Ce texte est extrait de la brochure : La révolte des cités françaises, symptôme d’un combat social mondial
DANS LE MONDE, LA RÉVOLTE SOCIALE DES EXCLUS PRIVÉS DE TOUT ACCÈS À LEURS MOYENS DE VIVRE
La France n’a pas le monopole des révoltes contre la misère sociale comme celle que nous avons vécue en novembre 2005. Ces mouvements récurrents n’ont d’autre but que de « s’en sortir ». Même s’ils n’ont pas de but politique (et c’est le plus souvent le cas), le déchaînement d’une violence aveugle et destructrice pose, à l’échelle mondiale autant que nationale, une question fondamentale : où va le capitalisme, qui impose tout un ensemble de nuisances destructrices ; quel est son avenir, avec un problème humain de telle dimension ?
Aucun événement tant soit peu important dans le fonctionnement du système capitaliste ne peut être détaché de son contexte économique global. Il ne peut être simplement expliqué par des considérations politiques et sociales nationales, même si ce contexte lui donne ses caractéristiques. Celles-ci peuvent sembler alors avoir un caractère original et spécifique, mais ce n’est qu’un masque qu’il s’agit de lever pour aller à l’essentiel.
Le monde capitaliste (d’Etat, privé ou mixte) est pris de plus en plus dans une marche inexorable en avant, pétri de contradictions qui sont elles-mêmes une partie de sa dynamique :
d’un côté, un appareil de production sans cesse en développement, détruisant ses lieux de production devenus obsolètes (qui ne sont obsolètes que par cette même dynamique), bradant capital fixe et capital variable. Mais il renaît sans cesse de ses cendres autour de technologies nouvelles et de nouveaux lieux d’exploitation plus profitables. L’ensemble est capable de mettre sur le marché de plus en plus de marchandises, dans l’offre renouvelée, magnifiée par une publicité surdimensionnée, de produits toujours plus « attractifs ». Pousser à la consommation d’une surproduction de telles marchandises semble la seule issue pour le capital, qui doit assurer sa rentabilité, restaurer le taux de profit et stopper la décroissance de l’économie mondiale ;
d’un autre côté, ce même souci de rentabilité, aiguillonné par cette compétition féroce, pour contrer la baisse du taux de profit global, contraint le capital à chercher, dans le monde entier, à réduire la part de la plus-value concédée aux travailleurs pour la reproduction de leur force de travail. Dans les pays industrialisés, la pression économique est quelque peu tempérée par la nécessité de maintenir la paix sociale et d’assurer une consommation suffisante pour faire fonctionner l’appareil de production (d’où aussi un dangereux développement du crédit). Mais elle ne peut éviter de voir se constituer et s’accroître une marginalité de précaires prolétariens difficilement contrôlables. On peut voir, d’une manière classique, cette armée de précaires comme une armée de réserve permettant de faire pression sur l’ensemble des conditions de vie et de travail de l’ensemble du prolétariat [1].
Dans les pays en voie d’industrialisation, l’importance du chômage permet d’obtenir des coûts de production inégalés et un développement capitaliste accéléré. Ces deux données économiques (bas coûts de production et expansion dans tous les secteurs industriels) pèsent sur les conditions d’exploitation des pays industrialisés qui disposent déjà de leur propre « armée de réserve ». Dans les pays dits sous-développés, mis en coupe réglée pour l’exploitation des ressources naturelles et déstabilisés économiquement et socialement par le déversement de marchandises ou la concurrence dans des productions agricoles de base, la marginalisation de précaires prolétariens atteint une dimension insoupçonnée. Cette déstabilisation prend souvent la forme de guerres civiles ou interétatiques ; elle prend tout autant la forme d’exodes vers les banlieues de villes tentaculaires ou les camps de réfugiés où sont parqués les « inutiles » déracinés. 80 % des pays les moins « avancés » ont connu un épisode de conflit armé dans les vingt dernières années, et la majorité des conflits y ont encore lieu aujourd’hui, pourvoyeurs d’exclus contraints de fuir la mort d’une manière ou d’une autre. Cette masse d’exclus ne pèse plus sur le procès capitaliste mondial que par une immigration vers les pays industrialisés, accroissant le poids économique de la réserve de travail, immigration qui, si elle a tendance à s’accroître, ne représente qu’une fraction infime des « déclassés » du tiers-monde.
