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Collectif autonome de la Barona (deuxième partie)

jeudi 17 février 2005

A ce point de leur histoire, les membres du CAB commençaient à chercher une voie politique qui, d’une part, les aurait fait sortir de l’atmosphère étroite de leur quartier, et leur aurait permis de répondre à la tendance générale à former une organisation plus large, et d’autre part, les aurait différenciés des autres projets qui circulaient dans le mouvement. En réponse à la proposition de Rosso de fonder un parti de l’Autonomie, ils publièrent Eppur si muove (« Et pourtant ça tourne »), un « journal pour l’organisation prolétarienne dans la métropole », comme première tentative d’analyse des expériences communes aux Collectifs territoriaux milanais et pour donner des indications théoriques et pratiques en vue de la réalisation d’un projet collectif, en passant de l’autonomie diffuse à l’organisation prolétarienne dans la métropole. Après avoir décrit la grande diffusion des comportements antagonistes et la réponse capillaire et préventive des forces répressives, étatiques ou privées, ils expliquaient « comment à cette extension sociale de la subversion correspond au fond l’incapacité des diverses forces de l’autonomie dite organisée d’être des moments d’organisation et de direction. Tant que les propositions de militantisme révolutionnaire seront riches d’idéologie et de moralisme, l’autonomie diffuse y sera de plus en plus étrangère : nous laissons les intellectuels et les militants, qui nient la radicalité de leurs besoins, se branler sur des formes partitistes et plus ou moins intergalactiques (à moins de noyer ces frustrations dans le mauvais vin coûteux des diverses operette) »(17).

Le seul terrain d’organisation praticable demeure celui du territoire : « Le fait de fonder notre projet d’organisation en prenant uniquement le territoire comme moment central de recomposition prolétarienne est le fruit d’années de luttes, d’une longue pratique d’activités territoriales à Milan, alors qu’on l’avait considérée comme secondaire, ou en tout cas complémentaire de l’organisation d’usine. Les mouvements de masse autonomes vis-à-vis du capital se sont développés dans les écoles, dans les services, dans les quartiers ghettos, dans les petites usines et dans les prisons ; le mouvement des jeunes ou le mouvement des femmes jusqu’au mouvement de 77 ont mis fin à l’expression « centralité ouvrière (…). La voie de l’organisation se fait maintenant plus complexe et tortueuse et ne peut qu’être le produit d’une lutte sur le territoire, collective, massive, pour et dans la recomposition de classe. Pour participer à ce processus, il est nécessaire d’attaquer les sédimentations organisationnelles existantes. L’exigence de classe n’est pas de trouver des alliés mais de se recomposer sur le territoire en vainquant toute tentative corporatiste et réformiste. Telle est la perspective : bureau par bureau, maison par maison, unité productive par unité productive. »

On ne croyait plus à la possibilité « d’agir de façon autonome sur chaque quartier et de retrouver ensuite des moments particuliers de coordination sur des initiatives limitées et jamais stables » : cela a appauvri le débat et empêché que ne circulent les contenus des formes de lutte, « en créant de fait une mentalité de bande, qui a donné naissance à des sectarismes graves et infantiles, et même à une rivalité directe entre Collectifs particuliers » . Maintenant, il faut « rechercher tous les secteurs du prolétariat métropolitain, aussi bien les comportements antagonistes exprimés que les éléments d’organisation autonomes déjà apparus, et à partir de ces deux aspects poser les bases de l’organisation prolétarienne elle-même. ».

Avec l’anticipation répressive du capital et la délocalisation productive, on ne peut plus « comprendre le contre-pouvoir comme une tranchée à creuser sur le lieu de travail et on ne peut davantage voir dans la négociation un moyen d’imposer les besoins ouvriers : le contre-pouvoir devient immédiatement affrontement quotidien et permanent qui voit dans le territoire l’unique champ de bataille, sans ligne de démarcation ni médiation entre capital et prolétariat… Construire les rondes prolétariennes qui vont visiter l’organisation du travail et la composition de classe territoriale, faire naître les commissions et les groupes d’intervention qui vont débusquer les repaires du travail au noir, les dealers d’héroïne qui sèment la mort ; former des commissions de contre-information pour avoir une connaissance totale de la militarisation à laquelle nous sommes en butte ; rondes contre la vie chère, qui imposent le contrôle des prix et la qualité des marchandises vendues par les divers commerces ; groupes d’étude qui analysent la nocivité de la vie métropolitaine ; décharges industrielles, travaux dangereux, empoisonnements par les incinérateurs, les immondices et les usines de la mort (voir Seveso), bruit et insalubrité des territoires où vivent les prolétaires. Voilà ce que sont les premiers moments d’organisation et de connaissance que nous voulons construire. Notre pratique d’intervention doit être tout de suite étendue, homogène et simultanée dans toute la métropole ».

