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Révolution mondiale Anton Pannekoek

Le Socialisme, 21 janvier 1912

samedi 14 octobre 2006

"Si à la misère économique, à la crise et à la détresse se joignent encore les meurtres entre peuples et la guerre fratricide entre nations civilisées, l’indignation et l’énergie révolutionnaire seront montés au plus haut degré d’ébullition - ce sera l’aube de la Révolution sociale."

Le bruit des armes et celui des révolutions emplissent le monde. Le capitalisme s’est mis à tenter un dernier effort pour conquérir la planète. Croissance illimitée, c’est sa condition d’existence. Mais plus il va croissant, plus il court à sa perte. Guerre et révolution accompagnent sa croissance ; guerre mondiale, révolution mondiale constituent sa ruine.

C’est le monde qu’il lui faut conquérir avant d’avoir accompli sa tâche et gagné le droit de s’en aller. Que son domaine était petit jusqu’alors ! A la vérité, dans un certain sens, il dominait déjà le monde depuis plusieurs siècles. Mais les pays lointains n’étaient pour lui que des contrées de débouchés, dépendantes et sans force : elles n’étaient ni sa patrie ni son siège. Le capitalisme les régissait, mais ils n’étaient pas eux-mêmes capitalistes. Pour patrie et pour siège, le capitalisme n’avait qu’un petit territoire sur terre : l’Europe centrale. C’est là qu’il s’est élevé, du sein de la vie primitive du moyen-âge et qu’en trois siècles de rapide évolution, il a, d’un système de production réduit au village, crée un système mondial de travail supérieurement organisé, reposant sur un grandiose développement technique et scientifique.

C’est de ce petit coin de terre que la Révolution s’est répandue sur le monde. Si limité que fût son domaine, le capitalisme avait en lui, de par sa force intérieure, de quoi subjuguer l’univers. Le régime de production naturelle, c’est le repos ; si gigantesque que soient les agglomérations d’hommes, il n’en sort pas d’énergie motrice : elles ne cherchent pas à déborder sur le monde. Le capitalisme, c’est la vie, le mouvement sans arrêt, la transformation incessante : aussi pénètre-t-il en élément perturbateur dans la masse morte des autres régions, comme une colonie de champignons envahit le terrain nourricier autour d’elle. Expansion, c’est sa nécessité fatale : il ne peut subsister sans pays auxiliaires, à la fois greniers et débouchés. Voilà ce qui l’a contraint à la conquête du monde ; son époque historique, l’âge moderne, commence avec la découverte et l’exploration du globe tout entier. Il a produit les forces indispensables pour cela : non seulement sa technique, ses armes, ses outils, ses denrées à bon marché, lui donnaient la supériorité sur les peuples lointains, mais avant tout, il avait crée une humanité nouvelle. Il affranchissait les hommes des vieux modes de penser paisibles et traditionnels de leur étroit milieu, il éveillait les énergies qui sommeillaient en eux, la hardiesse, l’esprit d’aventure, la force et l’absence de scrupules. Il envoyait au loin des pirates et des conquérants, plus téméraires que les Vikings, plus heureux qu’Alexandre, plus cruels que Gengis-Khan, piller les trésors du monde. Les Indes opulentes étaient mises sous le joug européen, l’Afrique devenait un réservoir d’esclaves, l’Amérique et l’Australie furent repeuplées, promues au rang de seconde Europe, habitées par la race blanche.

Tout cela n’était pourtant que travail préparatoire, en comparaison des bouleversements qui ont commencé il y a quelques dizaines d’années. Le régime économique des autres parties du monde n’était encore touché que superficiellement : c’étaient des colonies, ce n’étaient pas des sièges du capitalisme. Aujourd’hui, c’est le monde entier qui doit devenir son siège d’établissement. Les trésors naturels de la terre entière ont eu beau l’enrichir, il a soif de plus d’or encore. Il sait que, de toutes les mines, la plus inépuisable et la plus riche est la force de travail humaine, pourvu qu’on l’exploite par les meilleures méthodes. Comment pourrait-on laisser si follement inactive toute cette force immense de travail renfermée dans les foules d’hommes jaunes, bruns et noirs, se contentant de négocier avec elles, de les ruiner, de leur imposer tribut ? Les exploiter, on ne le peut bien qu’en exportant la production capitaliste par toute la terre. C’est ainsi que commence véritablement la révolution intérieure du monde.

En Amérique, une contrée industrielle a surgi aux Etats-Unis, qui se dresse à égal de la vieille Europe, qui passe les mers et étend de plus en plus son capitalisme par tous les continents. L’Afrique est divisée en domaines d’exploitation où le capital européen est maître absolu. Les nègres, autrefois arrachés à leur patrie comme esclaves, sont maintenant en esclavage dans leur propre pays, et toutes les scènes de la Case de l’oncle Tom paraissent d’innocents jeux d’enfants auprès des horreurs, des massacres en masse qui sévissent dans l’Afrique subjuguée par le capital. Voici maintenant que le capitalisme se met à la part de besogne la plus grosse qui lui restât à faire, la clé de voûte de son évolution, l’industrialisation de l’Asie.

En Asie florissait une civilisation vieille de milliers d’années, alors que l’Europe était encore un pays barbare. Là, dans deux ou trois vallées fertiles de l’Inde et de la Chine s’entasse la moitié du total humain. D’antiques Etats, d’antiques religions, qui se sont maintenus à travers tous les orages du temps, les hommes sont groupés en nations géantes, à un niveau élevé de civilisation, quoique pétrifiée. Car, en dépit de tous les changements politiques de surface, le régime économique est resté pareil des dizaines de siècles, production agricole intensive, dont le surproduit alimentait les personnalités changeantes des princes, des seigneurs féodaux ou des conquérants étrangers.

Enfin, le capitalisme est venu et sa dure main détruit le repos éternel. Il vient en ennemi, en exploiteur, en concurrent ; partout où il va, il éveille hostilité, haine, résistance. Et les Asiates ne sont pas sans défense comme les nègres, qui n’avaient pas dépassé le stade de la tribu. En même temps qu’ils adoptent la civilisation européenne, qu’ils contemplaient d’abord avec surprise et admiration, ils deviennent ennemis de l’Europe. Leur classe d’intellectuels s’appuie sur les anciennes traditions nationales ou religieuses, pour grouper les hommes de leur race, avec le concours d’une presse à vaste diffusion, en unités capables de résistance. Mais ils ne peuvent battre l’ennemi détesté qu’avec ses propres armes. Arrêter l’invasion du capitalisme, ils ne le peuvent pas ; ce qu’ils peuvent, c’est de l’accueillir et, par des révolutions intérieures, lui donner les coudées franches, pour barrer la route au capitalisme européen. Ce qu’on appelle le « réveil » de l’Asie, c’est le reflet dans les esprits de l’envahissement des pays civilisés de l’Asie par le capitalisme : politiquement, il prend la forme d’une lutte entre le capitalisme asiatique, jeune et en voie de progrès, contre le capitalisme européen, vieux et toujours puissant.

Une période de luttes entre peuples, de proportions gigantesques, s’ouvre pour l’Asie et les pays voisins : à la fois expéditions coloniales, révolutions, guerres. Mais c’est tout autre chose, c’est plus que les guerres, qui accompagnent toujours les commencements du capitalisme. C’est le commencement de la fin : ces luttes exercent un contre-coup violent sur les luttes de classe en Europe. Il faut au capitalisme de grands pays auxiliaires, lui permettant de s’étendre et, par là, de vivre. Mais le monde libre échappant de plus en plus au capitalisme, se fait de jour en jour plus restreint ; la terre capitaliste, et par conséquent le nombre des participants à la concurrence, deviennent de jour en jour plus grands. La révolution politique de l’Asie, le soulèvement de l’Inde, la rébellion du monde musulman opposent à l’expansion du capitalisme d’Europe en obstacle décisif. Pourtant, il faut qu’il continue cette expansion. Comme la Vengeance suit le Crime, il a sur ses talons la révolution prolétarienne ; cesse-t-il d’avancer, suspend-il sa course, la révolution l’atteint et l’abat. L’arrêt de l’expansion, source de toute prospérité nouvelle, c’est la crise et le chômage, la misère et le désespoir pousseront les masses à la révolte. C’est pourquoi le capitalisme tend toutes ses forces pour rompre les barrières qui l’arrêteraient ; il se précipite avec rage contre le filet de plus en plus serré qui entrave sa marche. De plus en plus resserrés les uns contre les autres sur un terrain toujours rétréci, les concurrents, les Etats capitalistes d’Europe se heurtent chaque jour plus violemment ; des collisions sanglantes deviennent de plus en plus inévitables. Aux guerres d’indépendance et de colonisation en Asie se lie la guerre générale entre les peuples européens.

Mais là, le capitalisme trouve un autre obstacle. L’ennemi auquel il espère échapper en cherchant de quelque côté à se faire une issue par la guerre, c’est justement l’armée dont il aurait besoin pour cette guerre. La grande masse du prolétariat, prête pour la Révolution, ne saurait tolérer qu’à l’heure où elle veut arriver, en supprimant les exploiteurs, à faire sa patrie une habitation d’hommes libres et heureux, les exploiteurs impuissants dévastent, dépeuplent et ruinent la terre et l’humanité. Elle leur refuse l’obéissance : à la velléité d’une guerre mondiale, elle répondra par la révolution mondiale. Si à la misère économique, à la crise et à la détresse se joignent encore les meurtres entre peuples et la guerre fratricide entre nations civilisées, l’indignation et l’énergie révolutionnaire seront montés au plus haut degré d’ébullition - ce sera l’aube de la Révolution sociale.

