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La valeur sans le travail

Critique de la revue "Temps critiques"

lundi 3 mai 2004

L’accumulation du capital fixe entraîne-t-il la disparition du travail, qui selon les rédacteurs de cette revue « critique », « n’est plus une force mais une fonction »... ? Cette revue s’inscrit dans un courant qui voit dans la restructuration la disparition du prolétariat… Mais pourquoi le capital reste-t-il soucieux de productivité et d’allongement du temps de travail ?

Texte paru dans Echanges n° 80 (deuxième semestre 1995).

« Le capital variable est le plus important, parce qu’il est la source de la plus-value et que tout ce qui dissimule sa relation avec l’enrichissement du capitalisme mystifie en même temps le système entier. » (Le Capital, t. 3, chap. IX)

Le numéro 6/7 de Temps critiques de 1993 porte le titre de « La valeur sans le travail » ; je viens de le lire , ainsi que le numéro gratuit d’avril 1995 résumant les valeurs auxquelles Temps critiques s’attache.

Les rédacteurs de cette revue font dans du « neuf ». Selon leurs propos, la notion économique d’exploitation et de travail productif n’est pas un critère qui embrasse toute la réalité sociale.

« ... Nous préférons », disent-ils, « employer et mettre au premier plan le concept de domination qui ne recouvre pas seulement les inégalités dans les rapports de travail (dans la production), mais l’ensemble des rapports sociaux (la reproduction) » (p. 13).

Les marxistes n’ont jamais dit que l’exploitation recouvrait l’ensemble des rapports sociaux, Marx lui-même supposait abstraitement pour son analyse une société fictive, composée exclusivement de prolétaires et de capitalistes. Ceci parce qu’il jugeait déterminant ce rapport pour l’espèce humaine dans son ensemble. Le concept de domination est sans doute plus vaste que celui de l’exploitation, et notamment celui de la « domination de l’homme sur la nature » qui, vous le conviendrez à votre détriment, n’a pu se produire que par l’exploitation de cette nature par des hommes eux-mêmes exploités… En me situant en dehors de la société productive, je pourrais aussi affirmer que le concept de domination doit être remplacé par celui de violence, lui beaucoup plus représentatif du rapport social historique (dans la nature et la société).

Cependant, la violence, comme d’ailleurs votre domination, doit avoir un but, par exemple Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Robinson. La violence tout comme la domination n’est pas l’élément historique fondamental, l’avantage économique est le but. Ce côté, « le but économique », les auteurs de la revue Temps critiques essayent de l’exorciser.

Citons quelques-unes des affirmations de Temps critiques :

« La valorisation, quand valorisation il y a, s’effectue de plus en plus en dehors du procès de travail. »

Ici, le terme « valorisation » ne convient pas, c’est de profit dont il faut parler. Profit et plus-value ne sont pas la même chose (tout le débat entre Marx et Loria). Ce n’est pas la valorisation du Capital, mais celle de capitalistes particuliers qui peut s’effectuer en dehors du procès de travail, par exemple spéculer en bourse sur les matières premières...

Que de nombreux capitalistes préfèrent (quand la Bourse monte) jouer la spéculation, cela non seulement ne change rien à la loi de la valeur (extraction de valeur sur le travail vivant), mais confirme cette loi avec éclat, le capital fixe ne pouvant tout au plus que transmettre la valeur qu’il contient s’il n’est pas frappé d’obsolescence prématurément.

« Les facteurs financiers l’emportent sur les objectifs de production... » Cette tendance est toujours conjoncturelle, elle est propre aux crises qui, elles, se chargent de détruire les illusions du capital fictif.

« Les crises réduisent énormément ce capital argent fictif et partant, le pouvoir de ceux qui le possèdent de prélever de l’argent sur le marché sur la base de ce capital. » (« Capital argent et capital réel », Le Capital, t. III, fin du chap XXX.)

