En 1991, j’ai assisté à une conférence de Derrick Bell à la faculté de droit de Harvard, dont il était professeur titulaire. Ce regretté et très estimé théoricien du droit a déclaré ce jour-là que les Noirs n’avaient fait aucun progrès depuis 1865. J’ai été d’autant plus surpris que le parcours de Bell lui-même démentait catégoriquement son propos, sans compter que cette conférence était organisée par les étudiants noirs de la faculté de droit de Harvard. Depuis, j’ai compris que de telles affirmations ne sont pas contradictoires aux yeux de leur auteur. En effet, soutenir que rien n’a vraiment changé vise surtout à transmettre un message : le racisme continue à être la principale force qui entrave les aspirations des Noirs américains ; quelle que soit la réussite ou la sécurité financière auxquelles certains d’entre eux sont parvenus sur le plan individuel, ils continuent à être collectivement victimes du racisme.
De telles affirmations ne doivent pas être prises au pied de la lettre, comme si elles étaient le résultat d’une démonstration empirique, même si nombre de ceux qui les avancent semblent en être sincèrement convaincus ; en fait, elles sont purement rhétoriques. Aucune personne sensée ou bien informée ne peut croire que les Noirs américains subissent encore les mêmes restrictions et sont exposés aux mêmes dangers qu’en 1865. Cette assertion comporte donc un prologue implicite : « (tel incident/phénomène/structure donne l’impression que) rien n’a changé ». Cette proposition relève davantage de la jérémiade que de l’analyse, et elle est généralement avancée en réponse à un événement qui suscite l’indignation. Pour qu’une telle affirmation ait la force rhétorique souhaitée, son auteur doit assumer le fait que les choses ont changé, précisément parce qu’il s’agit à la fois de dénoncer le caractère très ancien de certaines conditions ou de certains événements inacceptables, et d’inviter les autres à les considérer comme tels (Reed in Henwood, 2013). Dans le cadre d’un rassemblement ou d’un tract, on a fréquemment recours, avec plus ou moins d’efficacité, à ce procédé rhétorique qui consiste à tenter de mobiliser l’indignation de l’opinion publique et à l’exhorter à agir contre un acte, ou une déclaration, en les associant à des opinions ou des pratiques discréditées et diabolisées. Mais, sur le terrain de l’antiracisme, cette technique politique est inefficace, voire destructrice, lorsqu’elle se substitue à l’interprétation scientifique ou à l’analyse stratégique.

Plusieurs articles d’Adolph Reed Jr. se trouvent aussi sur le site npnf.eu
1) De la « transgenre » Bruce/Caitlyn Jenner à la « transraciale » Rachel Dolezal : pour les féministes et les « Identitaires raciaux » américains y aurait-il de bons et de moins bons « trans » ?
http://npnf.eu/spip.php?article761
2) « Les disparités raciales ne nous aident pas à comprendre les structures profondes de la violence policière » (2016)
http://npnf.eu/spip.php?article762
3) Les limites de l’antiracisme (2009)
http://npnf.eu/spip.php?article763
4) Débat sur les réparations
http://npnf.eu/spip.php?article767
5) De diverses façons d’éviter la question de l’exploitation de classe des Afro-Américains
http://npnf.eu/spip.php?article769
6) Le mythe du "réductionnisme de classe"
http://npnf.eu/spip.php?article770
7) Disparités raciales en matière de santé. et CODID 19. Prudence et contexte http://npnf.eu/spip.php?article772
8) Antiracisme. La gauche défend des solutions néolibérales
http://npnf.eu/spip.php?article764