1938 "Living Marxism", novembre 1938, rédigé en anglais sous le pseudonyme de J. Harper.

Remarques générales sur la question de l’organisation Anton Pannekoek Novembre 1938

L’organisation, tel est le principe fondamental du combat de la classe ouvrière pour son émancipation. Il suit de là, du point de vue du mouvement pratique, que le problème le plus important est celui des formes de cette organisation. Celles-ci, bien entendu, sont déterminés tant par les conditions sociales que par les buts de la lutte. Loin de résulter de caprices de la théorie, elles ne peuvent être crées que par la classe ouvrière agissant spontanément en fonction de ses besoins immédiats. Les ouvriers se sont mis à constituer des syndicats à l’époque où le capitalisme amorçait son expansion. L’ouvrier isolé se voyait alors réduit à l’impuissance ; c’est pourquoi il devait s’unir à ses camarades afin de lutter et de pouvoir discuter, avec le capitaliste, de la production capitaliste, la durée de sa journée et le prix de sa force de travail. Au sein de la production capitaliste, patrons et ouvriers ont des intérêts antagonistes ; leur lutte de classes a pour objet la répartition du produit social global. En temps ordinaire, les ouvriers reçoivent la valeur de leur force de travail, c’est-à-dire la somme nécessaire à entretenir en permanence leur capacité de travail. Le reliquat de la production forme la plus-value, la part allant à la classe capitaliste. Pour accroître leurs profits, les capitalistes tentent d’abaisser les salaires et d’augmenter la longueur de la journée de travail. Et donc, à l’époque où les ouvriers étaient incapables de se défendre, les salaires descendaient au-dessous du minimum vital, les journées s’allongeaient, et la santé physique et mentale des travailleurs se détériorait au point de mettre en danger l’avenir de la société. La formation des syndicats et la création de lois fixant les conditions de travail - ces réalisations, fruit d’une âpre lutte des ouvriers pour les conditions mêmes de leur existence - étaient indispensables au rétablissement de conditions de travail normales, au sein du système capitaliste. La classe exploiteuse elle-même finit par admettre que les syndicats sont nécessaires à canaliser les révoltes ouvrières afin de prévenir tout risque d’explosions soudaines et brutales. On assista aussi au développement d’organisations politiques, de formes souvent différentes, il est vrai, les conditions politiques variant d’un pays à l’autre. En Amérique, où toute une population de cultivateurs, d’artisans et de commerçants, ignorant la sujétion féodale, pouvait s’épanouir librement, en exploitant les ressources naturelles d’un continent aux possibilités infinies, les ouvriers n’avaient nullement le sentiment de former une classe à part. Comme tout le monde, ils étaient imbus de l’esprit petit-bourgeois de la lutte individuelle et collective pour le bien-être personnel, et pouvaient espérer voir ces aspirations satisfaites, au moins dans une certaine mesure. Sauf en de rares moments, ou bien parmi des groupes d’émigrants de fraîche date, on n’y ressentit jamais la nécessité d’un parti de classe distinct. En Europe, par ailleurs, les ouvriers furent entraînés dans la lutte de la bourgeoisie ascendante contre l’ordre féodal. Il leur fallut bientôt créer des partis de classe et, alliés à une fraction des classes moyennes, combattre pour obtenir les droits politiques, le droit syndical, la liberté de presse et de réunion, le suffrage universel, des institutions démocratiques. Pour sa propagande, un parti politique a besoin de principes généraux ; pour rivaliser avec les autres, il lui faut une théorie comportant des idées arrêtées au sujet de l’avenir. La classe ouvrière, dans laquelle les idéaux communistes avaient déjà germés, découvrit sa théorie dans l’œuvre de Marx et d’Engels, exposant la manière dont l’évolution sociale ferait passer le monde du capitalisme au socialisme, au moyen de la lutte de classe. Cette théorie figura aux programmes de la plupart des partis social-démocrates d’Europe ; en Angleterre, le parti travailliste, créé par les syndicats, professait des vues analogues, quoique plus vagues : une espèce de communauté socialiste, tel était à ses yeux le but de la lutte de classe. Les programmes et la propagande de tous ces partis présentaient la révolution prolétarienne comme le résultat final de la lutte de classe ; la victoire des ouvriers sur leurs oppresseurs signifierait également la création d’un système de production communiste ou socialiste. Toutefois, tant que le capitalisme durerait, la lutte pratique ne devrait pas sortir du cadre des nécessités immédiates et de la défense du niveau de vie. Dans un régime démocratique, le Parlement sert de champ clos où s’affrontent les intérêts des diverses classes sociales ; capitalistes gros et petits, propriétaires fonciers, paysans, artisans, commerçants, industriels, ouvriers, tous ont des intérêts spécifiques, que leurs députés défendent au Parlement, tous participent à la lutte pour le pouvoir et pour leur part du produit social. Les ouvriers doivent donc prendre position, et la mission des partis socialistes consiste à lutter au plan politique de façon que leurs intérêts immédiats soient satisfaits. Ces partis obtiennent ainsi les suffrages des ouvriers et voient grandir leur influence.

Le développement du capitalisme a changé tout cela. Aux petits ateliers d’autrefois ont succédé des usines et des entreprises géantes, employant des milliers et des dizaines de milliers de personnes. La croissance du capitalisme et de la classe ouvrière a entraîné celle de leurs organisations respectives. Groupes locaux à l’origine, les syndicats se sont métamorphosés en grandes confédérations nationales, aux centaines de milliers de membres. Ils doivent collecter des sommes considérables pour soutenir des grèves gigantesques et des sommes plus énormes encore pour alimenter les fonds d’aide mutuelle. Toute une bureaucratie dirigeante - un état-major pléthorique d’administrateurs, de présidents, de secrétaires généraux, de directeurs de journaux - s’est développée. Chargés de marchander et de traiter avec les patrons, ces hommes sont devenus des spécialistes habitués à louvoyer et à faire la part des choses. En définitive, ils décident de tout, de l’emploi des fonds comme du contenu de la presse ; face à ces nouveaux maîtres, les syndiqués de la base ont perdu à peu près toute autorité. Cette métamorphose des organisations ouvrières en instruments de pouvoir sur leurs membres n’est pas sans exemple dans l’histoire, loin de là ; quand les organisations grandissent à l’excès, les masses ne peuvent plus y faire entendre leur voix.

Le même phénomène s’est produit au sein des organisations politiques : petits groupes de propagandistes à l’origine, elles se sont transformés en grands partis. Leurs maîtres véritables ne sont autres que leurs élus au Parlement. C’est en effet à eux qu’il incombe de poursuivre la lutte réelle au sein des organes représentatifs, dans lesquels ils font carrière. Ce sont eux qui rédigent les éditoriaux, orientent la propagande, dirigent les petits cadres ; ils exercent une influence prépondérante sur la politique du parti, fixent en fait sa ligne. Certes, les simples militants ont le droit de vote, ils mettent la main à la propagande, paient des cotisations et envoient des délégués siéger en leur nom aux congrès du parti, mais il s’agit en l’occurrence de pouvoirs formels, illusoires. Par son caractère, l’organisation ressemble à tous les autres partis, c’est-à-dire des groupes de politiciens de carrière qui cherchent à récolter des suffrages au moyen de slogans et à exercer eux-mêmes le pouvoir. Quand un parti socialiste dispose d’un grand nombre de députés, il s’allie avec d’autres partis, contre les formations réactionnaires, pour former une majorité parlementaire. Dès lors, il y a non seulement une foule de socialistes maires et conseillers municipaux, mais encore certains d’entre eux deviennent ministres ou accèdent aux plus hautes charges de l’Etat. Une fois installés à ces postes, ils ne sauraient bien entendu agir en qualité de représentants de la seule classe ouvrière, gouverner pour les travailleurs contre les capitalistes. Le pouvoir politique véritable et même la majorité parlementaire restent aux mains de la classe exploiteuse. Les ministres socialistes doivent s’incliner devant les intérêts de la société globale, c’est-à-dire ceux du Capital. Sans doute, on les voit proposer des mesures de nature à satisfaire les revendications immédiates des ouvriers et insister auprès des autres partis pour les faire adopter. Ils deviennent des intermédiaires - des entremetteurs - et, lorsque après de longs marchandages ils ont réussi à obtenir de petites réformes, ils s’adressent aux ouvriers pour les persuader qu’il s’agit là de réformes de premier ordre. Servant d’instrument à ces leaders, le Parti socialiste a dès lors pour tâche de défendre les réformes en question et d’amener les travailleurs à y souscrire ; au lieu de les appeler à combattre pour leurs intérêts, il fait tout pour les endormir et les détourner de la lutte de classe.