Le Capital est effectivement dans une phase où son problème majeur est sa reproduction élargie ; sa solution, pour les trusts les plus forts, c’est la mondialisation, mondialisation qui va accentuer la concurrence et qui, pour ceux qui veulent rester sur le marché mondial, va nécessiter des masses financières énormes (d’où les débats sur les fonds de pensions et les tentatives de l’Etat de mettre la main sur la Sécurité sociale... et le « capitalisme de casino »). Après nous avoir dit ce que toute l’économie vulgaire nous sert chaque jour sous le nom de capital spéculatif « nuisible » et capital productif « utile », Temps critiques nous apprend, page 17 :

« ... que ce n’est plus le travail ouvrier qui permet la valorisation massive du capital. Celle-ci est surtout l’œuvre du capital fixe, forme capitaliste de l’accumulation du travail passé et objectivé (dans les machines par exemple) ». Marx a effectivement posé le problème de la révolution technique et scientifique dans son développement outrancier, il a même dit « que la création de richesse dépend de moins en moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée et de plus en plus de la puissance des agents mécaniques ».

Il ne s’agit ici que de la création de la richesse et non du processus d’accumulation de la plus-value, la confusion est de taille.

Nous pouvons même citer deux autres remarques de Marx à ce sujet :

« La surpopulation relative est d’autant plus frappante dans un pays que le MPC y est développé. » (T. 3, p. 251.)

« Un développement des formes productives qui réduirait le nombre absolu des ouvriers, c’est à dire permettrait en fait à la nation toute entière de mener à bien en un laps de temps moindre sa production totale, amènerait une révolution, parce qu’il mettrait la majorité de la population hors circuit ». (T. 3, p. 279.)

Selon les auteurs de Temps critiques, « ce n’est plus le travail ouvrier qui permet la valorisation massive du capital ».

Voilà une belle question, question qui travaille et inquiète les capitalistes qui se plaignent justement de ce paradoxe, que plus leur capital fixe augmente, plus ils subissent une baisse de la productivité du capital.

En fait, le capital mondial essaye actuellement justement de contrecarrer une nouvelle fois « la baisse tendancielle du taux de profit » qui se manifeste par la « baisse des taux d’intérêt à long terme ». La tendance future va donc reprendre une partie des bonnes vieilles méthodes d’exploitation pour retrouver ses marges.

Augmentation du travail en équipe, par relais et roulement, pas seulement dans l’industrie, mais aussi dans le tertiaire.

C’est d’ailleurs le but de la loi quinquennale en France.

Allongement de la durée du travail (par le volontariat), reprise des heures supplémentaires et complémentaires.

Mise en place du temps partiel pour augmenter l’intensité du travail par poste occupé. Annualisation du temps de travail pour ajuster au plus près la demande et utiliser la force de travail selon les besoins de l’heure. Il est d’ailleurs curieux de voir que les rédacteurs de Temps critiques pensent (page 23) qu’il n’y a pas de raison pour les grosses entreprises de se lancer dans le « travail de nuit » au lieu de chercher à résoudre l’énigme « de ce travail de nuit ». Temps critiques nous ramène au niveau mental du « tonnerre de Dieu », la foudre frappe parce que Dieu veut se venger. Les ouvriers turbinent la nuit parce que le capital veut aussi les dominer la nuit par plaisir...

C’est sans doute aussi à cause de la domination « génétique » de l’homme sur la femme qu’actuellement elles travaillent en majorité à la chaîne, que la loi sur l’interdiction du travail de nuit des femmes a été abolie, il n’y a pas besoin d’exploitation mais besoin de « soumission ».

Quelques chiffres tout de même pour les rédacteurs de Temps critiques : en 1991, comme en 1984, 570 000 ouvriers et ouvrières travaillent à la chaîne, la population travaillant sous le régime des chaînes passe en France de 8 % à 9 %. Les femmes sont les plus soumises à cette exploitation. Dans le secteur de l’automobile, du fait même de la robotisation, le pourcentage d’ouvriers à la chaîne progresse : 31 % en 1991 contre 26 % en 1984.

Aux Etats-Unis, le recours à l’extraction de la plus-value absolue par l’allongement du temps de travail est de retour.

Les tables de la loi du marxisme expliquent :

« que la production toujours croissante du capital fixe en machine rend une prolongation croissante de la journée de travail tout à fait "désirable" ». (Le Capital, t. I, chap. XV).

