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Stephen Mac Say : Illégalisme (2)

jeudi 23 décembre 2004

Rares sont ceux qui pratiquent la « reprise », surtout d’une manière suivie, par conception et protestation anarchistes. Tout ce qu’ils prélèvent en ce cas fait retour à la propagande ou à la collectivité. Et l’illégalisme n’est plus un expédient personnel et étroitement intéressé, mais une arme et un moyen de lutte, c’est un aliment de l’idée et un aspect du terrorisme. La « période héroïque » nous a fourni quelques types de cet aspect exceptionnel de militantisme...

A part ces cas de mainmise extra-individuelle, la « reprise » qu’exerce l’illégaliste demeure - avec des méthodes différentes de celles de l’adapté légal - une exploitation indirecte du producteur et consolide l’inégalité sociale. Et le fait qu’il opère en dehors et sous la menace des lois ne doit pas nous abuser sur le caractère de ses actes. Plus souvent qu’il ne les nourrit ou les impulse, l’argument philosophique en est l’adjuvant justificatif ou l’abusif pavillon... Le vol d’ailleurs, même en dehors du blanc-seing, étendu déjà, de la légalité, est pratiqué sur une large échelle par le capitalisme normal (les sphères financières où opèrent des chantages d’envergure sont, sur ce point, particulièrement significatives). Il n’y a de différence que dans le traitement subi par les opérants.

Contre les uns, le régime (dont ils sont une force et l’avéré soutien) évite de tourner les rigueurs de ses lois prohibitives ; mais il n’épargne pas les autres : le menu fretin et les en-dehors. Pour donner le change d’abord (haro sur le baudet !), par logique de puissance ensuite, pour étouffer toute concurrence aussi et se garder d’inquiétantes généralisations, pour sauver enfin la façade d’une morale (tournée vers le peuple, comme la religion) qu’il a besoin d’entretenir chez autrui pour maintenir libre le jeu de l’illégalisme princier et assujettir les cadres de ses opérations, le capitalisme bourgeois, à la faveur d’une feinte garantie de l’honnêteté, prend parmi les voleurs pauvres ses boucs émissaires...

Mais si l’illégalisme d’en bas - qu’anime ou non une philosophie de révision sociale - porte atteinte, ça et là, aux fondements ou au prestige de la propriété (ses gestes sont, la plupart du temps, incompris et honnis), si ses attitudes sont parfois à cet égard satiriques et génératrices d’irrespect, s’il recueille au passage quelques confuses et circonspectes sympathies, ce sont celles qui entourent l’adresse et la ruse triomphantes par hasard des embûches et des lourdes défenses du pouvoir, c’est cette secrète revanche des humbles contre les maîtres et les accapareurs que nous avons connue dès l’enfance du vilain et qu’exaltaient déjà les fabliaux et le Roman de Renart. Cet illégalisme s’apparente, pour la masse, à l’éternelle réaction frondeuse contre le règne et les choses établies et traduit sourdement le fondamental individualisme de notre race.

Mais l’anarchisme de ses commettants n’y est pour rien et il n’en retire ni bénéfice moral ni clarté. Il semble y perdre au contraire du fait des similitudes et des compromissions qu’ébranle l’illégalisme. Et tels qui, déjà, sont faussement impressionnés par l’attentat politique ou idéologique, le sont davantage encore par l’illégalisme qui, pour des fins individuelles, expose la reprise jusqu’aux circonstances criminelles. Et l’anarchisme traîne après lui - plus ombre que lumière ! - la paradoxale auréole d’une doctrine de banditisme et d’assassinat. La portée d’accidents tactiques retentissants s’avère comme de nature à en troubler l’intellection plus qu’à en faire aimer les desseins. Et l’anarchie
- dressée en libératrice contre la spoliation et le meurtre permanents, revendiquant la vie fière et fraternelle
- frappe surtout les esprits comme un faisceau de brutalités vengeresses, agrippeuses et, sans scrupules...

Je ne dirai qu’un mot de ce que l’exercice de l’illégalisme comporte, éducativement, d’énergie, de bravoure, d’initiative, de tendances irrégularistes, etc. Il a sa contre-partie de mensonge, de dissimulation, de fourberie et de violence... Ses tares et ses déformations contre-balancent d’ordinaire la trempe du caractère et l’indépendance, plus apparente que réelle, de l’allure. La délivrance de certaines habitudes s’accompagne souvent d’une mise à la merci d’enchaînements tout aussi déformants. Et l’illégaliste ne s’affranchit guère de nos dépendances coutumières que pour s’assujettir aux exigences d’impératifs insoupçonnés. Reconnaissons toutefois que la pratique de l’illégalisme, même chez l’illégal fruste et vulgaire (cambrioleur, contrebandier, etc.) n’annihile pas forcément le respect du bien légitime d’autrui, ni ne tarit l’élan généreux et le don désintéressé. Un certain détachement de la propriété caractérise d’ordinaire les aventuriers et, les tenant à l’écart de la thésaurisation, les rend plus aptes à l’aide large et spontanée.