En ce qui concerne les ouvriers, les conditions de lutte se sont détériorées. La puissance de la classe capitaliste s’est accrue énormément, du même pas que ses richesses. Autrement dit, la concentration du capital dans les mains de quelques capitaines de la finance et de l’industrie, la coalition des patrons eux-mêmes, place les syndicats devant un pouvoir désormais beaucoup plus fort et souvent presque inexpugnable. En outre, la concurrence féroce, à laquelle les capitalistes de tous les pays se livrent pour conquérir les marchés, les sources de matières premières et le pouvoir mondial, exige que des parts croissantes de la plus-value aillent à la fabrication d’armements et à la guerre ; la baisse du taux de profit oblige dès lors les capitalistes à augmenter le taux d’exploitation, c’est-à-dire à diminuer les salaires réels. Ainsi donc, les syndicats se heurtent à une résistance accrue, les anciennes méthodes deviennent de moins en moins utilisables. Lorsqu’ils négocient avec les patrons, les dirigeants syndicaux ne sont plus en mesure de leur arracher grand-chose. N’ignorant pas la puissance des capitalistes, et peu désireux quant à eux de combattre - parce que des luttes de ce genre risquent de ruiner financièrement les organisations et de compromettre leur existence même -, ils sont forcés d’accepter les propositions patronales. Aussi leur activité principale consiste-t-elle à calmer le mécontentement des ouvriers et à présenter les offres des employeurs sous un jour des plus favorables. Sur ce plan également, les leaders servent de courtiers entre les classes antagoniques. Et si les travailleurs rejettent ces offres et se mettent en grève, les chefs doivent ou bien s’opposer à eux, ou bien tolérer une lutte pour la frime, et cela dans l’intention de la faire cesser au plus tôt.

Toutefois, il est impossible de stopper la lutte ou de la restreindre à un minimum ; en effet, les antagonismes de classes et la capacité du capitalisme de réduire le niveau de vie ouvrier s’accroissent constamment, tant et si bien que la lutte des classes doit suivre son cours : les travailleurs sont contraints de se battre. De temps à autre, d’une manière spontanée, ils brisent leurs chaînes, sans se préoccuper des syndicats, et souvent même au mépris d’engagements contractés en leur nom. Parfois, les leaders syndicaux parviennent à reprendre la direction du mouvement. En ce cas, on assiste à une extinction graduelle de la lutte, à la suite d’un pacte quelconque signé par les capitalistes et les chefs ouvriers. Ce qui ne veut nullement dire qu’une grève sauvage prolongée aurait des chances de l’emporter. Elle est par trop restreinte aux groupes qu’elle concerne directement, pour cela. C’est de façon très indirecte que la crainte de voir de telles explosions se repérer oblige les patrons à se montrer prudents. Mais ces grèves prouvent cependant que la grande bataille entre le Capital et le Travail ne peut pas cesser et que, si les formes d’action anciennes se révèlent impraticables, les travailleurs s’engagent à fond et en créent spontanément de nouvelles. Leur révolte contre le Capital devient également une révolte contre les formes d’organisation traditionnelles.

Le but et la mission de la classe ouvrière, c’est d’abolir le système capitaliste. Une fois arrivé à son degré de développement suprême, le capitalisme connaît des crises économiques de plus en plus aiguës, tandis que l’impérialisme exige des dépenses militaires inouïes et engendre des guerres mondiales ; les travailleurs sont acculés à la misère et à l’extermination. Le combat de classe prolétarien, la résistance et la révolte contre cette situation, devra se poursuivre jusqu’à l’anéantissement du pouvoir capitaliste.

En système capitaliste, les possesseurs des moyens de production accaparent le produit social, empochent la plus-value et exploitent la classe ouvrière. L’exploitation ne cesse que le jour où les travailleurs s’emparent des moyens de production. C’est alors seulement qu’ils peuvent gérer eux-mêmes leurs vies. Dès ce moment, en effet, la production de tous les articles nécessaires à l’existence devient la tâche de la communauté des ouvriers, la communauté du genre humain. Cette production forme un processus collectif. Chaque usine, chaque entreprise, rassemble des travailleurs associant leurs efforts d’une manière organisée. Mais, en outre, la production mondiale dans son ensemble représente elle aussi un processus collectif : toutes les usines distinctes doivent donc à leur tour s’associer. Par conséquent, lorsque la classe ouvrière prend possession des moyens de production, il lui faut en même temps organiser la production. Nombreux sont ceux qui persistent à concevoir la révolution prolétarienne sous l’aspect des révolutions bourgeoises d’autrefois, c’est-à-dire comme une série de phases s’engendrant les unes les autres : d’abord la conquête du pouvoir politique et la mise en place d’un nouveau gouvernement ; puis, l’expropriation par décret de la classe capitaliste ; enfin, une réorganisation du processus de production. Mais, dans ce cas, on ne peut pas aboutir à autre chose qu’à un genre de capitalisme d’Etat. Pour que le prolétariat puisse devenir réellement le maître de son destin, il lui faut créer simultanément et sa propre organisation et les formes de l’ordre économique nouveau. Ces deux éléments ont inséparables et constituent le processus de la révolution sociale. Lorsque la classe ouvrière parvient à s’organiser en un corps capable d’actions de masse puissantes et unifiées, l’heure de la révolution a sonné, car le capitalisme ne peut régenter que des individus désorganisés. Et quand ces masses organisées se lancent dans l’action révolutionnaire, tandis que les pouvoirs existants sont paralysés et commencent à se désagréger, les fonctions de direction de l’ancien gouvernement reviennent aux organisations ouvrières. Dès lors, la tâche est de poursuivre la production, d’assurer la perpétuation de ce processus indispensable à la vie sociale. La lutte de classe révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie et ses organes étant inséparable de la mainmise des travailleurs sur l’appareil de production, et de son extension au produit social, la forme d’organisation unissant la classe dans sa lutte constitue simultanément la forme d’organisation du nouveau processus de production. Dans ce cadre, la forme d’organisation en syndicat et en parti, originaire de la période du capitalisme ascendant, ne présente plus la moindre utilité. Elle s’est en effet métamorphosée en instrument au service de chefs qui ne peuvent ni ne veulent s’engager dans le combat révolutionnaire. La lutte n’est pas le fait des dirigeants : les leaders ouvriers abhorrent la révolution prolétarienne. Pour mener ce combat, les travailleurs ont donc besoin de formes d’organisation nouvelles dont ils conservent par devers eux les éléments de force. Il serait vain de vouloir construire ou imaginer ces formes nouvelles ; elles ne peuvent surgir en effet que de la lutte effective des ouvriers eux-mêmes. Mais il suffit de se tourner vers la pratique pour les déceler, à l’état embryonnaire, dans tous les cas où les travailleurs se révoltent contre les vieux pouvoirs. Pendant une grève sauvage, les ouvriers décident de tout par eux-mêmes au cours d’assemblées générales. Ils élisent des comités de grève, dont les membres sont remplaçables à tout instant. Si le mouvement se propage à un grand nombre d’entreprises, l’unité d’action se réalise au moyen de comités élargis, rassemblant les délégués de l’ensemble des usines en grève. Ces délégués ne décident pas en dehors de la base, et pour lui imposer leur volonté. Ils servent tout simplement de commissionnaires, exprimant les avis et les désirs des groupes qu’ils représentent et, vice versa, rapportent aux assemblées générales, pour discussion et décision, l’opinion et les arguments des autres groupes. Révocables à tout moment, ils ne peuvent jouer le rôle de dirigeants. Les ouvriers doivent choisir eux-mêmes leur voie, décider eux-mêmes du cours à donner à l’action : le pouvoir de décider et d’agir, avec ses risques et ses responsabilités, leur appartient en propre. Et lorsque la grève prend fin, les comités disparaissent. Il existe un seul exemple de classe d’ouvriers d’industrie moderne agissant en force motrice d’une révolution politique : les révolutions russes de 1905 et de 1917. Alors, dans chaque usine, les ouvriers élurent leurs délégués, dont l’assemblée générale constitua le « soviet » central, le conseil où il était discuté de la situation et des mesures à prendre. C’est là que les diverses usines venaient émettre leur avis, que les divergences étaient aplanies et les décisions formulées. Mais les conseils, tout en ayant une influence directrice sur l’éducation révolutionnaire par l’action, ne constituaient en rien des organes de commandement. Parfois, tous les membres d’un conseil étaient arrêtés, et de nouveaux délégués venaient les remplacer ; parfois aussi, quand la grève générale paralysait les autorités, les conseils exerçaient tous les pouvoirs, à l’échelon local, et les délégués des professions libérales se joignaient à eux, afin de représenter leurs secteurs d’activités respectifs. Nous nous trouvons en l’occurrence devant l’organisation des travailleurs en cours d’action révolutionnaire, une organisation assurément bien imparfaite, marchant à tâtons, essayant des méthodes nouvelles. Et pour cela il faut qu’une condition soit remplie : que les ouvriers s’engagement tous ensemble et de toutes leurs forces dans l’action, en un moment où leur existence même est en jeu, qu’ils prennent une part effective aux décisions et se consacrent entièrement à la lutte. Cette organisation de conseils disparut après la révolution. En ce temps, les centre prolétariens ne représentaient que des îlots de grande industrie, perdus dans l’océan d’une société agricole où le développement capitaliste n’était pas encore amorcé. La mission de jeter les bases du capitalisme revint au parti communiste. Il prit en main le pouvoir politique, tandis que les soviets étaient ravalés au rang d’organes sans importance, aux pouvoirs uniquement nominaux. Les vielles formes d’organisation, syndicats et partis politiques, et la forme nouvelle des conseils (soviets) appartiennent à des phases différentes de l’évolution sociale et ont des fonctions tout aussi différentes. Les premières avaient pour objet d’affermir la situation de la classe ouvrière à l’intérieur du système capitaliste et sont liées à sa période d’expansion. La seconde a pour but de créer un pouvoir ouvrier, d’abolir le capitalisme et la division de la société en classes ; elle est liée à la période du capitalisme en déclin. Au sein d’un système ascendant et prospère, l’organisation de conseils est impossible, les ouvriers se souciant alors uniquement d’améliorer leurs conditions d’existence, ce que permet l’action syndicale et politique. Dans un capitalisme décadent, en proie aux crises, ce dernier type d’action est vain et s’y raccrocher ne peut que freiner le développement de la lutte autonome des masses, de leur auto-activité. En des époques de tension et de révolte grandissante, quand des mouvements de grève éclatent dans des pays entiers et frappent à la base le pouvoir capitaliste, ou bien lorsque au lendemain d’une guerre ou d’une catastrophe politique, l’autorité du gouvernement s’évanouit et que les masses passent à l’action, les vieilles formes d’organisation cèdent la place aux formes nouvelles d’auto-activité des masses.

