Qu’en a-t-il été de l’extrême gauche et des libertaires ?
Aucun groupe d’extrême gauche ou anarchiste ne possède une implantation importante dans les principaux quartiers ouvriers ou populaires (le Parti communiste a perdu son implantation depuis longtemps et s’il la conserve ce n’est pas parmi la jeunesse) et certainement pas parmi la jeunesse franco-africaine ou franco-maghrébine. Il est caractéristique que pas un seul dirigeant, porte-parole ou militant en vue des groupes dits « révolutionnaires » ne soit d’origine « extra communautaire » pour reprendre le vocabulaire « politiquement correct ». C’est pourquoi il est d’autant plus tragicomique de voir des militants de la LCR ou libertaires reprendre le thème de la « domination post-coloniale » dans leurs tracts quand ils ne sont même pas capables de recruter des dizaines de jeunes Africains, Antillais ou Maghrébins et de leur donner des postes de responsabilités dans leurs organisations.
Et cela s’explique aisément. Exactement comme aux Etats-Unis, chaque fois qu’un jeune d’origine africaine, antillaise, maghrébine ou turque, réussit à l’école et va à l’université ou se trouve un boulot pas trop mal payé, il change de quartier et déménage dans un quartier moins chaud voire majoritairement habité par ce que l’on appelle les « classes moyennes » qui vont de l’aristocratie ouvrière aux différentes couches de la petite bourgeoisie, salariée ou non. Dans ces quartiers plus tranquilles, ou à la fac, il a nettement plus de chances de tomber sur un militant d’extrême gauche que dans sa cité en ruine... Mais, hélas, il est aussi beaucoup plus probable qu’il ait des opinions politiques modérées ou réactionnaires, conformes à son ascension sociale individuelle.
Ceux qui ont entre 18 et 25 ans et qui restent dans les cités sont généralement ceux qui ont arrêté l’école à 16 ans (et qui parfois ont cessé de suivre régulièrement les cours dès 13 ans), ou qui n’ont fait aucune étude universitaire et qui alternent petits boulots non qualifiés, emplois à temps partiel et périodes de chômage, s’ils ont « de la chance ». Vivre avec ses parents quand on a entre 18 et 25 ans, dans un petit appartement et dans un immeuble vétuste, dans un quartier sans cinémas et sans lieux de loisir, un quartier qui est constamment vilipendé, n’avoir aucun avenir professionnel, tous ces facteurs poussent davantage un individu à glisser vers des combines illégales que vers le marché du travail, et ce d’autant plus si l’accès lui en est refusé à cause de ses « origines ».
Les jeunes qui sympathisent avec la gauche réformiste ou révolutionnaire sont généralement ceux qui ont un emploi régulier, une qualification minimale, qu’ils soient ouvriers ou employés, voire fonctionnaires, et il existe un énorme fossé entre ceux qui ont un travail régulier et ceux qui vivent dans la précarité permanente (5). Et ce fossé, aucun groupe politique révolutionnaire n’a été capable de le combler depuis quarante ans.
Quelles perspectives ?
Elles sont plutôt sombres. Certains groupes, comme la LCR ou d’autres petites organisations, ont essayé de « politiser » la question et de demander à Sarkozy de démissionner et à Chirac de convoquer des élections anticipées. Ce type de slogan montre qu’ils sont totalement déconnectés des réalités quotidiennes des quartiers. Ceux qui pensent que les « émeutiers » et plus, généralement, les jeunes désespérés se préoccupent véritablement de la démission de Sarkozy ou des élections de 2007 vivent sur une autre planète. Certes, il est vrai que nombre d’entre eux ont exprimé leur désir que Sarko s’en aille, mais on sait bien que ce type de réponse est déclenché par les questions très orientées des journalistes, qui suscitent le plus souvent des réponses stéréotypées. Pour savoir ce que les « émeutiers » veulent, il faudrait une démarche plus longue, plus patiente, et il n’est pas évident que si un rapport de confiance s’établissait, la liste des revendications à laquelle on aboutirait serait tellement radicale...