Ceci est confirmé par le PDG de la multinationale Philips, qui déclarait, au Monde du 5 octobre 1993 :

« Soit l’Europe donne la priorité à la qualité de la vie et à des Etats-Providence coûteux que le protectionnisme protège du reste du monde, soit elle opte pour une économie ouverte où l’industrie, comme ailleurs, peut produire à des coûts moindres et avec des temps de travail allongés ».

Cet allongement peut aussi se faire, comme en France, par la prolongation des années de travail nécessaires pour toucher sa retraite. Il se fait aussi dans les faits et en dehors de la loi par le seul jeu de la concurrence entre salariés (il est de plus en plus conseillé dans les entreprises de rester au travail après les horaires légaux ; ceux qui ne le font pas ne seront pas récompensés par des augmentations personnelles).

Nous devons aussi apprendre à Temps critiques que les conventions collectives de nombreux secteurs clefs ont été remises en question : suppression de l’ancienneté, révision en baisse des classifications, suppression de jours de congés pour, par exemple : ancienneté, grade, locaux aveugle... Réforme du droit syndical à la baisse.

Temps critiques ne peut pas envisager cet accroissement de l’exploitation parce que toute sa démarche théorique tend à faire disparaître mentalement le travail vivant :

« L’accent est mis sur l’acte technologique et où l’objectif est un objectif d’intensité d’utilisation du capital fixe plutôt qu’une intensification de la productivité du travail », (page 22).

C’est justement le poids du capital fixe et les risques d’obsolescence rapide du matériel qui fait que les entreprises actuelles revendiquent de travailler 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.

Exemple : l’allemand Stolberger Metallwerke (laminé de cuivre), qui avoue faire travailler ses installations en continu (L’Usine nouvelle du 5 mai 1994). Dans sa logique du « travail fantôme ou fonction », Temps critiques déclare : « C’est parce que le capital a de plus en plus de mal à dégager du profit que la question du prix de production, déterminé plus par la concurrence que par le coût de production, l’emporte sur le taux d’exploitation et l’extraction de plus-value. Le temps de travail immédiat n’est plus le déterminant direct de la valeur.

Le salaire n’est plus considéré comme ce qui présuppose le profit, mais comme un résultat, un revenu. » page 28

Tout d’abord, signalons que le capital, contrairement à ce que dit Temps critiques, n’a pas de plus en plus de mal à dégager du profit. Le problème du capital global actuel, c’est sa reproduction par l’accumulation d’une plus-value qui ne peut s’obtenir que par l’exploitation humaine. Seulement, si le capitaliste ne se modernise pas, il se fait couler par la concurrence et, par conséquence, la course à l’augmentation du capital fixe va de plus en plus mettre en exergue la contradiction fondamentale de la société capitaliste entre les forces productives (matérielles et humaines) et les rapports de production devenus un véritable carcan pour la vie de l’espèce humaine.

Récemment, le constructeur automobile américain Ford envisageait de mondialiser sa production, avec pour objectif de réduire ses coûts de 15 milliards par an. Si le coût du travail était si marginal, on se demande pourquoi les quarante plus grands patrons d’Europe occidentale déclaraient récemment qu’il fallait le réduire encore plus...

Les théoriciens de Temps critiques disent (page 30) que l’Etat permet l’autonomisation de la valeur par rapport aux capitaux particuliers. L’Etat n’est que la socialisation capitaliste de certains secteurs économiques pour servir l’ensemble des capitaux particuliers. Nous dénions toute référence à une quelconque « autonomisation de la valeur » et même aux théories d’un capitaliste monopoliste d’Etat.

Pour Temps critiques (page 44), « ... il n’y a plus de classe dominante, même s’il existe évidemment des groupes dirigeants ». « Le travail n’est plus une force, mais une fonction » (page 48), « l’économie capitaliste n’est plus en expansion en tant qu’économie capitaliste ».

On se demande si nous ne sommes pas dans la phase de transition vers le communisme.

Récemment encore, un accord sur « l’annualisation des horaires » vient d’être signé par quatre syndicats français (la CFDT, FO, CFTC, CGC) avec le patronat français. Son but est l’amélioration de la productivité.

G. B. (septembre 1995)

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