Le 25 juillet 2005, le Congrès de la grande fédération syndicale américaine AFL-CIO devait célébrer le cinquantième anniversaire de sa création, due à la fusion en 1955 de la fédération des syndicat de métiers, American Federation of Labor (AFL), et de la fédération des syndicats d’industrie (des ouvriers non qualifiés), Congress of Industrial Organisations (CIO). Mais au lieu de commémorations, le vingt-cinquième Congrès de la confédération, qui s’est tenu à Chicago du 25 au 28 juillet, a vu la matérialisation, sous la forme d’une scission, de conflits préexistants menés de l’intérieur par certains syndicats.
Le but des opposants à la direction actuelle, présidée par John Sweeney (71 ans, réélu le 28 juillet), visait, face au long déclin du syndicalisme et de l’AFL-CIO, à transformer le formidable appareil bureaucratique de la fédération en une machine de guerre en vue de la reconquête des quelque 85 % de la population active non syndiquée. Dans ce but, ces dissidents avaient formé une « Win Coalition » (coalition pour gagner) avec des slogans « change to win » (changer pour gagner) ou « united to win » (unis pour gagner) et ils se laissaient complaisamment appeler les « winners » (les gagnants). Sweeney les définissaient brutalement ainsi : « Ils ne veulent qu’être les leaders du mouvement ouvrier, une tactique pour conquérir le pouvoir quelles qu’en soient les raisons. »
Par-delà les ambitions évidentes de conquête de l’appareil confédéral, les promoteurs de la scission, la Fédération des employés des services (Service Employees International Union [SEIU], 1 800 000 membres) et la Fédération des chauffeurs routiers (Teamsters, syndicat des transports et syndicat général, 1 400 000 cotisants), pouvaient se targuer d’être, dans la déroute du mouvement syndical américain, les seuls à engranger de nouveaux adhérents (900 000 avaient été recrutés par le seul SEIU dans les dix dernières années alors que pendant ce temps les effectifs de l’AFL-CIO avaient décliné de 1 300 000). En fait, leur succès tenait à la fois à l’extension du monde des services et à leur pratique agressive, y compris vers les membres des syndicats « concurrents » restés fidèles à la direction de la confédération. La scission n’était que l’aboutissement d’une longue bataille sur le terrain local, de braconnage et même d’alliances circonstanciées, y compris avec le Parti républicain.
Quelques jours après la scission, ces deux « grands » étaient rejoints, sous le drapeau de la Win Coalition, par quatre autres syndicats dont trois quittaient également l’AFL-CIO : United Food and Commercial Workers Union (UFCW, syndicat du commerce et du conditionnement alimentaire), Laborers International Union of North America (Liuna, syndicat général), United Farm Workers of America (UFW, syndicat d’ouvriers agricoles), Unite Here (syndicat bâtard du textile et des hôtels-restaurants) ; ils furent rejoints ensuite par le syndicat des menuisiers et des charpentiers, United Brotherhood of Carpenters and Joiners, qui, lui, ne faisait pas partie de l’AFL-CIO.
John Sweeney avait été porté au poste de président de la fédération AFL-CIO en 1995, pour « réformer » la machine bureaucratique et redonner vigueur au syndicat. Quarante ans auparavant, la fusion des deux fédérations concurrentes AFL et CIO devait déjà donner pouvoir et influence à un « grand syndicat », bien que la fusion eût été en fait déjà un signe de l’affaiblissement du mouvement syndical. L’illusion, tant en 1955 qu’en 1995, était que des objectifs clairs, une « bonne direction » et une « bonne administration » avec des « gens compétents » pouvaient changer le cours de relations sociales qui, pourtant, dépendent totalement de l’évolution du capitalisme américain et mondial, contre laquelle une approche réformiste n’a aucune prise. Les exemples ne manquent pas de telles tentatives, soit de changer les directions syndicales soit de les démocratiser, qui tournent court - non à cause du manque d’efforts ou de l’incapacité des réformateurs, mais tout simplement parce que la place du syndicat dans le système capitaliste est déterminée par les nécessités du capital à un moment donné. Particulièrement aux Etats-Unis, aucune des tentatives, soit de changer la structure du syndicat ou l’équipe dirigeante, soit d’instaurer des « pratiques démocratiques » (comme chez les Teamsters avec la tendance Teamster for Democratic Union ), n’a enrayé le déclin du syndicat, particulièrement dans les secteurs qui assuraient sa puissance.
