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"Emeutes" : quand les jeunes dansent avec les loups (1)

jeudi 8 décembre 2005

Ecrit au départ pour informer des camarades d’autres pays en quête d’informations fiables, ce texte tente de décrire ce qui s’est passé pendant ces trois semaines de novembre 2005 dans ce qu’il est convenu d’appeler les « banlieues ». L’objectif était à la fois modeste et circonscrit : synthétiser le maximum d’infos parues dans les médias, sans verser dans le sensationnalisme « gauchiste » et tenter de donner un point de vue politique, sans prétendre offrir des réponses concrètes détaillées, celles-ci ne pouvant être fournies que par des hommes et des femmes qui vivent et militent sur place depuis des années et connaissent parfaitement les problèmes évoqués ici de façon très générale par un non-spécialiste.

Cet article essaie aussi de répondre à un problème délicat rarement abordé (pour ne pas dire totalement ignoré) dans la presse dite révolutionnaire : l’ « ethnicisation » de la question sociale, à la fois par les oppresseurs et les opprimés (comme en témoigne notamment le Mouvement des Indigènes de la République). Le choix a été délibérément fait de ne pas négliger des informations, analyses et chiffres publiés à ce sujet dans des journaux de droite (Le Figaro, Le Parisien, Le Point, etc.) tout en sachant parfaitement :

- que cette presse se nourrit de ses contacts étroits avec différents services de police, dont les RG aux analyses souvent fantaisistes,
- et que les idéologues réactionnaires s’y expriment en toute liberté.

En dehors des guillemets de rigueur, nous n’avons pas jugé utile de préciser à chaque fois que les chiffres cités sur la « violence » et la « criminalité » sont à prendre avec des pincettes, mais ils sont néanmoins utiles car ils peuvent dessiner des tendances ou des évolutions. Le lecteur devra donc prendre nos hypothèses fondées sur des statistiques policières douteuses pour ce qu’elles sont : des idées à vérifier et à envisager avec le plus grand sens critique - ce dont nos lecteurs ne sont pas dépourvus. « Danser avec les loups » signifie provoquer les flics, se faire courser et bien sûr leur échapper. Une version moderne et nettement plus « hard » du jeu des cow-boys et des Indiens, en quelque sorte. Sauf que les résultats immédiats de cette danse de novembre sont plutôt inquiétants et n’ont rien de spécialement « ludique », pour causer comme les sociologues ou les profs de banlieue qui analysent la fascination, réelle ou imaginaire, de leurs élèves pour les voitures qui « crament ».

- Près de 4770 jeunes ont été arrêtés (dont environ 45 % de mineurs - les chiffres définitifs ne sont pas encore connus), et beaucoup d’entre eux ont été condamnés à des peines de prison ferme

- Le gouvernement a décidé de décréter l’« état d’urgence » durant 12 jours, en ayant recours à une vieille loi adoptée en 1955 qui n’avait été jusqu’ici appliquée qu’en Algérie en 1955, en France en septembre 1958 dans trois départements contre les « Nord-Africains », en octobre 1961 contre les « Français musulmans » d’Algérie notamment à Paris (d’où le tristement célèbre massacre du 17 octobre 1961 qui a fait environ 160 morts), et en Nouvelle-Calédonie de janvier à juin 1985. Cette loi permet aux préfets de décider un couvre-feu, avec ou sans l’accord du maire, mais aussi d’autoriser des perquisitions de nuit sans mandat, de fermer des cafés, des salles de réunion, etc. Pire, mais cela n’a pas encore été décidé, cette loi prévoit aussi la possibilité de restreindre la liberté de la presse, de créer des camps d’internement spéciaux et autres mesures liberticides. Le Conseil des ministres a ensuite souhaité prolonger l’état d’urgence pendant trois mois et a obtenu l’appui du parlement pour cela, créant ainsi une situation absolument sans équivalent depuis quarante ans. S’il est évident que Chirac et ses potes ont des arrière-pensées électorales et craignent une nouvelle montée de l’extrême droite (et qu’ils ont donc intérêt à faire des rodomontades symboliques), il existe aussi la possibilité que cet état d’urgence baroque marque une volonté de restreindre davantage les libertés démocratiques ou de réprimer le mouvement social, même s’il est pour le moment trop tôt pour en tirer des conclusions (d’où notre scepticisme face à ceux qui évoquent la « fascisation » ou le glissement vers la « dictature »).

