Ce texte est extrait de la brochure : La révolte des cités françaises, symptôme d’un combat social mondial
LA PACIFICATION DES CITÉS. RÉPRESSION ET MISE EN SCÈNE IDÉOLOGIQUE
« Une société elle-même en voie de désintégration n’a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, puisqu’ils sont à la fois le résultat et l’analysateur sauvage de cette désintégration. »
Jean Baudrillard (Libération du 18 novembre 2005)
« Depuis, il ne s’est rien passé, si ce n’est qu’on voit sur les murs “Bona et Zyed reposez en paix”. »
déclaration d’un jeune de Clichy-sous-Bois interrogé par France Inter le 17 mars 2006
Nous ne pouvons ici que tenter une énumération des initiatives aussi diverses que farfelues et inquiétantes, mises en action ou projetées, réelles ou simples annonces à but politique ou électoral. La liste n’en est d’ailleurs pas close, car des mesures de plus longue haleine suivront inévitablement. Un point est certain : qu’il s’agisse de mesures effectives ou de simples déclarations à effet politique, tout ceci converge non pas vers le changement (d’ailleurs impossible) dans la situation sociale de la population des cités, mais vers la répression. Et celle-ci s’incarne soit dans la recherche d’une meilleure efficacité du contrôle policier et administratif, soit dans la mise en place ou le renforcement de structures d’encadrement scolaire qui éliminent les plus « turbulents » et favorisent, à grands renforts de médiatisation, l’ascension sociale toute relative des « studieux ».
Les quadrillages et veilles citoyennes
Afin de rétablir l’ordre et la sécurité, le maire d’Asnières (Hauts-de-Seine) a mis en place des « comités de veille citoyenne » pour venir en appui à la police. Les volontaires pour cette opération étaient équipés par la mairie de « téléphones, caméras, extincteurs ». Ce maire ne restera pas le seul à organiser une telle surveillance. A Sevran (Seine-Saint-Denis), par exemple, les habitants du quartier la Boétie se sont mis à descendre la nuit, au bas des tours et, par groupes, à quadriller la cité en traquant les incendiaires. Il y a ceux qui font le guet depuis les terrasses (note Libération du 8 novembre), ceux qui se planquent dans les bosquets, ceux qui sillonnent les rues. « On se déplace au minimum par groupe de trois si possible avec une lampe torche et un téléphone portable. » La relève se fait à 1 heure du matin, sans oublier l’équipe de liaison, qui doit toujours rester sur le parking.
A Rosny-sous-Bois, ce sont les barbus qui vont se charger du rétablissement de l’ordre. Ils vont effectuer des patrouilles sous l’impulsion de l’Association des musulmans de Rosny (AMR). Le site Internet Oumma.com (1) accusera l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) d’être devenue un « auxiliaire sécuritaire du ministère de l’Intérieur » et même de jouer les « CRS de l’Islam de France ».
La perle sera révélé par l’hebdomadaire Marianne du 12-18 novembre : le leader de la LCR Alain Krivine, habitant une petite copropriété de Saint-Denis, aurait lui aussi participé avec ses voisins à « des rondes jusqu’à deux heures du matin pour éviter que la “détresse” n’attaque leurs murs ».
Pratiquement tous les partis ont applaudi les initiatives diverses tendant à pousser les jeunes des cités à s’inscrire sur les listes électorales et, bien sûr, à voter. Cette canalisation de la révolte a été suffisamment médiatisée pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’étendre sur le sujet ; elle participe à la séduction de la « promotion sociale » et à l’intégration autour de la « citoyenneté », qui sont constamment niées pour la plupart dans la réalité. Mais elle peut être indirectement un moyen de contrôle : séparer le bon grain de l’ivraie : la possession de la carte d’électeur peut être un passeport lors des contrôles de police au quotidien ou lors d’événements « sérieux ».
