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La révolte des cités françaises (3)

Les éléments concrets de la vie dans les cités et leur évolution

mardi 6 juin 2006

Ce texte est extrait de la brochure : La révolte des cités françaises, symptôme d’un combat social mondial

LES ÉLÉMENTS CONCRETS DE LA VIE DANS LES CITÉS OUVRIÈRES DES BANLIEUES FRANÇAISES ET LEUR ÉVOLUTION

Avant d’examiner la vie quotidienne dans les cités de banlieue plus en détail, nous allons tenter d’en brosser un tableau d’ensemble.

Une vision globale

La violence - généralisée comme à l’automne 2005 ou localisée comme depuis des années - est l’indice le plus visible du refus par les jeunes de leurs conditions de vie. Les nantis ne sont pas seulement les dirigeants d’entreprise, mais aussi ceux qui constituent les nouvelles classes moyennes, dont les revenus sont bien consolidés et qui occupent leurs quartiers réservés ou reconquis.Ils n’ont aucune idée de la manière dont vivent dans les espaces relégués les parias de notre époque, toutes catégories, nationalités ou ethnies confondues (pas seulement d’ailleurs dans les banlieues, car il existe une misère méconnue reléguée dans les campagnes). Nous devons avouer que nous n’avons nous-mêmes aucune connaissance directe de cette vie, que nous la connaissons par ouï-dire, ou par les médias, les enquêtes sociologiques et les témoignages ou reportages pas toujours fiables.

Une part importante de la population des cités de banlieues vit ainsi, éloignée des centres-villes, d’allocations de chômage, de transferts sociaux, de salaires plus faibles qu’ailleurs et souvent irréguliers, dans la hantise des fins de mois, connaissant des conditions de travail pénibles, une flexibilité d’horaires déstabilisant totalement les conditions de vie, les licenciements à répétition et l’angoisse de ne pas retrouver d’emploi, les humiliations répétées des « gardiens de l’ordre ». C’est peut-être un grand mot de parler de souffrances sociales, mais dans de telles conditions, les relations familiales et interpersonnelles ou interfamiliales se détériorent et ce sont particulièrement les enfants et adolescents qui pâtissent de l’impossibilité d’avoir une vie « normale ». S’y ajoutent souvent les conditions de logement dans lesquelles la dégradation des locaux et de l’environnement, la surpopulation familiale et/ou de solidarité, les difficultés pratiques causées par la carence des services sociaux ou commerciaux de proximité, l’inadaptation des transports publics et les méfaits ou influences du développement des économies parallèles. Personne n’a jamais cherché à établir l’influence sur la santé et les comportements du stress et des dépressions qui sont le lot habituel des plus faibles, des plus vulnérables.

Les explosions incendiaires et auto-destructrices de l’environnement ne datent pas de l’automne 2005 (rien que pour les voitures, elles se chiffraient avant 2005 à quelque 80 à 100 voitures par jour en moyenne). Elles se sont toujours produites à partir de la victimisation (pas seulement le meurtre) d’un membre de la bande qui génère un fort sentiment d’injustice de la part des représentants de l’Etat (instituteurs, policiers, juges, etc.) (voir notre chronologie des précédentes émeutes, pages 8 et 10). Cette réaction émotionnelle se nourrit du harcèlement quotidien des jeunes et de cette répression courante qui n’ose pas dire son nom. La violence peut aussi, à l’occasion, prendre la forme de la destruction, souvent pour des raisons financières ou de politique locale, des quelques expériences d’intégration des jeunes - qui ont pu parfois y croire.

La condition faite ainsi aux immigrés de tous âges, de toutes conditions et de toutes origines est une sorte de caisse de résonance des événements mondiaux - qui sont aussitôt interprétés par eux à la lumière de la propre injustice sociale dont ils se savent victimes. Les nombreuses antennes paraboliques dans les cités sont là pour rappeler que ces événements pénètrent dans les foyers avec, souvent, un tout autre éclairage que celui des médias nationaux. Ce que les immigrés peuvent ainsi connaître des exactions de la répression ou des conséquences de l’incurie du pouvoir vis-à-vis des plus pauvres (expulsions ou incendie d’immeubles insalubres, démolition des barres, charters de sans-papiers, bavures policières en tous genres, etc.) ne peuvent être interprétés que comme la confirmation qu’ils ne sont pas des cas isolés. Et que leurs victimes sont les sujets d’une politique systématique d’exclusion. Les événements touchant la lutte contre le terrorisme, la lutte des Palestiniens, l’enlisement américain en Irak, les tentatives de prise d’assaut du barrage anti-immigrés à Ceuta au Maroc... n’ont pu que renforcer à la fois cette perception de la réalité de leur exclusion et celle de la possibilité d’une résistance.

Une autre forme de la vie quotidienne des cités est rarement mentionnée, sauf pour expliquer le phénomène des « bandes » : la grande solidarité entre habitants, sous toutes ses formes, y compris dans les pratiques illégales. Elle est pourtant un processus de recomposition sous d’autres formes d’une vie sociale que le système s’évertue à détruire. Mais là, il y a bien peu de médiatisation, ce qui fait qu’il est difficile d’en saisir la dimension, l’impact. Pourtant, elle est peut-être l’élément central qui aide tout simplement les habitants des cités délaissées à survivre. Cela transparaît dans la démolition des tours ou des barres : visant manifestement à briser les solidarités jugées dangereuses, elle brise en même temps toute la socialisation qui s’y était tissée comme une nécessité de la survie.

Un professeur du secondaire, enseignant à Clichy-sous-Bois, résume bien à la fois ce que sont les jeunes des cités et la manière dont « ils fonctionnent » : « ... Les analyses sociologiques sont vraiment lamentables avec leurs descriptions du délinquant analphabète issu d’une famille monoparentale ou polygame. Dans la rue il y avait des bons et des mauvais élèves, des jeunes déscolarisés, des adultes, des parents qui comprenaient et soutenaient les jeunes...Il y avait une grande tension depuis longtemps. Et particulièrement depuis la loi sur les halls qui fait peser une énorme pression sur les jeunes...

 » Mais surtout les jeunes se sont très vite posé d’autres questions : “Comment on s’organise ? qu’est-ce qu’on fait maintenant ? comment continuer ?” Ce que je vois aujourd’hui dans les cités, et je parle de ce que je connais à Clichy en tant que prof, c’est une prise de conscience de la domination. Un mouvement de conscientisation de cette domination qui, j’espère, va développer l’émergence d’une véritable force dans les quartiers. » (CQFD, n° 31, 17 février 2006.)

De quoi vit-on dans les cités ? L’activité économique. Précarité et économie parallèle

Pour une bonne partie des gens parlant du « problème des banlieues » en étant bien conditionnés par les médias, la vie dans les cités serait fondée essentiellement d’une part sur l’économie parallèle, les trafics en tous genres, d’autre part sur les allocations chômage et autres aides familiales.

Ce ne sont pas bien sûr des phénomènes marginaux dans les cités, mais on doit d’abord mettre en avant que, quelles que soient les conditions de précarité dans lesquelles il s’exerce, l’exercice d’un travail reste la principale activité économique pour la majorité des habitants. Si le taux avoué de chômage avoisine 20 % [1], cela veut dire qu’environ 80 % de la population a un travail, bien sûr dans des conditions qui restent à préciser [2] et qui peuvent différer sensiblement des pratiques de travail et des modes de vie dans l’ensemble de la France.

Quelques chiffres peuvent donner une idée de cette différence devant les ressources procurées par un travail quelconque. Les immigrés représenteraient 6,2 % des actifs en France alors qu’ils forment près de 10 % de la population ; 30 % des actifs étrangers (qui peuvent être « légaux ») de 15 à 24 ans seraient à la recherche d’un emploi. Mais tous ces chiffres ne sont pas fiables, pas seulement parce qu’ils ne sont que ceux du recensement officiel (les bénéficiaires du revenu minimum d’insertion [RMI, créé en 1988] ne sont pas comptabilisés comme chômeurs) ; ils ne tiennent aucun compte de la diversité de situation entre les Français d’origine immigrés et les immigrés sans papiers (il est interdit aux organismes statisticiens de se référer dans leurs enquêtes à l’origine nationale ou ethnique quant à leur activité (ou inactivité) sociale).