- Le gouvernement a décidé de permettre aux patrons de prendre en apprentissage des jeunes en échec scolaire dès l’âge de 14 ans, alors que la scolarité obligatoire et le collège unique sont censés concerner les élèves jusqu’à 16 ans. Comme le rappelle Philippe Meirieu sur Internet : « faire sortir du système scolaire un enfant à 14 ans, c’est décider de son sort à 12 ou 13 ans. L’institution scolaire a en effet une fantastique capacité à anticiper les décisions ». Cette mesure représente un grand pas en arrière pour la jeunesse ouvrière, et ne touchera évidemment que les enfants des familles les plus pauvres, donc en grande partie les familles qui ont le plus récemment immigré en France et dont les enfants sont statistiquement plus susceptibles de se retrouver en échec scolaire.

Elle vise à détruire par la bande le « collège unique », bête noire de la droite. Cette mesure empêchera les fils et les filles de prolétaires de bénéficier d’une meilleure éducation générale, d’une meilleure qualification, et cela évidemment les désavantagera s’ils envisagent plus tard d’entamer des études universitaires (68 % des élèves orientés en 3e vers les lycées professionnels viennent de milieux populaires). Et cela permettra aux patrons d’embaucher des « pré-apprentis volontaires » de 14 ans... qui ne seront sans doute pas rémunérés, puisque la loi ne l’autorise pas, du moins pour le moment. Comme l’écrit L’Humanité du 1er décembre : « A partir de 15 ans, la rémunération va de 25 % du SMIC pour la première année à 53 % pour la troisième. Pour les apprentis âgés de 21 ans et plus, elle est de 53 % pour la première année et de 78 % pour la troisième. » On voit donc que toutes les formules d’apprentissage permettent d’exploiter des salariés pour une somme bien inférieure au SMIC.

De plus comme le note La lettre de Liaisons, reprenant un texte de Gérard Filoche : « L’apprentissage, en France, est un échec de masse, deux apprentis sur trois ne finissent jamais cette pseudo-formation, souvent réduite à un "stage" mal payé, avec des maîtres d’apprentissage qui ne sont plus formés pour cela depuis que Balladur en décidé ainsi en 1994 (...). En trois ans, un jeune passe de 35 % du Smic à 85 % (...). Et il n’apprend rien, sauf à subir l’exploitation sur le tas ! Les conditions de travail se sont dégradées pour les jeunes dès le premier contact avec les entreprises, l’apprenti boucher gratte les tables de découpe, la coiffeuse ne fait que balayer les cheveux des clients, la vendeuse se fait houspiller parce qu’elle ne va jamais assez vite, tous sont contraints à des heures supplémentaires impayées au détriment de la partie “théorique”de la formation qu’ils sont censés suivre...

« Mais il est vrai que le contrat d’apprentissage, quand il est signé, est plus difficilement rompu que le “contrat nouvelle embauche “ ! C’est d’ailleurs pourquoi le CNE (Contrat Nouvelle Embauche) est devenu plus intéressant pour un patron qu’un contrat d’apprenti... Mais Villepin n’est pas à ce genre d’incohérence près... Il ne sait sans doute pas que, même au bas prix des apprentis, il est tout de même difficile à un jeune de trouver un "stage" et que les " nombreux "stagiaires” le sont illégalement, hors droit, comme des milliers d’entre eux le dénoncent actuellement... »

- Enfin, toutes sortes de biens ou d’installations utiles à la population ont été incendiés et détruits : voitures, gymnases, écoles, bus, crèches, centres de loisirs, foyers d’immigrés, théâtres, maisons de retraite, etc. (Nous ne pleurerons pas sur le sort des commissariats de police ou des garages de police incendiés, parce qu’au moins ces actes sont susceptibles d’avoir un sens politique.)

L’ « étincelle qui a mis le feu à toute la plaine » ?

