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Côte d’Ivoire (3e partie et fin)

mardi 18 janvier 2005

Extrait de la Lettre de Mouvement communiste, n° 15, janvier 2005

LA GANGRENE IVOIRISTE SE SAISIT DES IVOIRIENS DU NORD

Encouragée et organisée par le FPI, la haine de l’autre déborde et investit les Ivoiriens du nord du pays. Peu après les élections présidentielles qui voient le triomphe de Laurent Gbagbo, on retrouve, pas loin de la capitale économique Abidjan, dans un charnier connu comme celui de Yopougon, les corps de 57 Musulmans du Nord. Huit gendarmes sont accusés du massacre. Mais les témoins oculaires refusent de témoigner au procès, par crainte d’être à leur tour victime de représailles. Les gendarmes sont ainsi acquittés, augmentant la sourde colère des gens du Nord.

Le Nord, s’il regroupe près d’un quart de la population occupant plus de la moitié du territoire national, ne représente que 14 % de la production industrielle (19 % si l’on exclut les activités de la transformation du cacao, l’extraction du pétrole et la production de l’eau et de l’électricité). Le Nord ne consomme que 15 % de l’électricité du pays et 20 % des carburants. Le secteur agricole y est développé, avec, notamment, le coton, mais aussi le sucre, l’élevage et l’agriculture vivrière. Après une phase relativement tranquille, interrompue néanmoins par un coup d’État raté en janvier 2001, le 19 septembre 2002 a lieu une nouvelle mutinerie militaire. Elle prend pour cible Korhogo (principale agglomération urbaine du Nord), Bouaké (plus grande ville du centre) et la capitale économique Abidjan. Robert Guei et le ministre de l’Intérieur, Émile Boga Doudou, sont exécutés dans des circonstances qui restent floues. Les mutins sont repoussés par la gendarmerie à Abidjan. Les combats continuent pendant plusieurs semaines. Début octobre, les rebelles se déclarent adhérents au Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). A la mi-octobre, ils nomment leur secrétaire général, Guillaume Soro (30 ans), ancien responsable de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI). Le leader du MPCI exige une transition institutionnelle de huit mois menée par un Président unanimement choisi par l’ensemble des forces politiques du pays. Cette phase devait être suivie par des élections enfin ’libres’, supervisées conjointement par les États Unis et la France. Le 28 novembre, deux autres groupes armés font leur apparition en attaquant la ville de Man, à l’ouest du pays. Le Mouvement populaire ivoirien du Grand Nord et le Mouvement pour la justice et la paix (MPIGO et MJP), prennent le contrôle des villes de Man, Grabo, Dadané et Touba. Ces trois groupes d’insurgés forment les Forces nouvelles (FN). Ces formations émanent, en grande partie, des rangs les plus bas de l’Armée opposés à la domination du FPI, souvent issus des ethnies musulmanes du Nord. A leur tour, les Dozo, les chasseurs traditionnels du Nord, rejoignent en masse les FN, témoignant d’un large soutien populaire aux rebelles. Une majorité de rebelles avaient été recrutés par Robert Guei et contestaient vivement le projet de Laurent Gbagbo de les démobiliser. Certains secteurs de classes dominantes soutiennent discrètement le coup d’État, dont les capitalistes et propriétaires terriens aisés Dioula du nord musulman de la Côte d’Ivoire, insatisfaits de leur progressive marginalisation des institutions abidjanaises. L’objectif n’était pas celui de se substituer à l’exécutif en place mais d’obtenir de celui-ci davantage de considération et d’attention pour la défense de leurs intérêts économiques.

Un État incapable de représenter l’ensemble des classes dominantes de la Côte d’Ivoire, confisqué par une force politique, le FPI, et un clan tribal, celui de la famille de Laurent Gbagbo, constituent donc la raison principale de la grave crise politique et militaire qui a débouché dans la scission du pays. Tous les secteurs d’activité économique septentrionaux ont été durablement affectés par le coup de force des FN. La séparation qui s’éternise de la Côte d’Ivoire rend beaucoup plus difficile l’acheminement de la production vers les ports et des engrais vers le Nord, qui resserre ses liens économiques avec le voisin Burkina Faso. La fracture du pays n’a cependant pas beaucoup affecté le Sud et, par conséquent, l’État de Laurent Gbagbo.

