L’histoire du développement économique du Japon est celle de son développement militaire et des guerres qu’il mena. Le conflit avec la Chine (1894-1895) permit au Japon de se lancer dans un vaste programme industriel [1].
La victoire dans la guerre contre la Russie (1904-1905) stimula l’industrie et le commerce extérieur japonais, et c’est à ce moment-là que furent jetées les fondations du Japon Etat industriel et commercial. La première guerre mondiale permettra d’achever cette phase initiale de développement industriel qui se traduit par un accroissement du nombre des usines et du nombre d’ouvriers.
Le commerce et l’industrie du Japon entrèrent alors dans une période sans précédent de prospérité. L’Europe étant le champ de la guerre, le Japon la remplaça pour l’approvisionnement en produits manufacturés en Extrême-Orient, mais aussi aux Etats-Unis. En outre, les obstacles temporaires au commerce mondial favorisèrent le développement industriel du Japon en raréfiant les produits d’importation. Sans avoir besoin de mesures protectionnistes, les entreprises japonaises purent investir dans des domaines auparavant presque totalement monopolisés par les puissances industrielles européennes et américaine : métallurgie, constructions navales, industrie mécanique, chimie, filature et tissage, industries de l’électricité et du gaz [2].
Un ennemi : l’Allemagne
Les guerres avec la Chine et la Russie avaient laissé dans l’esprit des Japonais la conscience de leur puissance. En 1914, le nouvel ennemi est l’Allemagne que le gouvernement japonais considérait comme la plus faible des puissances coloniales présentes en Asie.
Le Japon se range aux côtés des Alliés le 8 août 1914, dans l’espoir de participer au dépeçage qu’il augure de leur victoire. Son objectif principal est alors de s’emparer des possessions allemandes en Chine (Shandong) et dans le Pacifique (Samoa, Mariannes, Marshall, Palaos, Carolines). Conduisant sa propre guerre au milieu des turbulences de la première guerre mondiale, il adressait le 15 août 1914 un ultimatum à l’Allemagne afin qu’elle retire ses troupes d’Extrême-Orient et lui déclarait la guerre le 23. Puis, l’armée japonaise débarque dans le Shandong et s’en empare rapidement ; le 11 septembre, elle défile dans Qingdao.
Après que, le 8 décembre 1914, les Britanniques remportent une victoire sur la marine allemande près des Malouines (îles situées au sud de l’Argentine), l’armée japonaise occupe les îles Marshall et Carolines.
L’année 1915 commence avec un appel, le 7 janvier, de Yuan Shikai (1869-1916), président de la république chinoise depuis 1913, à toutes les armées étrangères de se retirer de Chine. Ayant l’impression d’avoir les mains libres en Asie après la victoire des Allemands sur les Russes à Tannenberg (août 1914), le Japon y répond par « 21 demandes » le 18. Le 7 mai, la Chine refusant de satisfaire aux « 21 demandes », le Japon envoie des troupes en Mandchourie, dans le Shandong et devant les villes d’Amoy (actuellement Xiamen) et de Fuzhou. Le 25 mai, le gouvernement chinois signe deux traités avec le Japon qui consacrent les possessions japonaises en Mongolie et en Mandchourie, augmentées d’autres dans le Shandong et le Fujian. Seuls les Etats-Unis protesteront contre ce coup de force par une note du secrétaire d’Etat Bryan datée du 11 mai.
Dans ses opérations en Chine, le Japon jouait les seigneurs de guerre chinois les uns contre les autres, soutenant en sous-main tantôt l’un tantôt l’autre sans autre motivation que de s’implanter en Mandchourie et dans le Shandong, régions riches en matières premières. Il appuyait Yuan Shikai se proclamant empereur (12 décembre 1915) aux côtés de la Grande-Bretagne ; misait sur le parti impérial (Zhongshedang) chinois favorable à une restauration des Qing (dynastie mandchoue régnante de 1644 à 1911) et à la sécession de la Mandchourie ; attisait les divisions entre provinces qui menèrent la Chine au bord de la guerre civile entre janvier et mai 1916. Guerre civile qui éclatera finalement entre février et juillet 1917 par suite de désaccords entre les seigneurs de guerre sur l’opportunité de déclarer la guerre à l’Allemagne.