Tout a commencé le 27 octobre, à Clichy-sous-Bois, une banlieue « défavorisée » du nord-est de Paris. Clichy-sous-Bois est une petite ville de 28 000 habitants au nord de Paris qui compte 25 % de chômeurs. 30 % des logements sont des HLM. La moitié de la population a moins de 25 ans. Les cadres et les classes moyennes ne représentent que 4,7 % de la population et les immigrés 33%.

Bouna et Zyed, respectivement d’origine mauritanienne et tunisienne, venaient de terminer une partie de foot avec d’autres copains quand ils ont aperçu des policiers. Effrayés, ils se sont mis à courir et se sont réfugiés dans un local EDF où ils ont été électrocutés. Alertée par un troisième jeune, Metin, gravement brûlé dans le transformateur, la jeunesse locale se mobilisa spontanément dans les rues et protesta, brûlant des poubelles, des voitures, etc. Mais les choses auraient pu en rester là, ou durer quelques jours dans la petite ville de Clichy-sous-Bois, si le ministre de l’Intérieur n’avait pas accusé les deux jeunes décédés d’avoir été en train de dévaliser un chantier et si, le 30 octobre, une salle de prière musulmane n’avait pas reçu une grenade lacrymogène - on ignore encore si elle est tombée devant la salle de prière ou à l’intérieur, mais cela ne change rien quant aux conséquences.

Mais une chose est claire : le ministre de l’Intérieur a menti une seconde fois, en accusant les « émeutiers » d’avoir lancé la grenade lacrymo. Il a ensuite été contraint d’admettre qu’il s’agissait d’une arme de la police, mais il a eu le culot de déclarer qu’il n’y avait aucune preuve que la grenade ait été lancée par... un policier ! Cela a conduit un médiateur de Clichy-sous-Bois à déclarer, durant une émission de télévision : « C’est comme si je disais que les pierres et les cocktails Molotov appartiennent sans doute aux “émeutiers”, mais qu’il n’y a aucun moyen de prouver qu’ils s’en servent contre la police. »

Les mensonges du ministère de l’Intérieur, les mots violents et racistes (1) qu’il a employés de façon répétée contre la jeunesse devant les caméras de télévision, dans la rue ou dans les studios de télévision, la réticence initiale du pouvoir à ouvrir une enquête sur la mort de Bouna et Zyed et le mépris affiché contre les musulmanes et musulmans qui ont suffoqué dans la salle de prière et n’ont reçu aucune excuse des plus hautes autorités de l’Etat, tous ces facteurs ont exaspéré non seulement les jeunes de Clichy-sous-Bois, mais une partie significative de la jeunesse qui vit dans les quartiers populaires. Durant les jours suivants, la situation a encore empiré dans de nombreuses banlieues parisiennes, puis à l’échelle nationale. Certes, l’attitude arrogante de Sarkozy n’a pas contribué à calmer les choses, ni les attitudes arrogantes et racistes des jeunes CRS inexpérimentés envoyés dans les quartiers. (Certains journalistes semblaient suggérer qu’il existait une différence importance entre les jeunes policiers inexpérimentés et ceux qui avaient de la « bouteille » ; si tous étaient dangereux pour les « émeutiers » et la population en général, les premiers étaient jugés beaucoup plus susceptibles de commettre la bavure qui aurait fait basculer la situation politique. En Seine-Saint-Denis, par exemple les deux tiers des poulets du commissariat ont moins de 5 ans d’ancienneté, se plaignait un de leurs officiers.).