Il n’en reste pas moins qu’une large majorité des habitants des cités ont pour ressource un salaire et éventuellement des compléments de salaire (allocations familiales, aide au logement, etc.). Néanmoins, cette constatation ne donne aucune indication quant au montant et à la nature de ce salaire, pas plus qu’à la nature du travail et du contrat de travail. Il est aussi certain qu’une partie de ces habitants touchent les allocations de chômage ou le RMI ; mais cela ne concerne pas les moins de 25 ans qui n’ont droit ni à l’un, ni à l’autre. Cela explique que, si l’on se fie aux arrestations opérées dans la période des émeutes, pratiquement tous les actifs de la révolte étaient des jeunes entièrement dépendants de leurs parents ou de d’expédients économiques. Cette dépendance pose sans aucun doute des problèmes dans les familles, particulièrement dans les familles monoparentales.

Les estimations de l’évolution récente des revenus témoignent d’un déclassement de toutes les catégories sociales, mais d’une manière irrégulière. Dérive sur les écarts de revenus entre les générations : cet écart entre les trentenaires et les quinquagénaires est passé de 15 % en 1970 à 40 % en 2005. Parmi les jeunes en général, à la fin des années 1960, 70 % des titulaires du bac ont un emploi au bout d’une année, seulement 25 % en 2005. Le diplôme n’est pas une issue contre la ségrégation sociale et contre la « mauvaise réputation » des quartiers « chauds » [3]. En avril 2002, toutes catégories de jeunes confondues, 35 % s’estimaient déclassés ou en régression sociale, et en mai 2005, 56 %. Pour ceux qui sont « sortis » du cycle scolaire obligatoire sans aucun diplôme ou formation, le taux d’emploi est tombé de 41 % en février 2002 à 27 % en février 2004. Ce qui évidemment touche plus durement les quartiers déjà paupérisés. Les jeunes de 16-20 ans, en grosse majorité enfants d’ouvriers, de précaires ou de chômeurs, ont pu connaître notamment dans les ZUS ou les ZEP une progression des niveaux scolaires entre 1990 et 2005, mais du fait de la raréfaction des emplois, les enjeux dans les banlieues se sont déplacés vers les questions de discrimination à l’embauche. Une enquête dans un lycée professionnel de Saint-Denis souligne que « l’identité des élèves est davantage marquée par l’immigration et leur rapport à leur origine ou à la cité que par une problématique de classe ou un lien fort à un métier » [4]. D’une autre façon, le rapport des RG publié le 7 décembre par Le Parisien constate que « les jeunes des quartiers sensibles se sentent pénalisés par la pauvreté, la couleur de leur peau et leurs noms » Il note la conscience chez ces jeunes d’une « absence de perspective et d’investissement par le travail dans la société française ».

Il est difficile de donner une estimation des taux réels de chômage dans les cités. Si globalement le marché du travail comporte actuellement un tiers d’emplois fixes et deux tiers d’emplois précaires, il est avéré que ces derniers emplois précaires sont prédominants dans les « cités sensibles ». Quant au chômage, les estimations officielles sujettes à caution, oscillent entre 20 % et 25 %, plus chez les jeunes, avec des pointes de 40 % dans certains secteurs sur tout le territoire. Et cela ne touche que les chômeurs recensés. Les cités figurent certainement en bonne place parmi le 1,25 million de « bénéficiaires » du RMI, non comptabilisé parmi les chômeurs, mais même cette faible compensation à l’absence de revenus ne touche pas les jeunes de moins de 25 ans, les étudiants et les couples avec un revenu supérieur à 520 euros qui n’ont pas droit au RMI. De plus, les contrôles de plus en plus serrés sur les attributaires de ces différentes indemnisations des « exclus du travail » (y compris les femmes seules avec enfant touchant l’allocation de parent isolé [API]) en élimine régulièrement, ce qui doit encore ajouter aux tensions de la vie dans ces cités.

En Seine-Saint-Denis, les problèmes sont particulièrement criants. Dans ce département qui compte 1 400 000 habitants (2,3 % de la population nationale), plus de 250 000 personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté (18 % de la population), plus de 120 000 personnes sont demandeurs d’emploi (17 % de la population active), 33,1 % sont chômeurs de longue durée. Dans certains quartiers le taux de chômage dépasse les 25 % et celui des jeunes peut atteindre 50 % ; 44 000 personnes perçoivent le RMI (6,1 % de la population) ; 12 % de la population est mal logée ou SDF. Il y a 55 000 demandeurs de logement dont 10 000 en urgence. 5 000 enfants sont sans adresse fixe. A La Courneuve, le revenu moyen par habitant est inférieur de 20 % à la moyenne nationale, le taux de chômage est deux fois plus élevé et deux fois moins d’habitants ont le bac + 2 qu’ailleurs.

« En région parisienne, notent les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux [5], où les possibilités de travail sont plus grandes (...), une partie non négligeable des garçons de cités travaillent dans des emplois d’exécution : en usine, à Roissy, dans le tertiaire non qualifié (tris postaux, centres d’appel, etc.). Or depuis le 11 septembre [2001], Roissy qui était un gros employeur de jeunes de cité semble bien avoir fait le ménage, craintes de menaces terroristes à l’appui. Citroën Aulnay a récemment “licencié” 600 intérimaires, Poissy [annonçait] 500 “licenciements” d’intérimaires en décembre 2005. »

On a pu établir un lien entre le taux de chômage et le niveau des émeutes de l’automne 2005 : en Seine-Saint-Denis, les communes les plus touchées par les incendies furent celles où le taux de chômage des 15-24 ans diplômés était le plus élevé (Clichy-sous-Bois, Montfermeil, Aulnay-sous-Bois, Villepinte, Tremblay). De plus, la situation économique des foyers s’est aggravée au cours des années, frappant bien sûr plus durement les plus faibles : d’après le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC, organisme gouvernemental créé en 2000 afin de « dresser un état des lieux des inégalités sociales et des mécanismes redistributifs »), le niveau de vie des ménages qui n’ont que leur seul salaire comme revenu s’est effondré depuis vingt ans avec, depuis 1978, une baisse du pouvoir d’achat de 5 % à 8 %, ce qui touche bien sûr d’autant plus durement ceux qui avaient déjà tout juste pour survivre. Autre signe de l’appauvrissement, le nombre des Rmistes s’est accru de 6 % en 2005, pour atteindre 1,25 million, et ceci malgré les restrictions concernant les étrangers depuis 2003 - on exige d’eux la carte de résident délivrée seulement six ans après l’attribution de la première carte de séjour. C’est une foule de détails de ce genre touchant l’ensemble des garanties sociales qui accroissent considérablement la précarité et les difficultés de vie.

L’économie parallèle sous toutes ses formes est lnécessaire pour compenser la faiblesse ou l’absence de ressources légales. Elle est très diversifiée : cela va du travail au noir aux trafics divers - revente de portables volés, de deux-roues, de voitures... et de drogue. La solidarité dont nous avons parlé s’applique particulièrement à l’ensemble de ces trafics et si l’on peut parler de « bandes » ou plutôt de gangs, ces trafics de tous ordres ne recoupent pas forcément leur insertion économique dans d’autres activités.

Il est difficile d’en situer l’importance. On connaît une donnée policière partielle : la plupart des 300 dossiers de vol et des 150 affaires de stupéfiants traités par les « groupes d’intervention régionaux » (GIR, administrativement rattachés aux services régionaux de police judiciaire ou aux sections de recherche de la gendarmerie) concernent les cités. Le trafic de la drogue est très bien organisé [6] et, vraisemblablement, les autres aussi, bien qu’à un degré et à une échelle moindres ; mais on peut penser aussi que pour les « petits trafics » c’est l’occasion qui fait le larron, bien que ces vols « opportunistes » puissent dépendre de réseaux organisés de revendeurs.