Les porte-parole des partis socialistes ou communistes admettent souvent qu’au cours de la révolution les organes d’action autonome des masses servent utilement à jeter bas l’ancien régime, mais ils s’empressent d’ajouter que ces organes devront laisser à la démocratie parlementaire le soin d’organiser la société nouvelle. Comparons un peu les principes fondamentaux de ces deux formes d’organisation politique de la société. A l’origine, la démocratie était exercée dans les petites villes, ou dans les cantons, par l’assemblée générale des citoyens. Dans les villes et les pays modernes, c’est là chose impossible, en raison de l’énormité de la population. Les citoyens ne peuvent exprimer leur volonté qu’en élisant des délégués à quelque institution centrale, censée les représenter tous. Ces députés sont libres d’agir, de décider, de voter, de gouverner comme ils l’entendent ; en leur « âme et conscience », ainsi qu’on dit parfois avec solennité. Les délégués aux conseils, quant à eux, sont liés par leur mandat : ils ont pour unique mission de donner l’avis des groupes d’ouvriers qui les ont choisis pour les représenter. Etant donné qu’ils sont révocables à tout instant, les travailleurs, qui les ont mandatés, conservent tous les pouvoirs. Par ailleurs, les membres du Parlement sont élus pour un nombre d’années défini ; les citoyens ne sont les maîtres qu’au moment des élections. Ce moment passé, leur pouvoir disparaît et les députés ont toute latitude de se comporter, pendant un certain nombre d’années, selon leur « conscience », à cette seule restriction près qu’ils savent pertinemment qu’un jour ils devront revenir devant le corps électoral. Mais ils comptent bien capter ses suffrages au moyen d’une campagne menée à grand fracas, dans un déversement continuel de slogans et de formules démagogiques. Ainsi donc, les maîtres véritables, ceux qui décident, ne sont nullement les citoyens, mais les parlementaires. Et les électeurs n’ont même pas la possibilité de désigner quelqu’un de leur choix, car les candidats leur sont proposés par les partis politiques. En outre, à supposer qu’ils puissent choisir des candidats à leur convenance et les élire, ceux-ci ne formeraient jamais le gouvernement, puisque dans une démocratie parlementaire, il y a séparation de l’exécutif et du législatif. Le gouvernement réel, celui qui domine le peuple, est constitué par une bureaucratie de hauts fonctionnaires, et les résultats des joutes électorales risquent si peu de l’atteindre qu’elle jouit d’une indépendance quasi absolue. Voilà comment le pouvoir capitaliste peut subsister grâce au suffrage universel et à la démocratie. C’est pourquoi aussi, dans les pays où la majorité de la population appartient à la classe ouvrière, cette démocratie ne peut en aucun cas mener à une conquête du pouvoir politique. Pour la classe ouvrière, la démocratie parlementaire constitue une démocratie truquée, tandis que la représentation au moyen des conseils est la démocratie réelle : la gestion directe de leurs affaires par les travailleurs. La démocratie parlementaire n’est autre que la forme politique par laquelle les grands groupes d’intérêts capitalistes pèsent sur le gouvernement. Les députés représentent certaines classes : les agriculteurs, les commerçants, les industriels, les ouvriers, mais ils ne représentent pas la volonté commune de leurs électeurs. En fait, les électeurs d’une circonscription n’ont aucune volonté commune ; ils forment une collection d’individus, capitalistes, travailleurs, boutiquiers, habitant par hasard le même quartier. Les délégués aux conseils sont, quant à eux, élus par un groupe socialement homogène afin d’exprimer la volonté de tous. Qui plus est, les conseils ne sont pas composés simplement d’ouvriers ayant des intérêts de classe communs ; ils constituent un groupe naturel de personnes travaillant ensemble chaque jour au sein d’une usine ou d’une grande entreprise et se heurtant au même adversaire. Ces hommes ont à décider d’actions qu’ils devront ensuite mener au coude à coude fraternel, dans l’unité. Ils sont appelés à se prononcer non seulement sur les questions de grève et de combat, mais aussi sur les problèmes concernant l’organisation nouvelle de la production. La représentation au moyen de conseils n’est pas fondée sur le regroupement absurde de communes ou de quartiers limitrophes, elle repose sur le regroupement naturel des travailleurs dans le processus de production, seule base réelle de la vie sociale.

On ne doit pas confondre toutefois les conseils ouvriers avec le type de représentation dit corporatif, propre aux régimes fascistes. En ce dernier cas, il s’agit en effet d’un système de représentation par branches professionnelles (unissant patrons et ouvriers), censé constituer l’élément de base de la société. Cette forme renvoie au moyen âge, à ses corporations figées, à son ordre immuable, et se distingue par une tendance à interdire toute évolution aux groupes d’intérêts ; en ce sens, elle est pire encore que le système parlementaire classique dans lequel les groupes et les intérêts nouveaux, dont l’essor va de pair avec le développement du capitalisme, ne tardent pas à s’exprimer au Parlement et au gouvernement.

Avec les conseils ouvriers, on se trouve devant une forme de représentation toute différente, celle d’une classe révolutionnaire en lutte. Seuls les intérêts prolétariens y sont représentés, cette forme excluant la participation de délégués capitalistes. Contestant à la classe capitaliste tout droit à l’existence, elle vise à l’éliminer comme telle en la dépossédant des moyens de production. De plus, cette même organisation de conseils est l’instrument qui permet aux travailleurs d’assumer, au fur et à mesure que la révolution progresse, la fonction consistant à organiser la production. En d’autres termes, les conseils ouvriers sont les organes de la dictature du prolétariat. Celle-ci n’est nullement un système électoral savamment conçu dans le but de retirer artificiellement le droit de vote aux capitalistes et aux membres des classes moyennes. Il s’agit en l’occurrence de l’exercice du pouvoir par les organes naturels des travailleurs, l’appareil de production servant désormais de base à la société. Ces organes, qui réunissent les délégués ouvriers des diverses branches de la production, ne peuvent donc, par définition, accueillir les brigands et les exploiteurs qui n’effectuent aucun travail productif. Ainsi la dictature de la classe ouvrière correspond-elle exactement à la démocratie la plus parfaite, à la véritable démocratie prolétarienne excluant la classe des exploiteurs en voie de disparition.

Les partisans des formes anciennes d’organisation exaltent la démocratie comme la seule forme politique juste et conforme au droit, la dictature étant à leurs yeux une forme injuste. Pour le marxisme, il n’existe ni justice ni droit abstrait : les formes politiques, censées permettre aux hommes d’exprimer leurs convictions, sont le produit direct des structures économiques de la société. En outre, la théorie marxiste met également en lumière ce qui distingue fondamentalement la démocratie parlementaire de l’organisation de conseils. Sous les formes respectives de démocratie bourgeoise et de démocratie prolétarienne, elles reflètent en effet le caractère tout différent de ces deux classes et de leurs systèmes économiques. La démocratie bourgeoise, la démocratie des classes moyennes, a pour base une société composée de petits producteurs indépendants. Ces derniers veulent un gouvernement qui soit dévoué à leurs intérêts communs : l’ordre et la sécurité publique : la protection du commerce ; un système de poids et mesures unifié - et de même pour la monnaie ; des services habilités à dire le droit et à rendre la justice. Tout cela est nécessaire pour mettre chacun en mesure de gérer ses affaires comme il l’entend. L’attention se porte en premier lieu sur les affaires privées. Quant aux facteurs politiques, dont personne ne conteste la nécessité, ils demeurent secondaires : on s’en occupe, mais fort peu en définitive. L’élément essentiel à la vie sociale, la production, base de l’existence humaine, se trouve fragmenté en affaires privées, concernant les citoyens à titre individuel ; il est donc naturel que celles-ci prennent tout le temps de ceux-là, ou presque. Comme la politique ne sert qu’à régler des questions mineurs, cette affaire collective de tous les citoyens est reléguée au second plan. On ne descend dans la rue que dans les phases de révolution bourgeoise. Mais en temps ordinaire la politique est abandonnée à un petit groupe de spécialistes, les politiciens de carrière, dont l’activité consiste précisément à s’occuper de ces conditions générales, politiques, des affaires propres aux classes moyennes. Il en va de même pour les travailleurs, du moins tant qu’ils n’ont en vue que leurs intérêts immédiats. En régime capitaliste, ils effectuent de longues journées de travail : toute leur énergie étant pompée par le système d’exploitation, il leur reste ensuite bien peu de forces à consacrer aux activités mentales. Gagner sa vie, telle est pour les ouvriers la nécessité la plus impérieuse de l’existence. A leurs yeux, la politique, soit la volonté commune à tous de défendre la condition des salariés, a certes un intérêt, mais plutôt contingent. C’est pourquoi ils laissent, eux aussi, le soin de traiter ces questions à des spécialistes, les politiciens de parti ou les dirigeants des syndicats. Qu’ils votent en qualité de citoyens ou en celle de militants de la base, les ouvriers, de même que les autres catégories d’électeurs par rapport à leurs députés, peuvent sans doute donner quelques directives assez vagues à ceux qui les représentent, mais il s’agit là d’une influence très, très limitée, puisqu’ils se voient obligés de consacrer au travail le meilleur de leur attention.