En temps normal, de jour comme de nuit, les policiers contrôlent systématiquement l’identité des jeunes qu’ils considèrent d’origine étrangère, qu’ils soient Africains, Antillais, Turcs ou d’Afrique du Nord. Et cela peut se répéter plusieurs fois dans la journée. Comme le raconte à Libération, le 14/11/2005, le rappeur Rim-K du 113, auteur de la chanson Face à la police (1999) : « J’avais 20 ans quand j’ai écrit ce morceau. Je me faisais contrôler une bonne dizaine de fois par semaine. » D’ailleurs, dans le Nouvel Observateur, le lieutenant David Barbas, porte-parole du Syndicat national des officiers de police (SNOP, majoritaire) admet : « Ils disent eux-mêmes qu’il leur arrive de se faire contrôler cinq fois dans la même journée. Ce n’est pas toujours vrai mais ce n’est pas toujours faux non plus. » De plus, les condés tutoient les jeunes au lieu de les vouvoyer quand ils ne les insultent pas. Dans la Lettre versatile n° 191 de Jimmy Gladiator un professeur raconte à propos d’un de ses élèves de terminale, en Seine-Saint-Denis. « Il vient de nous raconter, tout simplement, pas un mot plus haut que l’autre, comment l’été dernier, à l’occasion d’un prétendu contrôle de police, dans sa cité, il s’est retrouvé déshabillé de force sur la voie publique, humilié, en caleçon, un policier lui tâtant complaisamment les parties en ricanant : “ T’aimes ça, hein, petite pédale, qu’on te les tripote, hein, allez vas-y, là, chiale un coup devant tes potes, allez !” V. a effectivement pleuré. On soupçonnait des trafics dans le quartier... Aucune suite à cette vérification d’identité. Son médecin lui a prescrit des calmants. »

Notons qu’en France les effectifs de la police nationale sont en expansion constante. Entre 1974 et 2003 on est passé de 99 144 policiers à 142 836. De plus, ces chiffres ne tiennent pas compte des polices municipales privées, en augmentation régulière. La jeunesse voulait exprimer sa solidarité envers les deux jeunes morts à Clichy, protester contre les attitudes des flics, protester contre la grenade lacrymogène lancée contre la salle de prière (ou en tout cas qui avait atterri à proximité) et beaucoup aussi se sont rappelé les nombreuses bavures policières antérieures qui s’étaient terminées par des non-lieux ou des peines symboliques : comme le rappelle Mimouna Hadjam dans ce numéro « 189 Français d’origine maghrébine ou africaine sont morts dans les commissariats, les cités, victimes de l’idéologie sécuritaire », rien qu’entre 1981 et 1991. Les médias ont sans doute joué un rôle dans l’extension des “émeutes” [pourtant on a appris au bout de dix jours que les chaînes de télévision françaises avaient décidé de censurer une partie des images qu’elles filmaient, ce qui explique peut-être pourquoi les « émeutes » ont été perçues comme beaucoup plus graves à l’étranger qu’en France]. En effet, certains groupes ou ados stimulés par la télé voulaient que leur « téci » devienne « célèbre » le temps d’un soir. Brûler des poubelles et des voitures, attaquer les flics et les pompiers permettait de « passer au 20 heures » ou d’avoir sa photo dans le journal (même avec une cagoule), et de montrer aux « keums » des autres quartiers qu’on avait autant de « couilles » qu’eux (les jeunes filles et les jeunes femmes ont brillé par leur absence durant les « événements », même si tous les journalistes ont souligné leur compréhension des causes de la révolte).

Un autre facteur a sans doute joué un rôle : le fait que les flics et les pompiers étaient massivement mobilisés les a poussés, dans une logique purement bureaucratique, à intervenir en masse, tout simplement pour justifier leur paie et leur heures sup. C’était d’ailleurs le but des petits groupes d’ « émeutiers » : brûler quelques poubelles, attirer 3 cars de flics et 3 camions de pompiers, disparaître dans un autre endroit, attaquer les flics ou les pompiers de façon à attirer encore davantage d’uniformes, et ainsi de suite. Les « émeutiers » ont eu besoin de quelques jours pour trouver de nouvelles tactiques afin de s’organiser (par exemple, afin de ne pas être reconnus, certains allaient dans d’autres quartiers que le leur et échangeaient leur lieu d’ « intervention » avec d’autres groupes ou bandes). Et de leur côté les forces de répression ont eu besoin de quelques jours pour comprendre leur tactique et trouver la réponse appropriée. Comme l’écrit L’Express du 10 novembre : « La police décide de changer de tactique. Elle s’est rendu compte que le déploiement de CRS en grand nombre et l’arrosage à l’aide de grenades lacrymogènes faisaient le jeu des “agresseurs”. Ils reculaient pendant la charge et, une fois le gaz dissipé, repartaient de plus belle. Alors les CRS interviennent en petits groupes. Ils utilisent un car léger, le Boxer, contenant 6 policiers, lesquels patrouillent deux par deux pour interpeller les casseurs. Ces derniers changent alors de stratégie. Ils se déplacent alors en petits “commandos” de deux ou trois, à moto ou à pied, mettent le feu à une voiture ou à un bâtiment et s’enfuient aussitôt. » Pour des raisons politiques, le gouvernement a préféré tomber dans le piège des « émeutiers » (c’est-à-dire envoyer une quantité disproportionnée de flics dans les quartiers) à la fois pour montrer à la population qu’il maîtrisait la situation mais aussi afin de la surdramatiser dans un but de récupération politique assez évidente : faire croire qu’on pouvait avoir confiance en lui pour rétablir l’ordre.