Quelle place cette économie souterraine tient-elle dans la survie des cités ? Difficile de savoir. Disons seulement que la création et l’activité des équipes de répression économique polyvalentes, même si elle ne paraît pas spécialement efficace, peut montrer que cette économie souterraine avait atteint un niveau suffisant pour inquiéter les gardiens surtout fiscaux de l’économie officielle. Ce qui est certain en revanche, c’est que les coups de boutoirs d’expéditions répressives ne ramènent guère la paix dans les cités. Si elles sont efficaces, elles ne font qu’aggraver la précarité sociale et l’agressivité contre tout l’appareil social de contrôle.

Contrairement à ce qui a pu être affirmé, la fréquence et l’intensité des émeutes ne peuvent être reliées à l’importance du trafic de drogue. Les « émeutes » furent effectivement peu nombreuses dans des lieux importants de deal (Gennevilliers, Colombes, Asnières, Bagneux ou Nanterre), mais elles connurent une intensité particulière dans d’autres lieux bien connus (Grigny, Evry, Corbeil, Villiers-le-Bel) ; la découverte dans un appartement de Clichy-sous-Bois, quelques semaines après le début des émeutes, d’un véritable arsenal appartenant à une bande de gangsters, dealers et autres, infirme s’il le fallait l’idée que les gangs maintiennent la « paix » dans les cités. où ils opèrent.

Il est impossible de dire la part que le travail au noir tient dans l’économie des cités surtout si l’on y joint la solidarité du « coup de main » pour aider les copains à réparer la voiture ou refaire l’appartement. Par principe, il échappe à tout recensement et les estimations sont peu fiables. Sa diversité, depuis l’embauche au jour le jour dans la confection ou les chantiers du bâtiment jusqu’à l’emploi « régulier » dans des ateliers clandestins, rent encore plus difficile cette estimation. Mais ce que l’on peut présumer c’est que le travail au noir tisse un réseau de relations pas si distinct des relations au sein des bandes ou de l’entraide dans les immeubles ou les cités. Les tentatives de le contrôler sont aussi sans aucun doute un élément de tension [7].

On peut ajouter à ces pratiques illégales l’utilisation du travail salarié temporaire, notamment l’intérim, pour se constituer des « droits » aux différentes garanties sociales, se mettre alors hors circuit « rémunéré » (chômage ou maladie) et se faire relayer dans le même emploi par un copain qui va engager la même démarche (on pourrait y voir une certaine forme d’organisation dans le « détournement » du travail [8]).

On ne peut parler d’activité économique dans les cités sans évoquer la présence de commerces (lieux de socialisation) ni les tentatives gouvernementales d’implanter des usines ou bureaux moyennant des avantages fiscaux (par la création deszones franches urbaines [ZFU,voir page 23]). Nous avons évoqué la désertification des cités, abandonnées par une bonne partie des commerces, tant à cause de l’insécurité que par l’impossibilité d’en vivre due à la faiblesse des revenus des habitants. Il existe bien quelques entreprises qui ont établi des bureaux ou ateliers pour bénéficier des avantages des ZFU : la plupart des témoignages montrent que cela n’a nullement diminué le chômage ni apporté quoi que ce soit, là où les entreprises ont réussi à se maintenir, parce que la quasi-totalité des travailleurs venaient de l’extérieur de la cité. On a pu voir là l’explication des incendies par les « émeutiers » de ces lieux d’exploitation auxquels ils n’avaient nullement accès.

Une autre inconnue est la part prise dans l’économie des cités par le commerce clandestin : vol à petite ou grande échelle, marchandises rapportées des voyages dans le pays d’origine, travail clandestin à domicile (coiffure, couture, etc.) ; il est difficile aussi de tracer les frontières de ce qui est solidarité, service contre service, ou commerce réel.

Que ce soit dans le travail, l’indemnisation ou l’économie parallèle, le caractère essentiel de toute l’activité économique dans les cités est sa précarité et, sauf pour quelques patrons de la drogue, la faiblesse voire l’absence de revenus. Et le risque de « se faire prendre » peut contrebalancer celui de perdre son travail ou le chômage ou le RMI... ou encore celui de revers dans sa situation personnelle. Car comme souvent, pauvreté et incertitudes vont de pair avec la dislocation des liens d’abord familiaux (par exemple, on constate un taux élevé de femmes seules avec enfants) et le déclassement d’une situation relativement stable à celle de précaire au lendemain incertain.

La question du logement et la crise urbaine

« La “crise du logement” - à laquelle la presse de nos jours porte une si grande attention - ne réside pas dans le fait universel que la classe ouvrière est mal logée, et vit dans des logis surpeuplés et malsains. Cette crise du logement-là n’est pas une particularité du moment présent ; elle n’est pas même un de ces maux qui soit propre au prolétariat moderne, et le distinguerait de toutes les classes opprimées qui l’ont précédé ; bien au contraire, toutes les classes opprimées de tous les temps en ont été à peu près également touchées. Pour mettre fin à cette crise du logement, il n’y a qu’un moyen : éliminer purement et simplement l’exploitation et l’oppression de la classe laborieuse par la classe dominante. Ce qu’on entend de nos jours par crise du logement, c’est l’aggravation particulière des mauvaises conditions d’habitation des travailleurs par suite du brusque afflux de la population vers les grandes villes ; c’est une énorme augmentation des loyers ; un entassement encore accru de locataires dans chaque maison et pour quelques-uns l’impossibilité de trouver même à se loger. Et si cette crise du logement fait tant parler d’elle, c’est qu’elle n’est pas limitée à la classe ouvrière, mais qu’elle atteint également la petite bourgeoisie. »

(Friedrich Engels, La Question du logement)

Depuis 1872, cet article d’Engels sur « La question du logement » n’a pris aucune ride, et rien ne semble avoir véritablement changé sur le fond, l’immigration étrangère ayant simplement pris le relais de l’immigration paysanne vers les villes.

Au bout de vingt ans de « politique de la ville » et de « gestionnisme » social, la crise urbaine est toujours là. Et, comme toujours quand un problème se pose en France, on crée un ministère. Le ministère de la Ville est donc créé en 1990. Auparavant, Raymond Barre avait lancé en 1977 son HVS (Habitat Vie Sociale). A cette époque, la « crise urbaine » ne faisait qu’émerger. C’est seulement après les affrontements des Minguettes à Lyon, en 1981, que des mesures particulières pour gérer la crise seront prises : création en novembre 1981 de la Commission nationale pour le développement social des quartiers (CNDSQ) ; création en 1983 de la Mission Banlieues 89, consultant auprès de la CNDSQ (148 contrat de développement social des quartiers seront inscrits au Plan 1984-1988) ; puis, en 1988, création du Conseil national des villes et du développement social urbain (DSU) ; en 1995, à défaut de pouvoir « faire du social », on change de nom, et on crée les zones urbaines sensibles (ZUS, voir page 23) puis, en 1996, le « pacte de relance » et 44 zones franches urbaines (ZFU). En 2002, Jean-Louis Borloo lance son plan de destruction-reconstruction des cités (« 200 000 logements détruits, 200 000 construits, 200 000 réhabilités » d’ici 2008), lancé en 2001 par Claude Bartolome, ministre du logement de la gauche plurielle.

Il fallait « casser les ghettos » au nom de « la mixité sociale ». La bourgeoisie, faux-cul comme d’habitude, ne va pas dire qu’il faut détruire les quartiers dangereux, mais les qualifie de « quartiers sensibles ». Le ministre du logement Gilles de Robien et son acolyte Jean-Louis Borloo, ministre de la Ville, annoncent en 2002 la fin des enclaves. Quelques années après, les ministères, de gauche comme de droite, constatent que la misère les a rattrapés. Les quartiers sensibles, d’une quinzaine sont passés à 752 (dont 33 dans les DOM-TOM). La généralisation de l’insécurité sociale touche maintenant 800 communes et 200 villes.

Les ZUS totalisent tout de même 10,2 % de la population urbaine nationale, soit selon l’INSEE 4 462 851 personnes en 1999. Dans ces zones, les moins de vingt ans sont nombreux (31,5 % de la population) et fortement concentrés dans plus de 100 grands ensembles de plus de 10 000 habitants : les « chaudrons sociaux » comme ils disent.