L’ETAT DU FPI DEPOUILLE LES PAYSANS BAOULE ET PREPARE LA GUERRE CIVILE La rente cacaoyère a continué de renflouer les caisses publiques. Les exactions, les assassinats et les déplacements de population se multiplient. Le FPI dépouille les paysans pauvres de l’ethnie Baoulé, d’origine malienne ou burkinabé de l’extrémité occidentale du croissant cacaoyer en soutenant les agriculteurs Bété dans leur volonté de prendre les champs de fèves de cacao à leurs concurrents ’impurs’ ou de l’ethnie ivoirienne majoritaire mais moins proche du pouvoir, les Baoulé. " Le budget 2004 prévoit 1 467,7 milliards de francs CFA de ressources intérieures, dont 1 298 milliards de francs CFA de recettes fiscales, 98 milliards de francs CFA de recettes non fiscales et 70 milliards de francs CFA d’emprunts sur le marché extérieur. Les recettes fiscales, qui représentent 88 % des ressources intérieures, sont en augmentation de 14 % par rapport au réalisé 2003. La nouvelle contribution pour la reconstruction nationale (Cf. Adoption du projet de l’annexe fiscale) dégagerait 17 milliards de francs CFA. Les ressources extérieures s’élèvent à 519 milliards de francs CFA contre 156,3 milliards de francs CFA budgétées en 2003. Cette hausse résulte de l’anticipation d’un double accord des Clubs de Paris et de Londres, permettant des rééchelonnements de 205,4 milliards de francs CFA et des appuis budgétaires à hauteur de 189 milliards de francs CFA, qui se répartiraient entre l’Association française de développement (45 milliards de francs CFA), le FMI (48 milliards de francs CFA), l’Union européenne (30 milliards de francs CFA), et la Banque mondiale (66 milliards de francs CFA). D’où une ligne budgétaire intitulée ’Financements à rechercher’ pour 394 milliards de francs CFA. Åh (Mission économique de l’Ambassade de France)

Quant aux dépenses, " le service de la dette publique représente 709,6 milliards de francs CFA, en hausse de 95 % par rapport à 2003. Il se répartit entre la dette intérieure pour 114,4 milliards de francs CFA et la dette extérieure pour 595,2 milliards de francs CFA (dont 41 % pour les créanciers multilatéraux et 52 % pour le Club de Paris). Les dépenses ordinaires s’élèvent à 1 006 milliards de francs CFA, en hausse de 12 % par rapport au budget 2003. Les dépenses du personnel représentent 57 % des dépenses ordinaires et 29 % des dépenses globales, elles sont en hausse de 5 % par rapport au budget 2003, mais de 13 % par rapport au réalisé 2003. Cette hausse est due à la revalorisation de la grille salariale des membres du corps préfectoral et à des recrutements annoncés dans les forces de sécurité et de défense. Quant aux autres dépenses de fonctionnement, elles s’élèvent à 428 milliards de francs CFA et s’inscrivent en hausse de 21 % par rapport au budgété 2003. Elles devront assurer la sortie de crise (redéploiement de l’administration) et un fonctionnement normal des services, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé. Åh (Mission économique de l’Ambassade de France). Au total, établit la Mission économique, Åg le projet de budget 2004 s’équilibre à 1 987,3 milliards de francs CFA et retrouve ainsi son niveau de 2002 Åh. L’essentiel des dépenses, hormis celles imputables au remboursement de la dette extérieure, seront consacrées à l’effort de guerre et à la fidélisation de l’administration publique, civile et, surtout, militaire. Depuis sa création, le gouvernement de Laurent Gbagbo n’a pas eu de cesse de s’armer. L’étude Jumbo d’avril 2004 estime que l’État ivoirien aurait dépensé 457,155 milliards de francs CFA en matériel militaire, le quart de ses importations hors pétrole. D’après le Grip (www.grip.org), à la date du 10 novembre 2004, Åg le régime d’Abidjan aurait procédé à une vaste campagne d’achat d’armes à partir de l’éclatement de la rébellion armée en septembre 2002. Parmi le matériel acheté pour l’équipement des Fanci on retrouverait notamment des VAB (véhicules de l’avant blindés), des véhicules blindées ’Caspires’, des véhicules blindés Samil 4x4 et Mamba, 200 camions de transport de troupes, plusieurs chars T-55, des missiles sol-air, deux bombardiers, des hélicoptères pour transport de troupes, des hélicoptères Puma 300 et Gazelle, au moins quatre hélicoptères de combat Mi-24, deux hélicoptères MI-8, deux avions de chasse Sukhoï 25, plusieurs produits d’artillerie lourde, des obusiers automoteurs 122mm et environ 5.000 obus de même calibre, des mortiers 81/82mm, une trentaine de canons de 20 et 23mm, plusieurs dizaines de canons de 20mm et 90mm, des mortiers de 80mm, des milliers de grenades à main des grenades à fragmentation et anti-véhicules pour bazookas, plus de 3.000 lance-roquettes, 100 mitrailleuses lourdes, plusieurs dizaines de fusils de précision Dragunow, plusieurs milliers de fusils d’assaut (dont des Kalachnikovs et des 56-1) et des quantités importantes de munitions (notamment pour pistolet-mitrailleur, fusils d’assaut et mitrailleuses). Les informations disponibles sur ces transferts d’armement, dont la plupart seraient effectués pour la plupart à partir de pays d’Europe centrale et orientale bien qu’impliquant également du matériel d’autres origines, ne permettent cependant pas de déterminer la valeur commerciale de ces contrats, ni dans quelles proportions le matériel aurait déjà été livré. Åh (Sources : Jeune Afrique l’intelligent, 24 octobre 2004 ; L’Intelligent d’Abidjan, 25 juin 2004 ; Amnesty International : The Terror Trade Times, juin 2003 ; Le Nouveau réveil du 22 mai 2003 ; L’Inter du 20 mai 2003 ; Le Patriote du 12 avril 2003 ; Le Patriote du 21 mai 2003 ; Libération (Paris) du 17 juin 2003 ; 24 Heures du 23 mai 2003 ; Soir Info du 25 avril 2003 ; Le Patriote du 9 juin 2003 ; L’Inter du 10 avril 2003 et L’Inter du 11 avril 2003).