Entre-temps la révolution s’étendant en Russie, le Japon en profitait pour avancer ses pions en Sibérie. Dès décembre 1917, la France et l’Angleterre l’avaient poussé à intervenir dans cette région pour empêcher que les troupes allemandes qui devaient être libérées suite à la signature de l’armistice germano-russe ne puissent se rendre sur le front occidental. Le Japon se hâta de s’assurer des chemins de fer sibériens malgré les préventions des Etats-Unis. Cest seulement en mai 1921 que le Japon, sous la pression des Etats-Unis, acceptera de retirer ses troupes de Sibérie.
Finalement, par le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, qui mettait fin à la première guerre mondiale, le Japon obtenait un mandat sur la majeure partie des possessions allemandes dans le Pacifique : les îles Mariannes, Marshall, Palau et Carolines ; les Samoa occidentales, qui appartenaient à l’Allemagne depuis 1900, étant confiées en 1920 à la Nouvelle-Zélande. En Chine, le traité de Versailles retirait au Japon la possession de Jiaozhou mais lui reconnaissait des droits de résidence et de commerce à Qingdao, ancienne concession allemande.
Le commerce
La guerre encouragea le développement industriel du Japon en raréfiant provisoirement les importations venues des pays européens plus développés. Toutefois, le pays n’était pas en mesure de survivre sans à la fois importer les matières premières nécessaires à son essor industriel et exporter ses produits manufacturés. En dépit de conditions adverses, et ses colonies ne pouvant satisfaire à tous ses besoins, il devait garantir grâce à son commerce extérieur son approvisionnement en matières premières, mais aussi en machines qu’il était encore incapable de produire lui-même.
L’Europe étant momentanément mise à l’écart du commerce mondial, le Japon se tourna vers d’autres continents : le commerce du Japon avec l’Europe chutait entre 1915 et 1918 tandis qu’il augmentait avec l’Asie, les Amériques du Nord et du Sud, et l’Afrique. Le gouvernement joua un rôle actif dans le développement de ces nouvelles relations commerciales. Face aux difficultés d’approvisionnement, il envoie des missions d’observation dans certains pays d’Asie, en Amérique du Nord (Canada et Etats-Unis) et en Australie à partir de novembre 1915. En août 1916, d’autres missions parcourent les mêmes pays, auxquels s’ajoutent l’Afrique du Sud, l’Europe centrale et la Scandinavie. Et en février 1917, le ministère de l’Agriculture et du Commerce crée un bureau spécial dont la tâche est de déterminer les mesures industrielles à prendre en temps de guerre, qui enverra plusieurs missions officielles dans de nombreux pays pour obtenir des informations sur l’état dans ces pays de l’agriculture, de la pêche, de l’exploitation des forêts, des mines, etc. Constatant, en outre, que les dangers du commerce maritime dus à la guerre et l’augmentation concomitante des primes d’assurance risquaient d’affecter durablement son commerce extérieur, le gouvernement japonais promulgue un Acte sur l’assurance compensatoire le 12 septembre 1914, par lequel l’Etat s’engageait à payer 80 % des dégâts occasionnés à des navires japonais ou des marchandises provenant du Japon ou y arrivant en complément des assurances normalement souscrites. Mais cette mesure se révélera rapidement trop onéreuse pour les finances publiques ; le gouvernement décidait alors de jouer lui-même le rôle d’assureur et promulguait un Acte de réassurance maritime en temps de guerre avec effet au 20 juillet 1917 [3].
