle, a parfaitement compris que le travail remplace avantageusement toutes les polices du monde. Or, le problème est que le travail manque. En fait, ces paresseux sont très minoritaires ; la majorité des travailleurs ne peut faire autrement que d’aller travailler, et le chômage est pour eux plutôt une souffrance qu’une joie. Ce que l’on appelle le « refus du travail » ne trouve donc partiellement à s’exprimer au quotidien qu’à partir du lieu de travail, dans les multiples résistances qui tendent non pas à refuser le travail considéré en termes abstraits mais à diminuer la pression que chaque travailleur est obligé de supporter. Les classes laborieuses se révoltent plus contre leurs conditions de travail concrètes que contre le travail en général, parce que leur travail est déplaisant et mal rémunéré.
En définitive, la question de l’oisiveté ne se posera entièrement que lorsque la rémunération de la force de travail ne sera plus la condition de la survie de l’humanité. ( [2]
Destruction totale de l’exploitation capitaliste
L’intelligence et la pratique de la révolution se fondent sur la conscience de la fluidité des rapports sociaux et de leur destruction nécessaire sous leur forme actuelle. F. D. écrit que « la formule “destruction totale de l’exploitation capitaliste” enfonce des portes ouvertes sur le brouillard », et C. R. que « cette formulation n’est pas claire du tout ».
Mon raccourci est sans doute lapidaire mais n’enfonce aucune porte ouverte ; beaucoup imaginent encore la révolution comme un simple passage à une meilleure organisation des forces productives, ainsi que le montre la lettre de C. R., ou un retour à un âge d’or où les capitalistes avait été forcés de concéder des acquis sociaux aux travailleurs. Il n’y a pas besoin de remonter beaucoup dans le temps pour s’apercevoir combien les conditions de vie matérielles s’étaient améliorées pour les habitants des pays industrialisés ; nos ancêtres avaient, par conséquent, une conception du socialisme fondée sur le progrès matériel. Nous voyons aujourd’hui que cette conquête du confort s’est réalisée au détriment des relations humaines et que l’hypertrophie des techniques remet en cause la survie de la planète tout entière. C’est ce qui nous fait considérer le socialisme non plus comme une accumulation de biens de consommation mais comme une société de liberté dont l’homme sera le centre, sans pour autant vouloir revenir à l’âge des cavernes.
Je porte au crédit de F. D. qu’il pose effectivement la question de la révolution non plus en termes de gestion du travail productif mais de refus du travail, même s’il le fait de façon abstraite comme j’ai essayé d’en faire la preuve ci-dessus.
Ma petite phrase cherchait simplement à dire en quelques mots que l’organisation future d’une société différente de la nôtre ne pouvait naître que du bouleversement des rapports sociaux actuels et que cette société future ne se réduirait pas à mieux gérer et mieux organiser les forces productives. Ce qu’éclairait d’ailleurs le début de la phrase que F. D. ne cite pas : « La rupture, c’est affirmer que la révolution n’est pas une question de gestion des usines par les travailleurs (...) »
Le retour à Marx
« Reste la seule vraie question : y a-t-il eu vraiment rupture ? En d’autres termes, y a-t-il caducité ou non de telle ou telle forme théorico-politique de l’affirmation gestionnaire de la classe, non de la forme conseil ou de la forme parti, mais de cette affirmation en tant que telle ? (...) Admettons qu’il n’y ait pas eu rupture, mais seulement retour à Marx, à la libération du travail, et à sa forme conseil “enfin trouvée”, censée porter en elle-même sa propre critique. » Il me faut alors, selon F. D., expliquer pourquoi ce retour à Marx en développant sa critique de l’économie politique ne reprend pas du tout le thème de la réappropriation prolétarienne des moyens de production capitalistes.
