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Seattle ou le joyeux mariage entre la droite et la gauche

mardi 6 janvier 2004

A la fin du mois de novembre, à Seattle, les membres de l’OMC se réuniront à l’aube du nouveau millénaire. Une série de manifestations, d’actions et de réunions de discussion se tiendront dans la ville nord-américaine. Militants, lobbyistes et politiciens de toutes tendances se rassemblent sous la bannière très vague du mouvement « altermondialiste ». La droite et la gauche joignent leurs forces et semblent avoir momentanément mis de côté leurs différends. « Un changement historique est en train de s’opérer au sein même du processus de " mondialisation" : des millions de personnes se mobilisent, nationalement et internationalement, autour d’un sujet en apparence technique, compliqué, lointain. Plusieurs dizaines de milliers d’entre elles seront à Seattle1, affirme la lobbyiste Susan George, où l’on prévoit la plus grande manifestation jamais vue aux Etats-Unis depuis celle de Chicago en 1968, lors de la convention du Parti démocrate. » Et elle ajoute dans une lettre qu’elle nous a adressée : « Le combat contre l’OMC et tout ce qu’il représente est à mon avis le combat principal. Il existe même une chance que nous le remportions2. » Susan George est l’une des principales lobbyistes engagées en Europe dans la lutte contre la « mondialisation ». De nombreux lobbyistes semblent surestimer quelque peu le mouvement. « Seattle sera la protestation du siècle », déclarent certains des collègues de Susan George, dont les connaissances historiques sont apparemment assez légères. « Les patrons ont peur », prétendent d’autres. Mais qui diable devraient-ils craindre ?

La gauche n’est plus une force très importante depuis la chute du mur de Berlin, elle n’existe presque plus aujourd’hui. C’est pourquoi les lobbyistes ne tournent plus seulement les yeux vers elle. Ils ont commencé à construire activement un nouveau mouvement international dans lequel non seulement la gauche, mais aussi les conservateurs, les nationalistes et même la Nouvelle Droite doivent pouvoir se sentir à l’aise. Le concept extrêmement confus de « mondialisation » est fort utile dans un tel contexte. Les militants politiques de toutes tendances peuvent projeter leurs propres problèmes sur la « globalisation ». Susan George et une soixantaine d’autres lobbyistes, chercheurs et leaders d’opinion, ainsi que leurs ONG, appartiennent à l’International Forum on Globalisation, un think tank (club de réflexion) très élitiste. Ils organisent un congrès à Seattle et répètent constamment qu’ils attendent 2 400 participants. Les membres de l’IFG participent souvent à toutes ces réunions qui se tiennent aux quatre coins de la planète.

Ils sont la principale force organisatrice des campagnes « altermondialistes » et ils ont lancé les actions à la fois contre l’AMI et contre l’OMC. Ils veulent réunir la droite et la gauche dans un seul grand mouvement, et semblent apparemment remporter quelques succès. C’est pourquoi les lobbyistes de l’IFG peaufinent une image gentiment « progressiste », tout en essayant de rester acceptables aux yeux de la droite.

Mais lorsqu’on lit leurs articles et leurs livres, tout devient très clair : l’IFG est de droite et très conservateur. En critiquant la mondialisation et les multinationales, ils essaient d’utiliser les militants de gauche encore actifs pour mener à bien leurs propres objectifs réactionnaires, et aussi essayer de les influencer idéologiquement. C’est pourquoi l’IFG représente un danger pour la gauche radicale qui est déjà vulnérable. Aux Pays-Bas, de nombreux militants révolutionnaires participent avec enthousiasme à chaque nouvelle campagne lancée par les membres de l’IFG. Ils organisent également des actions à la fin du mois de novembre, dans le cadre de protestations coordonnées à l’échelle mondiale. Au début de cette année, l’organisation néerlandaise De Fabel van de illegaal, avec d’autres groupes, menait encore activement campagne pour que d’autres organisations signent la déclaration des ONG sur l’OMC, déclaration écrite par certains membres de l’IFG. Lorsque les idées de l’IFG sont devenues plus claires pour nous, nous avons décidé d’arrêter les frais, même si d’autres groupes ont continué. Dans les mois qui viennent, nous publierons une série d’articles sur les idées de droite des principaux membres de l’IFG.