Le commerce extérieur du Japon devenait pour la première fois régulièrement excédentaire [4], principalement grâce aux commandes successives de matériel de guerre par l’Europe et de biens manufacturés par les pays voisins du Sud-Est asiatique, et au niveau élevé du commerce avec les Etats-Unis, stimulé par la prospérité recouvrée par le marché américain après le 4 avril 1917, date de l’entrée en guerre de ce pays [5].
L’industrie
Si les deux premières années de guerre furent difficiles, les suivantes donnèrent le signal du développement industriel du Japon, qui devint l’un des premiers fournisseurs mondiaux de produits manufacturés.
Ogawa Gôtarô, sans éluder que « les statistiques de la production sont loin d’être parfaites au Japon. Les chiffres pour la valeur sont fréquemment donnés sans leurs correspondants pour la quantité, ou les chiffres bruts de production sans aucune indication sur la qualité [6] », a inventorié l’évolution industrielle du Japon pendant la première guerre mondiale dans la deuxième partie de l’ouvrage qu’il a rédigé avec Yamasaki Kakujirô, The Effect of the World War Upon the Commerce and Industry of Japan. Je résume ici son travail.
L’industrie métallurgique moderne a pour point de départ la fin de la guerre sino-japonaise lorsque fut créée, en 1897, une fonderie à Yawata, dans le nord du Kyûshû [7]. A partir de 1901, la production de fer et d’acier ne cessera d’augmenter sans toutefois suffire à répondre à la demande intérieure. C’est en 1917 que cette industrie atteignit son apogée. La rapide expansion de l’industrie du fer et de l’acier était due aux énormes profits qu’elle générait, grâce d’une part à une baisse des coûts de production due à la Loi pour la promotion de l’industrie du fer et de l’acier (Seitetsugyô shôrei hô, 25 juillet 1917), révisée le 22 avril 1921 (Seitetsugyô shôrei hô kaisei), et d’autre part à la forte hausse des prix du fer et de ses dérivés.
L’industrie du zinc était inexistante au Japon avant 1895. Le minerai de zinc était considéré comme sans valeur avant cette date, et lorsqu’on en trouvait par hasard on le jetait. La première tentative de fusion et d’affinage du zinc fut entreprise à Kosaka, dans la préfecture d’Akita, en 1899. Le marché japonais du zinc suivait généralement les quotations des principaux marchés étrangers. Les prix pour 1918 font exception à cette règle, les sociétés Mitsui, Ôsaka aen (Zinc d’Ôsaka) et Suzuki ayant conclu un accord pour faire augmenter les prix. La chute du marché vers la fin de l’année est due à l’armistice qui rendit impossible aux trois industriels de préserver les accords convenus lors de leur conférence.
La construction navale a, comme les autres industries, bénéficié de l’aide de l’Etat pour son développement. En 1896, le gouvernement promulguait deux lois pour stimuler ce secteur : l’une accordait des subventions aux chantiers navals capables de construire des navires en fer ou en acier de 700 tonnes et plus à condition que ces chantiers navals n’emploient que des sujets japonais (Zôsen shôrei hô) et l’autre, à tout constructeur de navires de haute mer (Kôkai shôrei hô). En décembre 1906, une ordonnance autorisait des abattements financiers sur l’importation de matériel. Enfin, en mars 1909, une loi accordait des subventions à la navigation en haute mer (Enyô kôro hojo hô). D’autre part, une taxe de 15 % était appliquée aux bâtiments construits à l’étranger. L’industrie échoua à tirer parti de ces mesures avant la première guerre mondiale car avant guerre, les éléments d’un bateau étaient construits dans un même chantier naval, impliquant une perte d’efficacité dans la production.