Un autre des points soulignés était constitué par la défense des prolétaires détenus comme « droits communs », à côté de celle des « politiques ». Le refus de la pratique armée exemplaire était net : « Rien à voir avec les actions plus ou moins exemplaires et les prétentions d’insurrection prolétarienne qui y sont liées. Comprendre le contre-pouvoir comme attaque indiscriminée et propagandiste contre les appareils de l’Etat diffus signifie qu’on est incapable de situer le terrain de recomposition et qu’on y reste extérieur (…). En éliminant les dealers d’héroïne, on n’élimine pas le réseau organisé du deal, et il en va de même pour tous les secteurs de l’offensive prolétarienne dans les métropoles, que nous avons l’intention d’organiser. »

Cette tentative pour élaborer un projet politique en parlant de leur propre expérience territoriale eut lieu dans une situation métropolitaine où la tenaille répression/lutte armée était en train de se refermer et où la crise de l’après-Bologne se développait, après l’impact explosif du mouvement de 1977. Le plan répressif élaboré par le gouvernement d’unité nationale, l’accélération organisationnelle des formations armées, l’impossibilité pour l’Autonomie organisée de se regrouper comme un bastion aux confins de l’illégalité rendirent les Collectifs incapables de poursuivre leur pratique d’autodétermination, ce qui les mettait aux premières loges dans la vague répressive.

Le CAB poursuivit les rencontres et la collaboration avec d’autres Collectifs, tels que ceux de Gallaratese et de viale Ungheria. Une relation avec le Collectif politique de Ticinese commença, et il organisa avec lui des rondes contre l’héroïne, piazza Vetra. Les initiatives se recoupaient, comme le démontrent de nombreux tracts signés à l’époque par divers regroupements d’organisations autonomes, mais sans homogénéité et désormais sans influence sur la situation. Les membres du CAB, dans cet effort pour élargir l’intervention politique au-delà de leur propre zone, espacèrent les contacts avec le quartier et se perdirent même un peu de vue les uns les autres, en agissant dans des structures diverses. Ils mirent en avant, de façon unitaire, le discours politique sur la prison. En 1978, à l’occasion de la mort de Mauro Larghi dans un centre de détention, ils produisirent une affiche « San Vittore come Stammheim (18) », pour réagir à l’indifférence de Rosso et d’autres groupes. La même année, ils se retrouvèrent pour une manifestation avec des banderoles OPAM, organisée en commun avec les Collectifs « gli Unghari », et le Collectif prolétaire San Ambrogio, pour dénoncer la prison et la militarisation du territoire ; ils publièrent un long tract Dovere di tutti è essere liberi (« Le devoir de tous, c’est d’être libres »). Au début de 1979, ils firent partie des fondateurs du Comitato metropolitano contro il carcere alle colonne di San Lorenzo (Comité métropolitain contre la prison).

Le 16 février 1979, un orfèvre de la Bovisa fut tué par deux jeunes à visage découvert. Il s’agissait de Pier Luigi Torreggiani, déjà entré dans la rubrique des faits divers pour avoir tué un voleur dans un lieu public. Les deux jeunes gens sautèrent à bord d’une Opel Ascona, conduite par un troisième gars, et, au bout de quelques centaines de mètres, ils passèrent dans une R4 rouge, dont on s’aperçut plus tard qu’elle appartenait à la mère de Sante Fatone, un membre du CAB. Les 17 et 18 février, une opération de la Digos fut déclenchée, avec l’appui de la Squadra Mobile di Milano (Brigade mobile de Milan), qui aboutit à l’arrestation de cinq membres du Collectif autonome de la Barona, tandis que deux autres, Sante Fatone et Sebastiano Masala, disparaissaient dans la nature. Les journaux, inaugurant la technique du « procès par voie de presse » accordèrent une grande place à ces arrestations et « lynchèrent les monstres en première page ».