L’inégalité des chances « résolue » par la discrimination positive
Un des leitmotive de la propagande tentant de faire passer l’idéologie « républicaine » de l’égalité des chances est dans la médiatisation de « ceux qui réussissent », que ce soit dans un cursus universitaire, dans le monde des sports, dans la jungle des affaires, dans les carrières administratives (qu’on se souvienne entre autres de la nomination en janvier 2004 d’un préfet « issu de l’immigration »), dans l’affiliation à un parti ou à une de ses succursales (comme les associations SOS Racisme ou Ni putes ni soumises). Une place privilégiée est toujours accordée aux quelques-uns ou unes qui « réussissent » à se hisser dans l’échelle sociale, avec une insistance particulière sur le simple thème « Si vous travaillez, vous réussirez » - ce qui est totalement contredit dans les faits, les jeunes « studieux » l’expérimentent quotidiennement. Chacun sait que le simple fait de décliner son adresse dans le « 9-3 » suffit à établir, quel que soient les autres « tares » barrant toute promotion sociale, un premier barrage parfois difficile à franchir. Toute une propagande a magnifié l’ouverture des « grandes écoles » aux « jeunes studieux » de banlieues, ouverture présentée comme un pas vers l’égalité des chances. La réalité est tout autre et montre la portée et le sens réels de cette « égalité des chances » et de la discrimination positive.
L’ouverture de l’Institut d’études politiques (Sciences Po, pépinière de hauts dirigeants depuis Seillères jusqu’à Jospin et Chirac) ou d’autres grandes écoles aux meilleurs élèves des lycées des zones d’éducation prioritaires (ZEP) a bénéficié d’une couverture médiatique vantant l’intégration des descendants d’immigrés. Mieux que le foot avec Zidane... La démocratie bourgeoise donne ses chances à chacun de s’élever dans l’échelle sociale, au plus haut niveau, pourvu qu’il s’en donne la peine.
Cette peinture démocratique masque mal le souci pour la classe dominante de sa propre reproduction pour assurer le renouvellement de ses « élites » avec un apport de sang frais bien sélectionné des classes dominées. Jacques Attali, qui fut le conseiller de Mitterrand, déplorait l’étroitesse du recrutement pour le renouvellement de la classe dominante ; il avait montré que « si l’on recensait les écoles maternelles d’où sont issus les élèves de Polytechnique, de l’Ecole normale supérieure et de l’ENA, on ne trouverait que 200 écoles dans tout le pays, alors que la sélection se fait, en principe, sur une population de 8 à 10 millions d’habitants (2). » En élargissant le recrutement des grandes écoles, les dirigeants du monde capitaliste français font d’une pierre deux coups : assurer leur pérennité et se payer le luxe d’une avancée idéologique sur la « promotion sociale » des plus défavorisés . Une étude de « La Revue de l’OFCE (n° 79, octobre 2001) intitulée « Le retour des classes sociales ? » révèle en effet les dessous de cette mesure « démocratique ». Il ressort de cet article que les classes supérieures et moyennes ne sont plus en mesure d’offrir assez d’élèves et seulement dans une homogénéité dangereuse pour le renouvellement des cadres supérieurs du système. « Le débat... a permis de révéler que les plus grandes écoles françaises, la crème des écoles les plus sélectives dont les effectifs sont insuffisants... 80 % de leurs élèves sont issus d’une fraction relativement privilégiée de la population (cadres, chefs d’entreprise, enseignants agrégés ou du supérieur, etc.) qui ne représente que 20 % des parents de la nouvelle génération... Les enfants des catégories populaires (employés et ouvriers) passant ainsi de 26,9 % à 16,2 % de l’ensemble des écoles les plus sélectives entre le début des années 1980 à la fin des années 1990... »
Récemment l’idéologie citoyenne de l’égalité des chances a sécrété, aussi à grand renfort de publicité, l’histoire du CV anonyme sur lequel il n’est même pas nécessaire de s’étendre pour démonter l’inefficacité réelle au-delà de sa relative efficacité médiatique.
L’entrée en apprentissage à 14 ans
« La formation veut agir sur les deux pôles extrêmes : les seniors, qui doivent se préparer à une nouvelle et radieuse fin de carrière en bossant cinq ans de plus ; et les jeunes, qui doivent se préparer à se faire virer dès 16 ans du collège pour faire faire des économies au secteur public (fermetures de classes et d’établissement) (3). » La révolte des cités va être l’occasion pour le pouvoir de faire enfin passer sa réforme de l’éducation nationale. Le 8 novembre Villepin est monté au créneau en annonçant « la possibilité d’entrer en apprentissage dès l’âge de 14 ans », mesure très populaire selon les sondages, 83 % des personnes interrogées l’approuvant (4).
