Ce texte est extrait de la brochure Aux origines de l’antitravail
Chapitre 4
Le développement du fordisme
en France entre les deux guerres
L’engouement des patrons français pour les méthodes de Ford a commencé dès la fin de la première guerre mondiale. C’est le départ de l’extension du travail à la chaîne dans des secteurs comme les mines, l’industrie alimentaire, et bien sûr l’automobile [1].
De même que les premiers développements de l’OST ont trouvé avant-guerre un terrain propice dans l’industrie automobile naissante, de même le fordisme proprement dit va prendre l’automobile pour vecteur principal entre les deux guerres. Selon Michel Collinet, " la véritable rationalisation industrielle [...] a lieu en France à partir de 1921, et surtout de 1926 à 1931 [2] ". Les premières chaînes de montage automobile apparaissent en 1922 chez Citroën et chez Berliet, qui fabrique alors des voitures sous licence américaine. Cette vague de modernisation entraîne l’apparition de plus en plus massive des " manœuvres spécialisés " (MS), comme on appelait alors les OS. Selon le constat d’un syndicaliste qui cherche à expliquer les difficultés de recrutement de son organisation, il y a dans ces usines deux catégories d’ouvriers, les professionnels, qui viennent de la ville, et les MS, qui viennent de la campagne. Et un autre syndicaliste se plaint de " l’armée des manœuvres spécialisés employés chez Citroën " qui n’ont aucune culture des luttes d’avant-guerre contre le travail aux pièces [3].
L’exemple de Citroën
Il semble cependant que la première grève générale contre le travail à la chaîne ait eu lieu chez Citroën, en 1924. Par grève générale, on désigne ici une grève affectant l’ensemble de l’entreprise - qui pourtant à cette date est encore loin d’être organisée en entier sur le principe de la chaîne. Des conflits partiels ont déjà eu lieu, mais, au début de février 1924, selon l’Autrichien Axel Polanschütz, auteur d’une étude sur l’évolution des usines Citroën [4], la direction tente d’augmenter les cadences sans modifier les salaires à l’usine de Javel. Les ouvriers, qualifiés pour beaucoup, arrêtent le travail, et la grève s’étend rapidement à l’ensemble de l’usine. Le 9 février, un compromis est obtenu (pas de sanction, légère augmentation de salaire), et le travail reprend le lundi 11 février. On ne sait pas dans quelles conditions, mais le mercredi suivant, la direction annonce dans l’usine, par voie d’affiches, que les garanties de la semaine précédente sont supprimées. Ce que confirme le chef du personnel (un colonel) à une délégation d’ouvriers, le vendredi suivant. La grève reprend aussitôt. Elle finit, dans la défaite des travailleurs, le 11 mars.
Patrick Fridenson, dans son Histoire des usines Renault [5], donne une petite précision : il parle de grève " à propos des tarifs des pièces quand le travail à la chaîne [...] fut introduit ". Cela semble indiquer que l’introduction de la chaîne ne s’accompagne pas du passage au salaire au temps. Il apparaît cependant que la grève n’a pas pour objet le travail lui-même, tel qu’il est organisé à la chaîne, mais les modalités du salaire.
Une autre grève affectant tous les établissements Citroën eut lieu en avril 1927, contre l’introduction d’un nouveau type de calcul des salaires. Axel Polanschütz n’indique pas clairement le rapport entre cette modification du calcul des salaires et le développement du fordisme dans l’entreprise. La grève finit dans la défaite des ouvriers et de nombreux licenciements.
Renault 1926
L’apparition de la chaîne chez Renault a suivi les étapes suivantes [6] :
1915, transporteurs mécaniques dans un atelier de femmes (pièces de
moteur) ;
1918, chariots sur rail dans un atelier de montage de chars ;
1922, montage de châssis des voitures, l’ouvrier travaille quarante
minutes puis pousse la voiture à la main vers le poste suivant ;
1924-1926, des chaînes d’assemblages se développent dans les ateliers
sans plan d’ensemble, par exemple, montage des freins, moteurs six
cylindres, coussins ;
1930, construction des ateliers de l’île Seguin, avec des chaînes
entièrement mécaniques.