Les titres étaient de style « On a enfin dégommé la cellule des autonomes qui ont assassiné Torreggiani ». On parla des « tueurs de l’autonomie », de la « bande » politique-criminelle de la Barona. Faisant référence à l’origine sarde de certains membres du CAB, Sissinnio Bitti et les frères Masala, le Corriere della Sera titra le 21 février : « Comment un pâtre sarde peut devenir un tueur chez les autonomes. » Tandis que la presse poursuivait ce lynchage, le président de la République félicita le ministre Rognoni de la brillante opération. Mais le 24 février, trois des membres du Collectif arrêtés, Umberto Lucarelli (dix-huit ans), Fabio Zoppi (dix-neuf ans) et Roberto Villa, dit Bob (dix-huit ans), furent remis en liberté pour manque complet de preuves. Les deux autres personnes arrêtées, Sisinnio Bitti (trente et un ans) et Marco Masala (dix-huit ans), désignés comme les auteurs matériels du crime, avaient un alibi en béton, confirmé par de nombreux témoins : au moment du crime, ils étaient sur leur lieu de travail et par la suite ils seront totalement innocentés.

Cette libération et leur extériorité à l’homicide de Torregiani rendirent plus énorme et significatif le traitement subi par ces jeunes au cours de « l’opération » : inaugurant une technique qui aurait de nombreuses applications, les autonomes de la Barona avaient été sauvagement torturés par des agents et des fonctionnaires de la DIGOS, qui voulaient les contraindre à confesser le crime. Tabassage à coups de gifles et de poings, briquets allumés sous la plante des pieds et les testicules, bastonnade sur le thorax à travers une couverture (pour ne pas laisser de traces), ingestion forcée de liquides par le moyen d’un tuyau de plastique, coups sur les tempes, appliqués avec la paume des mains, etc. Deux des interpellés durent être soignés à l’hôpital.

Le Collectif autonome de la Barona, organisation autonome bien connue, constamment courtisée par les groupuscules de la ville, sans aucune protection politique et parfaitement connu de la police pour son activité frénétique, se révélait à cette occasion comme le modèle idéal pour criminaliser et détruire une pratique politique incontrôlable et irréductible. Le Collectif avait été « choisi » pour ses particularités, comme exemple pour salir une aire politique déjà très suspecte aux yeux de l’opinion publique, et pour inaugurer un nouveau cours, plus sauvage et sans nuances, de la répression, qui produira une lecture exclusivement criminelle d’une longue et complexe évolution politique.

Le choc dévastateur de la torture et de la prison, la férocité de l’expérience subie, ajoutée à la conscience d’être innocents, revitalisèrent les relations entre les camarades du Collectif et les renforcèrent dans leur conviction d’avoir raison, de détenir les idées justes. Bien que l’affaire Torreggiani eût complètement déformé, surtout à travers la diffamation de la presse, leur image et leur activité politique, les membres du CAB continuèrent à être actifs, surtout sur la question de la prison. Ils intervinrent au Palazzino Liberty (important lieu culturel et associatif alternatif animé notamment par Dario Fo, NPNF), participèrent à la manifestation pour les gars de la via De Amicis, formèrent des comités de libération, produisirent des tracts contre la répression, firent de petites manifestations de quartier avec une cinquantaine de personnes et organisèrent des rondes dans les magasins pour expliquer la situation de leurs camarades emprisonnés et recueillir des signatures.

Mais la répression devint de plus en plus pesante, l’activité des divers Collectifs se réduisit peu à peu à l’auto-défense, avec de moins en moins de choses à dire et toujours les mêmes. La constitution des comités de libération ne réussit pas à empêcher les arrestations. L’opération du juge Calogero du 7 avril 1979 donna la mesure de la portée et de la nature du dessein de criminalisation nationale de toute une aire du mouvement. Cette rafle gigantesque focalisa sur elle une grande partie de l’engagement antirépressif. Tout cela contribua à amoindrir la situation des autonomes de la Barona ; c’est dans ce climat que la magistrature classa, en avançant des motifs grotesques, l’enquête amorcée après les plaintes contre la torture(19). L’ultime tentative de coopération entre les Collectifs sur le problème de la répression finit par se dissoudre, entre autres parce que chacun y travaillait pour son propre compte.