— Derrière le discours humanitaire, les expulsions et la relégation. Comme il faut désensibiliser les quartiers sensibles, la solution finale, c’est l’expulsion et la destruction des grands ensembles. Tout est mis en action pour faire fuir les familles (hausse des loyers, délabrement des logements, expulsion pour impayés de loyer, faux projets de reconstruction et tri des mal-logés avant destruction des bâtiments) [9]. Le concept de « mixité sociale » se traduit dans les faits par la diminution du pourcentage de précaires dans les communes populaires et leur relégation à la périphérie.

La loi de « solidarité et renouvellement urbain » (loi SRU), votée en 2000 par le gouvernement « gauche plurielle » de Lionel Jospin, et qui oblige en principe les communes à compter un minimum de logements sociaux sur leur territoire [10], allait servir d’alibi à celles dépassant ce quota pour ne pas reconstruire ceux qu’elles avaient perdus (quant à celles qui ne l’atteignent pas, elles préfèrent souvent payer une amende plutôt que de construire des HLM). On voit même une exploitation politique du « problème des banlieues » : par exemple, sous les présidences Mitterrand et les gouvernements socialistes, les immigrés en mal de logement furent orientés vers les communes « rouges » de la Seine-Saint-Denis ou vers les communes de grande banlieue tenue par l’opposition RPR.

Nous verrons même dans la ville de Clichy-sous-Bois cette particularité : la commune la plus pauvre de l’Ile-de-France est aussi celle où 60 % de l’habitat est en copropriété. On dénombre pas moins de 11 copropriétés soit 4 000 logements. Le mystère de Clichy se dévoile quand on sait que les sociétés HLM se sont débarrassées par la vente de logements vétustes - en reportant ainsi les risques sur les anciens locataires. De plus, la baisse du niveau de vie fait que les loyers et les charges d’entretien restent souvent impayés, ce qui accélère la dégradation des parties communes des tours et des barres. Les mairies et les offices HLM veulent changer de clientèle, quitte à vider les quartiers. Des milliers d’appartements ne seront plus attribués au départ de leurs locataires et des barres entières resteront vides. Une adaptation curieuse s’opère, par le truchement du DAL (Droit au logement) qui, confronté à l’occupation des logements vides, signe un accord de relogement progressif des squatters en échange d’indemnisation d’occupation, d’un montant équivalent à un loyer (sans aide de la CAF et toujours en situation d’expulsion du jour au lendemain) du « logement au noir » en toute légalité.

— La galère de l’hébergement temporaire. Tous les beaux discours sur le renouvellement urbain ne parviennent pas à masquer que ces dernières années, le recours à l’hébergement temporaire n’a cessé de progresser. La faute en reviendrait, selon le pouvoir et ses gestionnaires locaux, à l’impossibilité financière ou juridique d’accéder à une location. Sont donc condamnés aux logements précaires et passerelles les chômeurs, les personnes travaillant sous contrat précaire (CDD), les femmes isolées, les ex-squatters, les familles immigrées.

Pour tous ceux-là, il n’y a que des logements éphémères : foyers, hôtels sociaux, et autres Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) dont la surveillance rappelle la prison ou la caserne (dortoirs sous vidéo-surveillance, accès contrôlés à la cuisine et à la salle de bain)...

La question du logement est toujours présente et accuse l’ordre capitaliste, ce paradis sécuritaire qui laisse crever le pauvre dans la rue.La peine de mort existe mais elle a un visage anonyme comme le capitalisme.

Le problème des transports et l’isolement des cités

Lors de la construction des « grands ensembles » dans les années 1960, pour reloger les habitants des bidonvilles et les habitants des villes chassés par la reconquête des centres anciens par les classes moyennes, la question des transports n’avait pas l’acuité qu’elle a prise aujourd’hui. La désindustrialisation des banlieues était seulement amorcée et le lieu d’exploitation n’était pas très éloigné des lieux d’habitation. Par exemple, les quelque 30 000 travailleurs de Renault-Billancourt habitaient sur place ou dans les banlieues limitrophes, notamment dans l’immense cité nouvelle de Meudon-la-Forêt.

Puis la disparition des localisations industrielles favorisant la construction de nouvelles cités a fait que la population de ces cités s’est accrue alors que les lieux d’exploitation se sont éloignés et que les habitants des cités sont devenus de plus en plus tributaires des transports. De plus, souvent, les nouvelles cités ont été construites loin des centres-villes. Un exemple peut être donné par la cité de Surville, construite sur un plateau à plusieurs kilomètres du centre de Montereau (Yonne) situé, lui, au fond de la vallée.

Ce problème des transports a pris souvent un double aspect. Les services de bus permettant d’aller dans le centre ou de rejoindre une station de chemin de fer ou de métro ont été organisés, pour un minimum de rentabilité, aux heures de pointe pour assurer départ et retour dans les temps « normaux » du travail. Le travail hors des horaires classiques tout comme les sorties « loisirs » sont devenus très aléatoires, car les services se raréfiaient ou étaient inexistants, notamment le soir ou les week-end. Une carence d’autant plus mal ressentie que les cités comportent peu ou pas de lieux de socialisation.

Les jeunes peuvent d’autant plus ressentir le poids de ces difficultés de « sortir » que le coût des transports est dissuasif pour leurs revenus (faibles ou inexistants) et qu’ils ne disposent pas, pour ces mêmes raisons financières, de possibilités individuelles de transports. Il est difficile de dire si la criminalité développée autour des engins de transport, depuis le vol des mobs jusqu’aux « emprunts » de voitures pour une virée, était ou est pour une bonne part due à cette aspiration au déplacement facile à moindre frais. De même, il est impossible de dire si les incendies récurrents de voitures dans les cités ne procèdent pas de vengeances conscientes ou inconscientes née de la frustration d’une telle aspiration. Mais, par contre, il est certain que les multiples incidents dans les transports publics qui défraient la chronique lorsqu’ils atteignent une certaine gravité sont liés à une volonté d’utiliser les transports à volonté. Voyager gratuitement est devenu autant une nécessité qu’un jeu et la répression, aggravée avec le temps et à mesure de la montée des fraudes et des incidents, n’a fait qu’accroître le nombre et la gravité de ces incidents, le tout étant pris dans un cercle vicieux.Et cette nécessité devient peut-être d’autant plus impérieuse que la baisse du niveau de vie et l’accroissement du chômage diminuent ce qui reste disponible pour « sortir » et incitent d’autant plus à frauder.

Dans le cahier de doléances établi par un collectif d’habitants de Clichy-sous-Bois après les émeutes, un chapitre concerne les transports dans la ville. Ceux qui travaillent vont en majorité à Paris ou à l’aéroport de Roissy. S’ils n’ont pas de voiture (et ils sont la majorité), ils doivent prendre les transports publics, bus et train. Il n’y a pas de gare à Clichy : il faut 45 minutes de bus pour gagner la gare du Raincy afin d’aller à Paris et autant pour celle d’Aulnay afin d’aller à Roissy. Il faut donc ajouter plus de deux heures au temps de travail ; de plus, si les horaires de travail sont décalés (travail en équipes, femmes de ménage, etc.), cela devient presque impossible : bus et trains sont rares tôt le matin ou tard le soir ou carrément inexistants.

La seule réponse des pouvoirs à cette question des transports et à la montée des problèmes y afférents, a été de renforcer la « sécurité », les contrôles et les pénalités. Des corps spéciaux de police des transports, mis en place pour le contrôle des fraudes, ont été aussi utilisés pour empêcher les jeunes de descendre dans le centre des villes par crainte de débordements (vols à l’arraché, violences diverses...) dans les manifestations festives ou autres. La chasse au jeune faciès y sévit alors, doublant le harassement interne dans les cités. La répétition des fraudes a valu des condamnations de plus en plus sévères. Et le caillassage des bus ou trains a pu être une vengeance après des incidents avec des chauffeurs ou contrôleurs trop zélés. Paradoxalement, la multiplication des incidents a entraîné, souvent sous la pression des travailleurs concernés, non seulement des grèves temporaires bloquant une ligne ou une autre, mais surtout une restriction encore plus marquée des services aux « heures dangereuses ».

Nul doute que cet ensemble ait pu contribuer à une exacerbation conduisant à l’explosion de l’automne 2005.