Je dois pour cela brièvement rappeler que la vie de Marx (1818-1883) s’est déroulée dans l’expérience aussi bien que dans le raisonnement. Si les anarchistes ont déformé la théorie de Marx en la rapportant aux idées de Ferdinand Lassalle (1825-1864) puis des sociaux-démocrates de la Deuxième Internationale et des bolcheviks, d’un communisme par l’Etat, les marxistes, eux, l’ont restreinte à une doctrine économique, occultant sa dimension critique, et ont retenu de l’activité pratique de Marx son seul aspect réformiste. Pour eux - et je parle ici non seulement des sociaux-démocrates et des léninistes de toutes tendances (bordiguistes, trotskystes, staliniens) mais aussi des conseillistes (voir ci-dessous) - le communisme n’est que l’économie bourgeoise libérée de ses contradictions dues à la propriété privée des moyens de production.
La vie et la mort d’un homme, de Marx comme de quiconque, ont tout juste l’importance que lui accordent ceux qui restent. Je crois néanmoins que tout lecteur attentif qui ne considère pas seulement les écrits de Marx comme un sac à citations reconnaîtra volontiers que la disparition des classes, donc aussi de la classe ouvrière, constitue une des bases de sa vision du communisme. A l’instar de celle de F. D., quoique celui-ci use de termes plus confus (autonégation de la classe ouvrière, communisation, etc.). Ce qui distingue Marx des prétendus révolutionnaires de toutes obédiences, c’est qu’il ne se contentait pas d’écrire des livres ; il se colletait avec les réalités de la condition ouvrière de son époque et fondait sa théorie sur des faits non sur des a priori. Les reproches que F. D. lui fait portent sur cette pratique de la lutte qui a nécessairement vieilli, dans le même temps où il revient à ses conceptions théoriques sans en avoir pleinement conscience. Ce n’est pas une mauvaise base pour de nouvelles réflexions, à condition de les confronter à leur tour au feu de l’action.
F. D. constate dans son courrier « les limites des luttes du prolétariat, qui refuse le travail mais ne prend nulle part aucune mesure communisatrice ». Il soutenait dans la préface à son anthologie qu’il n’y a « pas de transcroissance des luttes quotidiennes à la révolution » (p. 53). Ces observations désabusées confirment ce que j’écrivais dans ma note de lecture : « La lutte de classes n’est pas déterminée par le bavardage de ceux qui s’autoproclament révolutionnaires. » Que sont ces « mesures communisatrices » ? L’important dans la lutte de classes n’est pas ce que le prolétariat devrait faire pour arriver à un communisme pensé par d’autres. Il faut dire à ceux qui ont la prétention d’enseigner comment doit être le monde que leurs théories arrivent toujours trop tard. La théorie n’existe pas sans les luttes ; toute activité théorique consiste donc à décrypter ces luttes plus ou moins sourdes qui affectent les lieux de travail, depuis les temps morts pour le patron (pauses, fumer une cigarette, aller aux toilettes, etc.), parce que non créateurs de plus-value, jusqu’à la grève.
Des conseils ouvriers
La révolution est-elle l’affaire des classes laborieuses elles-mêmes ou bien de spécialistes entre les mains desquels elles remettraient leur sort ? C’est à cette question que les défenseurs des conseils et ceux des partis donnent une réponse radicalement différente. A l’encontre de l’opinion des léninistes de toutes nuances et de certains théoriciens des conseils, il ne s’agit pas là d’une simple question organisationnelle, mais de conscience. Chez les sectateurs des partis, cette conscience s’incarne dans une avant-garde organisée, car ils jugent la classe ouvrière trop inculte pour arriver d’elle-même à réfléchir sur sa condition ; ces militants nous disent que le prolétariat doit se gouverner, mais ce qu’ils veulent c’est gouverner le prolétariat.
Un courant issu du mouvement des conseils ouvriers allemands de 1917-1921 déclare, au contraire, que « la réalisation progressive de l’idée des conseils, c’est le chemin que prend le développement de la conscience de soi de la classe prolétarienne » (programme de l’Allgemeine Arbeiter-Union, adopté à sa troisième conférence nationale en décembre 1920, publié dans La Gauche allemande, éd. La Vieille Taupe, 1973, p. 88). M’inscrivant dans cette tradition, j’écrivais dans mon compte rendu de lecture : « Les conseils ouvriers exprimèrent le niveau de conscience de la classe ouvrière à l’époque. Lieux de discussion et d’action, ils portent en eux-mêmes leur propre critique. (...) Ce que la classe ouvrière cherche, elle doit l’exprimer elle-même. Les conseils, avec leurs faiblesses, furent un lieu de cette expression. » (Echanges n° 110, p. 66). Nulle part on ne trouvera que pour moi les conseils sont la forme « enfin trouvée » de la libération du travail, comme F. D. me le fait dire sans raison dans son courrier, cette formulation mise entre guillemets n’appartenant absolument pas à mon vocabulaire.