Pour le Collectif de la Barona, le problème le plus grave fut celui de la perte progressive de contact avec le quartier, l’affaiblissement de l’activité sur le territoire qui avait depuis toujours fonctionné comme un élément de cohésion et de force. Au début, le quartier réagit bien face à l’implication dans l’affaire Torreggiani, en manifestant, après la désorientation provoquée par la campagne diffamatrice, une solidarité entière avec les autonomes relâchés et les autres du Collectif. Les gens s’indignèrent de cette affaire, participèrent à des souscriptions ; en tout cas, ils s’arrêtaient pour adresser la parole aux « monstres » ou aux « héros ». Mais la suite judiciaire et d’autres événements ébranlèrent peu à peu ce lien.

Ce fut un jeu pour la magistrature de bâtir une série de nouvelles accusations contre les camarades en fuite, malgré la faiblesse des indices. Les nouvelles arrestations de présumés membres du CAB en relation avec l’homicide de Torreggiani, et qui concernèrent des gens comme Grimaldi et Memeo, créèrent la confusion au point qu’il fut difficile de se justifier. Même s’il s’agissait de gens qui n’avaient jamais été membres du CAB, ils étaient considérés comme tels par les magistrats : cela ne fut démenti ni par le Collectif, par solidarité avec les interpellés, ni par ces derniers qui avaient besoin d’une légitimation à leur action politique. Ce mécanisme nuisit un peu plus à leur image. Il ne se comprend que comme un produit de leur expérience vécue dans la prison. Le même mécanisme les amena à publier un nouveau numéro de Eppur si muove en décembre 1979. Ils y défendaient tous les détenus politiques et voulaient y affirmer la légitimité de tous les comportements antagonistes à l’Etat : « Aucun communiste n’est innocent aux yeux de l’Etat ! Aucun communiste n’est coupable pour le prolétariat ! »

Ces camarades se perdirent dans cette tentative pour maintenir une attitude unitaire homogène face à la peur et aux soupçons d’une situation de « chasse aux communistes », tandis que tous les projets politiques se réduisaient à la survie et à l’intervention sur la prison. Le refus de juger, la volonté de défendre tous ceux qui, de toute façon, payaient pour leur manière d’être opposés à l’Etat étaient aussi le produit de leur expérience carcérale, de la solidarité intense née au sein de cette institution totale, qui avait fait oublier les positions, les appartenances. Il s’agissait pourtant d’une erreur : en défendant les personnes, on défend aussi leur programme, mais le Collectif qui signait désormais « Organes prolétaires de la Barona » pour se démarquer de l’image de tueurs forgée par la campagne diffamatrice, ne s’en rendit compte qu’après la sortie du journal.

Une grande partie de ceux qui restaient du Collectif s’unit à une partie des jeunes du Centre San Ambrogio et poursuivit une activité limitée sous le sigle CASBA (Comitato Autonomo San Ambrogio Barona). L’arrestation de Sebastiano Masala, l’un des membres en fuite de l’ex-CAB, pris avec des armes appartenant à Prima Linea, fut un coup dur pour les autonomes de la Barona. Cela entraîna une rupture à peu près définitive avec les habitants du quartier ; les gens ne pouvaient croire que le passage ait eu lieu « après », que cela ait pu être un débouché naturel de la vie de fugitif dans le climat particulier du moment. Pour les gens du quartier, les nouvelles arrestations de prétendus participants au Collectif, le passage à la lutte armée de Sebastiano, la fuite de Sante Fatone, qui était considérée comme la preuve de sa non-innocence, étaient autant d’éléments prouvant soit une pratique clandestine armée à côté de l’activité au grand jour, soit l’instrumentalisation de naïfs pris dans un jeu qui les dépassait. A cela s’ajouta l’activité de « recruteurs » des groupes armés, qui cherchèrent à profiter de la situation en sabotant les tentatives de ceux qui restaient dans le Collectif pour faire la lumière sur tout cela.

Peu de temps après la libération des interpellés, un policier du quartier, Campagna, fut tué exactement devant le siège de l’ex-CAB. L’action, récemment revendiquée par les PAC (Proletari Armati per il Comunismo, Prolétaires armés pour le communisme), fut alors suivie d’un tract qui accusait la victime d’être un tortionnaire. L’influence politique négative de cet acte éclipsa les efforts faits pour prendre ses distances par rapport à lui, et en dénoncer l’absurdité. Des graffitis BR commencèrent à apparaître sous les habitations des membres du Collectif, et on trouva des tracts recruteurs de ces BR dans les boîtes aux lettres où les gens du CAB avaient eu l’habitude de déposer les leurs. Des tracts revendiquant l’homicide de Torreggiani apparurent dans les écoles et les assemblées où les membres du Collectif libérés venaient pour participer à des débats sur leur affaire ou sur les tortures subies.