La gourmandise de l’exécutif FPI est à la mesure de son vaste réseau de clientèles et de soutiens. D’abord, le parti au pouvoir se doit de consolider son emprise sur l’ethnie dont il émane, les Bété, majoritairement concentrés dans le sud-ouest cacaotier. Ensuite, les Jeunes patriotes, véritables brigades d’assaut du régime issues de la jeunesse déshéritée des quartiers pauvres d’Abidjan avec, à leur tête, le raciste irréductible Charles Blé Goudé. Enfin, les forces armées officielles (Fanci), épurées des éléments critiques depuis le début de la rébellion des FN et renforcées par des enrôlements massifs de jeunes ’ivoiriens purs’, donc censés être acquis au régime FPI. Les Fanci comptent quelque 18 000 membres, dont 8 000 gendarmes, à la fidélité indestructible à l’exécutif en place. Le père de Simone Gbagbo, elle-même très engagée aux côtés de son mari, était lui-même un officier de la gendarmerie.

Enfin, le gouvernement s’emploie à pérenniser la neutralité bienveillante des Akan (ethniquement proches des Ashanti du Ghana, dont le principal sous-groupe sont les Baoulé) des régions du centre et de l’est du pays, riches en culture du cacao. Les Baoulé de ces zones de la Côte d’Ivoire fournissaient la première base ethnique par importance au PDCI de Félix Houphouët-Boigny. Les anciens cadres de ce parti contrôlent toujours les instances administratives locales et gardent la main sur la filière cacaoyère de ces régions. Leur dépendance économique des ports commerciaux du Sud, sous la coupe du FPI, pour la commercialisation de la précieuse fève les rend peu enclins à soutenir la rébellion nordiste. C’est pourquoi, le centre et l’est de la Côte d’Ivoire restent loyaux au gouvernement.

