Extrait de La lettre de Mouvement Communiste - Numéro 15 - janvier 2005
Le 4 novembre dernier, en bombardant à trois reprises les positions rebelles dans la ville de Bouaké, le gouvernement ivoirien rompt le cessez-le-feu en vigueur depuis près d’un an. Le jour suivant, des assauts terrestres sont lancés contre plusieurs positions rebelles. Le 6, deux Sukhoi-25 survolent et bombardent une position de la force d’intervention Licorne de l’armée française, occasionnant neufs morts. La France réagit en détruisant, d’abord les deux appareils, puis l’essentiel de l’aviation ivoirienne. Des affrontements ont lieu entre troupes ivoiriennes et françaises pour le contrôle de l’aéroport d’Abidjan. Les troupes ivoiriennes repoussées, une manifestation de soutien au régime marche sur l’aéroport. Elle sera dispersée, et dégénérera en une émeute dirigée contre les ressortissants français, avec le soutien du régime.
Le soudain regain de tension dans l’ancienne colonie française a reproposé une lecture traditionnelle des relations entre l’ancien pays colonisé et la puissance jadis colonisatrice. Stigmatisé à la fois par le gouvernement local et les anti-impérialistes de pacotille d’ici, le rôle de la France dans cette affaire a aussitôt été identifié comme celui traditionnel de l’ancien maître qui ne veut pas que l’esclave s’émancipe de lui. Les autorités d’Abidjan, pour leur part, ont donné de la voix (à défaut de faire parler la poudre) contre l’ancien colonisateur, lui promettant une fin pire que celle qui a été réservée aux Américains au Vietnam. Bien relayés par les gauchistes de métropole, les affidés de Laurent Gbagbo, le Président ivoirien actuel, ont exigé le retrait des troupes françaises et des intérêts économiques hexagonaux en Côte d’Ivoire. Afin d’établir le fondement rationnel de ces revendications, il convient ainsi revenir sur la situation de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui.
UNE ECONOMIE RENTIERE QUI PROFITE AUSSI BIEN AUX CAPITALISTES LOCAUX QU’A CEUX ETRANGERS
La première question à laquelle il faut répondre, concerne, bien sûr, la présence économique hexagonale dans ce pays à la croissance démographique rapide. Troisième puissance économique de l’Afrique sub-saharienne, derrière l’Afrique du Sud et le Nigeria, la Côte d’Ivoire est un pôle économique d’importance au sein de l’Afrique de l’Ouest. Elle représente quelque 60 % du PIB de l’Union économique et monétaire ouest africaine, (UEMOA), marché commun regroupant Bénin, Burkina-Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. D’après l’Irin, agence de presse de l’Onu, le Burkina-Faso dépend de la Côte d’Ivoire pour 80 % de ses exportations et pour 60 à 70 % de ses importations. Sa capitale économique Abidjan est aussi le premier port d’Afrique de l’Ouest. Avec le port de San Pedro, elle est au bout de l’axe de transport Nord-Sud qui traverse le pays, que ce soit par la route ou à la ligne ferroviaire qui relie Abidjan au Burkina-Faso. Riche en ressources naturelles (minérales et agricoles), la Côte d’Ivoire possède une industrie de transformation relativement réduite mais " sans équivalent en Afrique centrale et occidentale " (Mission économique de l’Ambassade de France), principalement dans les secteurs du cacao, du pétrole, et de la conserverie de thon. Toutefois, les ressources naturelles brutes jouent les premiers rôles, avec 47 % du total des exportations en 2003. Leurs filières de première transformation garantissent 32 % du total des marchandises vendues à l’extérieur, de telle sorte que près de 80 % des exportations relèvent directement ou indirectement de l’exploitation des ressources naturelles. Une partie conséquente de ces dernières d’origine minérale (le minerai de fer, le manganèse, le diamant et un nombre important de gisements minéraux, spécialement concentrés au nord) resterait inexploitée. A l’instar de celles de la grande majorité des pays capitalistes de la planète, l’économie ivoirienne est essentiellement orientée vers l’exportation de marchandises. L’Union européenne (UE) absorbe 52 % de son commerce extérieur. Au sein de l’UE, la France se confirme être le premier client du pays africain avec 19 % de ses exportations totales en 2003. Les Pays-Bas suivent, essentiellement en raison de leurs achats de cacao. Les États Unis arrivent troisièmes, avec une part près de trois fois inférieure à la France.
