« Vous pourriez, en prenant seulement votre voiture, vous rendre chez moi et me tuer sans débourser d’autres frais qu’un peu d’essence ; cependant, si vous tenez absolument à dépenser mille dollars, je vous propose une autre solution : je vous descends d’un coup de revolver et ensuite je donnerai l’argent à ceux qui se battent pour une société libre où il n’y aura plus ni assassins ni présidents, ni mendiants ni sénateurs. »
Réponse de Voltairine de Cleyre au sénateur Joseph R. Hawley qui avait offert une prime de 1000 dollars à quiconque tuerait un anarchiste. .
Du point de vue de celui qui pense être capable de discerner la route du progrès humain, si tant est qu’il doit y avoir un progrès ; du point de vue de celui qui discerne un tel chemin sur la carte de son esprit et s’efforce de l’indiquer aux autres, de le leur montrer comme il le voit ; du point de vue de celui qui, en faisant cela, a choisi des expressions claires et simples à ses yeux afin de communiquer ses pensées aux autres -, pour un tel individu, il apparaît regrettable et confus pour l’esprit que l’expression « action directe » ait soudain acquis, aux yeux de la majorité de l’opinion publique, un sens limité, qui n’est pas du tout inclus dans ces deux mots, et que ceux qui pensent comme lui ne lui ont certainement jamais donné. Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des mots d’ordre ont été retournés, détournés, inversés, déformés à la suite d’événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert que la période où se développaient l’incompréhension et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de compréhension plus approfondie.
J’ai tendance à penser que c’est ce qui se passera avec le malentendu actuel concernant l’action directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à l’époque où les frères McNamara (1) plaidèrent coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans l’esprit de l’opinion, le sens d’ « attaques violentes contre la vie et la propriété » des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance crasse, soit d’une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demander ce qu’est vraiment l’action directe.
Qu’est-ce que l’action directe ?*
En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure découvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront encore. Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. Il y a une trentaine d’années, je me souviens que l’Armée du Salut pratiquait vigoureusement l’action directe pour défendre la liberté de ses membres de s’exprimer en public, de se rassembler et de prier. On les a arrêtés, condamnés à des amendes et emprisonnés des centaines et des centaines de fois, mais ils ont continué à chanter, prier et défiler, jusqu’à ce que finalement ils obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les Industrial Workers of the World (2) mènent à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas, obligé les autorités à les laisser tranquilles, en utilisant la même tactique de l’action directe.
Toute personne qui a eu un projet, et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l’action directe. Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelqu’un et est allé droit vers la ou les personne(s) concernée(s) pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple ; beaucoup d’entre vous se souviennent de l’action des ménagères de New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le prix de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est sur le point de s’organiser, face à la hausse des prix décidée par les commerçants.
Ces actions ne sont généralement pas le produit d’un raisonnement profond sur les mérites de l’action directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par une situation donnée. En d’autres termes, tous les êtres humains sont, le plus souvent, de fervents partisans du principe de l’action directe et la pratiquent. Cependant la plupart d’entre eux sont également favorables à l’action indirecte ou politique. Ils interviennent sur les deux plans en même temps, sans y réfléchir longuement. Seul un nombre limité d’individus se refusent à avoir recours à l’action politique dans telle ou telle circonstance, voire la récusent systématiquement ; mais personne, absolument personne, n’a jamais été « incapable » de pratiquer l’action directe. La majorité de ceux qui font profession de réfléchir sont des opportunistes ; ils penchent tantôt vers l’action directe, tantôt vers l’action indirecte, mais sont surtout prêts à utiliser n’importe quel moyen dès lors qu’une occasion l’exige. En d’autres termes, ceux qui affirment que le fait de voter à bulletins secrets pour élire un gouverneur est néfaste et ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de certaines circonstances, considèrent qu’il est indispensable de voter pour que tel individu occupe un poste à un moment particulier. Certains croient qu’en général la meilleure façon pour les gens d’obtenir ce qu’ils veulent est d’utiliser la méthode indirecte : en faisant élire et en portant au pouvoir quelqu’un qui donnera force de loi à ce qu’ils désirent ; mais ce sont les mêmes qui parfois, dans des conditions exceptionnelles, prôneront que l’on se mette en grève ; et, comme je l’ai déjà dit, la grève est une forme d’action directe. Ou bien ils agiront comme l’ont fait les agitateurs du Socialist Party (3) (organisation qui désormais s’oppose vigoureusement à l’action directe) l’été dernier, lorsque la police tentait d’interdire leurs meetings. Ils sont allés en force aux lieux de réunion, prêts à prendre la parole à n’importe quel prix, et ont fait reculer les forces de l’ordre. Même si cette attitude était illogique de leur part, puisqu’ils se sont opposés aux exécuteurs légaux de la volonté majoritaire, leur action constituait un exemple parfait, et réussi, d’action directe. Ceux qui, en raison de leurs convictions profondes, sont attachés à l’action directe sont seulement… mais quoi donc ? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas : je ne pense pas du tout que l’action directe soit synonyme de non-violence. L’action directe aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de Siloé (4). Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action directe, jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la coercition ; même lorsque l’Etat accomplit de bonnes choses, son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car il a toujours la possibilité d’y avoir recours.