La question de la conscience de classe n’a jamais cessé d’agiter les milieux intellectuels. Les classes laborieuses, elles, ne trouvent pas leur conscience dans les plus ou moins brillantes élucubrations de ceux qui prétendent parler en leur nom, mais dans leurs conditions concrètes d’existence. C’est la vie quotidienne des hommes qui détermine la forme de leur structure mentale, et ceux qui conçoivent la conscience comme une disposition morale, ou une théorie dont les classes laborieuses n’auraient plus qu’à s’emparer pour en faire une réalité, se fourvoient. La conscience n’est pas un ensemble de connaissances intellectuelles ni une catégorie philosophique. Elle est tel ou tel individu agissant consciemment. On sait, en outre, depuis Freud, la part d’inconscient qui se dissimule sous les actes conscients des hommes.
Les conseils d’ouvriers et de soldats sont apparus en Allemagne à la fin de la première guerre mondiale entre nécessités et illusions, comme toutes les actions humaines, qu’elles soient collectives ou individuelles. Les nécessités, c’était qu’une classe ouvrière, et surtout des paysans devenus soldats par force, avides de paix, se révoltèrent contre leurs chefs sur le front et dans les usines ; le lieu de la lutte a donné sa consistance à l’organe de lutte, l’organisation étant en quelque sorte imposée par les circonstances. Les illusions venaient de la situation en Russie où ouvriers et soldats réclamaient aussi une paix immédiate, propageant l’idée des soviets parmi les ouvriers et paysans allemands qui voyaient en eux une organisation de classe distincte des partis dits ouvriers en lesquels ils avaient partiellement perdu confiance.
Mais les soviets russes de 1917 n’étaient que l’ombre de ceux de 1905 ; loin d’être une organisation de classe, comme en 1905, ils étaient devenus, en 1917, le champ clos des partis (on lira à ce sujet Oskar Anweiler, Die Rätebewegung in Russland 1905-1921 [traduction française : Les Soviets en Russie 1905-1921, éd. Gallimard, 1972], qui donne une analyse détaillée des différences entre soviets en 1905 et en 1917). En Allemagne, comme en Russie, les conseils ne sont pas parvenus à déterminer le cours de la révolution, non seulement à cause de l’opposition du gouvernement et de la bureaucratie mais parce qu’ils étaient sous l’influence des partis. Peu de temps après que la révolution eut éclaté, les conseils de travailleurs et de soldats n’étaient déjà quasiment rien de plus que le reflet des groupes et partis politiques présents en leur sein. Immédiatement après le premier Congrès des conseils à Berlin, tenu du 16 au 21 décembre 1918, le gouvernement promulguait, le 23 décembre, une ordonnance sur les contrats salariaux, les comités d’ouvriers et d’employés, et l’arbitrage dans les conflits du travail (Verordnung über Tarifverträge, Arbeiter- und Angestelltenausschüsse und die Schlichtung von Arbeitsstreitigkeiten), qui inscrivait les acquis de la révolution dans un cadre purement réformiste. Les conseils de soldats et de travailleurs prirent alors en partie eux-mêmes en mains les tâches économiques, parfois au travers d’organes spécifiques appelés conseils d’usine (Betriebsräte) en référence aux comités d’usine russes, ne se préoccupant plus de révolution.