10 premiers clients de la Côte d’ivoire 2003 en % 1 France 19,1
2 Pays-Bas 17,7
3 Etats-unis 7,1 4 Espagne 5,5 5 Italie 3,4
6 Royaume-Uni 3,1
7 Nigeria 2,9
8 UEBL 2,7
9 Guinée équatoriale 2,4 10 Ghana 2,3 Total 100 (Sources : Mission économique de l’Ambassade de France)
La Côte d’Ivoire est en revanche grande importatrice de produits alimentaires, de biens d’équipement (principalement des matériels de transport routier) et d’énergie pétrolière, en dépit de sa production en croissance accélérée.
Importations (CAF/FAB) En %
Produits alimentaires 25
Biens d’équipement 22
Energie pétrolière 19
Autres biens de consommation 19 Biens intermédiaires 15 Total 100
(Sources : Direction générale des Douanes de la Côte d’Ivoire)
La France est le premier pays fournisseur de la Côte d’Ivoire, avec près du quart des importations totales représentées notamment par des produits alimentaires et des biens d’équipement. Le Nigeria suit, avec plus de 18 % des importations ivoiriennes totales grâce à ses exportations de produits pétroliers.
Ainsi, comme bon nombre de pays capitalistes périphériques, la Côte d’Ivoire est riche en forces productives (main d’œuvre et ressources naturelles, aussi bien minérales qu’agricoles) mais pauvre en industrie développée (agriculture : 27,6 % du PIB en 2003 ; industrie manufacturière : 12,5 %). Les services, pour la plupart faits de petits commerces et de l’activité de transport (dont la branche du transport de marchandises devrait être classée dans le secteur productif), compte pour plus de moitié du PIB.
10 premiers fournisseurs de la Côte d’ivoire 2003 en %
1 France 24,8
2 Nigeria 16,1
3 Royaume-Uni 7,8
4 Chine 3,9
5 Pays-Bas 3,7 6 Etats-unis 3,6
7 Italie 3,5
8 RFA 3,2
9 Espagne 2,6 10 UEBL 2,5
Total 100
(Sources : Direction générale des Douanes de la Côte d’Ivoire)
Le commerce extérieur représente en moyenne 40 % du PIB et la balance commerciale est excédentaire (" ce qui est exceptionnel en Afrique ", précise la Mission économique de l’Ambassade de France), notamment grâce au cacao, dont elle est le premier pays producteur, assurant environ 40% de l’offre mondiale. A lui seul, en 2003, le cacao a représenté 43 % des exportations de la Côte d’Ivoire (soit environ 20% de son PIB estimé par le FMI à 8.000 milliards de francs CFA, correspondant à 12,2 milliards d’euros), dont trois quarts envoyés à l’étranger sous forme de fèves et le dernier quart en produit semi-transformé. Le coton et le café, les autres grandes ressources agricoles du pays, ne pèsent que 3 % chacun dans les exportations totales. Les produits transformés du bois, 4 %. La Côte d’Ivoire est également le premier exportateur africain de thon (2 % de son commerce extérieur) et de caoutchouc (2 %).
De plus récente exploitation, les gisements de pétrole sont rapidement montés en puissance parmi les marchandises d’exportation (+56,4 %en volume en 2003). Avec une production encore en expansion (32.970 barils/jour en juin 2004), le pétrole est la deuxième marchandise d’exportation (13 % du total en 2003, dont un gros tiers de pétrole brut et les deux tiers de produits pétroliers transformés). Si la part de la Côte d’Ivoire dans le commerce international de l’or noir est encore négligeable, ses réserves sont estimées comme importantes. La crise grave du pays retarde depuis deux ans l’activité d’exploration et de prospection pétrolière.
Comme dans le cacao, la concurrence des géants étrangers du secteur y est très vive. Les intérêts français et américains s’entrechoquent. Total garde une longueur d’avance, comptant pour un gros tiers du raffinage et de la distribution totales de pétrole ivoirien. Bouygues, via sa filiale Saur, et EDF interviennent en amont, du côté de la production. Cependant, plusieurs firmes américaines importantes (Pioneer Oil Company et Africa Petroleum dans l’extraction ; Exxon Mobil dans la distribution) disputent l’influence française dans ce secteur.