On a cité souvent des traits de sacrifice et de dévouement qui dénotent que leur genre de vie ne tue pas nécessairement le sens moral essentiel de la sociabilité. Si de lâches dénonciations - nombreux sont les réguliers qui ne leur cèdent rien en laideur policière - ont amoindri en maintes occasions la couleur romanesque de leurs campagnes, des fidélités inflexibles et des confiances intrahies jusque dans la mort ont aussi souvent élevé les bandits à un niveau de loyauté droite et d’abnégation qui ne fleurissent pas d’abondance - il s’en faut - chez maints desséchés légalistes, honorables tenants de rapine et chevaliers d’usure avec garantie de l’Etat. Et des reflets de chaude humanité illuminent ainsi d’une flamme inattendue quelques figures proscrites et méconnues...

Disons, pour conclure cet aperçu, qu’autant qu’à l’anarchiste illégaliste qui lutte pour conserver à sa personnalité les caractéristiques qui, pour nous, le retiennent sur un plan de tolérance ou de sympathie, il faut souvent du courage et de la ténacité - et sa tâche s’accompagne aussi d’une résistance morale de tous les instants - à l’anarchiste « régulier » qui asseoit sa carrière au sein de contingences acharnées à le reconquérir. Et que, pour être moins éclatantes, les batailles qu’il livre à l’emprise d’une ambiance insidieuse et envahissante, et le maintien final de convictions quotidiennement disputées, n’en sont pas moins valeureuses...

S’il ne cesse pas de nous intéresser en tant qu’homme et que portion évolutive du corps social, l’illégaliste (tout comme les acceptants de certaines fonctions ou situations d’ordre bourgeois, tout comme les pratiquants plus ou moins incorporés à diverses catégories légalistes) n’est pas néanmoins, lui non plus, pour et à cause de son genre de vie, un anarchiste. S’il conserve, lui aussi, cette qualité, s’il sauvegarde son potentiel anarchiste, c’est bien plutôt malgré son illégalisme et par une insurrection intérieure continuelle de son tempérament et de sa philosophie.

Où sont d’ailleurs ceux dont la vie courante, dans le cadre actuel, est vraiment une réalisation anarchiste, pure de compromissions ? Dans quel milieu est-elle dès aujourd’hui possible, puisque tous sont hostiles à ses desseins et que nous ne pouvons vivre, les uns et les autres, sans amputer, dans une mesure variable, notre idéal ?... Si un individu ne cesse pas forcément parce qu’illégaliste, d’être anarchiste, ce n’est pas davantage, lorsqu’il l’est ou le demeure, à son illégalisme qu’il le doit. Car l’anarchie, en son essence, est don : elle ne peut être dol et frustration ; elle est loyauté, au fond des êtres et partout dans leurs approches : elle ne peut être altération ; elle est solidarité : elle ne peut être parasitisme. Et tout ce qui s’oppose à ce qu’elle soit ainsi dans le monde (pratiques légales ou illégales) nous avons à le vaincre et à le repousser. L’illégalisme de l’économie quotidienne - aussi bien que le légalisme - est dans la nature et la vie d’un anarchiste comme un anachronisme : c’est un étranger, corrupteur d’anarchisme, avec lequel il est obligé de lutter pour se conserver... Nous ne pouvons, aux uns et aux autres, d’ailleurs - légaux ou illégaux - accorder ce caractère anarchiste sur la foi d’allégations superficielles et de confusions nominales et sur la similitude des terminologies.

A qui prétend être des nôtres, nous demandons - au moins pour un minimum qui est notre critérium et notre garantie morale - dans la mentalité générale et l’esprit critique, dans le jugement et les contacts avec l’environ, dans ce qu’il a - en lui et autour de lui - réduit d’oppressive autorité et animé d’anarchisme, dans son effort d’élévation intime et de propension généreuse, dans la dominante de ses mœurs et dans ce qui nous intéresse, anarchiquement, de son activité, la preuve des sympathies et des fidélités proclamées... Et si nous demeurons, à quiconque, et par-delà les tares ou les déformations qui font plus ou moins leur proie de tous les hommes, ouverts avec indulgence et simplicité, nous ne gaspillons pas à tout réclamant une appellation qu’à nos propres yeux nous avons tant de peine à mériter...

II est un facteur - un facteur réaliste - qui doit nous rendre circonspects à l’égard de l’illégalisme et pleins d’une sage défiance pour les tentations, à certains yeux riantes, de ses abords. A l’encontre d’affirmations entachées de légèreté et insuffisamment documentées, l’individu qui s’engage dans la voie pleine de périls de l’illégalisme, une voie semée de tous les traquenards et de toutes les coercitions d’un privilège qui, âprement, se défend, ne le fait presque jamais en pleine connaissance de cause. Il ne sait, la plupart du temps, à quelles innombrables perturbations sa décision sans base a livré son avenir et quelle meute il vient - par un seul parfois, mais irréparable premier acte - de jeter à ses trousses.

