Si on lit la presse d’extrême gauche de l’Hexagone, on a l’impression que la « victoire du non » en France et aux Pays-Bas représenterait une sorte de victoire pour les « peuples » français ou néerlandais. Dans le numéro de juillet 2005 de la Socialist Review, mensuel du Socialist Workers Party, Alex Callinicos nous raconte, sans rire : « Un vieux marxiste français m’a dit que c’était la première vraie victoire depuis plus de vingt ans. » Ce genre d’anecdote est tout à fait révélateur de ce que certains « marxistes français » appellent des « victoires ». Les analyses des résultats électoraux donnent fréquemment lieu à des débats interminables et futiles. Qui peut dire quelles ont exactement été les véritables motivations individuelles des 44 millions d’électeurs français lorsqu’ils ont pris leur décision dans le secret de l’isoloir et placé leur bulletin dans l’urne ? Qui peut garantir que les 15 millions d’abstentionnistes, qui appartiennent majoritairement à la classe ouvrière, n’avaient aucune conscience politique ?
Ceux qui prétendent que la prétendue « victoire du non » aurait été une victoire de la classe ouvrière confondent leurs rêves avec la réalité. Et chacun sait qu’il est très difficile de dissiper les illusions de quelqu’un, lorsqu’elles sont profondément enracinées.
Les trotskystes ont passé des décennies (quand ils en avaient physiquement la possibilité) à discuter avec les militants staliniens et à leur expliquer que l’Union soviétique n’était pas un paradis socialiste. Et très peu d’ouvriers staliniens ont été convaincus par leurs arguments… tant que l’Union soviétique existait. Il existe des milliers de militants actifs et sincères au Venezuela et qui soutiennent aveuglément le colonel Chavez, à cause des nombreuses réformes positives prises par son gouvernement. Ils n’abandonneront pour rien au monde leur foi dans leur colonel favori, car personne ne leur offre de perspective immédiate aussi enthousiasmante et que prendre leurs affaires en mains représenterait pour eux une rupture beaucoup plus difficile que de suivre un caudillo de gauche qui les abreuve de promesses.
Des millions de travailleurs pensent encore que Lula peut changer les choses au Brésil, même s’ils ont découvert que son gouvernement et le Parti des travailleurs étaient minés par la corruption.
Avec la victoire du non, nous nous trouvons face à un problème semblable, même si cela se déroule à une échelle plus petite et moins significative, malgré toutes les imprécations des « oui-ouistes » et les cocoricos de la « gauche du non ».
L’extrême gauche : de la révolution socialiste à la participation gouvernementale
Dans les années 60 et 70, l’extrême gauche française rêvait de la lutte armée en Amérique du Sud et en Asie, de possibles grèves générales insurrectionnelles et de révolutions socialistes en Europe. Aujourd’hui, ses rêves se sont réduits à une peau de chagrin : à des victoires électorales et à l’avènement de gouvernements de gauche, baptisés pour la circonstance « ouvriers », « des travailleurs » ou « anticapitalistes », selon le groupuscule :
les trotskystes brésiliens proches de la LCR participent au gouvernement Lula,
les trotskystes italiens, qui ont adhéré au parti Rifondazione comunista (le PRC, ex-minorité du Parti communiste italien), risquent de se trouver dans la même situation puisque leur parti envisage de s’allier avec les Démocrates de gauche italiens (l’ex-majorité du PCI),
et c’est peut-être ce qui se passera en France si, comme ne cesse de le répéter Olivier Besancenot, son organisation n’est pas hostile par principe à assumer un jour le pouvoir avec d’autres forces politiques (1).
Déjà à l’époque de la Troisième Internationale, dans les années 20, quand les Partis communistes avaient des dizaines ou des centaines de milliers de membres, selon les pays, cette tactique de participation au pouvoir était pour le moins douteuse, mais au moins elle s’appuyait sur une analyse apparemment cohérente de la période : le capitalisme était sur le point de s’effondrer ; il était incapable de sortir d’une crise mondiale ; et la situation était jugée pré-révolutionnaire dans toute l’Europe, après la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, quand les groupes trotskystes (dont les plus importants n’ont pas plus de 2000 ou 3000 militants) prétendent qu’ils luttent pour un « gouvernement des travailleurs », cette revendication politique est non seulement ridicule, mais elle ne constitue qu’une capitulation à peine déguisée devant les partis dits réformistes.