L’État ivoirien a purement et simplement renoncé à l’industrialisation directe des ressources naturelles ; Il préfère se cantonner à un rôle de rentier sourcilleux et volage, prêt à se vendre au meilleur offrant en termes d’entrées fiscales. Un spécialiste du négoce a déclaré aux Échos (du 17 novembre 2004) que " plus de la moitié des frais généraux de l’administration ivoirienne - environ 40 millions d’euros - est assurée par les taxes sur la production de cacao ".
Depuis la proclamation de l’indépendance et grâce à son économie incomparablement plus forte que celle de ses voisins, la Côte d’Ivoire est devenue une destination d’immigration régionale très importante, attirant une main d’œuvre supplémentaire particulièrement nombreuse. D’après les Nations unies (octobre 2002), le quart de la population de près de 17 millions (comptant plus de soixante ethnies locales) est constitué par des immigrés. Le recensement de 1998, qui sous-estime certainement les chiffres réels, indique la présence de 2,3 millions de Burkinabés, 792 260 Maliens, 230 390 Guinéens, 133 220 Ghanéens, 107.500 Béninois, 102 220 issus du Niger et 101 360 Nigériens. A ceux-ci, s’ajoutent quelque 72 000 réfugiés libériens, estime le Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies.
UNE PRESENCE FRANCAISE QUI RESTE PREPONDERANTE MAIS DE PLUS EN PLUS CONTESTEE
Pour ce qui est de la présence étrangère, la France tente de garder une part très importante dans l’économie ivoirienne, notamment depuis la vague de privatisation à la fin des années ’90. La Côte d’Ivoire totalise un quart des filiales françaises de la zone du Franc CFA. La France apparaît comme le premier investisseur direct étranger en Côte d’Ivoire, si on s’en tient aux statistiques du Cepici (Centre de promotion des investissements en Côte d’Ivoire). En tout, ce sont 147 filiales d’entreprises françaises qui, selon le ministère des Finances, sont présentes dans le pays, employant 36 000 salariés ivoiriens. D’après les Échos, environ 51 % des recettes fiscales de l’État ivoirien sont issues d’elles. Parmi les sociétés françaises, on note avant tout :
• Bouygues dans le BTP, via sa filiale Saur qui détient 47 % de la Sodeci (eau) et 25 % de la CIE (électricité) ;
• Les aéroports, dont les concessions ont été confiées à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille et la Sofreavia ;
• Le groupe Pinault dans la distribution et le bois ;
• La BNP, le Crédit lyonnais, Axa et la Société générale dans le secteur financier ;
• France Télécom dans les télécommunications ;
• Castel dans le sucre et les boissons ;
• Accor dans l’hôtellerie ;
• Air France, qui détient 51 % d’Air Ivoire ;
• Bolloré (qui, cet été, a cédé à des proches du pouvoir sa filiale Dafci dans le cacao ) pour la gestion du port d’Abidjan. Le même Bolloré, aussi présent dans le coton et le caoutchouc, détient 31 % de la ligne de chemin de fer Abidjan-Ouagadougou (www.libération.fr, le 19.11.2004) ;
• Le groupe de négoce Touton (deuxième exportateur de fèves de cacao, avec 150.000 tonnes en 2003).
La présence physique des Français est néanmoins très limitée, inférieure aux 20.000 individus dont une grande partie composée de binationaux. Mais on note également une présence étrangère diversifiée selon les secteurs :
• Agriculture et agroalimentaire : les Américains sont présents (Cargill, Unilever, Dole), ainsi que les Hollandais (ADM), et les Suisses (Aiglon) ;
• Pêche : les usines de traitement sont essentiellement détenues par des intérêts étrangers (Saupiquet - majoritairement italiens -, Castelli, Pêche et Froid) ;
• Hydrocarbures : les intérêts américains sont représentés par les sociétés Foxtrot, Ranger Oil, Ocean Energy, et ceux des Canadiens par CNR International. Deux unités de blending (mélanges) opèrent en Côte d’Ivoire : la Sifal (détenue à 33 % par Shell, 20 % par Mobil) et la Texaco ;
• Chimie : les Suisses sont présents avec la société Syngenta ;
• Textile : les intérêts hollandais sont représentés dans le secteur textile à travers Uniwax ;
• Télécommunications : le groupe africain Telecel est présent ;
• B-TP : les intérêts israéliens sont représentés avec la Sonitra.
D’autre part, plus de 1 000 sociétés locales appartiennent à des ressortissants français.
Fin de la première partie