Retour sur le xxe siècle
Il ne fait aucun doute que pendant la première moitié du xxe siècle, la place prise par le syndicalisme et les différents grands syndicats était due aux nécessités propres du capital durant cette période à travers ses différentes vicissitudes historiques : d’un côté, l’essor du capitalisme aux Etats-Unis lui donnait la possibilité de lâcher des miettes pour conserver un maximum de paix sociale ; d’un autre côté, cette même nécessité et les techniques de production donnaient aux travailleurs des possibilités d’action qui leur permettaient d’enrichir ces quelques miettes. Le rôle des syndicats dans le maintien de ce rapport de forces devenait essentiel et il pouvait se poser comme un intermédiaire « efficace » dans les relations capital-travail. Les secteurs clés de la puissance capitaliste aux Etats-Unis même étaient alors les grosses industries de base : mines, sidérurgie, automobile, transports ; le compromis fordiste fonctionnait à plein et la base syndicale était précisément, comme partout ailleurs dans le monde, dans ces industries (la base de ce qu’on appela alors dans les années 1920 en Grande-Bretagne, la triple alliance). Mais à partir des années 1950, le vent commença à tourner. La première vague de l’automation coupait l’herbe sous les pieds des deux grandes fédérations syndicales, d’où leur fusion pour tenter de redonner du poids à la médiation syndicale.. Malgré cette mise en commun des efforts, les effectifs syndicaux déclinèrent de plus belle, alors que les nouvelles technologies de production balayaient les qualifications antérieures et changeaient radicalement les conditions d’exploitation, permettant entre autres le déplacement des usines dans des zones où la main-d’œuvre était plus facilement exploitable et, surtout, non couverte par les accords syndicaux des grands centre industriels : c’est ainsi que l’on vit les délocalisations à l’intérieur des Etats-Unis vers le centre et le sud, là où les syndicats étaient particulièrement faibles. Le taux d’adhésion à l’AFL-CIO passa de 35 % de la population active en 1955 à 26 % en 1970 et à 15 % lorsque Sweeney fut consacré président de la fédération.
« Les nouveaux prolétaires de l’automation »
C’est ce déclin qui entraîna précisément en 1995 la montée des « réformistes » d’alors, dont Sweeney était le chef de file. A l’époque, la bataille fit rage entre les « anciens » et les « modernes » qui voulaient « organiser les masses ouvrières et influer sur les politiques électorales ». Ces derniers, regroupés sous le drapeau « New Voice » (Nouvelle Voix), triomphèrent, mais il était évident qu’il n’entendaient aucunement mettre en cause le rôle fondamental du syndicat - seulement lui imposer un autre style et une autre approche du prolétariat, dans l’espoir de stopper son déclin. Un changement d’habits, de look en quelque sorte, une « modernisation ». Leur base restait pourtant les « vieilles industries » sur lesquelles ils tentaient de s’appuyer en essayant d’atteindre les « nouveaux prolétaires de l’automation ». Les résultats ne furent pas au rendez-vous : aujourd’hui, le taux global moyen de syndicalisation est descendu à 12,5 % (35 % dans le secteur public et seulement 7,9 % dans le secteur privé.)
Cette nouvelle chute - qui touchait tous les pays industrialisés - était due non seulement à l’introduction de nouvelles techniques de production (dont l’effet se faisait encore sentir par leur extension à tous les domaines de l’économie, services compris), mais aussi à une restructuration mondiale du capital, que l’on a appelée inexactement « globalisation ».