Destructuration et restructuration. Persistance et éclatement de la cellule familiale

— Famille et familles. Il est certain que l’autorisation du regroupement familial en 1974 a modifié sensiblement les entrées d’immigrés en France mais aussi les conditions de séjour de ces immigrés. Alors qu’antérieurement, le travail en France était vu comme une donnée temporaire, la famille restant au pays, situation politique et pauvreté dans ces pays d’origine ont largement contribué aux reconstitutions familiales dans le pays d’accueil. Alors que précédemment, les immigrés maghrébins ou noirs vivaient seuls, célibataires ou pas, er n’avaient que des besoins de logement limités, ils n’en fut pas de même avec les familles recomposées qui commencèrent à peupler les cités où on les reléguaient, tout d’abord par les coûts et attributions racistes dissimulées. Il est bien connu que les difficultés économiques et tous les problèmes qu’elles entraînent dans la vie quotidienne conditionnent toute la vie familiale. Ce n’est pas tant que les problèmes familiaux liés à la désintégration de la cellule familiale soient l’apanage des classes les plus pauvres et les plus précaires, mais pour ces dernières, ils prennent une dimension d’autant plus importante que les intéressés (souvent masculins) peuvent plus aisément échapper à leurs « obligations familiales » - la précarité leur permet de disparaître dans la nature.

Tout un ensemble de situations dues pour une bonne part aux origines ethniques, culturelles et traditionnelles peuvent venir créer des complications de vie ; le logement y tient une place centrale, son coût et sa rareté en rendant l’accès parfois difficile, y compris dans des pratiques maffieuses. S’y côtoient la famille traditionnelle, souvent nombreuse, les familles polygames, les familles monoparentales, l’hébergement des nouveaux migrants, les conflits de générations. S’y pratique l’exploitation de la misère, notamment là où l’abandon avant les démolitions ou l’exploitation de la copropriété permettent à des mafias diverses de profiter de la détresse des nouveaux arrivants ou de ceux qui ont été poussés à la rue par l’éclatement familial en leur louant illégalement des appartements inoccupés. Le tout, souvent dans une dégradation générale de l’habitat.

— Filles et femmes dans les cités. Lorsque les médias parlent des filles et des femmes dans les cités, ce n’est souvent qe pour évoquer les cas extrêmes : les pires comme les tournantes, la brutalité atroce du machisme dans le refus de se plier aux exigences du mâle, les bandes de filles, l’excision, les mariages forces, le port du voile, etc. ; ou, à l’opposé, les « réussites » de quelques-unes qui s’émancipent de leur milieu familial et géographique et/ou décrochent les diplômes du supérieur leur permettant de grimper dans l’échelle sociale.

Les émeutes ont conduit les plus tarés des politiciens à incriminer des pratiques normales d’un point de vue humain, comme le regroupement familial, ou culturelles, comme la polygamie, ou relevant de l’évolution des mœurs, comme les familles monoparentales (dans les cités, le taux de telles familles - 18,4 % - est identique à celui de la France entière, ce qui implique qu’il faut considérer, pour en voir les incidences, les conditions économiques de ces familles, qui diffèrent du tout au tout selon qu’elles vivent à Neuilly-sur-Seine ou à La Courneuve). En revanche, les mêmes qui fustigent ces relations familiales inhabituelles, ne parlent guère de la question des familles nombreuses (dans les cités, 35,6 % des familles comptent trois enfants et plus), pour lesquelles les conditions de logement, de ressources et d’éducation des enfants deviennent cruciaux.

On peut effectivement établir ce constat en se plaçant du point de vue de la « légalité républicaine » : « Les droits des femmes y sont régulièrement violés à travers la polygamie, l’excision (30 000 y seraient encore pratiquées annuellement), les mariages forcés (70 000 annuellement), la traite d’êtres humains » (Ecole de Paris du management, 10 octobre 2005), tout en montrant - avec quelque justesse - le rôle de l’école et des associations dans les quelques progrès réalisés dans ces domaines. Tout cela existe et n’est nullement négligeable dans la vie des cités. Les pires exactions, tout comme les excès des pratiques religieuses et/ou coutumières, n’existent que sur la toile de fond du quotidien et là tendent souvent à s’imposer aux minorités les modes de vie et conceptions idéologiques des majorités. Les ZuP comptent, en moyenne, 83 % d’étrangers ou de descendants d’étrangers, dont, en moyenne, 41,6 % d’origine algérienne ou marocaine. Une femme ( blanche) qui vit depuis vingt-huit ans dans la cité des 4 000 à La Courneuve précise : « Il est difficile de vivre dans une barre quand on a le sentiment de devenir une “minorité chez soi”. ..Mes copains se sont toujours appelés Mohammed ou Toufic. Mes copines sont algériennes... J’en ai assez de croiser des femmes voilées qui ne me regardent pas, de devoir accepter que les femmes restent à leur place et ne se mélangent pas... » Elle n’échappe pas au « contrôle des mâles » spécifique à toutes les filles ou femmes : « Une bande qui avait établi son territoire en bas de chez moi, me provoquait verbalement chaque fois que je rentrais chez moi » Elle a dû faire intervenir son mari pour « rétablir le rapport de forces » et faire cesser ce harcèlement (Le Monde du 12 novembre 2005).

L’entrée des filles dans les cycles universitaires ne doit pas masquer le fait que pour une bonne part, filles et garçons ne sont pas des cancres ou des révoltés, mais, que comme partout, ils considèrent que l’étude et le diplôme sont les portes d’entrée dans la vie sociale, la promesse de sortir de la condition des parents et de la cité. C’est peut être encore plus valable pour les filles qui sont le plus souvent placées dans des situations de dépendance : « On n’est pas élevées pareil. Les parents sont plus sévères avec nous » (Le Monde du 8 novembre 2005).

Cela dépasse d’ailleurs le cercle familial : « Ici, la libre circulation, c’est valable pour les garçons... La place des filles n’est pas acquise et celle des mères à réhabiliter » ; ce témoignage d’une conseillère conjugale de la cité des 3 000 à Aulnay-sous-Bois, citée par Le Monde du 18 novembre 2005, montre le degré de violence à laquelle se heurtent les filles qui tentent d’une manière ou d’une autre de s’émanciper de leur milieu (il fut recueilli alors qu’une jeune fille tentait de se suicider) ; comme souvent , c’est le « grand frère » qui est le garant de la morale coutumière :« (...) “Ma sœur a dit “ta gueule” à ma mère. Elle a 19 ans. Elle sort sans arrêt en minijupe jusqu’à 1 heure du matin... Je l’ai tabassée, il y avait du sang partout... ça n’arrive pas souvent...” Au pied de la tour, les autres gars approuvent : “T’as raison, il faut les éduquer. Il faut la ramener dans le bled et la marier à un gars de là-bas.” » (Le Monde du 28 janvier 2006).

L’école et l’étude sont la voie (étroite) pour s’en sortir et elles y trouvent une énergie qui manque aux garçons. Le fait qu’au début des années 1990, le taux des mariages mixtes des filles algériennes tournait autour de 25 % montre que cette volonté d’émancipation des filles n’est pas seulement un mot (Emmanuel Todd, Le Monde du 14 novembre 2005). Mais pour tous les jeunes, eux-mêmes le constatent, le milieu familial joue un rôle essentiel. Là, le problème n’est pas simple, sauf dans la bouche des politiciens qui inventent des formes de répression, notamment financières, pour « contraindre » les parents (ou, souvent, la mère isolée) à user de leur « autorité » pour « dresser » les jeunes. « Ce n’est pas que les parents démissionnent comme on le dit souvent, mais c’est que l’autorité parentale ne fait plus sens à cause du chômage, d’un accident du travail, du racisme ou du dénuement qui prive les parents des leurs références culturelles et symboliques » (Philippe Chaillou, magistrat, dans Le Monde du 17 novembre 2005). Ce que confirme un jeune déclarant à un flic : « Mon père n’a jamais pu me faire obéir, c’est pas toi qui va réussir maintenant. » L’autorité parentale, tout comme le manque d’autorité, semble avoir des effets totalement différents sur les garçons et sur les filles : les garçons, adulés comme mâles et laissés libres d’agir à leur guise peuvent (ce n’est pas forcément la règle) se dresser plus facilement contre l’autorité familiale ou extérieure et, finalement, contre un système. Les filles, au contraire, plus surveillées et plus contraintes par la morale sociale, ne peuvent voir leur émancipation que par l’étude ou le mariage « hors norme », ce qui justifie la constatation qu’en général, elles « s’en sortent mieux ».