En régime communiste, la démocratie prolétarienne a des bases économiques exactement contraires. Elle est fondée en effet sur une production non plus privée, mais collective. Aussi les affaires collectives, ce qu’il était convenu d’appeler la politique, perdant leur caractère accessoire, deviennent-elles pour chacun le but principal de la pensée et de l’action. Domaine réservé jusqu’alors à des spécialistes, la politique ne sert plus à sauvegarder tel ou tel facteur indispensable à la production, elle s’identifie désormais au processus même de la production. C’en est fini de la séparation des affaires privées d’avec les affaires collectives. Il n’est plus besoin d’un groupe ou d’une classe d’hommes de métier pour s’occuper des affaires de tous. Les producteurs, par l’intermédiaire de leurs délégués, qui leur permettent de concerter leur action, gèrent eux-mêmes leurs activités productives. La différence entre ceux deux formes d’organisation ne vient pas du fait que l’une reposerait sur une base traditionnelle, idéologique, et l’autre, sur la base matérielle, productive, de la société. En effet, elles ont pour fondement, l’une comme l’autre, le système de production : l’une, un système déclinant, hérité du passé ; l’autre, un système en gestation, celui de l’avenir. Nous vivons de nos jours une période de transition : l’ère du grand capital et les débuts de la révolution prolétarienne. Le grand capital a d’ores et déjà extirpé en totalité l’ancien système de production : la classe nombreuse des producteurs indépendants a disparu. Pour l’essentiel, la production est l’œuvre collective de groupes très larges d’ouvriers, mais le pouvoir de gestion et la propriété restent aux mains d’un petit nombre de personnes privées. Les capitalistes maintiennent cette situation contradictoire au moyen d’éléments de force dont ils disposent, notamment le pouvoir d’Etat soumis au gouvernement. La tâche de la révolution prolétarienne consiste à détruire ce pouvoir d’Etat ; son contenu réel, c’est la mainmise des ouvriers sur les moyens de production. Le processus de la révolution, au cours duquel il y a alternance d’actions et de défaites, n’est autre que la mise en place de la dictature du prolétariat, soit un processus d’organisation exactement superposé au processus de dissolution du pouvoir d’Etat capitaliste. C’est ainsi que le système d’organisation du passé cède graduellement la place au système d’organisation de l’avenir. Nous ne sommes encore qu’au tout début de cette révolution. Le siècle de combats révolutionnaires, qui se trouve derrière nous, ne peut même pas être considéré comme l’amorçage effectif du processus, mais seulement comme son préambule. Ces luttes ont permis d’accumuler des connaissances théoriques d’une valeur inestimable ; elles ont mis en question, à l’aide de concepts hardis, la prétention du capitalisme à représenter l’ultime espèce de système social ; elles ont permis aux ouvriers de se rendre compte qu’ils avaient la possibilité de mettre fin à leur misère. Mais ces combats ne sont jamais sortis des cadres du capitalisme ; il s’agissait d’actions décidées et dirigées par des chefs, et uniquement conçues pour remplacer de mauvais patrons par de meilleurs. Seules de brusques flambées de révolte, telles que des grèves politiques ou des grèves de masse déclenchées contre la volonté des politiciens, laissent de temps à autre entrevoir un avenir d’action de masse dirigées par les intéressés eux-mêmes. Toute grève sauvage, qui ne va pas chercher ses leaders et ses mots d’ordre au siège des partis et des syndicats, constitue à cet égard un symptôme non équivoque, en même temps, qu’un petit pas franchi dans cette direction. Tous les pouvoirs existant au sein du mouvement ouvrier, les partis socialistes et communistes, les syndicats, tous les dirigeants dont l’activité est liée à la démocratie bourgeoise héritée du passé, dénoncent ces actions de masse comme des rébellions anarchistes. Leur champ de vision ne pouvant dépasser le cadre de leurs vieilles organisations, ils sont incapables de déceler dans les actions spontanées des travailleurs les germes de formes supérieures d’organisation. Dans les pays fascistes, où la vieille démocratie bourgeoise a été anéantie, ces actions spontanées des masses constituent la seule forme de révolte possible désormais. Elles auront pour tendance, non de restaurer l’ancienne démocratie parlementaire, mais d’évoluer en direction de la démocratie prolétarienne, c’est-à-dire de la dictature de la classe ouvrière.


1936 "International Council Correspondence", Vol. 1, no. 7, juin 1936. Rédigé en anglais sous le pseudonyme de John Harper, abrégé en J.H.

Au sujet du parti communiste Anton Pannekoek Juin 1936

Pendant la Première Guerre mondiale, des petits groupes ont émergé dans tous les pays, convaincus que la révolution prolétarienne naîtrait des difficultés que connaissait alors le capitalisme et prêts à en assumer la direction. Ils devaient prendre le nom de communistes, - appellation qui n’avait pas été employée depuis 1848 - afin de se démarquer des partis socialistes traditionnels. Parmi ces groupes se trouvait le parti bolchevique, dont le centre était alors en Suisse. Tous s’unirent à la fin de la guerre contre les partis socialistes qui soutenaient la politique belligérante des gouvernements capitalistes et qui représentaient la fraction soumise de la classe ouvrière. Les partis communistes se rallièrent ainsi les éléments les plus jeunes et les plus combatifs de la classe ouvrière. Contrairement à la théorie selon laquelle la révolution ne peut avoir lieu que dans un pays capitaliste prospère, les communistes déclarèrent que le marasme économique déclencherait la révolution et mobiliserait les forces de la classe ouvrière.

Ils réfutèrent de même le point de vue social-démocrate qui veut qu’un parlement choisi au suffrage universel constitue une juste représentation de la société et la base d’un régime socialiste. Ils affirmèrent, après Marx et Engels, que la classe ouvrière ne pouvait atteindre son but qu’en s’emparant elle-même du pouvoir et en instaurant sa dictature, en refusant à la classe capitaliste toute participation au gouvernement.

Par opposition au parlementarisme, ils demandèrent la création de soviets - ou conseils ouvriers - qui s’inspiraient du modèle russe. En novembre 1918, un puissant mouvement communiste apparut dans l’Allemagne vaincue. Composé des Spartakistes et autres groupes qui s’étaient constitués clandestinement pendant la guerre, il fut écrasé au mois de janvier suivant par les forces contre-révolutionnaires du gouvernement socialiste allemand. Ainsi fut enrayé le développement d’un parti communiste allemand puissant et indépendant, animé de l’esprit d’un prolétariat avancé. Ce fut donc au parti communiste russe que revint la tâche de diriger les groupes d’obédience communiste qui se formaient à travers le monde. La Ille Internationale, dirigée depuis Moscou, rassembla tous ces groupes. La Russie se trouva ainsi au centre de la révolution mondiale, et les intérêts de l’Union soviétique devinrent ceux des ouvriers communistes du monde entier et les idéaux du bolchevisme russe furent repris par les partis communistes des pays capitalistes.

La Russie, attaquée par les gouvernements capitalistes d’Europe et d’Amérique, les attaqua en retour en appelant la classe ouvrière au combat au nom de la révolution mondiale - une révolution qui devait avoir lieu dans l’immédiat, et non dans un lointain avenir. Si le prolétariat ne pouvait être gagné au communisme, il fallait au moins qu’il s’oppose à la politique des gouvernements capitalistes : les partis communistes entrèrent donc dans les parlements et dans les syndicats afin de les transformer en organes d’opposition. L’appel à la révolution mondiale constitua le grand cri de ralliement. Il fut entendu dans tous les coins du monde, en Europe, en Asie, en Amérique, par tous les peuples opprimés, et les travailleurs se soulevèrent, guidés par l’exemple russe, conscients que la guerre avait ébranlé le capitalisme jusque dans ses tréfonds et que les crises économiques ne pouvaient que l’affaiblir davantage. Ils ne représentaient encore qu’une minorité, mais la masse des travailleurs veillait et tendait l’oreille avec sympathie du côté de la Russie. Si elle hésitait encore, c’est que ses dirigeants parlaient des Russes comme d’un peuple arriéré, et que la presse capitaliste dénonçait les atrocités du régime soviétique dont elle prédisait l’effondrement rapide et inévitable. Ces calomnies indiquent à quel point l’exemple russe fut craint et détesté dans les sociétés capitalistes. Une révolution communiste était-elle possible ? La classe ouvrière pouvait-elle prendre le pouvoir et triompher du capitalisme en Angleterre, en France et en Amérique ? Certainement pas, car elle n’était pas assez puissante. Seule l’Allemagne pouvait, à l’époque, envisager une telle possibilité.