Pour l’ensemble de l’industrie automobile, l’effet de la rationalisation de la production est une hausse très sensible de la productivité, il faut 563 journées d’ouvrier pour produire une voiture en 1920, et 129 seulement en 1929 [7]. En 1919, à l’occasion de l’introduction de la journée de huit heures, Louis Renault a bien tracé le programme du fordisme : " Les résultats immédiats de la journée de huit heures devront consister, 1° à obtenir des ouvriers un rendement plus grand pendant les heures de travail ; 2° à apporter les améliorations nécessaires dans les méthodes de travail et surtout dans l’outillage ; 3° à supprimer la main-d’œuvre inutile ; [...] 5° à organiser les chargements et les déchargements automatiques des matières ; 6° à organiser la manutention mécanique, les convoyeurs [8]. "
Ainsi qu’on l’a vu à propos de Citroën, la réaction assez générale des travailleurs face à la vague de développement du fordisme à cette époque porte plus sur le niveau des salaires que sur les modalités du travail, avec cependant une minorité de réactions d’ouvriers qualifiés qui cherchent à résister à la déqualification qui les menace. Cette réaction relativement faible des ouvriers qualifiés, si elle est avérée, peut s’expliquer selon les cas par la pression du chômage, par le fait que les emplois déqualifiés sont majoritairement pris par des travailleurs non qualifiés dès le départ - les paysans de tout à l’heure - ou par le fait que, comme toujours dans ces cas-là, la déqualification de la main-d’œuvre s’accompagne d’une requalification, nécessaire pour la fabrication ou l’entretien des machines nouvelles sur lesquelles travaillent les nouveaux OS. Georges Friedmann estime que, dans la mécanique belge des années 1930, les " nouveaux métiers " qualifiés remplacent 20 % des emplois qualifiés dégradés par le développement de l’OST [9]. Il cite d’autres cas où les travailleurs qualifiés gardent leur emploi en devenant des contremaîtres qui surveillent un processus où leurs connaissances ne sont utiles qu’en cas d’incidents [10].
Les historiens Jean-Paul Depretto et Sylvie Schweitzer ont analysé une série de grèves chez Renault entre 1920 et 1936 (Front populaire exclu). Ils concluent que " la tendance à la grève à l’usine Renault est faible pendant toute la période ", avec un sommet en 1926 qui correspond à une période de haute conjoncture économique [11]. Sur l’ensemble de la période, les grèves partielles (atelier ou moins) dominent, et les revendications sont très majoritairement salariales et défensives.
En 1926, une grève importante éclate chez Renault. Essayons d’en suivre le déroulement [12].
Le 4 mai 1926, les tôliers de l’usine O entrent en grève. L’usine O est située à un kilomètre de l’usine principale, et regroupe la carrosserie, la tôlerie, la peinture, la menuiserie et la finition. Jean-Paul Depretto et Sylvie Schweitzer ne donnent de détails ni sur les revendications précises des grévistes ni sur l’organisation du travail dans l’usine O. Ils disent seulement que les ouvriers craignent une baisse de salaire en raison d’un changement dans les méthodes de travail. Quand la grève éclate, Louis Renault fait évacuer la totalité de l’usine O, puis fait des concessions salariales :
prime d’ancienneté et de valeur professionnelle, variable selon la
qualification ;
accord pour réviser les tarifs de pièce qui seraient reconnus
insuffisants ;
engagement de remédier aux insuffisances d’outillage et aux défauts
d’organisation du travail [13] ;
suppression du plafond des gains des ouvriers aux pièces.
Le travail reprend progressivement, sauf à la tôlerie.
Le 11 mai, nouvel arrêt de travail à l’usine O, mais cette fois c’est la quasi-totalité de l’usine (5 000 ouvriers) qui s’arrête et qui demande 10 % d’augmentation. Le lendemain matin, les grévistes ne sont plus que 2 000 et la direction annonce qu’elle licenciera ceux qui n’ont pas repris le travail l’après-midi. Un millier d’ouvriers restent dehors.
Le 14 mai, ces ouvriers licenciés de l’usine O vont à la grande usine principale pour faire appel à la solidarité des autres. Le Syndicat des métaux les soutient.