Parler des filles ne doit pas permettre de laisser de côté la vie des femmes en général dans les cités. De toutes les femmes, de tous milieux et de toutes générations. A part quelques exceptions, elles ne parlent guère de leur quotidien, un quotidien qui , selon les générations, peut être bien meilleur que ce qu’elles ont pu connaître auparavant. Elles sont pourtant, la plupart du temps, l’élément central de la survie matérielle et de l’éducation des enfants dans une cellule de base, qui, même malmenée par les conditions économiques et sociales, reste la famille. Certaines restent cloîtrées dans les rigueurs religieuses et/ou coutumières ; d’autres sortent à des heures impossibles pour apporter un complément de revenu (parfois l’essentiel) dans des travaux de nettoyage ; d’autres essaient d’animer des collectifs de rencontre pour tenter de résoudre les innombrables problèmes de leur quotidien. De cela, on ne parle guère, mais c’est pourtant autour d’elles que se tissent les inévitables relations de voisinage, de solidarité et d’entraide qui font que la vie intérieure des cités n’est pas l’enfer que les médias s’évertuent à décrire à travers les réactions spectaculaires individuelles ou collectives. Mais nous touchons là un autre problème, celui des nouvelles générations qui n’acceptent pas la soumission relative des mères dans leur condition de femmes. Mieux armées, mieux instruites, mieux informées sur une autre société possible, les filles veulent s’en sortir, peut-être beaucoup plus que les garçons qui, prisonniers d’une culture qui leur confère tous pouvoirs machistes, voient ce pouvoir contesté dans les faits et ressentent encore plus les humiliations répressives du quotidien.

Il semble que la dégradation des conditions économiques (que nous ne considérons pas tant comme le cœur des émeutes que comme la cause de leur généralisation) ait entraîné aussi une montée du communautarisme et un isolement plus grand. Après avoir constaté, ce qui est confirmé par d’autres témoignages, le plus grand nombre de femmes voilées, la femme de La Courneuve citée plus haut déclare : « Maintenant, je me sens carrément isolée ». C’est aussi ce que disent les femmes qui participaient à des possibilités de rencontre offertes par des structures associatives (que l’on peut critiquer par ailleurs), structures démantelées par le manque de crédits ou plutôt par l’orientation de la finance vers la répression.

— Les difficultés des familles monoparentales sont médiatisées sur le thème de l’incapacité des mères à « discipliner » leur progéniture plutôt que sur celui des difficultés rencontrées quotidiennement, y compris pour se loger.

— Quant à la polygamie, elle a défrayé la chronique à l’automne, certains l’ayant promue parmi les causes principales des tensions dans les cités.

Comme il fallait trouver des causes à l’explosion des chaudrons, on allait entendre tous les représentants du sérail bourgeois dans l’unisson s’en prendre à la famille polygame. Pour l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse s’exprimant devant les médias russes, puis pour le ministre délégué à l’emploi Gérard Larcher, dans un entretien au Financial Times, « c’est une des causes des violences urbaines ». Bernard Accoyer, président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, a renchéri en déclarant sur RTL que la polygamie, « c’est l’incapacité d’apporter une éducation telle qu’elle est nécessaire dans une société organisée, normée ».

La polygamie serait responsable de la discrimination à l’emploi que subissent nombre de Français ou d’étrangers en situation régulière, et de la crise du logement.

Qu’entre 1994 et 2002 le nombre de logements sociaux construits dans l’année passe de 79 000 à 40 000 serait donc imputable à la polygamie. L’Etat semble vraiment à bout d’arguments pour expliquer les causes de l’« invraisemblable » explosion sociale d’octobre et novembre 2005. Quand les chiens aboient les loups hurlent, et Le Pen et son pote Philippe de Villiers montent au front. Le Front national dans un communiqué se félicite que l’un des « tabous sur le désastre de l’immigration incontrôlée » ait sauté et de Villiers exige, après avoir constaté la présence de 80 000 familles polygames en France, que « le gouvernement prenne une mesure ferme et définitive d’interdiction de la polygamie en France » - décision qu’il a en fait déjà prise.

Ces discours ont particulièrement choqué le pasteur Jean-Paul Numez, de la Cimade (Centre œcuménique d’entraide) qui, s’adressant à Chirac, considère comme « inacceptables » les propos qui « stigmatisent et jettent l’opprobre sur les familles issues de l’immigration » et ne « reposent sur aucune donnée sérieuse ». Le bon pasteur a donc demandé au chef de l’Etat « une réaction à la hauteur de ces propos irresponsables et indignes ». Un mauvais coup après celui « sur les bienfaits de la colonisation ».

En effet, sauf à considérer l’adultère comme une polygamie, le nombre de familles polygames en France se situe dans une fourchette de 10 000 à 20 000 familles. Bien que la polygamie soit interdite, des visas pour regroupement ont été accordés jusqu’en 1993. Ensuite le regroupement ne pouvait qu’être clandestin.

Ces deux types de famille peuvent poser des problèmes quant au logement mais pas plus que l’hébergement des proches récemment immigrés ou l’empilement des marchands de sommeil. Mais une seule chose est certaine : plus la « famille » est désintégrée ou surnuméraire, plus les jeunes sont laissés à eux-mêmes et tentent de recomposer d’autres liens sociaux, plus ils tentent de s’évader d’un cercle contraignant, plus ils doivent affronter avec leurs frères de misère la dure réalité des affrontements de la vie hors des murs.

Depuis 1993, l’Etat fait pression pour que les familles polygames éclatent si elles veulent conserver leur titre de séjour. La conséquence, c’est la multiplication des divorces, de façade ou pas selon les cas, avec ce paradoxe que la famille polygame entraîne par son éclatement une démultiplication des familles monoparentales, qu’il faut reloger, avec le bénéfice de l’aide spéciale pour parent isolé. Bien entendu, pour diverses raisons, malgré le « discours mixeur » (sur la mixité sociale), ces familles seront relogées en « zone sensible ».Il n’est donc pas étonnant que la très grande majorité (83 %) des habitants des ZUS soient d’origine étrangère à la Communauté européenne. Les Marocains et Algériens représentent à eux seuls 41,6 % de la population étrangère des ZUS.

Réflexions sur les bandes

La presse et les pontifes du gouvernement ont amplement fait l’apologie d’un complot et de bandes organisées. Le mot bande à lui tout seul suppose effectivement une organisation. Le développement de bandes cependant n’est pas un phénomène nouveau, non plus que la « déportation » des populations prolétaires à la périphérie des villes.

Ce qui nous semble caractéristique du phénomène de bande, c’est que partout et à toute époque il prend naissance quand la structure familiale est brisée ou déficiente, et que des enfants ou adolescents se retrouvent livrés à eux-mêmes pour survivre ou vivre. La bande devient rapidement une famille, avec ses règles, sa hiérarchie, ses mœurs : elle reconnaît ton existence, te protège et t’éduque.

Les bandes peuvent rapidement devenir des gangs et à ce titre reproduisent à leur échelle le rapport social du capitalisme. Argent facile, trafic, protections douteuses, oppression des plus faibles, contrôle des individus et règlements de comptes : tous les ingrédients mafieux de la famille collective. Cette vision, bien que probable, ne concerne qu’une minorité. La grande majorité des bandes finissent toujours par se disloquer et leurs membres par s’intégrer dans le système.