LES PUISSANCES IMPERIALISTES RESTENT A L’ECART DES COMBATS INTERNES Les combats entre les FN et les forces armées de l’État n’ont pas connu de véritable vainqueur en s’enfonçant dans une logique de partition et d’épuration ethnique. Quelque 200 000 habitants de Bouaké, en majorité des Baoulé qui craignent les représailles des rebelles, ont fui les affrontements début octobre 2002. Environ 4 000 Burkinabés ont été chassés de leurs maisons dans les districts de Bangolo et de Duékoué occidental, dans l’ouest du pays. A Daloa, on fait état d’exécutions sommaires de membres de l’ethnie Dioulas par les forces de sécurité. Des centaines de personnes trouvent refuge dans la mosquée de la ville occidentale.

Alors que le régime d’Abidjan accuse les FN d’être soutenues par le gouvernement burkinabé de Blaise Compaoré, la France s’emploie à régler le différend intérieur de la Côte d’Ivoire. Le projet français est simple : restaurer l’État ivoirien en élargissant sa base ethnique par l’intégration, à son sommet, des FN. Pour crédibiliser son plan, l’ancienne puissance impérialiste établit, avec le plein soutien du régime menacé, une tête de pont militaire. Dès septembre 2002, dans le cadre d’un accord de coopération militaire, la France dépêche ses soldats en Côte d’Ivoire, dans le cadre d’une opération nommée Licorne. La première mission des soldats de Licorne est d’évacuer les citoyens de nationalité française des villes contrôlées par les rebelles de Korhogo et de Bouaké.

Une fois le cessez-le-feu signé, grâce à la médiation de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), la France se voit chargée de la pacification du pays en vue de sa mise en œuvre. Le pays impérialiste définit une zone tampon en officialisant la scission de la Côte d’Ivoire sur un axe Est-Ouest. En février 2003, le nombre de soldats français en Côte d’Ivoire atteint les 3 000. Après moult réticences, Laurent Gbagbo accepte de négocier avec les représentants des FN. Les deux parties en lutte parviennent à un accord, fortement préconisé par la puissance impérialiste européenne. Les mesures adoptées le 24 janvier 2003 à Marcoussis, en France, sont en tout et pour tout à l’image des souhaits des autorités françaises. Ils prévoient la création d’un gouvernement d’union nationale intégrant la rébellion, la mise en place de réformes sur la nationalité et le droit de propriété foncière rurale. Le gouvernement de Laurent Gbagbo obtient le désarmement des FN. Mais les forces en présence font capoter le règlement pacifique du conflit. Les députés du FPI, largement majoritaires dans l’Assemblée nationale ivoirienne, font échec aux réformes clés planifiées à Marcoussis, dont notamment celle de la nationalité et du droit de propriété foncière. Les rebelles ne seront jamais réellement intégrés au gouvernement d’Abidjan. Au travers de médias parfaitement domestiqués, celui-ci incite plus que jamais à la haine xénophobe. De leur côté, les FN refusent de déposer les armes et de démobiliser leurs milices. Talonnée par les États Unis et limitée dans son action par le rôle grandissant de puissance régionale de l’Afrique du Sud, la France essuie une défaite diplomatique à moitié et décide de s’en tenir au mandat international de maintien de la zone tampon. Mais même ce choix est contesté au sein de l’establishment hexagonal.

François Heisbourg, le très influent directeur de la Fondation pour la recherche stratégique de Paris, dans une intervention dans Enjeux Les Echos de janvier 2005 significativement titrée Côte d’Ivoire, les limites de notre puissance, écrit que " force est de constater que la présence française en Côte d’Ivoire fait dorénavant partie du problème davantage que de la solution ". " L’action des forces françaises est récusée par le régime de Laurent Gbagbo. … Si un règlement politique en Côte d’Ivoire devait passer par le désarmement des rebelles, ce sont ces derniers qui accuseraient la France de néocolonialisme ", poursuit-il. " Dans la durée, il sera de plus en plus difficile pour l’ancienne puissance coloniale d’exercer une action acceptée par le plus grand nombre en Côte d’Ivoire ", conclut-il en préconisant " l’internationalisation et l’européanisation des opérations ivoiriennes de la France ". Aveu de faiblesse et début de désengagement de la France ? La question est visiblement débattue dans les hautes sphères de l’exécutif hexagonal.