Une crise aux racines profondes et lointaines

Mais, fondamentalement, les raisons des “émeutes” sont beaucoup plus profondes que les quelques éléments circonstanciels énumérés ci-dessus. Les experts estiment qu’il existe au moins 1500 quartiers difficiles dont 752 sont classés ZUS (zones urbaines sensibles) selon leur dernière appellation bureaucratique. Ces quartiers ouvriers, ou plutôt « pauvres », regroupent 4,2 millions d’habitants, dont la situation ne fait qu’empirer depuis des années. Quels sont les principaux problèmes de ces quartiers ?

- Le chômage peut atteindre jusqu’à 40 ou 50 % dans certains quartiers pour les descendants d’immigrés (la « deuxième » voire même « la troisième génération », ou ceux entrés en France depuis seulement quelques années), par rapport à une moyenne nationale de 10 %.

En 2004, le niveau de chômage pour les 15-59 ans était de 20,7 % dans les ZUS, Zones urbaines sensibles, soit le double du taux de chômage national. Dans ces zones pauvres, la population a diminué de 8,6 % mais le niveau du chômage a augmenté de 6 % entre 1990 et 1999. 18,8 % de ceux qui cherchent un emploi ont le bac contre 30,1 % dans les autres villes. 43, 6 % n’avaient aucun diplôme du tout. 15,7 % touchent le RMI contre 10,9 % à l’échelle nationale. Pour ceux qui ont moins de 25 ans le taux de chômage atteint 32,6 % et la situation ne fait qu’empirer. Par exemple à Clichy-Montfermeil, le taux de chômage pour les moins de 24 ans est passé de 27,1 % en 1990 à 37,1% en 2004. Dans la zone du « Plateau Est de Dreux » (11 042 habitants), le taux de chômage des moins de 24 ans atteint 56,4 %.

- Un logement catastrophique : des tours et des barres construites dans les années 60 et 70, géographiquement isolées, généralement coincées entre une autoroute et une voie ferrée, dépourvues de transports publics, de services publics, de commerces, etc.
- Un système scolaire public dramatiquement déficient : les professeurs sont généralement motivés jeunes et mais inexpérimentés. 25 % ont moins de trente ans dans les ZUS, contre 17,7 % dans le reste du pays ; et ce taux monte à 37,7 9 % dans les ZUS d’Ile-de-France ; comme le souligne Le Monde de l’éducation, ce pourcentage « peut monter jusqu’à 63,9% dans certains établissements ». Les enseignants apprennent leur métier au contact des élèves les plus difficiles ; dans ces mêmes écoles, le taux d’absentéisme est élevé (4,1 % au lieu de 1,9 % dans le reste de la France) ainsi que le niveau de « violence » (10 % des écoles concentrent la moitié des « actes de violence » : insultes, agressions physiques, vols, rackets, etc.) et un pourcentage élevé d’enfants dont les parents sont étrangers (10 % des collèges scolarisent plus de 40% d’enfants d’origine étrangère). D’après Le monde de l’éducation, « 38,2 % des enfants de milieu défavorisé redoublent à l’école, contre 17, 4 % dans l’ensemble de la population ». Et que « un enfant sur quatre dont les deux parents sont nés à l’étranger sort non qualifié du système scolaire ».