Qu’aurait-il fallu faire ? La révolution communiste, la victoire du prolétariat, ne peut s’accomplir en quelques années, mais au terme d’une longue période de soulèvements et de luttes. La crise du capitalisme pendant la guerre ne fut que le point de départ de cette période, et c’est alors que la tâche du parti communiste était de construire pas à pas la force de la classe ouvrière. Le chemin peut paraître long mais il n’y en a pas d’autre. Or ce n’est pas ainsi que les dirigeants bolcheviques entendaient la révolution mondiale. Ils la voulaient immédiatement. Pourquoi ce qui avait réussi en Russie ne réussirait-il pas dans les autres pays ? Les travailleurs étrangers n avalent qu’à suivre l’exemple de leurs camarades russes. Alors que la classe ouvrière russe comptait à peine un million de travailleurs sur une population de cent millions d’habitants, quelque dix mille révolutionnaires, regroupés dans un parti puissamment organisé, avaient su prendre le pouvoir et gagner l’appui des masses en défendant un programme qui servait leurs intérêts. Les bolcheviks estimaient que tous les partis communistes existants dans le monde, qui étaient composés des fractions de la classe ouvrière les plus conscientes, les plus avancées et les plus capables et qui étaient dirigés par des hommes intelligents, pourraient de même accéder au pouvoir, si seulement la masse des travailleurs voulait bien les suivre. Les gouvernements capitalistes ne s’appuyaient-ils pas eux aussi sur des minorités ? Que l’ensemble de la classe ouvrière décide de soutenir le Parti et de voter pour lui, et il se mettra à l’œuvre. Car il représente l’avant-garde. Son rôle est d’attaquer et d’abattre les gouvernements capitalistes, de les remplacer et d’appliquer, une fois au pouvoir, les idéaux communistes comme il a su le faire en Russie. Quant à la dictature du prolétariat, elle est représentée tout naturellement par la dictature du parti communiste, comme c’est le cas en Russie.

Faites comme nous ! Tel fut le conseil, l’appel, la directive du parti bolchevique aux partis communistes du monde entier, slogan qui s’appuyait sur la théorie selon laquelle la situation des pays capitalistes était la même que celle qui régnait dans la Russie pré-révolutionnaire. Or il n’existait aucun point commun. La Russie se trouvait au seuil du capitalisme, au tout premier stade de l’industrialisation, alors que les pays capitalistes avancés étaient à la fin de l’ère du capitalisme industriel. Les buts étaient donc totalement différents. La Russie devait s’élever du stade de la barbarie primitive au niveau de production atteint par les pays développés. Cet objectif ne pouvait être atteint que par l’intermédiaire d’un parti qui dirigerait le peuple et organiserait un capitalisme d’Etat. Par contre l’Amérique et l’Europe doivent se convertir à une production de type communiste, ce qui ne peut s’accomplir que par l’effort collectif de l’ensemble de la classe ouvrière unie. La classe ouvrière russe ne constituait qu’une faible minorité dans une population qui se composait presque entièrement de paysans primitifs. En Angleterre, en Allemagne, en France et en Amérique, le prolétariat représente plus de la moitié de la population. En Russie, il n’existait qu’un très petit nombre de capitalistes, sans grand pouvoir ni influence. En Angleterre, en Allemagne, en France et en Amérique, la classe capitaliste est plus puissante que jamais. En déclarant qu’ils (c’est-à-dire les partis) étaient capables de vaincre la classe capitaliste, les dirigeants du parti communiste ont montré qu’ils mésestimaient la puissance de leur ennemi. En proposant la Russie comme modèle à suivre, non seulement pour l’héroïsme et l’esprit combatif dont elle a fait preuve, mais encore pour ses méthodes et ses buts, ils ont étalé au grand jour leur incapacité à voir la différence qui existe entre le régime tsariste russe et la domination capitaliste des pays d’Europe et d’Amérique.

La classe capitaliste qui contrôle entièrement l’économie et qui détient un pouvoir financier et intellectuel considérable ne se laissera pas anéantir par un groupe minoritaire. Aucun parti au monde n’est assez puissant pour la détruire. Seule, la classe ouvrière peut espérer l’abattre un jour. Parce que le capitalisme constitue avant tout une force économique, il ne peut être ébranlé que par une autre puissance économique, en l’occurrence, la classe ouvrière en action. Il peut sembler utopique, à première vue, de placer l’espoir d’une révolution dans l’unité des travailleurs. Les masses n’ont pas une conscience de classe très développée ; elles ignorent tout de l’évolution sociale ; elles ne s’intéressent guère à la révolution. Elles se préoccupent davantage de leurs intérêts personnels que de la solidarité de classe ; elles sont soumises et craintives, en quête de plaisirs futiles. Existe-t-il une grande différence entre ces masses indifférentes et le peuple russe par exemple ? Peut-on miser davantage sur un tel peuple que sur une minorité communiste enthousiaste, énergique, prête au sacrifice et mue par une forte conscience de classe ? La question n’aurait d’intérêt que si l’on envisageait, comme le fait le parti communiste, la révolution pour demain. La véritable révolution prolétarienne sera déterminée par le monde capitaliste existant ; la véritable révolution communiste viendra de la conscience de classe du prolétariat.

Le prolétariat d’Europe et d’Amérique possède certaines particularités qui en font une véritable force. Il est le descendant d’une classe moyenne d’artisans et de paysans qui pendant des siècles ont cultivé leurs propres champs ou possédé leurs propres boutiques. Ces hommes libres qui n’avaient de comptes à rendre à personne ont appris à travailler par et pour eux-mêmes et ont acquis des qualités d’indépendance et d’habileté dont les ouvriers modernes ont hérité. Sous la férule du capitalisme, ces travailleurs ont ensuite connu le règne de la machine, la discipline du travail collectif. Après une première phase de dépression, ils ont appris, dans la lutte permanente, la solidarité et l’unité de classe. Ces nouveaux idéaux représentent l’assise sur laquelle doit s’échafauder la puissance de la classe révolutionnaire. Des centaines de millions de travailleurs, tant en Europe qu’en Amérique, possèdent ces qualités. Qu’ils aient à peine commencé leur œuvre ne signifie pas qu’ils soient incapables de l’accomplir. Personne ne peut leur dire comment ils doivent agir ; ils devront trouver leur voie eux-mêmes à travers des expériences qui seront souvent douloureuses. Ils possèdent la volonté et la capacité de découvrir cette voie et de construire l’unité de classe d’où surgira une humanité nouvelle.

Ces travailleurs ne constituent pas une masse neutre et indifférente dont peut faire fi une minorité révolutionnaire qui cherche à renverser la minorité capitaliste au pouvoir. La révolution ne peut se faire sans eux, et lorsqu’ils passeront à l’action ils montreront qu’ils ne sont pas de ceux qu’un parti peut soumettre à l’obéissance. Certes, le parti se compose en général des meilleurs éléments de la classe qu’il représente. Ses chefs en incarnent les grands objectifs ; leurs noms sont admirés, détestés, vénérés selon le cas. Ils sont aux premières lignes, si bien que chaque défaite leur est fatale et signifie par conséquent la mort du parti. Conscients de ce danger, les dirigeants secondaires, les bureaucrates du parti, renoncent souvent à la lutte suprême. Par contre, si la classe ouvrière peut subir des échecs, elle ne sera jamais vaincue. Ses forces sont indomptables, ses racines fermement ancrées dans la terre. Telle l’herbe que l’on fauche, elle repousse toujours plus drue. Après avoir livré un combat, les travailleurs épuisés peuvent renoncer pour un temps à la lutte, mais leurs forces ne décroissent jamais. Par contre, si le parti les suit dans leur retraite, il ne pourra jamais se rétablir car il sera contraint de répudier ses principes. Dans le processus de la lutte des classes, le parti et ses dirigeants n’ont que des forces limitées qu’ils épuisent entièrement pour le bien, ou pour le mal, de la cause qu’ils défendent. Les réserves de la classe ouvrière sont, elles, illimitées. Le rôle des partis ne peut être que temporaire : dans un premier temps, ils indiquent la voie à suivre et expriment les désirs des classes qu’ils représentent. Mais à mesure que s’étend et que s’intensifie la lutte des classes, ils se verront dépassés par les objectifs plus hardis et les idéaux plus élevés des travailleurs. Tout parti qui s’efforce de maintenir la classe à un niveau inférieur doit être condamné. La théorie selon laquelle le parti domine la classe et doit constamment conserver cette position signifie, dans la pratique, la répression et en dernier lieu la défaite de cette classe. Nous montrerons comment cette théorie, appliquée parle le parti communiste, n’a connu qu’un succès éphémère.

Les principes qui régissent le parti communiste et qui en déterminent la pratique sont les suivants : le Parti doit accéder à la dictature, conquérir le pouvoir, faire la révolution et, ce faisant, libérer les travailleurs ; quant aux ouvriers, leur tâche est de suivre et de soutenir le Parti afin de le conduire à la victoire. Le premier objectif du Parti est donc d’obtenir l’adhésion massive des travailleurs, et non pas d’en faire des combattants indépendants, capables de trouver leur voie et de la poursuivre. Pour parvenir à ce but, le Parti a recours à l’action parlementaire. Après avoir déclaré que le parlementarisme ne pouvait en rien servir la révolution, il en a fait son principal instrument de combat. Ainsi est né le « parlementarisme révolutionnaire » qui consiste à démontrer au parlement l’inutilité du parlementarisme. En réalité, le parti communiste désirait simplement s’acquérir les voix des travailleurs qui étaient jusque-là fidèles au parti socialiste. De nombreux travailleurs, déçus par la politique capitaliste de la social-démocratie et partisans de la révolution, furent ainsi conquis par les grands discours et les critiques virulentes que le parti communiste prononçait à I’encontre du capitalisme. Ils crurent que le Parti leur montrerait une voie nouvelle et que tout en continuant à voter et à suivre des dirigeants - qui cette fois-ci seraient meilleurs - ils finiraient par être libérés. Les célèbres révolutionnaires qui avaient fondé l’État des travailleurs en Russie leur assurèrent que cette voie était la bonne.