LA SITUATION S’EMBRASE À NOUVEAU FIN 2004 Le 25 mars 2004, une marche pacifique pour soutenir l’application des accords de Marcoussis est durement réprimée par le gouvernement, qui avoue l’assassinat par ses forces armées de 37 manifestants (300 selon les organisateurs de la manifestation et 120 selon une mission d’enquête de l’Onu). Les représentants des FN quittent officiellement l’exécutif abidjanais. Le régime FPI est menacé d’une agitation unifiée de l’ensemble de la filière cacao revendiquant un allègement de la pression fiscale sur la culture, le transport et la commercialisation des précieuses fèves. Cette grogne s’est exprimée par une grève d’une semaine du 18 au 26 octobre, sans qu’aucune des revendications avancées ne soit satisfaite. Les grévistes exigeaient la hausse du prix indicatif d’achat bord champ du cacao établi par les autorités préposées. Dans un contexte entièrement dominé par le marché, ce prix n’a aucune autre réalité que celle de fixer le montant des prélèvements fiscaux. Le relèvement de ce prix devait se traduire par une meilleure reconnaissance de l’écart croissant entre le prix réel de marché proposé par les négociants internationaux et le prix indicatif officiel. Si la revendication avait été reçue, dans l’esprit des grévistes, elle aurait ouvert la voie à des restitutions, aux acteurs ivoiriens de la filière, des trop-perçus fiscaux.

L’État ivoirien a tenté de sortir de cette dangereuse impasse par la relance de la guerre contre l’ennemi intérieur, les FN et les étrangers, dans lesquels il intègre désormais explicitement les Français. Ainsi, l’attaque des positions rebelles et le bombardement des troupes françaises fait, début novembre, par les forces armées ivoiriennes doivent être lus comme des actions maquillées en actes anti-impérialistes et dictées par une ligne politique populiste et xénophobe. L’objectif visé était toujours le même : renforcer l’unité nationale des ’Vrais Ivoiriens’ autour du gouvernement de Laurent Gbagbo. Selon le quotidien local Le Jour, une grève illimitée contre tous les ’envahisseurs’ est lancée le 5 novembre au matin par des coopératives d’agriculteurs de la filière cacao. Sans beaucoup de succès. Après la réaction rageuse de l’armée française contre les deux avions et les quelques hélicoptères des forces armées ivoiriennes, le porte-parole du gouvernement promet une riposte pire que celle subie par les Américains au Vietnam. A Abidjan, les Jeunes patriotes organisés et soutenus au plan logistique par le FPI se lâchent dans la chasse au Français. Moins de deux dizaines de milliers, les détenteurs de papiers français fuient en masse le pays, déstabilisant gravement l’activité économique. Suite à la flambée des cours du cacao après les bombardements croisés ivoiriens et français, Barry Callebaut, premier fournisseur mondial de chocolat brut, a été forcé d’arrêter sa production pendant plusieurs jours (International Herald Tribune du 19.11.2004). " Déjà, les grands acheteurs internationaux ont suspendu les paiements anticipés de la marchandise aux intermédiaires locaux. La règle qui s’impose est désormais celle du règlement au comptant lors de la livraison aux usines de première transformation près des deux ports d’embarquement du pays ", écrivent les Échos du 17 novembre 2004.

Le 12 novembre, un envoyé spécial du régime Gbagbo vole à Washington pour demander la protection et l’aide des États-Unis. Sur le terrain, les Jeunes patriotes chérissent George W. Bush. Laurent Gbagbo tente ainsi d’impliquer la principale puissance capitaliste mondiale dans les luttes internes ivoiriennes en lui offrant son allégeance pleine et volontaire. Autrefois accusée d’avoir congelé l’offensive des FN contre le régime d’Abidjan, la France est maintenant indiquée comme le principal soutien de ces dernières. Les États-Unis, pourtant à l’affût de toute occasion de gifler la France après son grand refus de participer à la deuxième aventure militaire irakienne, décident de rester à l’écart du conflit ivoirien.