La guerre, en stimulant la demande de navires, entraîna une division du travail entre chantiers navals et, en supprimant les approvisionnements étrangers, donna aux constructeurs japonais l’opportunité de se développer. Les subventions pour encourager la construction navale furent donc supprimées en juillet 1917 sans affecter cette industrie. Mais elle devait affronter le problème du manque d’acier ; l’industrie sidérurgique japonaise ne parvenait pas à compenser le déclin des importations dû aux embargos décrétés par la Grande-Bretagne (avril 1916), l’Inde (début 1917) et les Etats-Unis (juillet 1917). Comme l’acier faisait défaut au Japon et que la pénurie de navires s’aggravait aux Etats-Unis, les entreprises Mitsui, Mitsubishi, Suzuki, Asano et le gouvernement du Japon d’un côté, et l’ambassadeur américain à Tôkyô de l’autre signèrent un accord en avril 1918, rapidement suivi d’un second accord moins contraignant pour les Japonais, qui autorisaient l’achat par le Japon d’acier américain pour construire des bateaux destinés aux Etats-Unis, malgré l’embargo décidé par ces derniers. La fin de la guerre, la réapparition des navires étrangers et l’altération du commerce extérieur du Japon frappèrent durement les chantiers navals.
L’industrie mécanique, c’est-à-dire la production de machines, était insignifiante avant guerre, à tel point qu’Ogawa Gôtarô écrivait qu’« avant la guerre mondiale, il n’y avait pas au Japon de recueil statistique pour l’industrie mécanique, hormis des chiffres pour l’importation et l’exportation, et des données éparses sur quelques usines mineures [8]. » La guerre eut pour cette industrie les mêmes effets bénéfiques que pour les précédentes. Mais le Japon ne parvint pas à un niveau technologique suffisant pour pouvoir résister au retour de la concurrence étrangère, et la fin de la guerre entraîna la chute de cette industrie.
L’industrie chimique était, comme l’industrie mécanique, peu développée avant guerre. Le retard de cette industrie était dû à plusieurs causes : premièrement, elle exige des connaissances très avancées ; deuxièmement, les produits allemands jouissaient d’un libre accès au marché japonais ; troisièmement, il faut un énorme capital pour obtenir artificiellement des produits chimiques de façon économique. Avant guerre, les besoins du pays étaient presque totalement satisfaits par les importations venant d’Allemagne. Les allumettes, par exemple, étaient une des principales manufactures du Japon, mais les composants chimiques entrant dans leur fabrication y étaient très peu produits. La guerre, en coupant le pays de sa source d’approvisionnement, permit le lancement d’une production industrielle autochtone. Mais le manque de connaissances avancées en chimie fit que cette industrie s’effondra avec la fin de la guerre et le retour de la concurrence étrangère malgré les efforts du gouvernement pour soulager le marché au moyen de taxes à l’importation et d’aides à l’exportation.
La filature et le tissage du coton, bien que ce fussent de vieilles industries au Japon - le tissu en coton étant la matière première des vêtements ordinaires des Japonais, il est produit partout et sous diverses formes, dans des usines modernes, dans de petits établissements et même dans des ateliers familiaux -, se montraient peu développés avant 1887. Ces industries étaient entravée par la compétition des produits indiens. Leur histoire est celle d’une alternance entre soudaines phases de prospérité et de dépression, avec toutefois une tendance à une prospérité modérée, de la mi-1912 à l’entrée dans la guerre mondiale.
Le déclenchement de la guerre mit fin temporairement aux affaires. Toutes les usines furent fermées dans le pays pendant quatre jours. En octobre 1914, les entreprises s’accordèrent pour diminuer le nombre des heures de travail. Le 1er décembre, un second accord était signé qui fixait une réduction de 10 % de la production dans tout le pays. Des signes d’amélioration apparurent en 1915 et les entrepreneurs résolurent de rouvrir en partie leurs usines. En novembre 1915, toutes les restrictions sur le travail dans les filatures furent levées, et à partir de 1916, l’industrie retrouva sa prospérité. Mais deux obstacles empêchaient un rapide développement de la filature du coton : la dépendance du Japon de l’Inde et des Etats-Unis pour l’importation de coton brut ; et le manque de machines dont le principal centre de fabrication était la Grande-Bretagne. Puis le boycott des produits japonais par la Chine à partir de 1919 entraîna le déclin de cette industrie.