Le 15 et le 17 mai, ils y retournent et il y a des affrontements avec la police, dont la violence attise la combativité des travailleurs. En effet, des délégués d’atelier sont élus spontanément, dans l’" anarchie la plus totale ", écrit L’Humanité pour exprimer que les militants du PC ne sont pas aux commandes. Ces délégués se succèdent chez le directeur du personnel pour lui demander des augmentations de salaires et, pendant l’entrevue, tous les ouvriers de l’atelier concerné s’arrêtent de travailler. Le 17 mai, ce mouvement affecte 13 000 ouvriers (sur 30 000 en tout chez Renault). Le 18, la quasi-totalité du personnel de l’usine principale est concernée. Les ateliers impliqués sont majoritairement ceux où travaillent des ouvriers qualifiés. Seuls le décolletage et la fonderie regroupent une majorité d’ouvriers non qualifiés. Le 17, les débrayages ont lieu à l’outillage central, à l’aviation, aux pièces de rechange et chez les tôliers. Le 18 ce sont les forges, et le 19 les charpentiers, les menuisiers et la fonderie. Les revendications s’unifient sur :
une augmentation de 50 centimes de l’heure et de 10 % sur le travail
aux pièces ;
le respect des huit heures ;
la réintégration de tous les camarades
Le 20 mai, l’usine principale est à l’arrêt, et Louis Renault la fait
fermer. C’est le lock-out.
Du 20 au 27 mai, à l’appel de la CGTU (communiste), des meetings quotidiens se tiennent au parc de Saint-Cloud. Le nombre de participants est si faible que L’Humanité ne le donne pas. Ceux qui s’y rendent sont surtout de jeunes apprentis et des étrangers ; L’Humanité et la police sont d’accord là-dessus.
Le 21, Louis Renault écrit à chaque ouvrier pour dire qu’il considère le contrat de travail comme rompu, que cependant il réembauchera les ouvriers et élargira à l’usine principale les deux premières des concessions faites aux tôliers de O (prime d’ancienneté et de valeur professionnelle, révision éventuelle du tarif des pièces) si chacun s’engage à augmenter le rendement.
Le 25 mai, il a déjà reçu 20 000 réponses favorables (selon la direction). Pour augmenter ce nombre, il maintient le lock-out jusqu’au 27 au matin. Ce jour-là, la reprise est massive, au point que le syndicat ordonne l’arrêt de la grève pour le 28 mai ! La direction refuse de réembaucher 1 000 travailleurs qui, disent Depretto et Schweitzer, retrouveront tous du travail avant le 10 juin.
Jean-Paul Depretto et Sylvie Schweitzer voient à ce conflit deux causes, le développement de l’OST et la baisse des salaires. Ils les opposent l’une à l’autre et, observant que le thème de la lutte contre la rationalisation ou " l’américanisation " disparaît des discours syndicaux unitaires peu de temps après le début de la grève, ils concluent que, " pour la masse des grévistes..., l’essentiel paraît avoir été la question des salaires [14] ". En réalité, les deux thèmes ne s’excluent nullement, ainsi que nous l’avons déjà vu. Outre la déqualification du travail et l’augmentation de la productivité, l’introduction du taylorisme a aussi pour fonction de faire baisser les salaires. Les concessions de Louis Renault aux ouvriers de l’usine O montrent bien que l’OST selon lui reste, comme avant la guerre, une méthode assez rudimentaire de baisse des temps et des tarifs du travail aux pièces. En effet, Louis Renault admet que le tarif est parfois trop faible, mais surtout il reconnaît que l’outillage et l’organisation sont défectueux, de sorte que le rendement idéalement prévu pour faire un salaire convenable ne peut pas être réalisé. Et enfin il admet, au cas où un ouvrier serait parvenu à faire un bon rendement, que sa paie soit écrêtée à un certain plafond.
On est donc là en présence de thèmes habituels dans le travail aux pièces, où l’introduction du chronomètre est simplement une méthode de plus pour augmenter la pression sur le salaire du travailleur. Il est regrettable que l’étude de Depretto et Schweitzer ne donne pas plus d’indications sur l’attitude différenciée des travailleurs, selon qu’ils sont encore qualifiés ou travaillent déjà sur une chaîne puisque, ainsi qu’on l’a vu, l’usine Renault est alors en pleine évolution technologique. Mais, pour conclure, on peut penser que les 1 000 ouvriers de l’usine O qui ont refusé de reprendre le travail le 12 mai, et que le syndicat unitaire a tout de suite soutenus, sont des ouvriers qualifiés qui résistent en effet à la rationalisation taylorienne, au nom de la défense de leur salaire et grâce à leur qualification. Et en effet, cette qualification a permis à ceux d’entre eux qui ont été licenciés de retrouver rapidement du travail.