La LCR n’est pas capable de trouver les moyens de financer un petit hebdomadaire comme Rouge et pleure régulièrement parce que ses sympathisants n’achètent même pas son journal. Il y a quelques années, la LCR n’avait pu mener une campagne électorale commune avec LO et LO avait dû avancer les fonds. Comment ces camarades peuvent-ils en même temps se dire prêts à participer à un « gouvernement des travailleurs » ou à un « gouvernement anticapitaliste » en France dans un avenir proche ?
Un besoin désespéré d’oxygène politique
Quand des groupes comme la LCR parlent de la « victoire du non » en France, aucune vision politique ne soutient leur analyse, ils sont tout simplement engagés dans une quête désespérée d’oxygène politique. C’est pourquoi ils sautent sur n’importe quelle cause susceptible de renforcer un peu leur popularité ou sur l’occasion de nager dans le même courant que les forces politiques réformistes. La LCR a besoin de maintenir l’existence d’un petit groupe : petit en comparaison des 40 000 membres du PCF ou des 120 000 adhérents du PS, dans une situation marquée par de nombreuses défaites de la classe ouvrière sur la question des retraites, de la Sécurité sociale, de l’ouverture des frontières et probablement demain sur le Code du travail.
Les comités du non
Dans un contexte aussi difficile, ce qui était problématique dans les mois qui ont précédé le référendum ce n’était pas, du moins à priori, la participation aux comités du non ou l’appel au vote non, même si une position abstentionniste était probablement plus claire. Les révolutionnaires doivent se faire entendre dans toutes les structures où se déroulent des discussions politiques et profiter de toutes les occasions pour faire connaître leurs idées et aider les travailleurs à s’auto-organiser.
Ce qui était discutable dans la campagne du non, c’était les forces politiques qui dominaient ces comités et leurs perspectives politiques. Ces comités étaient généralement contrôlés par le PCF et des fractions du PS et leurs alliés d’ATTAC. Les révolutionnaires avaient le droit d’y prendre la parole régulièrement et d’y assumer des responsabilités à une condition : qu’ils n’affrontent pas les « gauches » du PCF et du PS, et les cadres d’ATTAC.
Et cette situation de subordination, de soumission au réformisme (2) ne gênait pas les groupes ou les sectes révolutionnaires qui se trouvaient dans ces comités : ils ne souhaitaient pas affronter les projets politiques des réformistes, car ils avaient le même objectif qu’eux, du moins à court terme : la démission de Chirac, de nouvelles élections, un nouveau Parlement et un nouveau gouvernement prétendument de gauche.
Pour ceux qui parlent de « victoire du non », il n’y a en effet, pour le moment, qu’une seule perspective réaliste et palpable : les prochaines élections de 2007. Tous les grands discours sur un deuxième ou un troisième « tour social » ne sont que de la poudre aux yeux. Les révolutionnaires peuvent tenter d’utiliser l’intérêt des travailleurs pour les élections afin d’expliquer leur politique, mais force est de constater que les élections sont régulièrement utilisées pour anesthésier les ouvriers les plus combatifs. Cette année, les différentes luttes organisées à contrecœur par les syndicats, les refus collectifs ou individuels de travailler le lundi de la Pentecôte, les journées d’action dans le secteur public (surtout La Poste et les travailleurs d’EDF-GDF qui sont opposés à la privatisation de leur entreprise), et même les luttes des lycéens ont été ralenties, canalisées, à cause de la perspective du référendum et de la possible victoire du non présentée par la gauche et une partie de l’extrême gauche comme une défaite possible pour Chirac et une façon de l’obliger à organiser des élections anticipées.
Ayant cette perspective politique très limitée, ou la cautionnant en silence et lâchement pour avoir le droit de militer au sein des comités du non, les groupes d’extrême gauche ou libertaires qui ont participé à ces comités n’étaient pas en position de souligner l’importance des luttes des travailleurs à la base dans un pays qui a connu de si nombreuses défaites ouvrières depuis 1995 (une grève d’un mois surtout dans les transports qui s’est terminée par une victoire temporaire) et 2003 (grève qui a concerné surtout les enseignants, même s’il y a eu quelques « interpro », et qui s’est terminée par une défaite).