En ce qui concerne la filature et le tissage de la soie, le Japon bénéficiait de conditions favorables puisqu’il était le premier producteur mondial de soie brute. Néanmoins, en 1913, le nombre des manufactures de soie sans énergie mécanique était supérieur à celles qui en avait. C’était le contraire en 1918.
L’industrie lainière, elle, prit son essor en 1876 avec l’établissement de l’usine de laine de Senju (Senju seijûsho). Dans les années d’avant guerre, elle était de peu d’importance. Mais lorsque la guerre éclata, la demande en vêtements de laine par l’armée s’accrut. Il n’y a cependant pas de production de laine brute au Japon ; elle était donc importée principalement de Grande-Bretagne et d’Australie. En décembre 1916, le gouvernement britannique, en accord avec le gouvernement australien, devint l’unique acheteur de laine australienne. Puisque toute importation de laine d’Australie devenait impossible, les commerçants japonais décidèrent d’en importer d’Afrique du Sud et d’Amérique latine. Notons que l’industrie lainière utilisa très rapidement l’énergie mécanique et que le travail masculin y était relativement développé.
Avant guerre, très peu d’entreprises utilisaient la force motrice, pour plusieurs raisons : une main-d’œuvre bon marché en nombre relativement suffisant pour les besoins des industriels, la nécessité d’importer des machines que le Japon ne savait pas encore fabriquer et un tissu industriel où les grandes usines étaient insignifiantes par rapport aux petites et moyennes entreprises familiales. Entre 1913-1918, bien que la quantité de fabriques n’utilisant pas la force motrice restât stationnaire, celles utilisant la force motrice augmentèrent de presque 50 % à cause de l’augmentation du nombre des grandes usines, du manque de main-d’œuvre et de la hausse des salaires.
Cette évolution se répercuta sur la production d’électricité. L’année 1883 avait vu naître la première entreprise d’électricité au Japon approvisionnée en charbon, la Tôkyô dentô kaisha (Société d’éclairage électrique de Tôkyô), chargée de fournir la lumière à la capitale. Ce n’est qu’en 1892 que la première tentative d’utilisation de l’énergie hydraulique pour générer du courant électrique avait été réalisée avec succès à Kyôto, où un canal avait été creusé afin d’utiliser les eaux du lac Biwa. Quand le prix du charbon commença à augmenter vers la fin 1899, les centrales et autres usines qui tiraient leur énergie des machines à vapeur se trouvèrent en difficulté, et la vapeur fut remplacée par l’énergie hydraulique. En 1905, il y avait 89 compagnies d’électricité dont 55 utilisaient l’énergie hydraulique. Le plus important des chantiers électriques lancés à la fin de la guerre russo-japonaise, fut l’Inawashiro suiryokudenki kabushiki kaisha (Compagnie hydro-électrique d’Inawashiro S.A. ; Inawashiro est située au nord de Tôkyô) qui ouvrit ses portes à la fin 1914. L’adoption de l’énergie électrique devenait un trait permanent de l’industrie manufacturière japonaise. En 1914, on comptait un total de 391 959 chevaux-vapeur en service ; en 1915, 489 235 ; en 1916, 625 286 ; et en 1917, 800 981 [9]
Pour en finir avec le développement industriel du Japon au cours de la première guerre mondiale, Ogawa Gôtarô rappelle que l’industrie du gaz était d’importance négligeable jusqu’en 1909 et qu’à partir de 1913 le gaz commença à être éclipsé par les ampoules au tungstène, tendant à confiner son utilisation au seul chauffage.
La classe ouvrière
Depuis 1872, première année pour laquelle le Japan Almanac 2003 (10) donne des statistiques, la population du Japon n’a cessé de croître (hormis en 1945). La part des ouvriers reste minoritaire, mais augmente rapidement durant la première guerre mondiale ; le total des ouvriers d’usines double presque entre 1914 et 1919, ainsi que le montre le tableau ci-dessous [10].