L’extrême gauche s’adresse aux militants syndicalistes, aux adhérents et sympathisants du PCF et du PS qui ont un boulot plus ou moins stable, vivent dans un quartier plus ou moins tranquille et qui ont des illusions sur la gauche réformiste. Et la plupart de ces cibles traditionnelles de la gauche révolutionnaire n’ont pas des parents africains, antillais, turcs ou nord-africains.
Par contre la gauche révolutionnaire n’a pas grand-chose à dire aux « émeutiers », ni même aux jeunes qui sympathisent avec eux, même s’ils n’approuvent pas leurs actions. Cette catégorie de la jeunesse n’a jamais véritablement ou durablement fait l’expérience de la solidarité ni au niveau local, ni dans les grèves lycéennes, ni dans un petit boulot précaire. Ou s’ils en ont vaguement fait l’expérience, cela ne les a pas en tout cas suffisamment convaincus d’adopter les méthodes de lutte classiques du mouvement ouvrier. C’est pourtant là le cœur du problème, et pas dans un changement de ministre, de Président, de majorité parlementaire, ou de République.
D’un autre côté, considérer avec indulgence les incendies d’écoles sous prétexte que l’Ecole embrigade ou flique la jeunesse ou affirmer que les “émeutiers” se sont davantage attaqués à des entreprises qu’à des bâtiments d’utilité sociale, alors que c’est statistiquement faux, ne nous mènera nulle part. Il ne faut ni considérer tous les “émeutiers” comme des enfants irresponsables (donc mépriser leur révolte dont les fondements sociaux crèvent les yeux) ni en faire des insurgés ayant quasiment une conscience révolutionnaire (car une bonne partie d’entre eux auront demain certainement des opinions politiques très modérées s’ils trouvent du boulot et que l’Etat gaullo-centriste continue à manier la carotte et le bâton, à combiner la suppression des allocations familiales aux parents « défaillants » et l’obligation de suivre un « stage de parentalité » et l’accroissement des pouvoirs de la Haute autorité contre les discriminations ; la reconnaissance des massacres à Madagascar et la volonté de mettre en lumière les aspects « positifs » de la colonisation, etc.).
Exiger l’amnistie immédiate pour toutes les personnes arrêtées ou condamnées en octobre-novembre ne doit pas nous empêcher de voir les dangers de la décomposition sociale qui est à l’œuvre dans tous les grands pays capitalistes, qu’ils aient ou non été des puissances coloniales. Des bidonvilles de Marrakech ou de Caracas aux taudis d’Alger en passant par les favelas du Brésil ou les quartiers pauvres de Dakar, Shangai ou Calcutta, partout les pauvres sont susceptibles de se révolter, et face à eux ce ne seront pas des flics ou des militaires « blancs » qu’ils trouveront, mais des tortionnaires et des assassins qui ont la même couleur de peau qu’eux. Reste à voir donc si la gauche révolutionnaire sera capable de prendre le taureau par les cornes sans plaquer des schémas préétablis, sur une révolte légitime mais qui pour le moment ne semble prometteuse ni pour la jeunesse, ni pour tous les prolétaires qui vivent dans les « quartiers ». Reste à voir si la gauche révolutionnaire sera capable d’articuler la lutte contre le racisme et la lutte contre le capitalisme, sans flatter les groupes nationalistes, communautaristes ou religieux.