Pour la plupart des théoriciens du mouvement des conseils, les conseils ouvriers ne représentent pas la forme définitive d’organisation du prolétariat, simplement la meilleure forme d’expression de son autonomie à un moment donné. Dès 1920 Otto Rühle (1874-1943), membre du KAPD (Kommunistische Arbeiter-Partei Deutschlands - Parti communiste ouvrier d’Allemagne) dont il avait été l’un des fondateurs et dont il allait être exclu en octobre de la même année, avait souligné le caractère bourgeois de l’organisation en partis dans un article, « Eine neue kommunistische Partei ? » (Un nouveau parti communiste ?), paru dans la revue Die Aktion, repris plus tard sous le titre « Die Revolution ist keine Parteisache » (La révolution n’est pas une affaire de parti www.geocities.com/adel0/otto2.html).
Tous les théoriciens du communisme de conseils se rallieront peu ou prou à cette conception. Mais cette évolution sera lente. Pour ne citer que deux exemples, Anton Pannekoek (1873-1960) et Paul Mattick (1904-1981) ont longtemps conservé une attitude indécise par rapport au parti. Il semble que Pannekoek ait pris pour la première fois clairement position contre les partis dans un article paru en mars 1936 dans le cahier n° 15 de la revue Rätekorrespondenz, « Partei und Arbeiterklasse » (voir une traduction française dans Serge Bricianer, Pannekoek et les Conseils ouvriers, EDI, 1969, p. 260-265). Il restera toutefois toujours ambigu sur les tâches d’une avant-garde éclairée. De son côté, Paul Mattick, ouvrier, et en cela plus proche des préoccupations de la classe ouvrière que Pannekoek, qui appartenait aux sphères universitaires, tentait, en 1934 encore, de constituer un parti ouvrier aux Etats-Unis (United Workers’ Party of America).
Comme les générations révolutionnaires du xixe siècle s’étaient trouvé des précurseurs parmi les fractions les plus radicales de la révolution française de 1789, ceux du xxe les ont cherché dans la révolution russe de 1917 ; les comités de salut public, le jacobinisme, les Communes, les citoyens du xixe furent alors remplacés dans le vocabulaire révolutionnaire par les soviets, le communisme, les camarades. Les habitudes résistent vigoureusement à tout essai de changement ; mais il suffit parfois de peu de choses pour qu’une structure sociale inconnue se substitue à celle que tout le monde jugeait intangible. Il ne s’agit donc pas de préjuger si les classes laborieuses s’organiseront ou non à l’avenir en conseils ; il est même vraisemblable que, leur conscience s’étant modifiée par suite de la transformation de leurs conditions d’exploitation, une révolution future verra naître des formes d’organisation actuellement inimaginables, qui auront peut-être seulement en commun avec les conseils ouvriers de donner un nom et une ossature à l’action autonome des classes laborieuses, première condition de la lutte pour une société sans classes.
Les conseils ouvriers, malgré les illusions de ceux qui y ont participé, posaient les bases d’une société nouvelle où chaque individu agit en association avec d’autres individus, où la passivité de tous entretenue par le capitalisme a disparu devant l’action de chacun associé à ses camarades de classe. De nombreux théoriciens ont voulu voir dans les conseils l’endroit où la classe ouvrière s’approprierait la théorie communiste ; j’y vois, moi, l’endroit où la classe ouvrière a discuté de ses propres intérêts. C’est ce qui distingue les conseils des partis. Ces derniers expriment une conception de la conscience dans sa seule dimension séparée de théorie intellectuelle, alors que les premiers ont réalisé l’union de la pensée et de l’action.
Du conseillisme
Le conseillisme fait apparaître le mouvement des conseils et la théorie qui en est issue comme une nouvelle idéologie. Il y en a deux variantes qui, sans être totalement étrangères l’une à l’autre, offrent plus de points de divergence que de comparaison ; l’une née parmi les ennemis des conseils ouvriers, l’autre parmi ses prétendus amis.
La première a été propagée par la social-démocratie et les bolcheviks, et reprise depuis par tous leurs partisans, pour discréditer l’action autonome de la classe ouvrière. Elle s’appuie sur la division entre travail intellectuel et travail manuel. Les ouvriers étant incapables de dépasser la simple défense de leurs intérêts purement économiques, il faut leur apporter la conscience de l’extérieur (voir Lénine, Que faire ? [1902]) ; c’est la tâche des intellectuels dits révolutionnaires. Le mot d’ordre léniniste « Tout le pouvoir aux soviets ! » vaut à la seule condition que les soviets soient eux-mêmes au pouvoir du Parti.