Pour gérer la situation, l’Etat va créer 5000 postes d’assistants pédagogiques dans les « quartiers sensibles » et refiler aux régions le soin de gérer le nouvel apprentissage. Les régions, avec une aide financière, devront créer ou pas des centres de formation d’apprentis (CFA).
Pour les plus capables, 100 000 bourses au mérite seront accordées contre 30 000 précédemment et, dans la foulée, est annoncée l’ouverture de dix internats d’élites pour les élèves les plus prometteurs.
On revient d’une certaine façon à l’époque où après l’obligation scolaire à 14 ans, la fin du primaire, le jeune devait soit entrer en apprentissage pour apprendre réellement un métier (les possibilités étaient alors beaucoup plus grandes de tâches professionnelles spécialisées), soit devenir, après quelques années de galère, manœuvre dans le bâtiment ou OS dans quelque usine. Une autre mesure, la fin de l’interdiction du travail de nuit pour les mineurs (5), complète d’ailleurs ce retour à une époque révolue. Même si on laisse de côté le fait que les possibilités sérieuses d’un apprentissage réel sur le tas sans formation générale préalable se sont largement amenuisées, la visée idéologique de la mesure tourne autour de la croyance que si la famille ou l’école n’ont pas réussi à inculquer les « valeurs sociales » du respect de l’autorité dans le système, l’autorité patronale et la menace de perte d’emploi suffiront à le faire. Laissons-leur cette illusion pour voir que dans la réalité, la forme répressive de cet assujettissement à la loi de l’exploitation du travail se dissimule derrière la prétention de « donner un travail à un jeune », en fait de tenter de l’écarter de la « vie dangereuse de la cité » et de l’organisation parallèle de celle-ci.
Le service civil volontaire
Comme « remède » aux activités « délictuelles » des jeunes, et alors que l’embrasement des cités est à peine éteint, une pétition lancée le 17 novembre a déjà réuni plus de 10 000 signatures (dont 444 parlementaires de tous bords) pour un service civique obligatoire. Une affaire pour l’association Unis-Cité qui fait depuis plusieurs année la promotion du « service volontaire pour la solidarité », qui serait selon ses promoteurs un véritable engagement pour la solidarité en France : d’une durée de six (de janvier à juin) ou neuf mois (d’octobre à juin), à temps plein (c’est un investissement à part entière qui représente l’activité principale du volontaire), dans des actions de solidarité locale (« agir sans partir à l’autre bout du monde, c’est possible... ! »).
A défaut, il est envisagé d’utiliser pour les « jeunes en difficulté » (c’est-à-dire pris par les flics) ce service « volontaire « dont on peut penser qu’il sera un moyen, sous la pression adéquate (c’est ça ou la prison), de sortir des cités les « éléments perturbateurs ».
Aucune condition d’expérience ou de diplôme n’est requise pour être volontaire à Unis-Cité. Les équipes sont ainsi composées de jeunes venus de tous les horizons, de tous les niveaux de qualification, de tous les milieux sociaux et culturels... Seules la motivation et la capacité à tenir leur engagement de plusieurs mois sont décisives pour leur recrutement.
Un engagement pour la solidarité qui tient compte des réalités : tous les volontaires d’Unis-Cité bénéficient d’une bourse de volontariat mensuelle de 570 euros environ ; parallèlement à l’action de terrain, l’association propose aux volontaires un programme de préparation à « l’après Unis-Cité » : un cinquième du temps du service est consacré à des ateliers de sensibilisation à la citoyenneté et de préparation aux projets Mais cette unanimité nationale a peu de chances de dépasser le stade médiatique, car l’Etat n’a pas d’argent pour la mise en place d’un tel service qui nécessiterait bâtiment, encadrement et toute une logistique.
