Imaginez un cinéaste qui aurait tourné un documentaire de près de huit heures sur la descente aux enfers d’un million de prolétaires dans une région sidérurgique comme la Lorraine, montrant la destruction sur une brève période (un an ou deux) des usines, de l’habitat et de toute la vie sociale dans et hors travail. C’est un peu la gageure de Wang Bing, cinéaste chinois qui, autorisé par les autorités, a réussi pourtant (comme c’est fréquemment le cas) à flouer quelque peu le contrôle du Parti et, certainement avec la complicité des prolétaires, à donner dans ses quatre films groupés sous le titre A l’ouest des rails une vision réaliste à la fois de ce qu’était et de ce qu’est devenue une immense cité industrielle sidérurgique (métallurgie du fer, du cuivre, du zinc et du plomb), celle de Shenyang en Mandchourie (la ville fut le théâtre, il y a quelques années, d’imposantes manifestations liées à la restructuration et au défaut de paiement notamment des salaires et des retraites).
Cette désindustrialisation brutale s’accompagne de la destruction spéculative de la ville chinoise traditionnelle aux allures de bidonville perfectionné, construit de bric et de broc mais sans la logique habituelle des taudis du tiers-monde : on y retrouve ce contraste entre la misère de l’habitat et une relative aisance visible dans l’habillement et l’alimentation. On peut voir et imaginer le désarroi de tous ces prolétaires dont non seulement la communauté de travail et de vie locale est détruite, mais qui perdent, outre leur salaire, toutes les garanties qu’offrait le « bol de riz en fer » (de ce dernier aspect des garanties sociales, on ne verra pourtant dans les films que le plus tragique des derniers examens et soins gratuits pour les intoxiqués par le plomb, au chômage, condamnés à se débrouiller tout seuls avec les graves séquelles de leur vie professionnelle).
Si ce capitalisme sauvage ne peut être comparé dans ce qu’il imposait aux exploités à l’Angleterre du début du xxe siècle telle que la décrivirent Dickens et Marx, on connaît moins l’ignorance totale des problèmes environnementaux, d’hygiène et de sécurité - ignorance due en bonne partie à l’état de vétusté et de dégradation des usines sidérurgiques, dont on peut mesurer dans les films l’arriération technique. Construites par les Japonais dans les années 1930 pour l’industrie de guerre, « modernisées » par les Russes dans les années 1950 avec les produits du pillage-démantèlement des usines de l’Allemagne occupée, elles ressemblent plus à des complexes du début du xxe siècle, fonctionnant parfois avec de dangereux bricolages, qu’aux monstres automatisés des aciéries modernes d’Europe.
On comprend que, compétition internationale aidant, de tels anachronismes soient condamnés : la modernisation, qu’on ne voit pas car elle se passe ailleurs, fait condamner en même temps ce qu’avait été la condition des prolétaires dans la période d’accumulation primitive.
Bien que, pour la plupart de ces sidérurgistes, la seule perspective soit le chômage et que le film montre bien des usines vides, on peut avoir un aperçu de ce qu’était la vie dans l’usine en activité, les mêmes formes de résistance quotidienne qui sont celles des travailleurs de partout. C’est particulièrement net dans une longue séquence avec les cheminots qui, étant le lien entre toutes ces usines et sachant bien des choses sur cette résistance, utilisent les possibilités dues à leur fonction pour se défendre habilement contre leur exploitation.
Une des limites de ces quatre films est qu’ils ne montrent pratiquement rien des manifestations évoquées ci-dessus, sinon un rassemblement devant les bureaux d’attribution des logements. On ne saura rien des résistances collectives à la fermeture des usines, à la destruction de la ville chinoise, au sort de tous les expulsés de leur travail et de leur logement. Car la question que l’on se pose après avoir vu ce témoignage fort, c’est : « Et après ? »
Après, certains travaillent de nouveau : bien peu, et à des conditions bien éloignées de leur ancienne sécurité et garantie d’emploi, surexploités et escroqués par les magouilleurs en tous genres qui semblent grouiller sur ces ruines industrielles. D’autres se résignent à rester chômeurs, ne pouvant envisager un exil à un autre bout de la Chine : ils seront contraints de vivoter avec des petits boulots d’un autre âge, dont la destruction de la ville chinoise donne une certaine idée. On ne sait rien non plus sur ce qu’est la vie des « relogés » ; ils se promettent bien de continuer à se voir pour perpétuer la vieille communauté de vie, mais on devine qu’elle n’existera plus et on ne sait ce qui se reconstituera. Sauf qu’après avoir vécu à l’horizontale, ce qui autorisait toutes les proximités et tous les contacts, ils vivront dans l’isolement des barres verticales que l’on voit souvent à l’arrière-plan.
Une autre limite, c’est qu’on ne voit pratiquement pas (et pour cause) de personnages de la hiérarchie de l’usine ou de la cité, les responsables, dont les manifestations ont dénoncé la corruption généralisée dans cette immense braderie de tout un secteur industriel (il en est un peu question, mais seulement dans les discussions entre travailleurs).
Un dernier point concerne les jeunes dont on peut voir, dans la cité en voie de disparition, le désœuvrement lié à une recherche de la société de consommation, dont la télé ou une caricature de la vie moderne dans une sorte de foire commerciale leur donnent un aperçu. Une société qu’ils ne trouveront qu’en devenant un de ces millions de migrants. C’est la leçon finale que montre le film, la perspective d’un autre monde façonné lui aussi, tant dans la condition d’exploitation de nouveau prolétaire que dans celle de consommateur, conditionné non plus par le Parti communiste mais par le « socialisme de marché ».
H. S.