Rappelons, pour terminer, que tout le ramdam orchestré par la droite autour du financement prétendument « pharaonique » des ZEP (Zones d’éducation prioritaires) créées par la gauche en 1981 repose sur une série de mensonges. Comme l’écrit Libération (15/11/2005), « L’Etat n’a jamais particulièrement doté les ZEP. Un élève sur 5 était scolarisé en ZEP en 2003, soit 1 700 000 élèves. Le surcoût de masse salariale des enseignants n’est que de 8% par élève en ZEP (...). Une classe de collège en ZEP compte en moyenne deux élèves de moins qu’une classe non ZEP. (...) Le taux d’élèves issus de familles défavorisées est de 65,4 % en ZEP contre 44,7 % ailleurs. Dans 10% des établissements classés ZEP, ce taux d’enfants défavorisés dépasse 80%. » Ces chiffres montrent, s’il en était besoin, l’orientation de classe du système scolaire qui préfère concentrer ces efforts sur des établissement privilégiés et des enfants issus des classes moyennes ou supérieures en « attirant des enseignants en milieu ou en fin de carrière mieux payés », comme le dit le même article de Libération.
- Un système de santé publique déplorable (deux fois moins d’hôpitaux dans les zones pauvres que dans le reste de la France ; dans certains quartiers la proportion peut être 10 fois inférieure que leur commune de référence et 71 ne possèdent aucun établissement médical), mais aussi moins de médecins, de spécialistes et de généralistes, de pharmacies, beaucoup plus de problèmes de surpoids voire d’obésité, de mauvaise vision, de problèmes dentaires chez les enfants de prolétaires (trois fois plus de caries non traitées), etc.

- Une situation très dure pour les femmes : par exemple, c’est dans les quartiers ouvriers que l’on trouve le plus fort pourcentage de mères qui élèvent seules leurs enfants et qui vivent sous le seuil de pauvreté. Dans le département de la Seine-Saint-Denis, la moitié de ces mères célibataires sont considérées comme « pauvres ».

Les sociologues, les travailleurs sociaux, les médiateurs, les responsables d’associations... et les chanteurs de rap s’attendaient à ce type d’événements, qui se sont déjà produits, soit dans les banlieues parisiennes, soit dans d’autres villes mais jamais pendant une période aussi longue et sur une échelle aussi grande. Si l’on se fie aux statistiques du ministère de l’Intérieur à propos des « violences urbaines », elles seraient passées de 3 642 « actes de violence » en 1993 à plus de 100 000 en 2005. Durant les dix premiers mois de 2005, 28 041 voitures et 17 489 poubelles ont brûlé, et il y a eu 6 004 « jets de projectiles » (pierres, cocktails Molotov, bidets, pavés, etc.). Cela signifie que les députés, les maires, l’administration, les hauts fonctionnaires, les ministres, etc., disposaient de tous les indicateurs d’alerte mais qu’ils les ont ignorés pour des raisons évidentes : cela aurait coûté beaucoup trop cher de remettre en place (voire de créer de toutes pièces) tout ce qui avait été lentement détruit durant les 30 années précédentes : les emplois, le logement social, les services publics, les commerces, les centres culturels, de sports ou de loisir, etc. - en bref, toute l’économie et la vie sociale de ces quartiers.

Les premières « émeutes » importantes aux Minguettes, près de Lyon, en été 1981, avaient provoqué une Marche pour l’égalité en 1983. Cette marche est passée à la postérité sous le nom de « Marche des Beurs », expression qui n’a aucun contenu politique, mais ce changement d’appellation est lourd de sens : on est passé d’un objectif politique qui s’adressait à tous les exploités à une expression pseudo-ethnique. Près de 100 000 personnes s’étaient rassemblées à Paris le 3 décembre 1983, et cet événement avait soulevé de nombreux espoirs, notamment chez les jeunes d’origine étrangère. Mais seulement trois semaines après cette marche le Premier ministre socialiste avait violemment attaqué les grévistes musulmans de Talbot-Poissy, en grève contre des licenciements de masse dans l’industrie automobile.