Notre attitude face à l’Europe
La critique politique du Traité a été menée de manière détaillée et particulièrement efficace sur Internet et dans de nombreuses réunions des comités du non. Le problème n’était donc pas de savoir si les révolutionnaires auraient pu être favorables au traité (ou à n’importe quelle constitution bourgeoise, d’ailleurs), mais plutôt de savoir ce qu’ils devaient dire d’original sur l’Europe et le projet européen.
Pour simplifier, il existe deux positions opposées sur l’Europe, à gauche et à l’extrême gauche :
la vieille dénonciation stalino-nationaliste du Marché commun puis de l’Union européenne comme un outil de l’impérialisme américain ; ceux qui défendaient cette position depuis des décennies ont été totalement incapables (3) de comprendre ce que signifiait, pour le Capital, la création de l’euro et de la Banque centrale européenne, la montée en puissance des institutions européennes. C’est apparemment une conception toujours partagée aujourd’hui par le SWP britannique puisque Alex Callinicos écrit dans le numéro de juillet 2005 de la Socialist Review : « La victoire du non représente une défaite significative pour l’impérialisme américain » ( ?!) parce que « les Etats-Unis ont soutenu depuis les années 1940 l’intégration européenne afin d’avoir un partenaire sûr et fiable dans la seconde zone la plus importante du capitalisme avancé ».
Mais en dehors de l’anti-américanisme superficiel, il existe aussi une autre dimension de la conception nationale-stalinienne française, vision partagée par certains groupes trotskystes comme le Parti des travailleurs, et les groupuscules qui en sont issus : pour eux l’unification de l’Europe ne peut se faire que sous la botte allemande, ou le talon de fer de l’impérialisme allemand. Cette analyse vient curieusement d’une vieille idée « marxiste » selon laquelle l’Allemagne joue un rôle stratégique en Europe successivement positif (de 1848 à 1933, avec bien sûr des avancées et des reculs, l’Allemagne était considérée comme l’épicentre, la clé de la révolution mondiale), négatif (de 1933 à 1945, sous Hitler), potentiellement positif (entre 1945 et 1989, la division de l’Allemagne ayant un caractère riche de potentialités explosives), puis négatif de nouveau, depuis la réunification entre la RFA et la RDA.
Et ceux qui, sans aucune illusion sur l’impérialisme, n’écartent pas la possibilité de l’émergence d’une nouvelle fédération européenne, d’un impérialisme européen. Cela a été le cas notamment d’Ernest Mandel (dirigeant de la Quatrième Internationale) à partir des années 70 (4).
Durant la campagne du référendum, la vieille analyse stalino-nationaliste (5) n’a été défendue ouvertement par aucune force politique significative, à part peut-être l’extrême droite, le Front national était l’unique parti important favorable à un retour à la situation de 1945.
Le parti communiste a défendu une position qui pouvait se résumer grosso modo à « Nous sommes favorables à l’Europe, mais tout ce qui s’est passé de mauvais dans notre pays et ailleurs depuis 50 cinquante ans est la faute de… l’Europe. » Et ce type de raisonnement correspond bien à ce que pensent la plupart des électeurs du non, qu’ils soient de gauche, ou de droite, radicaux ou réactionnaires. Une telle analyse oublie sciemment le rôle et les responsabilités de chaque bourgeoisie nationale, de chaque gouvernement national depuis un demi-siècle, et se contente d’accabler les « eurocrates », les « pouvoirs occultes » de Bruxelles ou de Strasbourg. La conséquence logique d’une telle position n’est pas de lutter sérieusement pour une « autre Europe », et encore moins pour une Europe socialiste, mais de revenir aux vieilles frontières et barrières nationales. Les électeurs du non, s’ils étaient de gauche, ont voté non parce qu’ils avaient peur que « plus d’Europe » (ici l’adoption du TCE) signifie plus de chômage et de précarité, et parce qu’ils vivent dans la nostalgie de l’Etat-providence. Ils oublient que la plupart des prétendus aspects positifs de l’Etat-providence ont été imposés par les luttes des ouvriers et les violents combats des paysans en France et ailleurs, et non par de gentils gouvernements nationaux élus par le peuple de gauche.
