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La « nouvelle usine »

samedi 8 octobre 2005

Ce texte est paru dans Echanges n° 113 (été 2005), p. 33, en annexe de l’article Les méthodes d’encadrement idéologique et productiviste du monde du travail

En ce qui concerne le changement technique au tournant des années 1980, voici ce qu’écrivait en 1989 le sociologue italien Marco Revelli dans Lavorare in Fiat (livre en italien disponible sur Internet : www.geocities.com/alpcub/fia...) :

- La vieille ligne de montage a été mise en pièces, fragmentée, décomposée. Entre un segment et l’autre, les stocks intermédiaires se sont multipliés ; ce sont les « poumons », nécessaires pour faire respirer le cycle productif, pour en garantir la fluidité et l’indépendance vis-à-vis des comportements des groupes d’ouvriers et des inévitables dysfonctionnements des stations techniques individuelles. Un système intégré de moniteurs et de terminaux informatiques tient continuellement informé l’ordinateur central de l’évolution de la production, de l’arrivée des matériels, des stocks, de l’état des outils, de sorte que celui-ci peut pourvoir en temps réel aux réapprovisionnements, coordonner les pauses, synchroniser les flux.

Ce que les chefs faisaient auparavant avec mille imprécisions et dans l’improvisation, la machine le fait maintenant avec une perfection silencieuse (dans de nombreux cas, une station de contrôle est capable de liquider en dix minutes une quantité de travail qui occupait auparavant un jour entier). Les transporteurs aériens bringuebalants ont disparu, ou au moins sont réduits. De même pour les longues chaînes hérissées de crochets qui transportaient de façon rigide sur des trajets fixes les pièces passant d’une station de montage à la suivante, d’un atelier à l’autre, les faisant osciller au-dessus des têtes ou défiler bruyamment devant les hommes, sans qu’il soit possible de les arrêter. Elles sont remplacées par des chariots automatiques et silencieux (les robots-trailers), qui prélèvent automatiquement les pièces auprès du « poumon », ou sur le poste de travail précédent, et se dépêchent de l’apporter au poste suivant, guidés par des pistes magnétiques intégrées dans le sol, commandées à leur tour par un calculateur qui choisit la destination la plus opportune et le parcours le plus bref.

Des machines entièrement automatiques ont remplacé une part significative de travail humain dans les stations de montage également. Ce sont des robots de la deuxième ou troisième génération qui n’ont gardé d’anthropomorphe que les extrémités, longs bras de fers terminés par des pinces métalliques capables de gérer les ustensiles les plus disparates et de leur faire faire les mouvements les plus variés et complexes. Ils soudent, vernissent, ravitaillent, assemblent. Ils sont capables d’enfiler, avec une précision millimétrique, sans jamais se tromper, une valvule dans son logement. Ou de poser des séries de points de soudure le long de tracés modifiés d’une fois à l’autre. Ils savent reconnaître les modèles qui arrivent au touché, ou grâce aux informations données par l’ordinateur central, et ils changent en conséquence de programme de travail. Et si, éventuellement, une pièce défectueuses arrive, ils s’en aperçoivent normalement d’un coup d’œil : la machine lance alors un cri d’alarme, lève les bras et s’arrête en clignotant pour permettre l’intervention de l’équipe de maintenance. Tel est, accidentel et résiduel, le dernier temps qui reste à l’intervention humaine. Pour le reste, les hommes sont repoussés à la marge de la chaîne, exécutant des tâches de chargement et déchargement, servant la machine avec humilité, ou préparant des accessoires, des assemblages partiels qu’ensuite les robots utiliseront dans leur travail.

- Je ne crois pas qu’on puisse dire - comme c’est souvent le cas dans la rhétorique de l’innovation - que la nouvelle usine dépasse le taylorisme. La séparation entre conception et exécution et la parcellisation poussée des tâches, qui sont les deux dispositions clés de l’OST, ne sont pas du tout supprimées par le robot et l’électronique... Mais en revanche, ce qu’il n’est sûrement plus possible de pratiquer dans le contexte productif des nouvelles technologies, c’est cet « usage ouvrier » du taylorisme qui avait constitué un des traits fondamentaux de l’expérience syndicale précédente chez Fiat. Ce qui est dépassé, c’est l’élément de rigidité qui dérivait de l’incorporation des principes tayloriens dans une technologie sans marge de liberté et incapable d’interaction avec les turbulences (politique et techniques) du milieu... [La nouvelle technologie] prive la force de travail de cet instrument formidable de résistance et de pouvoir qu’était la fabrique traditionnelle, pourtant violente et oppressive. En particulier, la chaîne de montage traditionnelle constituait un rapport « espace temps » spécifique. Ce rapport disparaît. Or il permettait aux travailleurs de percevoir moment par moment les variations de la productivité. Sur une chaîne linéaire et rigide... une voiture de plus par unité de temps signifiait la victoire du patron ; une de moins signifiait le renforcement du pouvoir ouvrier. Ce calcul était instantané, fruit d’une longue habitude et d’un procès de travail constant, inchangé. Maintenant au contraire, la dimension spatiale est devenue fuyante, variable, et le produit suit un parcours en permanence instable et imprévisible. De la sorte, la perception et le calcul du temps de travail transformé en marchandise devient incertain, et de bien des façons impossible au niveau de l’expérience ouvrière. »

- On peut sans doute contester cette dernière assertion de Revelli : même flexibilisé, l’effort de l’ouvrier lui reste perceptible, et il est certain qu’il ressent la perte des temps morts dont le faisait bénéficier la rigidité du travail à la chaîne, ainsi qu’on le voit par exemple avec le « doubling up » (doublage - voir Glaberman, Travailler pour la paie, infra, pages 35-42), qui était fréquent aux Etats-Unis au moins jusqu’à la fin des années 1970. Dans le doublage, deux ouvriers successifs de la chaîne se remplace l’un l’autre tout en continuant à faire leur propre travail : de la sorte, ils s’octroient des pauses supplémentaires en travaillant double en compensation. Une telle pratique suppose toujours l’accord tacite du contremaître). Dans le même ordre d’idée, Revelli souligne que les améliorations promises du procès de travail ne se sont pas réalisées avec l’automation. L’amélioration de la « qualité de la vie » proclamée par Fiat ne s’est pas réalisée. « En réalité, l’attachement de l’homme à la machine s’est reproduit et les nouvelles professionnalités [annoncées] se sont révélées nettement moins créatives et riches de contenu.

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