Développement du fordisme chez Renault
sous l’impact de la crise de 1929
Au cours des dix années qui suivent, le fordisme se développe régulièrement chez Renault. En France, la crise touche l’industrie automobile dès 1930-1931. Le prix de vente des voitures est en baisse constante (de près de 50 % depuis la fin de la guerre), poussant les industriels à rechercher des baisses de salaires et des gains de productivité. C’est la condition pour pouvoir proposer en série des avancées technologiques tels que les moteurs plus puissants ou les boîtes de vitesses synchronisées.
On sait que les occupations de juin 1936 se déroulent dans le calme. La reprise du travail se fait sans violences, à la différence de ce qui se passera en Mai 68. En fin de journée du 13 juin 1936, les ouvriers de Renault sortent en cortège des usines occupées de Boulogne-Billancourt. " En tête marchent Morizet, sénateur maire SFIO ; Costes, député-maire communiste ; les conseillers généraux et municipaux. Puis s’avance un camion de musiciens qui jouent alternativement La Marseillaise et L’Internationale [...] Un char de triomphe, œuvre des ouvriers mouleurs, suit la fanfare. Il porte les bustes de Léon Blum, Alfred Costes et Marcel Cachin, et une pancarte où figure le portrait d’Edouard Herriot ; puis s’avancent les ouvriers groupés par ateliers [...] Plus de 20 000 ouvriers parcourent pendant deux heures les rues de Boulogne au milieu d’un enthousiasme indescriptible [15]. " La reprise du travail se fait donc sur le sentiment d’une victoire nette des ouvriers. Et cependant, ou pour cette raison, les deux années qui suivent sont une période de forte conflictualité dans l’entreprise et de résistance systématique à l’intensification du travail.
A vrai dire, c’est le cas dans l’ensemble de la métallurgie parisienne, et dans d’autres secteurs également. La victoire politique du Front populaire, l’institution des délégués d’ateliers et la prise de contrôle de cette institution par les syndicats - chez Renault, essentiellement la CGT - entraînent un dérèglement approfondi des structures hiérarchiques dans l’entreprise.
L’historien américain Michael Seidman [16] décrit cette atmosphère nouvelle avec un certain détail. Un dirigeant d’entreprise constate que " depuis le mois de juin, certains se sont plaints que la production a baissé. Le plus souvent cette baisse n’est pas due à la mauvaise volonté des travailleurs, mais plutôt à un relâchement de la discipline. Les interventions de l’Etat, des syndicats, des délégués et des cellules provoquent le désordre dans l’atelier, de même qu’une incertitude dans l’esprit des travailleurs sur la question de savoir qui commande [17] ".
Après juin 1936, " bien des travailleurs profitèrent d’un relâchement de la discipline quasi-militaire qui avait caractérisé la vie d’usine au début des années 1930 pour arriver en retard, partir en avance, s’absenter, ralentir le travail et, parfois, désobéir à leur hiérarchie et entraver ainsi la production [18] ". En 1938, Louis Renault constatera avec amertume que " notre maîtrise a souffert pendant deux ans [...] et a dû accepter le manque de respect pour la discipline et les restrictions systématiques de production ".
Chez Renault comme ailleurs, les syndicats sont nécessairement ambigus vis-à-vis de cette indiscipline. Ils sont partagés entre, d’un côté, demander aux ouvriers de respecter les engagements qu’ils (les syndicats) ont pris avec la direction et, de l’autre côté, coller aux mouvements et revendications de la base pour ne pas perdre leurs adhérents. Ainsi voit-on le journal de la CGT (avril 1937) déplorer les " absences pour raisons souvent frivoles et parfois inexistantes [...] Il est naturel que tout le monde respecte l’horaire de travail donné par le patron et accepté par nous. Nous vous supplions de respecter la discipline syndicale [...] " [19] . Mais on voit aussi un délégué renvoyer les ouvriers à 18 heures " au nom de la CGT " alors qu’il avait été convenu de faire des heures supplémentaires.