Il fallait pour cela passer sous silence la question principale de la conscience, telle que j’ai essayé de l’expliquer ci-dessus, et faire des conseils ouvriers un simple problème organisationnel, où l’on nous présente que le Parti est l’unique organisation de la classe ouvrière, les conseils n’étant tout au plus qu’un regroupement catégoriel. Lénine se chargea de cette tâche en écrivant La Maladie infantile du communisme (Le « communisme de gauche ») (1920), dédicacé à Lloyd George (1863-1945) homme d’Etat anglais.
Dans cet ouvrage, Lénine déploie tous ses talents de polémiste sans scrupules. Il amalgame, par exemple, Otto Rühle avec les nationaux-bolcheviks Fritz Wolffheim et Heinrich Laufenberg (note 1 du chapitre V). Et, profitant des critiques qu’il adressait aux communistes de conseils allemands et néerlandais, lance quelques remontrances à Amadeo Bordiga (1889-1970) (dans plusieurs notes et dans les annexes I, III et IV). Des remontrances qui, aujourd’hui encore, incitent des gens qui manifestement ne savent pas de quoi ils parlent à mélanger communisme de conseils et bordiguisme.
Bordiga revendiquait une invariance de la théorie marxiste (qu’une étude historique de la pensée de Marx suffit à réfuter) et admirait Lénine, le moins dialecticien des disciples de Marx (on lira à ce propos l’ouvrage d’Anton Pannekoek, Lénine philosophe, éd. Spartacus n° B34). Tous les léninistes, et je ne crois pas trahir Bordiga et ses adeptes en les qualifiant de léninistes quoiqu’ils préfèrent le terme de bolcheviks, considèrent les conseils ouvriers au mieux comme des syndicats bis, assumant la tâche de représenter les intérêts des travailleurs face à l’Etat, les autres classes ou les employeurs, ou coordonnant une action limitée dans le temps (grève, insurrection, etc.). Seul le Parti demeure le grand ordonnateur de la révolution. C’est en ce sens que j’écrivais dans mon compte rendu de lecture que F. D. avait repris à son compte les critiques des bordiguistes au mouvement des conseils ouvriers. Car lui aussi considère la querelle entre partisans des conseils et sectateurs du parti comme une simple question organisationnelle.
L’autre variante du conseillisme est née du sein même du mouvement des conseils ouvriers. Je n’en donnerai ici que deux exemples : Anton Pannekoek et les Grundprinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung (Fondements de la production et de la distribution communistes [1930] [3], mais on pourrait en trouver d’autres.
Les auteurs des Grundprinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung (fruit d’une discussion collective, ils ont été rédigés par Henk Canne-Meijer [1890-1962] et Jan Appel [1890-1985] ; une présentation en français en a été faite dans le supplément au n° 101 (1-2-1971) d’Informations et Correspondance ouvrières, et il en existe une traduction sur Internet que je n’ai pas pu consulter) établissent un décompte de la production de chaque travailleur en heures de travail social moyen qui pose plusieurs questions :
1) les bons délivrés aux travailleurs conservent les bases de la séparation entre valeur d’échange et valeur d’usage, et ne sont qu’un autre nom pour l’argent ;
2) ce prétendu droit égal à la consommation en fonction de l’heure de travail social moyen ne prend nullement en compte les inégalités individuelles (handicap, nombre d’enfants pas encore en âge de travailler, personnes à charge, etc.) ;
3) ces administrateurs qui calculent le temps de travail, la consommation, délivrent les bons, etc. n’ont aucun rôle productif, en contradiction avec ce que promettent les communistes de mettre tout le monde au travail productif ;
4) le travailleur ne touche pas l’intégralité de son temps passé à travailler puisqu’il faut défalquer le prix des services ;
5) enfin, la proposition d’une meilleure rétribution, même transitoire, des travailleurs intellectuels ou des spécialistes conforte l’inégalité entre travailleurs manuels et intellectuels.