Le syndicalisme représente l’autre moyen par lequel le parti communiste a tenté de se rallier la masse des travailleurs. Là encore, le Parti, après avoir dénoncé l’inutilité des syndicats dans le processus révolutionnaire, a demandé à ses membres d’y adhérer afin de gagner les syndicats au communisme. II ne s’agissait pas, du reste, de transformer les syndiqués en militants révolutionnaires qui posséderaient une forte conscience de classe, mais simplement de remplacer les vieux dirigeants « corrompus » par des membres du parti communiste. Ainsi, le Parti contrôlerait cette vaste machine de la classe dirigeante que sont les syndicats et prendrait la tête des puissantes armées de syndiqués. Les anciens dirigeants n’allaient toutefois pas céder leur place aussi aisément : ils exclurent les communistes de leurs organisations. Ainsi furent créés de nouveaux syndicats « rouges ». Les grèves sont l’école du communisme. Directement confrontés au pouvoir capitaliste, les travailleurs en grève comprennent la puissance de la classe dirigeante. Devant l’union des forces de l’ennemi ils prennent conscience qu’ils ne pourront vaincre que solidaires et unis. Leur désir de comprendre s’en trouve accru, et ce qu’ils apprendront est sans doute la plus importante leçon seul le communisme pourra les libérer. Le parti communiste a su utiliser cette vérité pour ses besoins personnels chaque fois qu’il s’est trouvé impliqué dans une grève. Pour lui, il importe de prendre les rênes des mains des dirigeants syndicaux peu enclins à se battre réellement. Il n’a pas hésité à déclarer que les travailleurs devaient se diriger eux-mêmes puisque, en tant que représentant de la classe ouvrière, c’était à lui que revenait la direction. Il a réclamé tout le bénéfice des succès remportés par la classe ouvrière. Loin de chercher à éduquer les masses dans l’action révolutionnaire, il ne s’est préoccupé que d’accroître son influence parmi les masses.

La leçon naturelle, « le communisme est le salut de la classe ouvrière » a été remplacée par une leçon artificielle, « le parti communiste est le sauveur ». Après avoir capté l’énergie des grévistes par ses discours révolutionnaires, le parti communiste a orienté ces formes vers ses propres objectifs. Il en a résulté des querelles qui ont le plus souvent fait du tort à la cause des travailleurs. Une lutte continuelle devait se livrer contre le parti social-démocrate dont les dirigeants furent dénoncés en des termes aussi savoureux que « complices du capitalisme » et « traîtres de la classe ouvrière ». Une critique sérieuse qui aurait démontré comment la social-démocratie s’éloignait de la lutte des classes ne pouvait que déciller les yeux de nombreux ouvriers. Mais le décor devait soudain changer, et les communistes offrirent à ces « traîtres » une alliance dans la lutte commune contre le capitalisme. C’est ce que l’on appela pompeusement « l’unité retrouvée de la classe ouvrière ». Unité qui ne pouvait être que collaboration temporaire de deux groupes rivaux de dirigeants, chacun cherchant à conserver, ou à se gagner, des partisans dociles. La classe ouvrière n’est pas la seule à laquelle il soit fait appel lorsqu’un parti désire grossir ses rangs. Toutes les classes exploitées qui vivent dans des conditions misérables sous les régimes capitalistes ne peuvent qu’acclamer les nouveaux et les meilleurs maîtres qui leur promettent la liberté. Le parti communiste a fait exactement ce qu’avait fait avant lui le parti socialiste : il dirigea sa propagande vers tous les malheureux. La Russie devait donner l’exemple. Bien qu’il fût le parti des ouvriers, le parti bolchevique ne conquit le pouvoir que grâce à son alliance avec les paysans. Une fois au pouvoir, il se trouva menacé par l’esprit capitaliste qui survivait parmi les paysans riches, et il fit appel aux paysans pauvres pour qu’ils s’unissent aux travailleurs. Par la suite les partis communistes d’Amérique et d’Europe, imitant comme toujours les mots d’ordre russes, allaient s’adresser à leur tour aux ouvriers et aux paysans pauvres. Ils oublièrent que les paysans pauvres des pays développés demeuraient très attachés à la propriété privée et que, s’ils pouvaient se laisser séduire par des promesses, ils resteraient toujours des alliés peu sûrs, prêts à déserter dès le moindre mécontentement.

Tout au long du processus révolutionnaire, la classe ouvrière ne pourra compter que sur ses propres forces. Il lui arrivera souvent d’être soutenue par les autres classes exploitées de la société, mais jamais ces classes n’auront un rôle déterminant, car elles ne possèdent pas cette puissance innée que la solidarité et le contrôle de la production confèrent à la classe ouvrière. Même dans la révolte, ces classes demeureront inconstantes et peu sûres. Tout au plus pourra-t-on chercher à empêcher qu’elles ne deviennent des instruments aux mains des capitalistes. Or cela ne peut se faire par des promesses. Les partis peuvent vivre de promesses et de programmes, mais les classes sociales sont mues par des passions et des sentiments bien plus profonds. Seule la lutte courageuse des travailleurs contre le capitalisme peut éveiller leur respect et leur confiance, et c’est seulement alors qu’elles peuvent être touchées. Il n’en est pas de même lorsque le parti communiste vise uniquement la conquête personnelle du pouvoir. Tous les déshérités qui ont eu à se plaindre du régime capitaliste deviendront d’excellents partisans de ce parti. Leur désespoir de ne pas savoir comment s’extirper par eux-mêmes de leur bourbier, en fait les parfaits adeptes d’un Parti qui promet de les libérer. S’ils peuvent se soulever dans des moments de colère, ils sont incapables de mener une lutte continue. La grave période de troubles qui perturbe le monde depuis quelques années a accru le nombre des chômeurs tout en leur faisant prendre conscience de la nécessité d’une révolution mondiale immédiate. Ils sont venus grossir les rangs du parti communiste qui a pensé pouvoir s’appuyer sur cette armée pour s’arroger le pouvoir suprême. Le parti communiste n’a rien fait pour accroître les forces de la classe ouvrière. Il n’a pas aidé les travailleurs à rechercher la cohérence et l’unité. Il s’est borné à en faire des partisans enthousiastes mais aveugles, et par conséquent fanatiques ; à en faire les sujets obéissants du parti au pouvoir. Son objectif n’a pas été de forger une classe ouvrière puissante, mais d’affermir les forces du parti. Et ceci parce qu’au lieu de s’appuyer sur les conditions existantes dans les pays capitalistes développés d’Europe et d’Amérique, il s’est inspiré de l’exemple de la Russie primitive. Si un parti, désireux de se gagner des partisans, s’avère impuissant à réveiller l’esprit révolutionnaire de ceux auxquels il s’adresse, il n’hésitera pas, s’il est peu soucieux des moyens employés pour atteindre ses fins, à s’adresser à leurs instincts réactionnaires. Le nationalisme est sans doute le sentiment le plus puissant que le capitalisme puisse éveiller et dresser contre la révolution. Lorsqu’en 1923 les troupes françaises envahirent la région de Rhénanie et qu’une vague de nationalisme s’éleva dans toute l’Allemagne, le parti communiste n’hésita pas à jouer la carte chauvine pour essayer de rivaliser avec les partis capitalistes. II devait même proposer au Reichstag que les forces armées communistes, les « gardes rouges », s’allient à l’armée allemande gouvernementale, la Reichswehr. La politique internationale ne fut pas étrangère à cette attitude. La Russie, qui était à l’époque hostile aux gouvernements occidentaux victorieux, cherchait à nouer une alliance avec l’Allemagne. Le parti communiste allemand fut donc contraint de se ranger du côté de son propre gouvernement capitaliste. Telle fut la caractéristique principale de tous les partis communistes qui furent affiliés à la IlIe Internationale dirigés depuis Moscou par des chefs communistes russes, ils furent les instruments de la politique étrangère russe. La Russie était la « patrie de tous les travailleurs », le centre de la révolution communiste mondiale. Les intérêts de la Russie ne pouvaient qu’être ceux de tous les travailleurs communistes à travers le monde. Les dirigeants russes firent clairement savoir que chaque fois qu’un gouvernement capitaliste était l’allié de la Russie, les travailleurs de ce pays devaient soutenir leur gouvernement. La lutte de classes, entre capitalistes et travailleurs devait se plier aux besoins temporaires de la politique étrangère russe. Cette dépendance matérielle et spirituelle à l’égard de la Russie a été la véritable raison de la faiblesse du parti communiste. Toutes les ambiguïtés que l’on trouve dans l’évolution du régime soviétique se sont reflétées dans les prises de position du parti communiste. Les dirigeants russes ont expliqué à leurs sujets que la construction d’une société industrielle soumise aux lois du capitalisme d’État équivalait à bâtir une société communiste. Si bien que chaque nouvelle usine ou centrale électrique est acclamée par la presse communiste comme un triomphe du Parti. Afin d’inciter les Russes à la persévérance, les journaux soviétiques répandirent la rumeur selon laquelle le capitalisme était prêt à succomber à la révolution mondiale et que, jaloux des succès du communisme, il envisageait une guerre avec la Russie. Ces rumeurs furent reprises par l’ensemble de la presse communiste mondiale, au moment même où la Russie signait des traités commerciaux avec ces pays capitalistes. Chaque fois que la Russie a conclu une alliance avec un gouvernement capitaliste ou s’est mêlée à des querelles diplomatiques, la presse communiste fit état d’une capitulation du monde capitaliste devant le communisme. Et cette même presse ne cessa jamais de placer les intérêts du « communisme » russe avant ceux du prolétariat mondial. La Russie est l’exemple suprême ; et, pour suivre l’exemple russe, le parti communiste devra dominer la classe. Les dirigeants du parti communiste russe dominent parce qu’ils concentrent tous les éléments du pouvoir entre leurs mains. Et il en est de même pour tous les dirigeants communistes à travers le monde. Les membres du Parti doivent être disciplinés. Moscou et le Komintern (Comité Exécutif de la IIIe Internationale) représentent les dirigeants suprêmes ; ils peuvent révoquer et remplacer à leur guise les leaders communistes des autres pays. Il n’est pas surprenant que les travailleurs et les membres des partis communistes des autres pays émettent parfois des doutes sur le bien-fondé des méthodes russes. Cependant, toute opposition a toujours été vaincue et exclue du Parti. Aucun jugement indépendant n’a jamais été autorisé : le parti communiste exige l’obéissance. Après la révolution, les Russes avaient mis sur pied une « armée rouge » pour défendre leur liberté menacée par les « armées blanches ». De même le parti communiste allemand allait à son tour organiser une « garde rouge », bataillons de jeunes communistes armés, pour lutter contre les nationalistes armés. La « garde rouge » n’était pas uniquement une armée de travailleurs qui combattait le capitalisme ; elle était aussi une arme contre tous les adversaires du parti communiste. Chaque fois que des travailleurs prenaient la parole dans une réunion pour critiquer la politique du Parti, ils étaient immédiatement réduits au silence par les gardes rouges sur un signe des dirigeants. Les méthodes qui étaient utilisées envers les camarades contestataires ne consistaient pas à les éclairer mais à leur briser le crâne. Les éléments les plus jeunes et les plus combatifs furent ainsi transformés en voyous au lieu de devenir de véritables communistes. Ces jeunes gardes rouges qui n’avaient appris qu’à attaquer les ennemis de leurs dirigeants devaient par la suite changer leurs couleurs et devenir de parfaits nationalistes. Auréolé de la gloire de la révolution russe, le parti communiste a su, par ses brillants discours, rassembler sous sa bannière les plus ardents des jeunes travailleurs. Leur enthousiasme fut mis au service de disputes artificielles et de scissions politiques inutiles ; la révolution y perdit beaucoup. Les meilleurs éléments, déçus par la politique du Parti, tentèrent de trouver une autre voie en fondant des groupes séparés. Si l’on regarde en arrière, on peut dire que la Première Guerre mondiale, en exacerbant l’oppression du régime capitaliste, a réveillé l’esprit révolutionnaire des travailleurs de tous les pays. Le plus faible des gouvernements, la Russie barbare, tomba au premier coup. Telle un brillant météore, la révolution russe illumina la terre. Mais les travailleurs avaient besoin d’une tout autre révolution. Après les avoir remplis d’espoir et d’énergie, l’éblouissante lumière de la révolution russe aveugla les travailleurs, si bien qu’ils ne virent plus la route à suivre. Il leur faut aujourd’hui reprendre force et tourner leurs regards vers l’aube de leur propre révolution. Le parti communiste quant à lui ne pourra se rétablir. La Russie fait la paix avec les nations capitalistes et prend sa place parmi elles avec son propre système économique. Le parti communiste, intrinsèquement lié à la Russie, est condamné à vivre des simulacres de combat. Les groupes d’opposition se séparent en expliquant la dégénérescence du parti communiste par des erreurs de tactique et par la faute de certains dirigeants, afin de ne pas incriminer les principes communistes. En vain, car l’échec du parti communiste est inscrit dans ses principes mêmes.