Ce n’était pourtant que l’extension à l’échelle mondiale du phénomène de transfert des industries vers les régions ou pays à très bas coûts de production, conséquence indirecte de la baisse du taux de profit du capital. mais qui était surtout permis par le développement des nouvelles techniques autorisant un coût réduit de toutes les formes de transports (ce phénomène amplifiait également les conséquences de l’introduction des nouvelles techniques de production).
Imitant en cela ce qui s’était passé dix ans ou cinquante ans plus tôt, les réformateurs actuels avançent les mêmes arguments de « modernisation » de l’AFL-CIO, pour le rendre plus « efficace » (faute de cotisations, l’AFL-CIO a dû récemment licencier 400 de ses employés permanents et, parmi les réformes proposées, figure le démantèlement des bureaux syndicaux et du lobby de Washington). Bien sûr qu’il s’agissait pour ces nouveaux modernistes d’une question de pouvoir dans l’appareil, mais ce pouvoir des dissidents existait dans les faits ; ils voulaient qu’il existe aussi dans la forme, dans les structures de la fédération. Dans une analyse de la situation, un des bureaucrates de la SEIU, le principal des syndicats d’opposition, pouvait écrire qu’ils avaient trois perspectives : « Réorganiser et reconstruire le mouvement ouvrier ; accélérer la concentration des syndicats qui auraient le pouvoir exclusif de discussion avec les patrons pour des secteurs entiers de l’économie et d’interdire ainsi aux syndicats d’aller braconner dans le champ du voisin ; aller vers les 87 % de non-syndiqués qui occupaient maintenant pour l’essentiel des emplois non exposés aux délocalisations - hôtels, entretien, transports, commerce et distribution. » Ils pensaient que des structures verticales nationales pouvaient permettre cette rénovation de la confédération.
Disparition
Ce n’est pas du tout un hasard si, à l’intérieur de l’AFL-CIO, le rapport de forces entre les différentes tendances, c’est-à-dire entre les syndicats respectifs, s’est profondément modifié : cela correspond aux transformations profondes de l’économie et de l’appareil productif à l’intérieur des Etats-Unis. Les bureaucrates de la direction peuvent défendre bec et ongles leur position dans l’appareil mais leur base a des pieds d’argile : presque toutes les industries qui avaient fait leur force médiatrice, fourni leur troupes et assuré leurs ressources financières avaient été considérablement réduites ou même avaient disparu.
Un exemple frappant peut être donné par la situation de ce qui était la force principale de l’AFL-CIO, le United Automobile Workers (UAW) regroupant les travailleurs de l’automobile, qui n’est plus que le tiers de ce qu’il était il y a quelques années et qui en est réduit à une « gestion des restes », à moduler pour les rendre plus acceptables les restrictions imposées par les nécessités de survie des principaux constructeurs de l’automobile. Par exemple, récemment, l’UAW a signé un compromis avec General Motors qui réduit sensiblement le montant des remboursements concernant la santé pour les travailleurs et les retraités. Les permanents des sections syndicales de l’UAW dans la région de Detroit n’ont plus assez d’argent pour se payer des femmes de ménage et doivent eux-mêmes nettoyer les locaux syndicaux.
Un des bureaucrates de la SEIU pensait remédier à cette hémorragie d’adhérents autour de la constatation que « les syndicats doivent trouver quelques chose que les travailleurs veulent bien acheter ». D’une certaine façon, c’est oublier que si les syndicats ont quelque chose à vendre, c’est que le patronat en a besoin et a la possibilité de lâcher quelques miettes : sa position à ce sujet est toujours pragmatique et ne dépend en aucune façon ni des travailleurs, ni de leurs représentants patentés.