Année | Population totale* | Ouvriers* | ||
---|---|---|---|---|
dont : | hommes* | femmes* | ||
1896 | 41 992 | 434 | 173 | 261 |
1900 | 43 847 | 422 | 165 | 257 |
1904 | 46 135 | 526 | 208 | 318 |
1906 | 47 038 | 612 | 243 | 369 |
1909 | 48 554 | 801 | 307 | 494 |
1914 | 52 039 | 948 | 384 | 564 |
1919 | 55 033 | 1 642 | 741 | 871 |
* En milliers.
En outre, la structure de la classe ouvrière se modifie essentiellement : le nombre de travailleurs des deux sexes de moins de 15 ans est en diminution, et si le nombre des femmes reste prédominant, celui des hommes s’accroît. Il y a plusieurs explications à cela, économiques et sociales. Tout d’abord, la mécanisation croissante des usines fait appel à la force physique masculine. Ensuite, la demande croissante de force de travail que l’offre intérieure ne peut satisfaire entraîne une augmentation des salaires qui attire les hommes rejetés des campagnes par la mainmise des grands propriétaires terriens sur les terres agricoles. Enfin, presque cinquante années de transformations sociales ont bouleversé les corps et les mentalités, et gagner de l’argent au moyen d’un travail asservi n’inspire plus ce dégoût qu’exprimait les hommes de l’ancien régime tels que Kôtoku Shûsui (Voir Echanges n° 110, p. 33 La situation des classes laborieuses au Japon (5).).
Mais la force de travail se vend aussi au plus offrant. La tension du marché du travail autorise une majorité de Japonais à refuser les emplois les plus pénibles, tels que ceux dans les mines, ou les tâches sans qualification mal rémunérées. Les employeurs vont alors aller chercher la main-d’œuvre nécessaire en Corée colonisée par le Japon depuis 1910.
Une fraction oubliée de la classe ouvrière au Japon : les Coréens
L’histoire des Coréens au Japon avant l’annexion de la Corée par ce pays en 1910 concerne principalement des employés consulaires, des étudiants et quelques opposants politiques qui ne m’intéressent pas ici [11].
Les ouvriers coréens sont-ils comptabilisés dans les chiffres donnés plus haut ? Je n’en sais rien. Les Coréens fournirent cependant une main-d’œuvre bon marché aux entrepreneurs japonais, en Corée bien sûr, mais aussi au Japon à partir de 1916. L’industrie japonaise utilisait une force de travail bon marché qui venait principalement de la campagne et que la réforme agraire de 1872 abolissant la Loi interdisant la vente et l’achat des terres agricole (denpata eitai baibai kinshi rei) [12] avait rejetée vers les centres industriels ; or, peu avant la guerre, les propriétaires d’usines ou de mines éprouvaient déjà des difficultés à puiser dans ce réservoir. Dans le textile même, noyau du développement manufacturier, c’était dès le début du XXe siècle que l’expansion rapide de ce secteur avait épuisé l’offre de travail locale dans de nombreuses régions.
Le développement industriel entraîné par la première guerre mondiale accrut ce déséquilibre entre la demande et l’offre d’une force de travail soumise à de rudes conditions et peu payée. L’application en 1911 de Règles sur les sociétés par le gouverneur général de Corée, Terauchi Masatake (1852-1919), dans le but de protéger le marché coréen des produits manufacturés non japonais, eut pour effet de prévenir en Corée l’établissement d’entreprises compétitives, de bloquer tout investissement industriel et de favoriser la rente foncière. Comme la réforme agraire mise en place au Japon, cette situation eut pour conséquence l’apparition de grandes propriétés agraires où les paysans étaient totalement soumis aux propriétaires terriens ; mais, contrairement au Japon, les paysans pauvres expulsés de leurs terres et de tout travail agricole ne pouvaient trouver un emploi à l’intérieur du pays, faute de développement industriel. Ils étaient donc contraints de s’exiler.