Ecole et services sociaux
Pour la santé, la banlieue comme la province resteront sinistrées par manque de médecins et par le transfert des remboursements aux mutuelles dont les tarifs ne cessent d’augmenter. Le remède est encore une fois un cautère sur une jambe de bois. L’Etat va lâcher dans les « cités sensibles » des équipes mobiles psycho-sociales (même pas les médecins aux pieds nus du régime maoïste) et un développement des ateliers santé-ville.
Ces « ateliers » lancés en 1999 demandent en premier lieu pour exister un rapprochement des directions départementales de l’action sanitaire et sociale (DDASS) avec les sous-préfets chargés de la politique de la Ville. Ce sont les DDASS, en effet, qui vont faire en sorte de mobiliser les principales institutions concernées (caisses d’assurance maladie, Education nationale, conseils des ordres des professionnels de santé, caisses d’allocations familiales, etc.) afin de « permettre une articulation dynamique entre la politique de la Ville et les politiques de santé et contribuer ainsi à réduire les inégalités territoriales dans ce domaine ». « Toutefois, écrit un document gouvernemental, la mise en place d’un atelier “santé-ville” ne peut se faire sans la volonté politique forte des élus locaux, et particulièrement de ceux ayant une délégation sur les thèmes de la santé. C’est pourquoi, même dans le cadre contractuel, les villes doivent se porter candidates. » Autrement dit,c’est aux communes aussi de payer. Cinq villes en Seine Saint-Denis ont fait l’objet d’un suivi par l’association Resscom (Recherches évaluations sociologiques sur la santé, le social et les actions communautaires).
Pour l’enseignement, la plus grande confusion règne autour d’une réorganisation des zones d’éducation prioritaires (ZEP) qui, sous le couvert d’une adaptation des moyens aux situations spécifiques, créerait une sorte de hiérarchisation dans l’attribution des subsides en fonction notamment du taux de chômage, qui « déshabillerait Pierre pour habiller Paul » et d’une certaine façon contredirait toutes les déclarations officielles sur « l’égalité des chances ».
L’encadrement associatif
L’annonce de l’apport de 100 millions d’euros à 14 000 associations subventionnées par l’Etat ne sont que le rétablissement de ce qui avait été préalablement supprimé. « Examinons simplement, écrit par exemple Marianne du 12 novembre 2005, les annulations de crédits pour 2005 : 135 millions d’euros enlevés aux “dispositions d’insertion des publics en difficultés” ; 55 millions d’euros retirés aux “subventions pour la construction de logement sociaux” ; et 48 millions d’euros aux “subventions d’intervention et d’investissement en faveur du développement social urbain” ».
La sécurité
Voilà un effet de la crise des cités : 2 000 agents supplémentaires lui devront leur emploi !
Ces agents doivent être recrutés à compter de janvier 2006 par le ministère de l’Intérieur pour les quartiers défavorisés dans le cadre du dispositif des contrats d’accès à l’emploi.
Notes
(1) Créé en 1999, le site Oumma.com, qui se présente comme « une initiative indépendante de nature culturelle, civique et informative », veut « faire circuler l’information sur la vie cultuelle et culturelle de la deuxième religion de France ».
(2) Propos rapportés par Daniel Laurent dans « Le renouveau des politiques d’intégration », journée de l’Ecole de Paris de management, le 10 octobre 2005. Sur : www.ecole.org
(3)Voir « Formation : de l’adaptation permanente à l’emploi à la gestion des situations de crise de l’emploi », Echanges n° 109 (été 2004).
(4) Selon Le Parisien du 9 novembre, qui après l’intervention de Villepin titre en « Une » : « Le sondage qui change tout ». Sondage auprès de personnes non concernées, pour la plupart, et à qui l’on demandait si elles étaient favorables à « la possibilité pour les jeunes d’avoir accès à l’apprentissage dès 14 ans et non 16 ans ». Pour une critique fine de cette enquête d’opinion, voir « Un sondage du Parisien : état de l’opinion ou opinion de l’État ? », sur www.acrimed.org/article1698.html
(5) Un décret paru au Journal officiel du 14 janvier énumère les secteurs dans lesquels peut être accordée une dérogation à cette interdiction pour des jeunes de moins de 18 ans : boulangerie, pâtisserie, restauration, hôtellerie, spectacles et courses hippiques.