La question, donc, de savoir si les émeutes de banlieues peuvent être considérées comme un mouvement de classe ne se pose pas. Il s’agit effectivement d’un mouvement de jeunes prolétaires en butte avec l’Etat et ses institutions, mais pas avec l’exploitation capitaliste, que la plupart des émeutiers ne connaissent pas. Nous voici une fois de plus confronté au problème déjà posé au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT) au xixe siècle concernant le prolétariat pris au sens large (celui qui n’a que sa force de travail à vendre). Les « marxistes » considéraient que le fer de lance de l’action prolétarienne ne pouvait se trouver qu’au sein de la grande industrie, là où le prolétariat subit l’exploitation et crache de la plus-value. Les anarchistes ,de par leur idéologie complètement tournée contre l’Etat et l’autorité, vont attirer et organiser les prolétaires précaires. Chômeurs, marginaux travaillant très épisodiquement et toujours confrontés à l’appareil judiciaire et policier de l’Etat, que les « communistes » rejettent comme non représentatifs de la classe ouvrière. Bakounine a nourri une certaine admiration pour les brigands comme Pougatchev et Stenka Razine, et Guy Debord et Gérard Lebovici pour Jacques Mesrine. Cette division de la classe ouvrière est bien réelle ; elle a eu par exemple aux Etats-Unis une conséquence malheureuse pour les IWW, syndicat représentant ouvriers migrants,saisonniers et non qualifiés de toutes sortes, dont les autres syndicats ne voulaient pas dans leurs rangs.

Cette situation et donc cette condamnation d’une fraction de la classe ouvrière à vivre dans la marge, la promiscuité, le dénuement, le trafic... tient justement à son poids économique médiocre et à l’absence totale de soutien de la classe ouvrière encore occupée. Tant que le système capitaliste n’aura pas « précarisé » de nombreux travailleurs, ce qu’il est en passe de faire, les jeunes « racailles » resteront des « racailles », les sans-domicile-fixe resteront des SDF et pourront crever de froid, les immigrés resteront des immigrés (des « ayants droit » comme dit une certaine presse), les pauvres resteront des pauvres et ainsi de suite. Ils seront tous des sans-ceci, des sans-cela, morcelés et incapables d’émerger en tant que classe et languissant dans « la lutte de tous contre tous ».

La généralisation des révoltes des banlieues populaires est bien celle d’un jeune prolétariat sans avenir, sans poids économique, réduit à vivre d’expédients et à la marginalisation. Certains parlent de repli « communautariste » ce qui manifestement est faux, puisque les cités sont multiraciales, mais tous ont en commun d’être en situation précaire. Ne pouvant faire la grève, comme les travailleurs occupés, pour manifester leur colère, ces jeunes dénués de tout ne peuvent que détruire et choquer pour se faire entendre. Ainsi les problèmes brûlants qui rongent la société capitaliste : la précarité, l’emploi, le logement, la santé, l’éducation... ont bien été mis en avant.

Cependant la réponse bourgeoise est une « bouffonnerie » ; elle propose aux jeunes de s’inscrire sur les listes électorales comme prolongement des émeutes, pour empêcher Sarkozy ou Le Pen de gagner les élections. Il n’est d’ailleurs venu à personne l’idée de dire que les émeutes étaient une réponse des cités au « non » à la constitution européenne ; ce n’est pas « politiquement correct ».

Le harcèlement policier au quotidien

Il est facile de trouver des témoignages sur la manière dont la police s’est toujours comportée dans les cités. Le harcèlement a souvent été décrit et il s’est accentué au fil des années, à mesure que la tension due à l’aggravation des condition de vie s’accroissait. Cette tension fut la cause de la création de patrouilles spéciales, les brigades anticriminalité (BAC), de l’intervention de plus en plus marquée des CRS lorsque la police locale était ou semblait devoir être débordée, de la réduction de la « police de proximité » qui transigeait plutôt que réprimait, des équipes spéciales pluridisciplinaire ; à leur tour, ces interventions accroissaient la tension et les bavures (parfois mortelles) plus ou moins provoquées et couvertes, devinrent de plus en plus le départ d’émeutes localisées.

« Danser avec les loups » est devenu le langage de cette guérilla des cités qui consiste à répondre au harcèlement policier par un harcèlement des flics, en évitant bien sûr de se faire prendre.

Il ne faudrait pourtant pas conclure que toutes les cités sont également touchées par ces démonstrations de violence, ni que l’atmosphère des cités, même les plus chaudes, sont une sorte d’enfer permanent. La vie s’y déroule dans son quotidien, avec son lot de problèmes. Certes différents de ceux de la majorité de la population, d’ailleurs créés par la précarité économique et les incertitudes du statut. Mais elle comporte comme partout des liens, des solidarités, des ouvertures sur le monde extérieur dans le travail, l’école, les possibles activités sociales.

Mais entre les contrôles au faciès soit dans la cité, soit lors de n’importe quel déplacement, les rondes de flics s’intéressant de près à tout rassemblement de jeunes au pied des immeubles (voir la loi réprimant les attroupements dans les halls d’immeubles [11]) et les « descentes » de police ciblées, personne n’est jamais à l’abri d’un contact plus ou moins rude avec la police, à tout moment. Les jeunes particulièrement sont des gibiers de choix pour cette chasse au faciès. Ces interpellations, indépendamment des provocations, s’accompagnent de pratiques destinées à provoquer des réactions : palpations agressives, propos injurieux et humiliants, violence symboliques. D’une certaine façon, cela tisse, par delà les différences d’origine et de statut social, une communauté, ce qui n’est évidemment pas le but recherché.

Voici le témoignage, semblable à tant d’autres, d’un enfant d’émigré né dans une cité et qui depuis 1982 a habité dans des cités, en dernier lieu à Fontenay-sous-Bois dans la banlieue est de Paris (Val-de-Marne) : « Ils vous interpellent et vous demandent vos papiers. Si vous ne répondez pas, ils vous frappent au visage. Si vous résistez, ils vous tabassent et on finit en taule. Un garçon que je connais a été interpellé dix fois en une journée par le même flic qui savait qui il était et qu’il n’avait rien fait. C’était juste pour le provoquer et le pousser à bout. Ce n’est pas un cas isolé (Financial Times, 4 décembre 2005). »

Un magistrat, Philippe Chaillou, président de la chambre des mineurs à la cour d’appel de Paris, écrit (dans Le Monde du 17 janvier 2006) ce qu’il pense de jeunes qui se sont ainsi laissés prendre aux provocations policières : « ... (on a) voulu faire jouer à la police un rôle de “dressage” des jeunes qui n’est pas le sien. Le symptôme le plus visible de cette impasse est le nombre, en augmentation constante, des procédures pour outrages, rébellion ou violences à agents de la force publique. Ce qui est frappant, c’est que ces procédures ne sont pas, en général, dressées à l’occasion d’interpellations pour des faits de délinquance grave, mais à l’occasion de contrôles d’identité banals, d’opérations de police de routine sur la voie publique. »

Il est certain que face à des troubles très légers dans la vie de la cité, l’intervention de la police dans de telles conditions est ressentie comme une sorte d’agression permanente, ce qu’elle est le plus souvent. La police représente la réalité répressive du système qui les confine dans leur condition précaire ; sa seule présence est ressentie comme une intrusion et le harcèlement quotidien comme une injustice criante, pour ne pas parler des conséquences que nous venons d’évoquer. Les jeunes habitants des cités peuvent de même provoquer et répliquer collectivement lorsqu’ils sentent que le rapport de forces balance de leur côté, par la provocation et le harcèlement dans la sorte de guérilla urbaine évoquée ci-dessus.

Le dysfonctionnement des services administratifs et sociaux

C’est un point sur lequel on insiste peu en général (sauf pour le secteur de l’enseignement) et qui complique singulièrement la vie dans les cités : il est difficile d’évaluer l’importance et l’impact dans la vie quotidienne des dysfonctionnements des services administratifs et sociaux. Cela va de la fuite des médecins à l’absence de pharmacies, de la rareté des guichets de caisses d’épargne à l’éloignement des centres administratifs, dû pour partie à la structure géographique des départements (voir l’agencement par exemple des Hauts-de-Seine et du Val-d’Oise par rapport aux préfectures et à l’organisation des transports).