La culture française en danger

Seattle se prépare à recevoir des militants en provenance de nombreux pays. People’s Global Action (PGA) organise cette fois deux caravanes jusqu’à la réunion de l’OMC. L’une d’elles traversera les États-Unis et comprendra, entre autres, des militants du Chiapas. L’autre partira du Canada et se terminera devant les portes de la réunion de l’élite de l’IFG. Un choix étrange, étant donné que PGA est connu pour être un mouvement de base de gauche. On attend aussi à Seattle des écologistes radicaux, des syndicalistes, des sidérurgistes, des camionneurs, des paysans, des pêcheurs, des postiers, des féministes, des artistes, des étudiants, des militants gays et lesbiennes, et des pacifistes. Seule une petite minorité de tous ces gens-là veut se débarrasser du capitalisme. La majorité souhaite instaurer une régulation internationale de l’« économie » ou adopter une politique nationaliste favorable à l’avenir de leur pays. Le paysan et dirigeant français de la Confédération paysanne, José Bové, appartient sans aucun doute à la catégorie des nationalistes. Les paysans de la Confédération paysanne sont furieux contre le gouvernement américain qui a doublé les taxes d’importation sur le fromage français, pour se venger d’une décision de l’Union européenne interdisant l’importation de viande aux hormones produite aux États-Unis.

Les paysans ont immédiatement lancé une campagne dynamique contre McDonald’s, qui est, après tout, une multinationale américaine. Ils ont organisé de nombreuses actions, et ont même « démonté » complètement un restaurant McDonald’s à Millau. En juin dernier, les paysans indiens, qui sont arrivés avec la caravane militante de PGA, sont venus leur prêter main-forte. En Inde, ils s’attaquent aussi aux entreprises américaines. Les paysans français ont également perturbé un festival de films américains, parce qu’ils sont très inquiets pour l’avenir de la culture française. José Bové a été arrêté mais relâché peu après. Il a remercié le Premier ministre et le président français pour leur soutien ; le ministre français de l’Agriculture lui a offert son billet pour Seattle pour qu’il aille y défendre les intérêts de son pays. En dehors du Parti communiste et du Front national, certains militants « altermondialistes » néerlandais ont approuvé vigoureusement les actions des paysans. Ils ont appelé à soutenir José Bové 3.

Défendre les familles travailleuses

« Le sommet de Seattle représentera une confrontation historique entre la société civile et la domination des grandes entreprises », déclare Mike Dolan, qui travaille pour un puissant groupe de défense des consommateurs, Public Citizen, fondé par Ralph Nader. Public Citizen est lié à l’IFG et a lancé une campagne contre le traité de l’AMI.

Dolan agit maintenant comme le grand coordinateur et le porte-parole du contre-sommet de Seattle. Tout le monde ne l’apprécie pas, mais il est incontournable. Il se tient au milieu de la Toile comme une araignée. D’un côté Dolan soutient la caravane de PGA et a versé plusieurs milliers de dollars d’un autre côté il défend Pat Buchanan, politicien d’extrême droite, candidat à la présidence au nom du Reform Party. « Quoi que vous pensiez par ailleurs de Pat Buchanan, il sera le seul candidat aux présidentielles de 2000 qui soutiendra passionnément et inconditionnellement les attentes légitimes des familles travailleuses dans l’économie mondiale4 », écrit Dolan. Effectivement, Pat Buchanan soutient les travailleurs américains. Tant qu’ils sont réactionnaires et obéissants, et à condition qu’ils ne soient ni chômeurs, ni noirs, ni gays, ni femmes, ni lesbiennes, ni juifs. Il n’aime pas non plus beaucoup les travailleurs de gauche. A propos de l’Argentine il a déclaré : « Grâce à l’armée, à la police et à des intervenants indépendants, entre 6 000 et 150 000 gauchistes ont disparu. Le procédé a été brutal, mais a réussi. Aujourd’hui la paix règne en Argentine, la sécurité a été restaurée 5. »