Selon le Bureau international du travail (BIT), les « sans-emplois » sont en progression constante dans le monde, la croissance ne suffisant pas à compenser l’augmentation de la population à la recherche d’emploi. Ce constat vaut en particulier pour la toujours plus nombreuse légion des « jeunes sans emploi ». « Nous sommes confrontés à une crise globale de l’emploi aux dimensions colossales et à un déficit de travail décent qui ne va pas disparaître de lui-même », déclare le directeur du BIT. Sur 500 millions de travailleurs extrêmement pauvres, seuls 14,5 millions parviennent à vivre avec plus de 1 dollar par jour et par personne. Le BIT chiffre à 2,8 milliards le nombre de travailleurs sur la terre [2].
On ne peut plus guère alors parler d’armée de réserve ou de prolétaires précaires, tant leur nombre et leurs conditions de vie les place hors du circuit capitaliste de production et de consommation. Ce phénomène pose une autre question fondamentale : le capital est-il capable, à ce stade de développement, d’intégrer dans sa dynamique, comme producteurs et comme consommateurs, cette masse croissante d’« inutiles », alors qu’il continue de détruire la base économique et sociale de leur vie ? Qu’est-ce qu’une telle situation signifie pour le capital lui-même et comment une telle contradiction peut-elle se résoudre ?
Toutes les exactions et conséquences désastreuses de cette activité, ouverte et insidieuse, du capitalisme et des capitalistes, peuvent se rapporter à cette pression généralisée sur les êtres humains, utilisés ou en réserve, porteurs de la force de travail. Cette pression touche non seulement leurs conditions d’exploitation mais aussi l’ensemble des conditions de vie et/ou de survie. Il n’est pas possible de restreindre les attaques du capital au seul lieu de travail. Il faut les étendre à tous, y compris ces marginalités prolétariennes ou d’exclus. La condition de prolétaire actif ou en réserve est devenue un enfermement qui touche l’ensemble de sa vie et contre lequel il a peu de prise. Ce n’est certes pas nouveau, mais là aussi, c’est une extension qui touche l’ensemble des prolétaires du monde entier. La condition de prolétaire actif ou exclu s’unifie tant géographiquement qu’à l’intérieur de chaque unité politique nationale, par le déplacement des frontières entre catégories au sein même du prolétariat. D’une certaine façon, les solidarités de classe se tissent beaucoup moins sur le lieu de travail que dans les problèmes communs de vie, dans les espaces réservés tissés par cette condition sociale même.
La précarité du travail sous toutes ses formes fait qu’il n’y a plus guère ce lien avec des camarades de travail, considéré comme la base de la lutte de classe. Le fait que ces liens deviennent épisodiques en raison principalement de la précarité entraîne des rapports sociaux formés autour d’une condition commune sur les lieux de vie, d’autant plus que ces mêmes conditions économiques ont relégué cette marginalité prolétarienne dans des cités au statut social commun d’exclus [3].
La crise latente du capital et ses efforts pour tenter d’assurer sa pérennité, comme dans toutes les crises antérieures, touche d’abord et le plus durement les plus démunis du prolétariat (actif ou exclu) dans chacune des sociétés nationales, marginalisés selon les conditions spécifiques de chaque Etat. « Avec l’extension territoriale du mode de production capitaliste et de la domination capitaliste sur le marché mondial, la répartition entre chômeurs et non-chômeurs s’est répandue, affectant les différentes nations de manière inégale selon le niveau de leur développement capitaliste... L’extension du capitalisme cause un appauvrissement universel [4]. » Des événements ou des situations ponctuels peuvent provoquer des explosions de révolte. Ces explosions sont révélatrices du fait que tous les systèmes politiques assurant cette domination, démocratiques ou autoritaires, ne disposent que de la violence pour contenir des revendications concernant les besoins les plus élémentaires de la survie. Ce qui caractérise toutes ces explosions, c’est l’impossibilité des médiations politiques. Souvent, des médiations sont tentées - les exemples ne manquent pas dans de grandes variantes de réformisme politique et/ ou de populisme, prenant parfois assise sur ces explosions de révolte. Elles s’avèrent rapidement impuissantes à endiguer cette marche inexorable de la misère [5].