Contre ce martèlement continuel de fantasmes, ils ne surent que faire, sinon s’énerver dans le vide et s’enfoncer dans le malaise. Au début de 1980, la colonne Walter Alasia des BR tua trois policiers du commissariat Tabacchi, dans le quartier de la Barona. La revendication fut faite dans la zone même. Les journaux sortirent avec des entrefilets qui désignaient les autonomes de la Barona comme les commanditaires.

Les derniers militants du Collectif décidèrent d’intervenir au rassemblement organisé par les forces politiques de la ville pour honorer la mémoire des agents tués, et ils voulurent se présenter avec un tract intitulé : « Pour faire la lumière », où il était dit entre autres : « Face à l’assassinat des trois policiers de la via Tabacchi, qui a eu lieu encore une fois dans notre quartier, les Organes prolétaires de la Barona prennent position : ces actions absurdes nous sont totalement étrangères, et ne découlent d’aucun type d’intervention réelle, particulièrement dans un quartier prolétaire comme le nôtre. Nous rappelons que, depuis que nous avons commencé notre intervention politique sur le quartier à propos du travail au noir, précaire, sous-payé, contre l’expansion de l’héroïne, les expulsions, et pour l’ouverture de l’hôpital San Paolo, on n’a jamais entendu parler ni de policiers assassinés (voyez Campagna, Santoro, Tatulli et Cestari), ni d’employé de banque (voir A. d’Annunzio, tué par erreur par la police), puisque notre pratique politique de masse privait et prive encore d’espace les actions exemplaires de ce type ».

Et le tract poursuivait sur la campagne de diffamation à propos de l’affaire Torregiani. Il se terminait par l’affirmation suivante : « Nous en avons assez d’être mis en cause à mots plus ou moins couverts par toute la presse chaque fois que se produit un fait divers à la Barona ou dans un quartier voisin et nous dénonçons par avance toute tentative d’instrumentalisation aux dépens de nos camarades. » La DIGOS saisit et mit sous séquestre les tracts parce qu’il y manquait l’adresse de l’imprimeur : tous furent fichés et traduits devant un tribunal par la procédure accélérée.

On tenta un mois après de faire à la Barona un gros cortège des Organes prolétaires contre la répression. Après avoir donné l’autorisation, la police alla chercher chez eux deux anciens membres du CAB, qui avaient été libérés après l’affaire Torreggiani : le « vice-questeur » (équivalent d’un sous-préfet, NdT) menaça de les arrêter si la manifestation avait lieu. Il ne leur servit à rien de dire qu’ils ne représentaient pas la cinquantaine de personnes qui voulaient faire la manifestation. Ces deux personnes durent donc retourner au Centre San Ambrogio, déjà cerné par les forces de police, pour convaincre les autres de renoncer à leur manifestation. L’ANSA (Agence nationale de la presse associée, la plus grande agence de presse italienne, NPNF) avait déjà donné la nouvelle de la demande d’autorisation et Il Giorno avait écrit que les autonomes de la Barona défileraient malgré l’interdiction de la police. Ainsi, dans le Centre, au milieu du quartier terrorisé et assiégé par les forces de police, on ne tint qu’une conférence de presse pour les journalistes accourus pour couvrir « l’affrontement » : rien n’en fut publié dans les journaux du lendemain. Ce fut l’un des derniers actes politiques organisés par le Collectif, qui ne fut plus suivi que de récoltes de fonds sporadiques, de la formation d’un comité pour la libération de Marco Masala, et de quelques tracts, notamment sur la clôture de l’instruction dans l’affaire Torreggiani.