Les entrepreneurs, et les Japonais en général, considéraient, et continuent aujourd’hui, je pense, à considérer, les Coréens (et d’autres nationalités) comme des gens grossiers convenant parfaitement à des tâches qui requièrent uniquement la force physique : travailleurs saisonniers dans l’agriculture ou l’industrie lourde, mineurs, etc. Le dialogue suivant lors d’une grève, emprunté à un roman de la littérature prolétarienne, illustre suffisamment la vision des Coréens fauteurs de trouble :
« - Au voleur ! lança un flic qui semblait se réveiller soudain.
» La foule se bousculait autour du groupe. Une bicyclette fut renversée faisant tomber quelques personnes.
» - Un Coréen !
» - Non, un socialiste [13] ! »
L’évolution industrielle japonaise pendant la guerre offrait des emplois aux Coréens les plus pauvres qui résolvaient ainsi le problème du marché du travail au Japon. Mais communément soumis au système du hanba (fourniture du gîte et du couvert dans des bâtiments collectifs) [14] lorsqu’ils venaient seuls au Japon, confinés dans des quartiers spécifiques lorsqu’ils étaient en famille, ou bien logés séparément de leurs collègues japonais lorsqu’ils avaient réussi à obtenir une habitation appartenant à l’entreprise, ces travailleurs migrants étaient isolés de la société japonaise par leurs conditions d’hébergement, ce qui renforçait, s’il en était besoin, les préjugés à leur égard. Les Coréens étaient devenus les burakumin [15], du nouveau Japon.
J.-P. V.
La situation de la classe laborieuse au Japon dans Echanges :
I. Introduction. La bureaucratie. Les employeurs. Les travailleurs
n° 107, hiver 2003-2004, p. 37.
II. La guerre sino-japonaise (1894-1895). L’entre-deux guerres (1896-1904). La guerre russo-japonaise (1904-1905). Lutte de clans au sein du gouvernement
n° 108, printemps 2004, p. 35.
III. Avant 1914 : La composition de la classe ouvrière. La discipline du travail et l’enseignement. Industrialisation et classe ouvrière . Les luttes ouvrières. Les syndicats
n° 109, été 2004, p. 25.
IV. Les origines du socialisme japonais : Le socialisme sans prolétariat. Ses origines intellectuelles japonaises, le bushidó. Ses origines intellectuelles étrangères. Marxisme contre anarchisme
n° 110, automne 2004, p. 25.
IV bis. Chronologie juillet 1853-août 1914
n° 112, printemps 2005, p. 18.
V. Bouleversements économiques et sociaux pendant la Grande Guerre. Un ennemi : l’Allemagne. Le commerce. L’industrie. La classe ouvrière. Les Coréens au Japon
n° 114, automne 2005, p. 32.
VI. Les grèves pendant la première guerre mondiale. Les conflits du travail de 1914 à 1916. Un tournant : 1917-1918. Les émeutes du riz .
n° 115, hiver 2005-2006, p. 41
VII. La dépression de 1920-1923. Le grand tremblement de terre du Kantô. La crise bancaire de 1927. La crise de 1929
n° 117, été 2006, p. 39.
VIII. Entre première et deuxième guerres mondiales. Le taylorisme. Les zaibatsu. La lutte des classes. Les Coréens
n° 119, hiver 2006-2007, p. 24.
IX. Les origines réformistes du syndicalisme ouvrier. Parlementarisme et syndicalisme. Les conflits entre syndicats prennent le pas sur la lutte de classes. La guerre contre la classe ouvrière
n° 121, été 2007, p. 21.
X. Les travailleurs des campagnes. Les Coréens. Les burakumin. Patronat et fonctionnaires. Les yakuza n°124, printemps 2008, p. 23.]
XI. Les partis de gouvernement. Les socialistes. Les anarchistes. Le bolchevisme.. - Osugi Sakae. - Kawakami Hajime. - Katayama Sen.
XII, 1. Qu’est-ce que la littérature prolétarienne ? Les écrivains prolétariens japonais. Les Semeurs. Revues et organisations.
XII, 2. Le roman prolétarien