Les yeux fermés Buchanan, personnalité du Parti républicain, s’est maintenant spécialisé dans la dénonciation des traités de commerce internationaux comme le GATT, l’ALENA, l’AMI et maintenant l’OMC. « Des adversaires politiques aussi irréconciliables que Ralph Nader et Pat Buchanan commencent à trouver un terrain d’accord sur les questions du commerce6 », déclare Mark Ritchie, membre de l’IFG. Ritchie est également le directeur de l’American Institute for Agriculture and Trade Policy qui soutient les petits fermiers. Le porte-parole du Reform Party dans le New Hampshire, John Talbott, est d’accord avec Ritchie. « Si vous fermez les yeux pour les écouter, il est difficile de déceler la différence entre Ralph Nader à gauche et Pat Buchanan à droite lorsqu’ils parlent des effets dévastateurs du libre-échange international sur les travailleurs américains ou lorsqu’ils expriment leur souhait de chasser de Washington les défenseurs du grand capital et des intérêts privés7 ». Selon Buchanan, ce grand capital se trouverait surtout entre les mains des « Juifs ». Buchanan se présente comme « le seul dirigeant américain qui n’ait pas peur de lutter contre le lobby juif 8 ». Buchanan considère que Hitler était un « individu très courageux » et il doute que l’Holocauste ait été un événement aussi important qu’on le dit9 .

Mais le « capital juif » n’est pas la raison principale pour laquelle Buchanan est candidat à la présidence. Non, il veut d’abord mettre un terme à l’ « immigration illégale », ce qui, selon lui, « aidera à stopper la décadence culturelle de notre nation10 ». Le populiste Buchanan est probablement le représentant le plus important de l’extrême droite aux États-Unis. Il attire les voix de millions de fondamentalistes chrétiens, de membres des Milices et de néo-nazis. L’importance numérique de cet électorat explique peut-être le flirt de Dolan avec Buchanan. Pour accompagner son commentaire enthousiaste sur son politicien réactionnaire favori, Dolan a envoyé un article de journal dans lequel Buchanan déclare ouvertement : « Les travailleurs et le peuple américains d’abord 11. » Mais Buchanan n’est pas le seul à exprimer cette opinion. Le syndicat AFL-CIO veut faire « des droits et des intérêts des travailleurs américains une priorité 12 ». Ce syndicat de droite appelle aussi à manifester à Seattle.

Le gouvernement n’est pas l’ennemi

Quand les idées et le travail de Dolan ont été critiqués par des militants de base, le coordinateur de la caravane de PGA aux États-Unis a immédiatement pris son parti. « Nous devons travailler ensemble quand nous le pouvons, en parallèle lorsque nous le devons, mais ne jamais lutter les uns contre les autres quand notre objectif est l’élimination de l’OMC et des grandes entreprises qui en bénéficient13. » Tout en poursuivant ses activités d’organisateur, Dolan ne cesse de répéter son mantra : « Souvenez-vous, pour nous, l’ennemi ce ne sont pas les gouvernements qui font partie de l’OMC. L’ennemi c’est le lobby transnational du libre-échange au service des grandes entreprises14. » Dolan peut donc parfaitement travailler avec un républicain de droite comme Derdowski, qui a conçu le projet pour transformer Seattle en une zone de l’AMI. Selon Derdowski, la discussion sur l’OMC transcende les vieilles frontières entre gauche et droite. « Le problème essentiel pour les conservateurs est la souveraineté de l’Amérique, la constitution. L’autorité de l’État et l’autorité locale courent le risque d’être érodées à cause des traités internationaux, et de céder leurs pouvoirs aux organismes de régulation étrangers15. »

Avec les républicains, Dolan veut organiser une manifestation à Seattle. Lors d’une réunion, ils ont réfléchi à la façon de convaincre les habitants réactionnaires des quartiers riches de Seattle de descendre aussi dans la rue. Ils ont décidé de confier cette tâche à un membre de l’IFG, David Korten, pensant que cet ex-homme d’affaires saurait facilement nouer des liens avec des gens aussi riches que lui16 . Peu après, Korten s’est présenté dans des réunions de militants de base. Il a été le principal conférencier invité lors d’une réunion de discussion stratégique sur l’action directe non violente. Korten est probablement l’idéologue le plus important du mouvement contre la « mondialisation ». Il aimerait retourner aux années 50 durant lesquelles, selon lui, la vie locale et le capitalisme n’étaient pas encore « pervertis ». Sa seconde obsession est le néo-malthusianisme. Il veut réduire la population du monde de 6 à 1 milliards. Comment ? Il a pris soin de ne pas encore nous le révéler 17.