Si, effectivement, le patronat des vieilles industries qui engendrent la force de l’AFL-CIO ne fournit plus au syndicat que la réduction des avantages consentis dans les périodes de prospérité, les secteurs couverts par les syndicats dissidents offrent un champ d’activités où le syndicat peut glaner quelques miettes, en raison de la position des travailleurs et des nécessités des firmes concernées. Ce n’est pas un hasard si ces syndicats peuvent se targuer d’être devenus les poids lourds de la confédération et de lui fournir l’essentiel de sa finance. Comme ils le soulignent eux-mêmes, ils œuvrent dans des secteurs de l’économie non délocalisables et, de ce fait, un champ reste ouvert pour « recruter ». D’autant plus que, souvent, les travailleurs de ces secteurs sont particulièrement exploités, ont très peu d’avantages et sont conduits à se battre pour obtenir un minimum (comme on a pu le voir ces dernières années chez les travailleurs de la gestion et l’entretien des immeubles d’affaires, hôtels, etc.). La distribution leur offre elle aussi un champ d’action non négligeable. Par exemple, la plus grande des entreprises de ce secteur, Wal-Mart est résolument hostile à toute forme de représentation syndicale.
Conséquences
Quelle sera l’incidence de cette scission à la fois sur l’AFL-CIO, sur l’ensemble du mouvement syndical américain et surtout sur ses possibilités d’intervention dans les rapports capital-travail ? Difficile à dire, d’autant qu’on ne sait pas aujourd’hui quelles sont les intentions réelles des scissionnistes : monnayer leur retour dans le giron de la confédération ou constituer une confédération rivale et assécher l’AFL-CIO ?
La première réaction dans les milieux syndicaux et politique de gauche est de dire que cette division va affaiblir le mouvement syndical (comme s’il ne l’était pas déjà, la division venant précisément de sa faiblesse). Pourtant, un représentant du patronat déclarait : « Les syndicats ont encore le pouvoir de nous rendre la vie très difficile, mais beaucoup moins s’ils sont divisés ». Mais les mêmes milieux peuvent craindre une surenchère entre les deux têtes du mouvement, ce sur quoi ironisait un autre représentant patronal : « Il y a du sang dans l’eau, et ça viendra alimenter la rage. » Un juriste patronal était peut être plus dans le vrai lorsqu’il constatait que « la plupart des conseillers juridiques patronaux pensent que les leaders syndicaux mettent en place des équipes de tueurs dans un cercle limité. Je ne pense pas que cela fasse sourire les milieux patronaux. Ils se contentent de hausser les épaules. »
Une autre conséquence pourrait se situer sur le plan international. L’AFL-CIO est un des éléments dominants de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), machine de guerre au service de la pénétration mondiale des Etats-Unis. Cette confédération est actuellement en discussion avec la confédération mondiale chrétienne World Confederation of Labor en vue d’une fusion. Il est possible que la scission de l’AFL-CIO ait des répercussions sur cette globalisation syndicale, mais on peut penser que la réponse ne tient pas tant à ce que feront les scissionnistes mais des nécessités internes et externes de la domination mondiale du capital américain.
Une question
Il reste une question plus importante qui n’est pas abordée dans cet exposé : pourquoi les syndicats, quelle que soit leur orientation, perdent-ils régulièrement leur pouvoir de base, celui d’adhésion des travailleurs, pour ne conserver que ce que le capital veut bien leur concéder du pouvoir légal de leur institutionnalisation, définissant une place restrictive dans le procès de production et les relations capital-travail ?
La réponse serait double. D’un côté, le capital n’a plus guère besoin, en raison de la modification de ses structures sur le plan mondial et des techniques de production, de ces médiations syndicales (ce qu’illustrerait la tendance à privilégier les relations directes contractuelles entre l’entreprise et le travailleur individuel balayant tout encadrement collectif légal ou conventionnel). De l’autre, la présence de courants autonomes de lutte sous des formes diversifiées et leur élargissement hors du cadre de l’entreprise (également comme une conséquence de l’individualisation de la relation d’exploitation). L’étroitesse du champ légal d’activité syndicale et l’impossibilité de soutenir les transgressions (en raison même de son caractère fondamental de médiateur) rendent totalement obsolètes l’existence même des syndicats, les réduisant au rôle de conseillers juridiques du pouvoir.
Les deux questions sont d’ailleurs étroitement imbriquées et de telles constatations montrent que la scission de l’AFL-CIO peut n’apparaître que comme une tempête dans un verre d’eau.
H. S.