Cette fois-ci, Laurent Gbagbo doit plier l’échine. Avec le feu vert américain, les Nations unies confirment le rôle d’arbitre de la France et de l’Afrique du Sud et accusent le Président ivoirien de corruption et de dérives totalitaires graves. Après une difficile médiation de la présidence sud-africaine, la situation revient au statu quo d’avant novembre. L’Assemblée nationale ivoirienne est amenée à adopter plusieurs réformes prévues par les accords de Marcoussis. Deux projets de loi sur les médias sont adoptés (le 6 décembre celui sur la presse écrite et le 7 décembre celui sur l’audiovisuel). Une nouvelle loi sur la nationalité est votée le 14 décembre. Enfin, le 17 décembre le code électoral est reformé. Dans ces conditions, l’élection présidentielle - prévue pour octobre 2005 - a davantage de chances de se tenir. Toutefois, les ennemis n’ont pas rangé leurs haches de guerre. Loin de là. Laurent Gbagbo, tout occupé à gagner du temps et à retrouver un semblant de légitimité, rappelle que la réforme du code électoral ne peut entrer en vigueur qu’après un référendum. Or, la tenue d’un référendum présuppose le désarmement des rebelles. Autrement dit, le retour pur et simple à la case de départ. Laurent Gbagbo a déclaré dans une interview publiée le 5 janvier 2005 par le quotidien ivoirien Fraternité Matin que " tout dépend aujourd’hui du désarmement. Il faut que les gens [la rébellion. NdlR] désarment. S’ils désarment, on prépare les élections et on y va ". … En cas contraire, " si à la fin du mois d’octobre, les élections ne sont pas organisées, je reste président de la République ", a-t-il menacé. Nouveau retournement de situation lors du sommet de l’Union Africaine réuni à Libreville le 11 janvier, et auquel participent les principaux dirigeants du continent. L’Union, chapeautée par le dirigeant sud-africain Thabo Mbeki, semble se ranger au point de vue de Gbagbo sur la nécessité d’un referendum. C’est un recul par rapport aux accords de Marcoussis estiment l’opposition et les militaires des Forces du Nord qui notent également la décision de différer les sanctions à l’encontre du gouvernement.

LES CAUSES DU CONFLIT RESTENT ENTIERES.

L’OPPOSITION DES REVOLUTIONNAIRES INTERNATIONALISTES AUX DIFFERENTES FRACTIONS EN LUTTE AUSSI

Malgré les développements récents, la situation est loin d’être stabilisée. Un regain de violence raciste reste possible, voire probable. Le régime FPI n’a pas abandonné l’intention de profiter de son renforcement en 2003 et en 2004 (obtenu grâce au retour de l’aide internationale et à l’accroissement de la rente cacaoyère) pour asséner un coup fatal à la rébellion qui, au contraire, a perdu des hommes et des moyens économiques dans le long bras de fer avec Abidjan. Le 8 janvier 2005, à l’occasion d’une cérémonie de présentation des "voeux des corps constitués de la Nation" au chef de l’Etat, Laurent Gbagbo a déclaré " assumer la responsabilité de la violation du cessez-le-feu ", en ajoutant qu’" on ne pouvait pas faire autrement que ce que nous avons fait ", face à des " putschistes dangereux qui refusent de désarmer, qui tiennent le pays en otage, et qui ameutent tous les autres bandits de la sous-région, du Liberia, de la Sierra Leone, pour venir attaquer leur pays ". Du plus mauvais augure pour la suite des événements…. Il n’est guère exclu que le regain des combats interethniques pourrait se solder par une nouvelle catastrophe humaine de dimensions comparables à celles connues par la Sierra Leone, le Libéria ou, pire, le Rwanda si la rébellion était défaite. La poursuite de la division entre un Nord musulman et un Sud chrétien, telle qu’elle existe u Ghana et au Cameroun, pourrait, pour sa part, faire déborder le conflit dans les pays limitrophes. Dans une telle situation, s’en tenir à la revendication du départ des troupes françaises de Côte d’Ivoire revient de facto à soutenir un régime de rapaces et de xénophobes, qui ne survit que grâce à la spoliation rentière de la campagne, et dont le pouvoir repose, pour l’essentiel, sur un appareil militaire d’État raciste entièrement corrompu et des milices d’extrême droite. De la même manière, nous ne croyons pas que les Forces nouvelles incarnent une meilleure alternative pour le prolétariat et la paysannerie pauvre ivoirienne que le pouvoir en place. Leurs accointances et alliances régionales ne promettent rien d’autre que la substitution d’une dictature xénophobe à une autre.