Nous laisserons de côté la question des différents degrés de l’enseignement public, parce qu’elle est assez bien connue. L’Education nationale connaît régulièrement des mouvements d’enseignants qui tentent, tant bien que mal, de faire face aux problèmes spécifiques causés par les concentrations d’immigrés et à la pénurie de moyens pour faire face aux difficultés de l’enseignement à des populations hétérogènes. Ces questions agissent d’autant plus que pour cette grande majorité d’immigrés, les démarches administratives sont nombreuses ; et que leurs conditions de vie les rendent d’autant plus tributaires de tous les secteurs de la santé.

On a pu avoir une certaine idée des problèmes dans ce dernier domaine lors de la fermeture en décembre 2005 de trois centres de soins de la Croix-Rouge en Seine-Saint-Denis, pour des raisons de rentabilité (!) : les dispensaires Saint-Charles au Blanc-Mesnil, Saint-Vincent-de-Paul à Drancy et W. Blumental à Épinay-sur-Seine. L’ampleur des protestations et quelques irrégularités dénoncées en comité d’entreprise ont conduit à une réouverture provisoire de trois mois. Mais apparaît dans une telle situation la détresse de ceux qui ne voient pas d’autres solutions pour trouver des soins de proximité auxquels ils ne recourent pourtant qu’à la dernière extrémité [12]. Situation aggravée par deux décrets parus fin juillet 2005 qui ont durci les conditions d’accès aus soins pour les étrangers en situation irrégulière qui pouvaient bénéficier de l’AME ; de même pour la CMU. Ce qui laisse comme seul recours les dispensaires et centres de soins.

On peut aussi relever dans ces domaines ce que l’on trouve dans tout le système éducatif : le refus de prendre un poste dans les cités ou la fuite si l’on s’est trouvé au départ plus ou moins contraint d’aller exercer dans ces secteurs. A part ceux qui peuvent en faire un apostolat, l’inexpérience de ces « travailleurs temporaires » est souvent la garantie d’une médiocrité des services pour ceux des cités qui auraient le plus besoin d’un service de qualité.


Les autres articles de cette brochure :

— La révolte des cités françaises, symptôme d’un combat social mondial  ;

— Dans le monde, la révolte sociale des exclus privés de tout accès à leurs moyens de vivre

— L’évolution du capitalisme et des banlieues prolétariennes en France ;

— Les stratégies sécuritaires

— La dialectique action-répression dans les luttes sociales

— La pacification des cités. Répression et mise en scène idéologique

— Approches théoriques sur l’évolution du capital et de la lutte de classe

Annexes

1 - La baudruche des « 120 expulsions d’étrangers ». Une circulaire sur les interpellations. (en ligne : Annexe : La baudruche des « 120 expulsions d’étrangers »)

2 -Le coût des dégâts pour les assureurs.

3 - Une semaine de lutte à Toulouse (texte de la CNT-AIT).

4 - Evolution des lois sécuritaires.

— Une importante chronologie court tout au long des textes, de la page 12 à la page 65.

Notes

[1] « Le taux de chômage, au sens BIT, des 15-59 ans est en moyenne sur l’année 2004 de 20,7 % dans les zones urbaines sensibles (ZUS), en progression d’un point par rapport à 2003, il est environ le double de la moyenne nationale et de la moyenne des agglomérations ayant une ZUS (10,3 % en 2004). » (Rapport 2005 de l’Observatoire national des Zones urbaines sensibles) : www.ville.gouv.fr/index.html.

[2] Faisant le point de la position des habitants des zons urbaines sensibles dans les dispositifs d’aide à l’emploi, le même rapport note que « l’étude des trajectoires d’emploi d’anciens bénéficiaires du dispositif [le CES] démontre que l’insertion professionnelle durable de ces publics, en ZUS comme ailleurs, est loin d’être garantie »

[3] « Le nombre de demandeurs d’emploi les plus qualifiés progresse rapidement. Près de 3 demandeurs d’emploi de catégorie 1 sur 10, ont un diplôme égal ou supérieur au bac. Dans les ZUS, le nombre de demandeurs d’emploi ayant un niveau égal ou supérieur à bac+2, progresse de 4,3 % (contre 2 % au niveau national) alors que le nombre global des demandeurs d’emploi dans ces quartiers baisse de 1,6 % [selon l’ANPE, alors que le taux de chômage au sens du BIT est différent, voir ci-dessus note 1, page 16] », indique encore le rapport 2005 de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles.

[4] Naïri Nahapétian, L’Usine à vingt ans, Arte Editions.

[5] La « racaille » et les « vrais jeunes », critique d’une vision binaire du monde des cités, par Stéphane Beaud et Michel Pialoux : www.liens-socio.org/article.php3 ?id.... Voir aussi Quand les entreprises recherchent des salariés « honnêtes et gérables », in Echanges 99 (hiver 1999-2001).

[6] On peut se reporter au livre Trafic de drogue... trafic d’Etats, des journalistes Eric Merlen et Fréderic Ploquin (Fayard, 2002), même s’il donne dans le sensationnalisme. Il affirme par exemple que l’Ile-de-France absorberait chaque semaine 3 tonnes de cannabis, et le département des Hauts-de-Seine à lui tout seul 1 tonne. (Extrait sur : www.drogue-danger-debat.org/... ? id=408&theme=edito&chemin=archive)

[7] Le 8 octobre 2005, vers 14 heures, dans le quartier Château-d’Eau à Paris (10e),la police, accompagnée d’agents de l’URSSAF, effectue des contrôles dans les commerces, particulièrement dans les salons de coiffure africains concentrés dans ce secteur et, bien sûr, des contrôle d’identité. Ce véritable état de siège et les exactions qui l’accompagnent font réagir les habitants qui, en foule, repoussent les policiers. La manifestation finit par bloquer le boulevard de Strasbourg. C’était la douzième rafle de ce genre dans Paris depuis juillet 2005. Peut-on penser que cette multiplication d’opérations coup de poing qui ont dû aussi toucher la banlieue, puisse avoir contribué à la tension dans les cités ?

[8] En 2004, 30 % des effectifs de l’intérim sont des hommes. Parmi eux, 75 % sont des ouvriers d’industrie et 40 % ont moins de 30 ans. Dans une une interview de jeunes des cités,l’un d’eux déclarait utiliser l’intérim juste le temps qu’il fallait pour reconstituer ses droits, avant de se mettre en maladie et refiler la mission à un autre... Difficile de dire la dimension de telles pratiques, mais elle signifie une adaptation de la précarité à la vie quotidienne, un retournement en quelque sorte, pouvant s’assimiler à un refus du travail.

[9] Les expulsions réalisées avec l’assistance de la force publique ont augmenté de 75 % entre 1998 et 2002 et ce en dépit de la loi de juillet 1998 sur la lutte contre les exclusions.

[10] Cette loi visait à contraindre les communes de plus de 3 500 habitants à se doter, dans les vingt ans, d’un parc de logements sociaux représentant 20 % du nombre de résidences principales. Cette proportion n’est actuellement que de 1 % à Neuilly-sur-Seine, contre 60 % à Aubervilliers. Cette loi a été mise à mal par l’actuel gouvernement pour qui le logement social n’est pas une priorité.

[11] La loi Sarkozy sur la sécurité intérieure, publiée le 19 mars 2003 au Journal officiel, crée toute une série de nouveaux délits et de nouvelles sanctions concernant la mendicité, les gens du voyage, les rassemblements dans les halls d’immeubles, les menaces, le hooliganisme, l’homophobie ou le commerce des armes. Elle confère par ailleurs de nouveaux pouvoirs aux forces de l’ordre (fichiers élargis, conditions de garde à vue modifiée, etc.) et de nouveaux droits aux victimes.

[12] La Seine-Saint-Denis, département sinistré à bien des égards (voir page 17) l’est aussi en matière sanitaire et sociale. Selon une étude de la Direction régionale de l’action sanitaire et sociale (Drass), le département est le moins médicalisé d’Ile-de-France, avec un nombre de médecins deux fois inférieur à la moyenne régionale. Epinay-sur-Seine, par exemple, ne compte que 34 médecins pour 50 000 habitants. Les deux dernières cliniques de la ville ont fermé. Les habitants devront se rendre jusqu’à l’hôpital d’Argenteuil - alors que nombreux sont ceux qui n’ont ni voiture, ni de quoi s’acheter un ticket de bus.

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