Il n’a pas, généralement, soupçonné, évoqué surtout dans leur fréquente réalité, la trame d’inquiétudes et d’angoisses, la tension haletante et la fièvre, et la sécurité révolue, et le final hallali de la bête traquée. Les jeunes surtout - recrues courantes et faciles - n’en ont vu que les dehors aisément triomphants et la séduction d’une trompeuse - et hélas ! combien précaire - liberté ! Et quand ils y ont engagé leurs espérances naïves et qu’ils sentent peser sur eux la chape écrasante d’une forme seulement diversifiée de l’esclavage, compliquée d’aléas redoutables, trop tard il est souvent pour ressaisir leur jeunesse prise dans l’engrenage...

Combien, pour avoir (dans l’ignorance ou la confiance abusée de leur adolescence) accordé un choix prompt et irraisonné aux menées hasardeuses de l’illégalisme, ont vu, irrémédiablement, leurs espérances abîmées, leurs jours mêmes compromis, s’anéantir jusqu’aux perspectives du retour à la plus banale des vies contemporaines. Que de forces gâchées, que de fortes et précieuses individualités sont tombées pour des peccadilles et furent à jamais perdues pour notre amitié et la tâche de nos idées chères.

Qui dénombrera les malheureux jeunes gens égarés par des apologies inconsidérées - parmi lesquels se glissent parfois peut-être quelques manœuvres canailles de police - et qui, pour quelque rapt « en bande » (association de malfaiteurs), pour quelques papiers contrefaits et jetés dans la circulation (émission de fausse monnaie : « crime contre la sûreté de l’Etat », le bougre tient à ses prérogatives !) ont payé par des années de bagne leur geste terriblement enfantin quand on songe aux conséquences ? Combien y ont laissé leur pauvre corps, ou leur santé, la fleur de leur vie et le meilleur d’eux-mêmes ? Les uns ont donné leur tête au bourreau, d’autres agonisent dans les pénitenciers, se consument dans les geôles. O jeunesse sacrifiée ! Pour un vol de ciboire - en groupe - dans une église - un ciboire vendu cent sous à un receleur ! - j’en sais qui sont morts à la Guyane ! Pour l’écoulement de quelques coupures, d’autres sont allés se pourrir dans les Centrales et, en fussent-ils revenus, sont morts aussi, en face d’eux-mêmes et pour nous. Et il n’est pas vrai qu’ils savaient...

A l’âge où l’on se précipite dans les bras accueillants de l’illégalisme (ce sont des enfants encore, la plupart n’ont pas vingt ans) on ne sait pas, on croit savoir. Et l’on ne soupèse, ni ne mesure : on s’illusionne. Et c’est avec la foi et l’ardeur juvénile du bonheur prochain et de la vie totale qu’on s’élance sur les sentiers perfides où l’illégal, tardivement éveillé, succombe. On a, devant leurs yeux ouverts encore sans réserve à l’impression, leurs cerveaux superficiellement ou maladroitement meublés, leurs volontés aisément désaxées, on a fait miroiter la dorure unilatérale de la réussite et de l’avenir sans attaches. La prison et sa dure et déprimante claustration, la « défense » brusquement posée devant la fuite du cambrioleur, la « précaution » ou la riposte qui mènent au couperet, c’est pour les autres : les maladroits, et chacun, s’interrogeant en beau, ne voit jamais en lui l’incapable, ni le malchanceux. C’est comme à la guerre : s’il n’en revient qu’un, il sera celui-là... On a aussi répété devant lui que le travail était un leurre, voire, pour « l’homme libre », une déchéance. On a représenté le laborieux, l’ouvrier, comme la brute ignare, l’imbécile et la poire. Et l’on a fait, de l’herbe dans la main, la culture de la dignité.

Et le moindre effort (car il n’en est pas un qui n’ait vu l’illégalisme moins fatigant que l’atelier) ; et la paresse même (l’illégalisme ? mais pour beaucoup il va n’être qu’un jeu pimenté d’émotions, une promenade romanesque, dispensatrice finale de butin) ; et cette sotte griserie de « supériorité », cet esthétisme dégénéré du moi - faits de fatuité puérile et de chétive vanité, et de faux intellectualisme - les éducations et les aberrations conjuguées, servies par un mal social évident, ont fait d’eux les adeptes inéclairés et sans conscience de l’illégalisme mangeur de jeunesse et la proie des vindictes aux aguets... Rien n’est plus traître, d’ailleurs, et ne vous enlace plus perfidement, et ne vous rend, si chèrement payée, la faculté de vos mouvements que l’illégalisme. Pas une branche d’activité peut être où le passé pèse sur vous plus lourdement et s’acharne à votre perte, pas de rêts qui tiennent mieux « leur homme » et l’empêchent de se reconquérir... Des nôtres égarés sur les pentes fatales de l’illégalisme bien peu remontent le courant, nous reviennent. Ou la chance qui les y retient les « professionnalise », ou la chute les enfonce : la société, presque toujours, les achève ! Stephen MAC SAY.

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