En outre, notre refus de l’objectif préalable du départ des troupes et des intérêts français en Côte d’Ivoire relève de notre analyse du conflit en cours comme déterminé par des causes éminemment intérieures. Les pays impérialistes en présence, notamment la France et les États-Unis, s’ils sont engagés dans une rude compétition pour l’acquisition et l’exploitation des ressources naturelles de ce pays, ne souhaitent aucunement s’engager ouvertement aux côtés de l’une des fractions en lutte. Leur but commun, bien illustré lors de la dernière crise, est celui de traiter avec un État disposant d’une réelle assise nationale, d’où les phénomènes de corruption et les menées xénophobes soient contenus ou, mieux, écartés. Dans un contexte comme celui-ci, les puissances impérialistes n’ont rien à gagner, d’autant plus que les richesses et l’emplacement de la Côte d’Ivoire ne représentent pas, à leurs yeux, un enjeu primordial, ni au plan économique ni à celui stratégique. Si les puissances impérialistes apparaissent réellement intéressées à un certain dénouement pacifique du conflit intérieur ivoirien, elles ne sont cependant pas à même d’éradiquer les motivations profondes de ce dernier. Et ce pour la bonne raison que le développement des forces productives de ce pays trouve un obstacle majeur dans la division internationale du travail et dans la configuration actuelle du marché mondial. Aucune puissance impérialiste n’assurera à la Côte d’Ivoire la création d’un marché intérieur fort et unifié, ni la transition d’une économie fondée sur l’exploitation presque exclusive des ressources naturelles à une économie dite de transformation (dominée par la grande industrie moderne). Or, les racines profondes de la xénophobie et du racisme qui empêchent l’essor de la lutte de classe sont plantées dans le terreau des échanges inégaux et du développement capitaliste mondial.

Les revendications de souveraineté nationale et d’autodétermination des peuples, au nom desquelles une partie importante de l’extrême gauche lance ses mots d’ordres de retrait des impérialistes français, n’ont plus aucun sens à l’époque du marché mondial et de la domination planétaire du capitalisme mûr. La défense des nationalités réprimées par l’impérialisme montre tout son caractère dérisoire dans des pays où, comme en Côte d’Ivoire, les ethnies tribales perdurent au sein d’États aux contours dessinés ex novo par la colonisation et la décolonisation qui s’en est suivie. Toute revendication nationale correspond alors simplement à un appel au front commun entre les classes dominantes locales et les classes et couches dominées (prolétaires et paysans pauvres ; ethnies soumises et individus appartenant à des confessions opprimées ; femmes ; etc.).

En Côte d’Ivoire, comme en Irak et ailleurs dans la grande majorité des pays périphériques du monde capitaliste, en l’absence de tout mouvement politique prolétarien indépendant capable de nouer une alliance révolutionnaire solide avec la paysannerie pauvre, la seule position viable reste celle de défaitisme le plus intransigeant vis-à-vis des parties en lutte pour s’assurer les dépouilles des forces productives du pays. A ce stade, cependant, l’action du mouvement communiste ne peut que se cantonner à l’étude critique des différentes factions capitalistes en conflit, ainsi que de leurs dynamiques et intérêts respectifs. En se préparant ainsi sans relâche à une intervention politique déployée qui sera rendue possible par la reprise de la lutte de classe.

NOTES

1. Environ 50.000 tonnes de fèves exportées en 2003-2004. La société a été cédée à un prix jugé très attractif à un consortium composé d’Audit contrôle et expertise (ACE) et d’autres structures de la filière café/cacao, dont le Fonds de régulation et de contrôle (FRC). Åg Ce dernier, organisme étatique contrôlé par des proches de Laurent Gbagbo, a pour vocation de ’garantir le prix du café et du cacao aux producteurs’ Åh. (Les Échos du 17 novembre 2004)

2. Le 23 novembre 1994, le gouvernement de Bédié a fait adopter un amendement à la Constitution qui modifie le code électoral. Celui-ci stipule désormais dans son article 35 que seulement les candidats ivoiriens de naissance dont les deux parents sont également Ivoiriens de naissance et qui ont vécu de façon continue au pays dans les cinq années précédentes, peuvent aspirer au poste de Président

Bruxelles-Paris, le 11 janvier 2005.

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