Y.C (Ni patrie ni frontières) 5/12/2005
(1) M. Sarkozy a déclaré vouloir nettoyer les banlieues de sa « racaille » au « Kärcher ». (Il s’agit en fait d’une marque qui propose toute une gamme d’appareils à pression nettoyant la saleté sur les sols ou les murs, et que l’on utilise aussi dans les stations service.) Le jeudi 10 novembre 2005 dans l’émission d’Arlette Chabot, le ministre a franchi un pas de plus en expliquant qu’il avait été choqué que le cousin du jeune Mauritanien électrocuté à Clichy-sous-Bois ne soit pas venu « habillé comme un Français » à son rendez-vous. Ce mépris raciste était d’ailleurs partagé par Arlette Chabot, qui a essayé d’empêcher le porte-parole d’une association sportive en banlieue de poser une question à Sarkozy et lui a ensuite coupé la parole en expliquant qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait, comme si ce monsieur ne parlait pas correctement le français. On ne s’étonnera pas qu’elle soit restée silencieuse quand ce sportif très modéré faisait l’éloge de la police, mais qu’elle se soit énervée quand il voulut parler d’une grave bavure policière.
(2) Ce slogan de SOS Racisme est sans doute l’un des plus stupides inventés par les antiracistes, du moins s’ils souhaitent sincèrement lutter contre le racisme des « Fromages ». En liant métissage et adhésion aux valeurs républicaines (quoi qu’on pense par ailleurs de ces valeurs), on fait le jeu du Front national.
(3) Mais certains considèrent que ce mouvement est beaucoup plus politique que par exemple les “émeutes” similaires qui ont pu se produire en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Pour ceux qui défendent cette interprétation (et on ne les trouve pas qu’à l’extrême gauche), les « émeutes » de novembre exprimeraient une vieille tendance française à choisir comme cible l’Etat et toutes ses institutions. Cela expliquerait pourquoi les jeunes des banlieues ont spontanément attaqué des symboles de l’autorité de l’Etat (commissariats, pompiers, bureaux de poste, écoles, etc.). Curieusement la droite moisie (genre Finkiekraut) qui voit chez les émeutiers une haine de la France et de la République rejoint l’analyse de certains ultragauches qui voient chez les mêmes une haine consciente de l’Etat. Pour notre part, nous serions plus tôt d’accord avec Emmanuel Todd, qui voit chez les émeutiers des aspirations égalitaires, dans la droite ligne d’une tradition politique française. Dans ce cas, ces émeutes traduiraient beaucoup plus une assimilation des « valeurs républicaines » qu’un rejet radical. C’est exactement ce qu’exprime un rappeur comme Diziz la Peste quand il dit que la liberté (d’expression) existe en France mais pas la fraternité ni l’égalité.
(4) Toutes sortes de groupes ou de dirigeants religieux, y compris l’inévitable Prince de la Confusion Tariq Ramadan, ont essayé d’intervenir dans cette crise, l’intervention la plus stupide et hors de propos étant sans doute celle des fondamentalistes de l’UOIF qui ont lancé une fatwa, comme si les “émeutiers” combattaient au nom de l’islam et qu’ils avaient le devoir de leur interdire d’user de la violence ! Le fait que les “émeutiers” n’ont absolument pas écouté les avis des dirigeants de leur prétendue « communauté religieuse » montre bien qu’il n’y avait pas le moindre complot musulman, ni même islamiste, mais une révolte sociale désespérée. Cela montre aussi que les jeunes n’étaient pas fondamentalement motivés par des raisons religieuses, même si l’on a entendu quelques excités crier « Allah ou akbar » à Clichy-sous-Bois ou ailleurs.
(5) En France il n’existe peu de statistiques nationales sur les discriminations, il est donc difficile d’en mesurer l’étendue exacte. L’INSEE a cependant établi que : « Si les Français nés de deux parents immigrés représentent 3,9 % de la population, ils ne constituent que 2,3 % des effectifs de l’administration. Quand ces parents sont originaires du Maghreb, on tombe de 1,3 % de la population à 0,6 % des fonctionnaires. » (Le Figaro, 10/11/2005). Les chiffres qui concernent les parents des « émeutiers » français d’origine étrangère donnent quand même froid dans le dos, comme en témoignent les articles « Un siècle et demi d’immigration » et « L’ascenseur social est en panne ».