En août 1937, la direction réorganise une chaîne pour faire passer la production de 8-10 voitures à 15-16 voitures par heure. Selon la direction, cela n’implique aucune intensification du travail, le gain de productivité étant entièrement dû à l’élimination de certaines opérations et à l’utilisation de machines plus efficaces. Les délégués protestent que le nouveau rythme est inhumain, qu’il est impossible de dépasser 13 voitures/heure. La direction finit par obtenir, en novembre 1937, la cadence de 15,5 voitures, mais seulement en l’absence des délégués [20]. Pour des raisons que Michael Seidman n’explicite pas assez, les syndicats ont en effet souvent établi de facto un quota de production qu’ils imposent aux ouvriers, parfois contre leur gré, grâce au quasi-contrôle des embauches. Il en résulte, chez Renault en tout cas, un suremploi significatif dans les ateliers (voir plus loin). On est donc bien ici devant une expérience de freinage de la production dans un contexte fordiste, mais ce n’est pas exactement la " révolte contre le travail " [21] que l’historien américain laisse entendre. C’est, plus naturellement, une complicité entre la tendance spontanée des travailleurs à tirer au flanc et les jeux de pouvoirs du syndicat. Ici comme dans d’autres exemples donnés par Michael Seidman, la baisse de la production ou l’établissement de quotas ne résultent pas d’une lutte directe des travailleurs contre les conditions de travail ou pour des augmentations de salaires, mais du contexte politique général du Front populaire et de la volonté de développement de la CGT dans les usines Renault, notamment. L’historien décrit très bien ce mouvement dans le cas du chantier de l’Exposition universelle de 1937. Il montre la mainmise de la CGT sur les embauches, notamment dans le but de faire rentrer les cotisations. Le Syndicat des maçons, dès juillet 1936, décrète ainsi que les syndiqués qui n’ont pas payé " depuis trois assemblées générales " (autrement dit qui ont quitté le syndicat) doivent être envoyés au bureau du syndicat avant de pouvoir prendre leur travail [22].
Que cette politique de recrutement s’accompagne d’un freinage de la production et du suremploi qui va avec n’est que naturel. Mais cela ne peut être qualifié de " refus du travail " (et a fortiori de " révolte contre le travail ") que si on considère que le comportement normal du travailleur est de vaincre tous les obstacles pour augmenter à tout prix sa production !
Goodrich 1937
En 1937 a lieu un conflit caractéristique de l’opposition des travailleurs aux formes de la subordination liées à la rationalisation du travail. Il faut dire que la rationalisation en question suit, chez Goodrich, la méthode Bedaux, qui semble avoir fait l’unanimité contre elle. Selon cette méthode, chaque travail est décomposé en " Bedaux ", unité de base comportant une fraction de minute de travail " normal " et une fraction de récupération pour un travailleur " normal ". La part de l’un et de l’autre est évaluée par les ingénieurs d’une façon scientifique qui, dit Georges Friedmann, " ne s’élève guère au-dessus des premières "lois" énoncées par Taylor ". Et les ouvriers sont payés en fonction de ce que les ingénieurs ont décidé sur la quantité de travail et de récupération qu’on peut attendre dans tel ou tel poste [23]. Ce qui fit éclater le conflit chez Goodrich, c’est que, là comme ailleurs, la méthode Bedaux repose sur le secret, de sorte que les ouvriers ne peuvent ni prévoir ni vérifier leur paie [24]. Le 15 décembre 1937, l’usine est occupée. Le 23, la garde mobile encercle l’usine. Mais les ouvriers actionnent les sirènes et alertent les usines voisines, dont les ouvriers affluent et entourent l’usine menacée. Une procédure d’arbitrage, prévue légalement, est lancée, qui débouche le 6 janvier 1938 sur une sentence plutôt défavorable aux ouvriers. Le syndicat déclare qu’il accepte l’arbitrage, mais il faudra trois réunions successives du personnel (2 000 personnes) pour obtenir un vote en faveur de la reprise (avec 40% d’abstentions) [25]. Peut-être est-ce en raison de la grossièreté de ses procédés que la méthode Bedaux ne connaîtra guère de développements par la suite. Il n’en reste pas moins que la réaction des travailleurs est ici typique d’un des aspects du fordisme, l’opacité du système des salaires, qui assure la division des travailleurs et donne à la hiérarchie une base importante de pouvoir, fait partie intégrante de la division " scientifique " du travail.