La gauche au pouvoir pendant quinze ans (1981-1986 ; 1988-1993 ; 1997-2002), et particulièrement le Parti socialiste, n’a su que coopter un petit nombre de dirigeants locaux dans ses équipes municipales locales (à un très bas niveau de responsabilités), financer certaines associations politiques locales et nationales (dont SOS Racisme fondé en 1984 est la plus connue) qui sont devenues fortement dépendantes du PS, perpétuant ainsi une vieille tradition clientéliste. La gauche n’a pas cherché à lancer un programme massif d’investissements dans le logement, l’éducation, la santé, les transports et la culture, pour ne mentionner que quelques besoins fondamentaux. Elle a préféré faire de beaux discours sur le racisme et sur le multiculturalisme, la « République métisse » (2), au lieu de s’attaquer aux fondements économiques du racisme et de la ségrégation sociale.

Elle a préféré sélectionner progressivement une minuscule élite de dirigeants obéissants (Malek Boutih en étant la caricature avec ses dénonciations sarkoziennes de la « caillera » et ses déclarations ignobles en 2003 au cours d’une réunion socialiste : « Le beur qui gagne 6500 francs par mois se croit toujours supérieur aux bougnoules qui gagnent moins », Libération du 18/11/2005) et recruter des travailleurs sociaux sous-payés d’origine africaine ou nord-africaine, plutôt que de s’attaquer aux problèmes du chômage de masse. Les habitants des quartiers ouvriers ont dû faire l’expérience de la gauche au gouvernement pendant de nombreuses années pour découvrir qu’elle ne « pouvait pas [et ne voulait pas, ajouterons-nous] soulager toute la misère du monde » comme l’a cyniquement déclaré Rocard, et partiellement comprendre le rôle de cette gauche pseudo-réformiste.

En octobre 1990, une deuxième vague de révoltes a explosé à Vaulx-en-Velin et, depuis, la gauche et la droite ont décidé de lancer différentes « politiques de la ville » conduites par un ministère de la Ville créé en mai 1991. Cela a abouti à la lente rénovation de certains quartiers et à la création de « zones franches ».

Rénovation et zones franches

La rénovation a surtout consisté à détruire de façon spectaculaire des tours et des barres d’immeubles. Ce processus a mobilisé d’énormes sommes d’argent mais a eu des effets sociaux limités. Planter quelques arbres, repeindre les cages d’escaliers, ou même construire de petits immeubles à trois étages au bord de jolies pelouses, tout cela est bien joli, mais cela ne donne pas de boulot aux habitants. Si l’on veut vraiment procéder à une révolution complète de l’urbanisme dans un quartier, cela prend des années, cela suppose la consultation démocratique et la mobilisation des habitants (ce que les partis de gauche et de droite ne souhaitent pas). Et cela ne peut marcher que si l’on n’oublie pas le facteur emploi, sinon on risque paradoxalement d’aboutir à l’expulsion des plus pauvres pour les remplacer par des familles des classes moyennes. Comme le dit un conseiller municipal PS : « Si on voulait être méchant, on dirait que la politique de la ville a consisté à acheter la paix sociale. On démolit, on réduit la taille du ghetto, c’est tout. » (P. Bertinotti cité dans Le Monde du 11 novembre 2005).

Quant à la création des « zones franches », zones contestables d’un simple point de vue réformiste puisqu’elles accordent des privilèges fiscaux aux patrons, et où les entreprises sont censées embaucher 25 % de personnel local, elle a eu un impact limité pour le moment : seulement 90 000 emplois auraient été créés depuis 2003, selon les statistiques les plus optimistes. De nombreux habitants des banlieues se plaignent d’ailleurs qu’on ne leur offre, dans ces fameuses zones franches, que les boulots les plus mal payés et les moins qualifiés.

Depuis les années 90, un troisième changement important s’est produit : la gauche a commencé à adopter le même langage que la droite et l’extrême droite et à parler constamment de la « sécurité », au lieu de s’attaquer à l’insécurité sociale. La jeunesse révoltée des années 80 (qui espérait tellement dans les réformes ou qui avait des conceptions politiques plus ou moins radicales) a été remplacée par des ados et de jeunes adultes complètement désespérés qui savent qu’ils n’ont aucun avenir, et en fait rien à perdre. Pour un certain nombre d’entre eux, être frappé, arrêté par les flics, voire aller en prison, n’est pas un signe d’échec, mais un acte héroïque, un test qu’il faut réussir pour être respecté.

Deuxième partie

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