Le cordon ombilical avec le quartier étant coupé, se trouvant assimilé à la pratique des groupes armés, amoindri par suite des soupçons et de la peur ; cible permanente de la DIGOS et de la questure, le Collectif dut renoncer à son extraordinaire volonté de lutter qui l’avait fait vivre. Des phénomènes analogues ont ravagé le tissu des organes spontanés de la métropole. Aucune initiative unitaire n’était plus possible, même dans un but défensif, parce que les « survivants » de chaque groupe durent se replier sur la défense de leurs propres « prisonniers », chaque groupe dans son quartier, refermé sur lui-même, pour maintenir un brin d’identité et pour ne pas se laisser contaminer par la vague montante du « repentir », dont Barbone, vers la fin de 1980, fut le « modèle ». Les « repentis » furent utilisés pour interpréter à la guise des juges les diverses trajectoires politiques, et ils servirent surtout à frapper ceux qui n’avaient pas de délations à offrir au pouvoir en échange d’une atténuation des poursuites judiciaires. Cela aboutit à une distribution inique des peines, où l’on vit des tueurs, auteurs de plusieurs homicides, mis en liberté, tandis que des individus étaient condamnés hors de toute proportion pour des délits mineurs. Cette vague de « repentir » se prêta à la persécution contre les autonomes de la Barona. Pour Sisinnio, Marco, Fabio et Umberto, les dernières années ont été un va-et-vient continuel entre la prison et la liberté.

Sisinnio Bitti, absous de l’homicide de Torreggiani, a été condamné à trois années et demie pour « participation à bande armée », parce que le repenti Pasini Gatti l’aurait vu « discuter avec d’autres personnes » dans la cave de via Palmieri, considérée par les magistrats comme une cache de la lutte armée. En réalité, le lieu en question était un point de rencontres ouvert du Collectif de via Momigliano, mis à disposition par le PDUP (20). Le 14 mars 1983, il fut inculpé de « concours moral pour un double meurtre » (Torregiani et Sabadin, un charcutier vénète tué en même temps que l’orfèvre), parce qu’un autre « repenti », Pietro Mutti, l’aurait entendu dire qu’il était d’accord avec ces deux homicides. Il est actuellement en détention.

Marco Masala, relâché dans l’affaire Torreggiani, est à l’heure actuelle en prison, condamné à neuf ans d’incarcération pour un attentat contre une caserne de carabiniers, toujours d’après des indications de « repentis ». Fabio Zoppi, accusé d’« expropriation prolétaire » d’un magasin de hi-fi par les « repentis » Pasini Gatti, Andrea Gemelli, et Anna Andreasi, est actuellement aux arrêts domiciliaires. Comme il s’est obstinément déclaré innocent, le magistrat l’a qualifié d’« irréductible » et de « socialement dangereux », il a passé deux ans et demi en prison. Umberto Lucarelli est actuellement en liberté provisoire ; il doit répondre avec Fabio Zoppi d’une expropriation et de l’incendie de trois « repaires » de travail au noir.

A la fin de 1980, de fait, le Collectif n’existe plus, mises à part des initiatives sporadiques de la part de tel ou tel. Ceux qui n’ont pas connu de mésaventures judiciaires s’en sont allés ou se sont dépolitisés ; même le lien d’amitié a pour beaucoup disparu. L’apathie et l’impuissance ont amené quelques membres de l’ancienne Commision sur l’héroïne à essayer sur eux-mêmes les effets de cette substance, qui a désormais envahi le quartier, surtout depuis la construction du pont de liaison avec le quartier de Giambellino, centre de diffusion de la drogue à Milan. La Barona, après avoir connu des années de militarisation à partir de 1979, semble aujourd’hui revenue à la léthargie ordinaire d’un ghetto-dortoir. Il n’y a plus de Collectifs, il y a encore le Centre social de San Ambrogio où l’on joue le soir au « jeu du risque », et où l’on fait de temps en temps de la musique.

Il n’y a plus non plus de tracts comme celui-ci, écrit en janvier 1980 : « La grande saison de la chasse aux terroristes s’est ouverte. Les citoyens sont invités à participer et, à la fin de la partie, on tirera au sort de riches cadeaux pour tous. Mais nous n’y serons pas. Notre pratique de lutte est à elle seule une condamnation du terrorisme. Nous ne nous cachons pas derrière le viseur d’un pistolet, nous ne menons pas de vie parallèle, braves gens le jour et brigadistes impitoyables la nuit, nous ne sommes pas non plus disposés à nous enfermer chez nous et à laisser parler à notre places les "boss" des partis constitutionnels du quartier. Nous sommes décidés et nous l’avons toujours fait, à intervenir dans notre quartier, en notre nom et à la lumière du jour (22). »

(A suivre)

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