Quelques exemples historiques
De nos jours, n’importe quel écolier américain a entendu parler de l’action directe de certains hommes non-violents, dans le cadre de son programme d’histoire. Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui des premiers quakers (5) qui s’installèrent au Massachusetts. Les puritains (6) les accusèrent de « troubler les hommes en leur prêchant la paix ». En effet, les quakers refusaient de payer des impôts ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter serment d’allégeance à un gouvernement, quel qu’il soit. (En agissant ainsi, ils ont pratiqué l’action directe, mais de façon passive.) Aussi, les puritains, partisans de l’action politique, ont fait voter des lois pour empêcher les quakers d’entrer sur leur territoire, les exiler, leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et finalement les pendre.
Les quakers ont continué à arriver en Amérique (ce qui était cette fois une forme active d’action directe) ; et les livres d’histoire nous rappellent que, après la pendaison de quatre quakers (7), et la flagellation de Margaret Brewster qui fut attachée à une charrette et promenée à travers les rues de Boston, « les puritains renoncèrent à faire taire les nouveaux missionnaires » et que la « ténacité des quakers et leur non-violence finirent par triompher ».
Autre exemple d’action directe, qui appartient aux débuts de l’histoire coloniale américaine : cette fois, il ne s’agit pas d’un conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon (8). Tous nos historiens défendent l’action des rebelles dans cette affaire, car ceux-ci avaient raison. Et pourtant il s’agissait d’une action directe violente contre une autorité légalement constituée. Laissez-moi vous rappeler les détails de cet événement : les planteurs de Virginie craignaient (avec raison) une attaque générale des Indiens. Partisans de l’action politique, ils demandèrent, ou plutôt leur dirigeant Bacon exigea que le gouverneur lui accorde le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Ce dernier craignait - à juste titre - qu’une compagnie d’hommes armés ne devienne une menace pour lui-même. Il refusa donc d’accorder cette permission à Bacon. A la suite de quoi, les planteurs eurent recours à l’action directe. Ils levèrent des volontaires sans autorisation et combattirent victorieusement contre les Indiens. Le gouverneur décréta que Bacon était un traître mais le peuple était de son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire en justice. Finalement, la situation s’envenima tellement que les rebelles mirent le feu à Jamestown. Si Bacon n’était pas mort, bien d’autres événements se seraient produits. Bien sûr, la répression fut terrible, comme cela se passe habituellement lorsqu’une révolte s’effondre d’elle-même ou est écrasée. Néanmoins, pendant sa brève période de succès, cette révolte corrigea nombre d’abus. Je suis persuadée que, à l’époque, les partisans de l’action politique à tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au pouvoir, ont dû s’exclamer : « Regardez tous les maux que provoque l’action directe ! Notre colonie a fait un bond d’au moins vingt-cinq ans en arrière » ; ils oubliaient que, si les colons n’avaient pas recouru à l’action directe, les Indiens auraient pris leurs scalps un an plus tôt, au lieu que nombre d’entre eux soient pendus par le gouverneur un an plus tard.
Dans la période d’agitation et d’excitation qui précéda la révolution américaine, on assista à toutes sortes d’actions directes, des plus pacifiques aux plus violentes ; je crois que presque tous ceux qui étudient l’histoire des Etats-Unis trouvent que ces actions constituent la partie la plus intéressante de l’histoire, celle qui s’imprègne le plus facilement dans leur mémoire.
Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements fabriqués dans la colonie et les « comités de correspondance » (8). Comme les hostilités se développaient inévitablement, l’action directe violente prit elle aussi de l’ampleur ; par exemple, on détruisit les timbres fiscaux, on interdit le débarquement des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, on obligea un propriétaire d’une cargaison de thé à mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis. Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner deux points à l’intention de ceux qui répètent certains arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe ; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent d’un point de vue historique. George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre les importations ; un tribunal lui aurait certainement « enjoint » de ne pas créer une telle organisation et, s’il avait insisté, il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.
La Guerre de Sécession
Lorsque le grand conflit entre le Nord et le Sud s’intensifia, ce fut encore l’action directe qui précéda et précipita l’action politique. Et je ferai remarquer que l’on n’engage jamais, que l’on n’envisage même jamais aucune action politique, tant que les esprits assoupis n’ont pas été réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions existantes. L’histoire du mouvement abolitionniste et de la Guerre de Sécession nous offre un énorme paradoxe, même si nous savons bien que l’histoire n’est qu’une chaîne de paradoxes. Sur le plan politique, les États esclavagistes luttaient pour une plus grande liberté, pour l’autonomie de chaque Etat et contre toute intervention du gouvernement fédéral ; par contre, les États non esclavagistes voulaient un Etat centralisé et fort, Etat que les sécessionnistes condamnaient avec raison parce qu’il allait donner naissance à des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et c’est ce qui arriva. Depuis la fin de la guerre de Sécession, le pouvoir fédéral empiète de plus en plus sur les prérogatives de chaque Etat. Les négriers modernes (les industriels) se retrouvent continuellement en conflit avec le pouvoir centralisé contre lequel les esclavagistes d’antan protestaient (la liberté à la bouche mais la tyrannie au cœur). D’un point de vue éthique, ce sont les États non esclavagistes qui, en théorie, prônaient une plus grande liberté, tandis que les sécessionnistes défendaient le principe de l’esclavage. Mais cette position éthiquement juste était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes, qui n’avaient jamais côtoyé d’esclaves noirs, pensaient que cette forme d’exploitation était probablement une erreur ; mais ils n’étaient pas pressés de la faire disparaître. Seuls les abolitionnistes, une infime minorité, avaient une véritable position éthique : à leurs yeux seule importait l’abolition de l’esclavage - ils ne se souciaient pas de la sécession ni de l’union entre les États américains. Au point que beaucoup d’entre eux prônaient la dissolution de l’Union ; ils pensaient que le Nord devait en prendre l’initiative afin que les Nordistes ne soient plus accusés de maintenir les Noirs prisonniers de leurs chaînes. Bien sûr, toutes sortes de gens ayant toutes sortes d’idées voulaient abolir l’esclavage : des quakers comme Whittier (9) (les quakers, ces partisans de la paix à tout prix, furent en fait les premiers partisans de l’abolition de l’esclavage, dès leur arrivée en Amérique) ; des partisans modérés de l’action politique qui voulaient racheter les esclaves pour résoudre le problème rapidement ; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en la violence et menèrent toutes sortes d’actions radicales.
En ce qui concerne les politiciens, pendant trente ans ils essayèrent de se défiler, de conclure des compromis, de marchander, de maintenir le statut quo, d’amadouer les deux parties, alors que la situation exigeait des actes, ou au moins une parodie d’action. Mais « les étoiles dans leur course combattirent contre Sisera (10) », le système s’effondra de l’intérieur et, sans éprouver le moindre remords, les partisans de l’action directe agrandirent les fissures de l’édifice esclavagiste. Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons l’organisation du « chemin de fer souterrain ». La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes d’action (directe et politique) ; cependant, même si, en théorie, ils pensaient que la majorité avait le droit d’édicter et d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand-père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. C’était un homme attaché aux règles, dans la plupart des domaines, même si j’ai souvent pensé qu’il respectait la loi parce qu’il avait rarement affaire à elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la loi le touchait généralement d’assez loin, alors que l’action directe avait pour lui la valeur d’un impératif. Quoi qu’il en soit, et aussi légaliste fût-il, il n’éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes celles qui l’empêchaient d’agir.