Une conception baroque de la politique
Depuis la prétendue victoire du non, qu’ont fait les comités du non ? Pas grand-chose. Une petite manifestation à Paris, un ou deux meetings, et c’est tout. Le PCF veut renégocier la Constitution (avec Chirac comme président !) ; quant à la LCR, elle pousse à la démission du Grand Escroc, perspective irréaliste pour le moment. ` ATTAC prétend organiser une initiative européenne, mais il y a gros à parier qu’elle sera symbolique. Et de toute façon l’organisation altermondialiste préférera toujours discuter d’un nouveau projet de Constitution rempli de phrases ronflantes que de mobiliser des millions de travailleurs dans toute l’Europe. Juste après le référendum, beaucoup de militants ont eu des illusions sur une « nouvelle dynamique » possible (tout comme après le 21 avril 2002 où la LCR nous promit monts et merveilles) mais, un mois plus tard, aucun phénomène radicalement nouveau n’est apparu. Comme un militant de la LCR nous l’a parfaitement expliqué : « Au début nous ne croyions pas dans les comités du non. Ensuite nous les avons idéalisés pour nous convaincre d’y investir toutes nos forces, et maintenant nous espérons que la réalité correspondra à cette idéalisation. »
Il est difficile de trouver une meilleure définition des illusions de l’extrême gauche sur la politique électorale et, plus généralement, de sa façon complètement baroque de considérer la réalité politique.
Y.C.
(1) Il est significatif que Marie-Georges Buffet ait récemment affirmé dans une interview à la télévision qu’elle essayait de convaincre ses « camarades » de la LCR de changer de position à ce sujet, afin qu’ils mettent eux aussi « les mains dans le cambouis ». Devant ce nouvel appel inattendu des sirènes du PCF combien de temps la LCR sera-t-elle capable de résister ? Et en a-t-elle vraiment envie après des décennies d’isolement total et de violent rejet par le PCF ?
(2) Voir à ce propos le livre d’un « oui-ouiste », Dominique Reynié, Le vertige social-nationaliste, paru aux Editions La Table ronde. Ce livre est intéressant non pour ses arguments indigents en faveur du oui, mais pour ses nombreuses citations de propos de la « gauche du non », tenus lors de meetings ou d’interviews durant la campagne du référendum . Ces propos à chaud, plus spontanés, plus authentiques que les textes écrits à la même période, montrent clairement les ambiguïtés social-chauvines et nationalistes des dirigeants « nonistes », ambiguïtés qui ont forcément influencé leurs électeurs ou, pire, qui reflétaient les sentiments réactionnaires de ceux-ci.
3. Dans une « compil » en deux volumes de ses textes sur l’Europe, Lutte ouvrière nous offre un échantillon honnête de sa cécité politique (qu’elle a partagé avec beaucoup d’autres gens à gauche et à l’extrême gauche), mais elle n’explique nulle part pourquoi elle a pu se tromper si longtemps. A moins qu’elle considère que l’Union européenne n’a aucun avenir et que l’on reviendra bientôt à des Etats-nations rivaux et protectionnistes… ?
4. Mais les sections portugaise, espagnole et grecque de la Quatrième Internationale ont mené campagne, à l’époque, contre l’entrée de leur propre pays dans le Marché commun, position dont, avec le recul, on mesure aisément toute l’absurdité pour des militants qui prétendent défendre les droits et les conditions de vie des travailleurs.
5. Dans un article intitulé « Entre deux logiques il faudra choisir », et reproduit sans le moindre commentaire critique par le bulletin d’extrême gauche A contre courant syndical et politique, dans le n° 169 de novembre 2005, le « Comité local biterrois contre la Constitution européenne » nous offre un florilège impressionnant de poncifs : après nous avoir doctement expliqué comme tous les chauvins sociaux-démocrates et staliniens depuis des décennies que nation ne rime pas « avec nationalisme et guerre », que « la grande bourgeoise, nationaliste en 14-18 est devenue euromondialiste » (de Chevènement à Le Pen, on connaît bien ce refrain-là), ce comité affirme vouloir « rétablir les frontières nationales protectrices et rejeter le libre-échange au profit du protectionnisme » et combattre pour « la maîtrise de nos frontières et de nos échanges internationaux ». Enfin, cerise sur le gâteau, nos Biterrois affirment, sans rire, pouvoir « limiter la taille des entreprises privées » et des multinationales dans le cadre du capitalisme, grâce à de bonnes alliances électorales. Ah, ces bonnes vieilles PME françaises où les conditions de travail sont si exquises pour les travailleurs !