La concentration internationale de cette « marginalité prolétaire » atteint des dimensions insoupçonnées et est en progression constante. Aujourd’hui, la moitié de la population mondiale vit dans des villes. Un milliard d’individus vivent dans des bidonvilles ou relégations sociales similaires [6]. Leur croissance est hallucinante : on comptait une seule ville de plus de 10 millions d’habitants en 1950, il y en avait 5 en 1975, 19 en 2000, et il y en aurait 23 en 2015, toute situées dans les pays sous-développés, sauf deux aux Etats-Unis (New York et Los Angeles) et deux au Japon (Tokyo et l’ensemble Osaka-Kyoto-Kobe). En 2020, 2 milliards de personnes vivraient dans des bidonvilles. On peut voir, dans les modifications des politiques d’immigration (répression et/ou contingentement) un « principe de précaution » contre des évolutions aveugles aux conséquences imprévisibles. Comme le soulignaient les écrivains antillais Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant en commentant les récentes révoltes des banlieues françaises : « Les problèmes de l’immigration sont mondiaux : les pays pauvres d’où viennent les immigrants sont de plus en plus pauvres et les pays riches qui accueillaient des immigrants qui préfèrent organiser leur venue pour les besoins de leur marché du travail et pratiquent comme une sorte de traite atteignent peut-être aujourd’hui un seuil de saturation et s’orientent maintenant vers une traite sélective [7]. »
On doit ajouter à ce commentaire que les pays occidentaux (les importateurs de main-d’œuvre), faute de pouvoir endiguer la croissance d’une immigration clandestine à la mesure de la paupérisation des zones de sous-développement (les exportateurs de main-d’œuvre), tentent de faire pression sur les pays d’immigration ou les pays de transit pour qu’ils essaient de stopper par des mesures coercitives l’hémorragie de leur population. Cela ne fait que transférer hypocritement lesdites dispositions des pays « importateurs » vers les pays « exportateurs », libérant quelque peu la « conscience politique » des premiers. Mais, en même temps, cela renforce l’enfermement des réservoirs de population que sont les bidonvilles du tiers-monde et accroît d’autant les tensions sociales.
De plus en plus, l’impuissance générale devant les impératifs du capital se traduit, pour les plus démunis, par un désintérêt de la médiation politique ou syndicale et le recours à des formes directes d’affrontement avec le pouvoir politique et économique. Un exemple, parmi d’autres, est offert par l’Afrique du Sud. La fin de l’apartheid racial pouvait laisser penser à la majorité non blanche que cela signifiait également la fin de l’apartheid social. Comme les nécessités économiques du capitalisme dans ce pays exigeaient le maintien de cet apartheid social et des conditions de vie qui y étaient liées, les quelques mesures cosmétiques prises par un pouvoir politique aux mains d’une bourgeoisie blanche et noire n’ont guère changé les conditions de vie de l’ensemble de cette marginalité prolétarienne. Après dix années d’espoirs déçus, les années 2004-2005 ont vu le développement d’actions directes parties des townships, avec un cortège de violences qui n’est pas sans rappeler ce qu’ont vécu les banlieues françaises cet automne. Un recensement officiel aurait dénombré dans toute l’Afrique du Sud, en 2004, 881 actions directes de masse, dont 50 au moins auraient été particulièrement violentes (attaques, incendie et pillage de bâtiments publics ou privés, etc.). ; de telles actions seraient cinq fois plus importantes que la moyenne des années précédentes. A la recherche de « meneurs » ou d’organisations subversives, le gouvernement a diligenté les services secrets qui recherchent une « troisième force », laquelle n’est autre que l’aggravation des conditions de vie et la revendication élémentaire d’une « vie meilleure ». Le caractère commun à toutes ces révoltes est qu’elles ressortent de cette contradiction entre l’offre d’un déluge de marchandises et l’impossibilité d’avoir accès à ce qui, dans une société donnée, est considéré comme une nécessité de vie « normale » [8]. Après les émeutes de Brixton, quartier antillais de Londres, en 1981, un commentaire faisait le même constat d’une « classe impossible, un nouveau sujet social émergent [...] dont l’existence défiait les tentatives d’intégration suivant les théories orthodoxes sur les classes et les tentatives d’institutionnalisation par l’Etat... [9]. »