Les Grundprinzipien... ont été longuement discutés dans les milieux intellectuels communistes de conseils dans les années 1930. Lors de la réédition de ce texte en 1970 par l’Institut für Praxis und Theorie des Rätekommunismus (Institut de pratique et de théorie du communisme de conseils) aux éditions Rüdiger Blankertz Verlag, Paul Mattick a rédigé une préface consensuelle qui rappelait en termes mesurés certaines de ces discussions (il y en a une traduction assez bizarrement mise en page dans le supplément au n° 101 d’Informations et Correspondance ouvrières, où les passages les plus consensuels sont soulignés en gras).
D’autre part, Karl Korsch (1886-1961) s’est aussi exprimé contre les Grundprinzipien... dans plusieurs lettres à Paul Mattick du 3 juin, du 15 juillet et du 22 novembre 1938 (Gesamtausgabe [Œuvres complètes], vol. 8, p. 651-652, 656/657 et 697), où il souligne tout ce que cette comptabilité, dont il rappelle que Marx avait signalé qu’elle n’avait aucun sens si le travail salarié n’existait plus, doit encore à la notion capitaliste de valeur.
Pannekoek adoptait encore dans Les Conseils ouvriers (1946) l’idée du calcul de la production des travailleurs par le nombre d’heures de travail social moyen formulée dans les Grundprinzipien... (éd. Spartacus, tome I, p. 61-62). Et, plus largement, a propagé une conception de l’autogestion du capital : « La tâche la plus grande est, pour les travailleurs, l’organisation de la production sur de nouvelles bases. Elle devra commencer par l’organisation à l’intérieur de l’usine. Le capitalisme, lui aussi, possède une organisation minutieusement planifiée ; mais les principes de la nouvelle organisation seront totalement différents. Dans les deux cas, les bases techniques seront les mêmes : c’est la discipline du travail, imposée par le rythme régulier des machines. » (Ibid., p. 53) ; « “Conseils ouvriers”, cela ne désigne pas une forme d’organisation fixe, élaborée une fois pour toutes et dont il resterait seulement à perfectionner les détails ; il s’agit d’un principe, le principe de l’autogestion ouvrière des entreprises et de la production. » (« Über Arbeiterräte », Funken III, juin 1952, dans Serge Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI, 1969, p. 290).
Mon article dans la revue Spartacus n° 10 (juillet-août 1978), que je mentionnais dans mon compte rendu de lecture, faisait la critique de ce conseillisme autogestionnaire. Contrairement à ce qu’écrit C. R. dans son courrier, ce n’était pas du tout une réponse à un article précédent de Serge Bricianer (1923-1997). Il n’y a jamais eu de dialogue entre Bricianer et moi. Nous ne parlions pas le même langage. Le premier article de Bricianer, « Connaissez-vous Pannekoek ? » dans la revue Spartacus n° 8 (février-mars 1978) fut juste l’occasion pour moi de lui montrer que je connaissais Pannekoek et de m’élever contre le panégyrique qu’il en faisait. Il n’est pas inutile de savoir que Bricianer fut le correspondant en France de Canne-Meijer et le laudateur d’Anton Pannekoek. Ma critique n’eut par l’heur de lui plaire et il y a répondu par « Quelques procédés de l’anticonseillisme » dans le n° 11 (octobre 1978) de Spartacus, où il affectait de trouver dans mon article des procédés anticonseillistes plutôt que des critiques dignes d’être discutées. C. R. s’avance imprudemment en affirmant que ce dernier avait alors clôt le débat. C’est de mon propre chef que je me suis refusé à participer à ce prétendu débat qui n’a jamais eu lieu ; je ne suis tout de même pas si bête pour entrer dans une discussion aussi fastidieuse que vaine. Ces questions restées sans réponse depuis longtemps resurgissent de temps à autre, comme dans l’anthologie de F. D. Mea culpa
Contrairement à ce que j’avais écrit dans mon compte rendu de lecture de l’anthologie Rupture dans la théorie de la révolution, la postface de Bériou à l’ouvrage de Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le Socialisme en danger (éd. Payot, 1975) s’y trouve bien (p. 323 et suivantes). Je prie F. D. et les lecteurs d’Echanges d’accepter mes excuses pour cette erreur.
J.-P. V.