1908 "Le Socialisme", 7 novembre 1908


Il y a réformes et réformes Anton Pannekoek Deux sortes de Réformes 7 novembre 1908_

Dans tous les débats en ces dernières années la question du rapport entre la Révolution et la Réforme joue un rôle prépondérant. On l’a vu aux Congrès de Nuremberg et de Toulouse. On cherche à opposer la Réforme à la Révolution. On accuse les camarades intransigeants, toujours préoccupés de la Révolution, c’est-à-dire de la transformation totale, de négliger la Réforme. Et on leur oppose cette conception qui prétend que la Réforme systématiquement et méthodiquement réalisée dans la société actuelle mène au socialisme sans qu’une rupture violente soit nécessaire. Le mépris de la réforme est plutôt anarchiste que socialiste. Il est aussi peu justifié que la conception réformiste. La Révolution ne peut, en effet, s’opposer à la Réforme parce qu’elle se compose, en dernier lieu, des réformes, mais des réformes socialistes. Pourquoi cherchons-nous à conquérir le pouvoir si ce n’est pour accomplir des réformes sociales décisives dans le sens socialiste ? Il se peut que quelques cerveaux anarchistes ou bourgeois conçoivent l’idée de la destruction de la vieille société et l’introduction d’un nouveau mode de production à l’aide d’un décret. Mais, nous socialistes, nous savons qu’un nouveau mode de production ne s’improvise pas comme par enchantement : il ne peut que procéder de l’ancien par une série de réformes. Mais ces réformes à nous seront tout à fait d’un autre genre que celles des bourgeois les plus radicaux. L’énoncé de ces réformes ferait frémir les réformistes bourgeois qui dissertent à perte de vue dans les Congrès sur la réforme sociale, se plaignant de leurs difficultés. Par contre, les cœurs prolétariens en sauteraient de joie. C’est seulement lorsque nous aurons conquis le pouvoir, que nous pourrons faire une œuvre entière. Une fois maître de ce pouvoir et n’ayant plus à tenir compte des intérêts capitalistes, le Prolétariat aura à détruire du tout au tout, jusqu’à la racine, les misères de notre régime. Alors on avancera rapidement, tandis que maintenant chaque pas doit être péniblement conquis et défendu et souvent les positions conquises sont reperdues. Ce sera l’ère de la vraie réforme en comparaison de laquelle les plus grandes réformes de la bourgeoisie ne sont que du mauvais travail. Après avoir conquis le pouvoir, le prolétariat ne peut avoir qu’un seul et unique but : la suppression de sa misère par la suppression des causes qui l’engendrent. Il supprimera l’exploitation des masses populaires en socialisant les monopoles et les trusts. Il mettra fin à l’exploitation de l’enfance, et consacrera de larges ressources à l’éducation physique et intellectuelle des enfants du peuple. Il supprimera le chômage en fournissant un travail productif à tous les chômeurs. Il trouvera les ressources pour son œuvre réformatrice dans les richesses colossales accumulées. Il assurera et développera la liberté enfin conquise par la réalisation complète de la démocratie et de l’autonomie. La Révolution sociale n’est pas autre chose que cette réforme sociale. En réalisant ce programme, le prolétariat révolutionne le mode de production. Car le capitalisme ne pourrait subsister sans la misère prolétarienne. Une fois le pouvoir politique conquis par le prolétariat et le chômage supprimé, il sera facile pour les organisations syndicales de faire hausser considérablement les salaires et améliorer graduellement les conditions de travail - jusqu’à la disparition du profit. L’exploitation deviendra si difficile que les capitalistes sont obligés d’y renoncer. Les ouvriers prendront leur place et organiseront la production en se passant des parasites. L’œuvre positive de la Révolution commencera. La réforme sociale prolétarienne mène directement à la réalisation complète du socialisme. Par quoi se distingue la Révolution de ce que l’on appelle aujourd’hui la Réforme sociale ? Par sa profondeur. La Révolution, c’est une série de réformes profondes, décisives. D’où ce caractère décisif ? Il vient de la classe qui les accomplit. Aujourd’hui, c’est la bourgeoisie ou même la noblesse qui détient le pouvoir. Tout ce que ces classes font, elles le font naturellement dans leur propre intérêt. C’est dans leur intérêt propre qu’elles accordent aux ouvriers quelques améliorations. Aussitôt qu’elles s’aperçoivent que les réformes n’arrivent pas à mater la classe ouvrière, elles commercent à confectionner de nouvelles lois d’un caractère oppressif. En Allemagne, ce sont des lois contre la liberté de réunion, contre les coopératives, les caisses de maladie, etc. Après la Révolution, le prolétariat agira dans son propre intérêt, en faisant agir pour lui-même la machine d’Etat. La différence de la Révolution et de la réforme sociale actuelle réside, par conséquent, dans celle de la classe détenant le pouvoir politique. Ceux qui croient que nous arriverons à réaliser graduellement le socialisme par la réforme sociale dans le régime actuel méconnaissent l’antagonisme des classes qui détermine celui des réformes. La réforme sociale actuelle, ayant comme but de conserver le système capitaliste, se trouve opposée à la réforme prolétarienne de demain qui aura le but contraire, la suppression de ce système. Le lien organique existant aujourd’hui entre la Réforme et la Révolution est tout autre. En luttant pour la Réforme, la classe ouvrière se développe, se fortifie. Elle finit par conquérir le pouvoir politique. C’est là l’unité de la Réforme et de la Révolution. C’est seulement dans ce sens spécial que l’on peut dire que, dès maintenant, nous travaillons chaque jour à la Révolution.