Parfois, le bon fonctionnement du « chemin de fer souterrain » exigeait l’usage de la violence, et on l’employait. Je me souviens qu’une vieille amie me raconta qu’elle et sa mère avaient surveillé leur porte toute la nuit, pendant qu’un esclave recherché se cachait dans leur cave. Toutes deux avaient beau descendre de familles quakers et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil de chasse à portée de main, sur la table. Heureusement, elles n’eurent pas besoin de tirer, ce soir-là. Lorsque la loi sur les esclaves évadés fut votée, grâce à certains politiciens du Nord qui voulaient encore amadouer les propriétaires d’esclaves, les partisans de l’action directe décidèrent de libérer les esclaves qui avaient été repris. Il y eut l’ « opération Shadrach » puis l’opération « Jerry » (cette dernière sous la direction du fameux Gerrit Smith (11)), et bien d’autres qui réussirent ou échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent leurs manœuvres et tentèrent de concilier l’inconciliable. Les partisans de la paix à tout prix, les plus légalistes, dénoncèrent les abolitionnistes, un peu de la même façon que des gens comme William D. Haywood (12) et Frank Bohn (13) sont dénoncés par leur propre parti aujourd’hui.
John Brown
L’autre jour, j’ai lu dans le quotidien Daily Socialist de Chicago une lettre du secrétaire du Socialist Party de Louisville au secrétaire national. M. Dobbs demandait que l’on remplace M. Bohn, qui devait venir parler dans sa ville, par un orateur plus responsable et plus raisonnable. Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence de Bohn : « Si les frères McNamara avaient défendu avec succès les intérêts de la classe ouvrière, ils auraient eu raison, de même que John Brown (14) aurait eu raison s’il avait réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme pour les McNamara, l’ignorance était leur seul crime. » Et M. Dobbs de faire le commentaire suivant : « Nous nous élevons fermement contre de tels propos. Cette comparaison entre la révolte ouverte - même si elle était erronée - de John Brown d’un côté, et les méthodes clandestines et meurtrières des frères McNamara de l’autre, est le fruit d’un raisonnement creux qui conduit à des conclusions logiques très dangereuses. »
M. Dobbs ignore certainement ce que furent la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la violence aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé de le faire passer pour un agneau. Et une fois qu’une personne croit en la violence, c’est à elle seule de décider quelle est la façon la plus efficace de l’appliquer, en fonction des conditions concrètes et de ses propres moyens. John Brown n’hésita jamais à utiliser des méthodes conspiratives. Ceux qui ont lu l’ Autobiographie de Frederick Douglass (15) et les Souvenirs de Lucy Colman (16) savent que John Brown avait prévu d’organiser une série de camps fortifiés dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du Tennessee, d’envoyer des émissaires secrets parmi les esclaves pour les inciter à venir se réfugier dans ces camps, et ensuite réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires pour fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout parce que les esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement la liberté. Plus tard, lorsque des politiciens à l’esprit tortueux, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi Kansas-Nebraska qui laissait les colons décider seuls de la légalité de l’esclavage, les partisans de l’action directe, dans les deux camps, envoyèrent de pseudo-colons dans ces territoires et ceux-ci s’affrontèrent. Les partisans de l’esclavage arrivèrent les premiers ; ils rédigèrent une constitution qui reconnaissait l’esclavage et une loi punissant de mort toute personne qui aiderait un esclave à s’échapper ; mais les Free Soilers (17), qui arrivèrent un peu plus tard parce qu’ils venaient d’États plus éloignés, rédigèrent une seconde constitution, et refusèrent de reconnaître les lois de leurs adversaires. John Brown se trouvait parmi eux et utilisa la violence, tantôt ouvertement tantôt clandestinement. Les politiciens décents, favorables à la paix sociale, le considéraient comme un « voleur de chevaux et un assassin ». Et il ne fait pas le moindre doute qu’il vola des chevaux, sans prévenir personne de son intention de les dérober, et qu’il tua des partisans de l’esclavage. Il se battit et réussit à s’en tirer un bon nombre de fois avant qu’il tente de s’emparer de l’arsenal de Harpers Ferry (18). S’il n’utilisa pas la dynamite, c’est seulement parce qu’elle n’était pas encore une arme très répandue à l’époque. Il attenta à la vie de beaucoup plus de gens que les frères McNamara, dont M. Dobbs condamne les « méthodes meurtrières ». Pourtant les historiens ont compris la portée des actions de John Brown. Cet homme violent, qui avait du sang sur les mains, fut condamné et pendu pour haute trahison ; mais tout le monde sait que c’était une âme forte et belle, désintéressée, qui ne pouvait supporter que quatre millions d’hommes soient traités comme des animaux. John Brown pensait que combattre cette injustice, ce crime horrible, était un devoir sacré qu’il accomplissait sur l’ordre de Dieu - car cet homme très religieux appartenait à l’Eglise presbytérienne.