Fin de récréation
A l’automne 1938, le rapport de force entre les classes s’inverse brusquement. En avril, le deuxième gouvernement Blum a cédé la place à un gouvernement de droite dirigé par Edouard Daladier. En novembre, Daladier nomme Paul Reynaud aux Finances. Ce dernier déclare que " la semaine des deux dimanches, c’est fini ". Il rétablit la semaine de six jours et autorise les heures supplémentaires dans la limite de neuf heures par jour et 48 heures par semaine. La prime pour heures supplémentaires baisse de 35 % à 25 %. La semaine de 5 x 8 heures est interdite, sauf autorisation spéciale du ministère du Travail. Les conventions collectives qui interdisaient le travail aux pièces sont déclarées nulles et les congés payés sont " étalés ". L’offensive de Reynaud est donc guidée par une logique très claire : rendre l’avantage aux patrons. La réaction des travailleurs de Renault (et d’autres entreprises) va être violente, mais leur défaite sera complète. Dès l’annonce des décrets de Paul Reynaud, des grèves éclatent. Le 24 novembre au matin, la direction affiche dans les ateliers les directives pour l’application des décrets. L’après-midi, des grèves éclatent dans différents ateliers [26]. Depretto et Schweitzer écrivent que la simultanéité de ces actions indique que les délégués syndicaux se sont concertés. Cependant, si les syndicats et les partis de gauche protestent en effet contre les décrets de Reynaud, il faut attendre le lendemain pour que la CGT annonce une journée d’action [...] pour le 30, en précisant que " quels que soient les circonstances et les événements, le travail devra reprendre le jeudi 1er décembre au matin [...] la grève se fera sans occupation [...] il ne sera organisé aucune manifestation et tenu aucune réunion [27] ". Ce communiqué du lendemain des événements de Renault prouve la modération de la hiérarchie de la CGT et, si la coordination de la veille entre les délégués de Renault est avérée, il indique une scission profonde entre les différents niveaux du syndicat. De toute façon, même sans concertation syndicale, les circonstances expliquent suffisamment la simultanéité des actions de protestation.
Car le 24, entre la fin de journée et minuit, les usines de Boulogne-Billancourt sont le théâtre d’affrontements brefs mais très violents. Les travailleurs occupent les ateliers, se servent de véhicules pour faire des barricades et accueillent la police par une telle pluie de pièces et de boulons qu’elle doit reculer. Le député communiste Alfred Costes et le sénateur et maire de Boulogne (SFIO) André Morizet en profitent pour entrer dans l’usine en sautant le mur. Ils proposent une sortie " calme et digne ", avec eux en tête et les délégués sur le côté, pour éviter tout incident [28]. Les travailleurs refusent et la police évacue l’île Seguin sans ménagements. Le lendemain, l’usine est fermée. Le lock-out s’accompagne de réembauches individuelles, avec la perte de 2 000 emplois au moins, mais une hausse de la productivité de 10 % à 25 % dans de nombreux ateliers [29].
La violence de la réaction des travailleurs de Renault est à interpréter comme une révolte contre l’imposition de conditions de travail fordistes " normales ". Car, à la faveur du contexte politique et syndical, les ouvriers étaient arrivés à desserrer l’étau et à imposer un autre type de compromis, où les difficiles conditions de travail [30] n’étaient acceptées qu’au prix d’un ralentissement sensible des rythmes de travail. Le plan Reynaud ne s’adresse pas particulièrement aux usines fordisées mais, dans la mesure où il s’applique à elles, il rappelle que les immobilisations de capital nécessaires pour passer au fordisme sont importantes, et que dès lors le temps d’utilisation des machines est une variable décisive. Aussi l’intensité du travail, sa flexibilité et sa durée sont-elles les conditions sine qua non de l’autre face du compromis (les congés payés, les négociations collectives, les assurances sociales). En France, ce n’est qu’après-guerre que ce new deal se mettra en place.
Les autres chapitres de Aux origines de l’antitravail :
Chapitre 1 : L’introduction de l’OST
Chapitre 2 : Le développement de l’OST en France
Chapitre 3 : Echec du taylorisme ?
Chapitre 5 : La révolte des OS américains au tournant des années 1970
Chapitre 6 : Fiat ou la défaite de l’antitravail
Conclusion. Les luttes antitravail des OS modernes ont été brisées...