Des « batailles cruciales » ?

Susan George croit elle aussi que la « souveraineté nationale » est « menacée »18. C’est pourquoi elle veut nous pousser à lutter pour « l’unité la plus grande possible »2. C’est lors de la lutte aux États-Unis contre le pouvoir du président d’imposer des traités commerciaux qu’elle a pris conscience de cette nécessité. « Les forces de gauche hostiles à l’ALENA et à l’OMC ont réussi à empêcher le président américain d’utiliser une procédure accélérée d’adoption des lois, uniquement grâce à l’aide de l’extrême droite. Et c’était une bonne chose de bloquer ces mesures19. » Richie, son collègue de l’IFG, a lui aussi une grande expérience de travail commun avec l’extrême droite. « En dehors de Nader et de Buchanan, l’alliance des forces hostiles au GATT et à l’ALENA inclut un très large éventail de ce que l’on aurait appelé auparavant la droite et la gauche. Cette diversité d’opinions et de milieux a procuré à ces campagnes la plus grande partie de leur force6. » De Fabel van de illegaal, quant à elle, lutte contre l’unité entre la droite et la gauche. Tout groupe qui commence à travailler avec la droite laisse automatiquement tomber les migrants, les femmes et les gays comme alliés potentiels, car ils sont constamment l’objet des attaques de la droite. Au cours des deux derniers mois, De Fabel a longuement critiqué le travail commun avec la droite. Nous avons écrit plusieurs articles sur les idées et les activités de l’idéologue de la Nouvelle Droite, Edward Goldsmith, qui est aussi un membre important de l’IFG et un des sponsors de son club de réflexion (think tank) 20. Nos critiques ont mis Susan George très en colère. Selon elle, nous divisions le mouvement, a-t-elle écrit. Et à cause de cela « nous » risquions de perdre « les batailles cruciales » qui « allaient être menées » à Seattle 2 . Le millionnaire Goldsmith devait donner une conférence à Seattle pour l’IFG, mais son nom a disparu des programmes. Nous ignorons si l’annulation de sa conférence a un rapport quelconque avec nos critiques.

Merijn Schoenmaker et Eric Krebbers

Notes :

1. « Seattle se prépare à la bataille », Susan George, Le Monde Diplomatique, novembre 1999.

2. Lettre à De Fabel van de illegaal, Susan George, 21.9.1999.

3. « Dolle toestanden in Frankrijk, » Kees Stad, 7.9.1999.

4. E-mail, 2.3.99.

5. « The Right wing revolt against the Modern Age », M. Quigley et Chip Berlet.

6. « Cross-border organizing », Mark Ritchie, The case against the global economy and for a turn towards the local, Jerry Mander et Edward Goldsmith, 1996.

7. « Right-wing populism », Homepage Public Eye, 11.7.1999.

8. « Kritiek op Buchanans kijk op nazi-Duitsland », Bert Lanting, De Volkskrant, 25.9.99.

9. « Pat Buchanan in his own words », FAIR-report, 26.2.1996.

10. « Free trade and foul », Leonard Zeskind, Searchlight, octobre 1999.

11. « Buchanan dumps on Clinton steel policy », Edward Walsh, Washingon Post, 2.3.1999.

12. « Gephardt calls for a seat at the table for labor, environmentalists in WTO-talks », Tom Gilroy, Washington Post, 13.10.99.

13. E-mail, Michael Morrill. 13.10.99.

14. « Protesters busily practice for WTO meeting in Seattle », David Postman, Seattle Times, 10.9.99.

15. « Shutting down Seattle », Geov Parrish, Seattle Weekly, 19.8.99.

16. « Globalization foes plan to protest WTO’s Seattle round trade talks », Helene Cooper, Wall Street Journal, 16.7.99.

17. « Antiglobalization », Doug Henwood, Left Business Observer n° 71, janvier 1996.

18. « A l’OMC trois ans pour achever la mondialisation », Susan George, Le Monde Diplomatique, juillet 1999.

19. E-mail de Susan George, 17.9.1999.

20. « Millionaire Goldsmith supports the Left and the Extreme Right », Eric Krebbers. « Goldsmith and his Gaian hierarchy », Eric Krebbers, De Fabel van de illegaal n° 36, septembre 1999 (sur le site Web en anglais).

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