Peut-on réunir dans une même forme de résistance « inorganisée » sous cette étiquette de « troisième force » et sans perspectives face à la misère sociale, des événements, « inclassables » en termes traditionnels de lutte de classe, aussi dispersés géographiquement qu’hétérogènes ? Citons un peu au hasard : la vague d’émeutes dans les centres de rétention en Australie en 2002, les affrontements interthniques de l’été 2005 dans la banlieue de Birmingham en Grande-Bretagne, l’action persistante des piqueteros en Argentine, les émeutes d’Ethiopie, celle de toute une ville chinoise suite à un incident provoqué par un nouveau riche [10], celle des esclaves étrangers de l’émirat de Dubaï, les émeutes des banlieues françaises... pour s’en tenir à un passé récent, sans remonter dans les dix ou vingt dernières années.
On pourra objecter qu’il s’agit de situation très différentes. Sans aucun doute, la vie dans une cité de la banlieue de Paris n’a guère de points communs avec la vie à Soweto ou dans les barrios de Buenos Aires. Mais outre le chômage (on devrait dire « l’inexistence sociale » pour la plupart) et les difficultés de vie, ce que tous ont en commun c’est qu’ils sont des parias sans perspective du moindre avenir [11]. Cette « inexistence » signifie l’enfermement dans une condition sociale dont les victimes ne voient en aucune façon comment s’en sortir, acculés à survivre dans des pratiques plus ou moins illégales, dans un mélange de violences et de solidarités, de toutes façons enserrées dans des frontières sociales d’une répression quotidienne autant idéologique que réelle.
La persistance de la situation que nous venons d’évoquer témoigne précisément de l’impuissance des forces d’encadrement. Ces forces ne veulent pas et ne peuvent pas y remédier, sauf à les contenir par tous canaux de répression (la violence ou les politiques de « proximité »). En France, on estime que les premières manifestations des exclus sont apparues dans les années 1970 avec la crise pétrolière, à la sortie de ce qu’on a appelé les « trente glorieuses », avec tous les symptôme que l’on peut voir pérennisés aujourd’hui et les explosions de violence localisées. L’enfermement qui est assigné à ces contrôles dans les faits et les cadres créés dans ce but s’inscrivent dans un monde en constante évolution. Une évolution dont même les protagonistes ne connaissent pas l’issue, quelles que soient les mesures qu’ils peuvent prendre pour régler les problèmes qui se lèvent constamment sous leurs pas.
Sans aucun doute, toutes ces actions de résistance des plus démunis restent ponctuelles, localisées, même quand elles s’élèvent à la dimension d’un Etat. Mais toutes ces révoltes sont exacerbées par le déferlement des publicités pour une marchandise aussi séduisante qu’inaccessible et par le spectacle d’une classe dominante aussi méprisante dans son étalage de richesse que par son attitude de parvenus. Tout comme cela s’est passé dans cette « révolte des banlieues » en France, la généralisation relative d’actions et de formes d’actions n’est pas le fait d’une propagande ou d’une médiatisation quelconques : elle est due à cette marginalisation d’une fraction du prolétariat et à l’aggravation de ses conditions de vie. Lors de l’extension de cette « révolte des banlieues » à toute la France, des craintes se sont levées, dans les pays européens proches, de la voir s’étendre par-delà les frontières : la classe dominante est bien consciente de la menace que pourrait représenter une globalisation des révoltes, déferlant sur une extension de la misère sociale d’une fraction de plus en plus importante de ce prolétariat.
Echanges et mouvement