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État-réseau et souveraineté

vendredi 20 janvier 2017

Vers une « dé­mo­cra­tie ab­so­lue1 »

Contrôle et au­to-contrôle

L’État na­tio­nal au sein du ca­pi­ta­lisme mon­dia­li­sé est sou­vent perçu, dans une pers­pec­tive qui se veut cri­tique, comme écar­te­lé entre d’un cô­té la né­ces­si­té de rendre com­pa­tibles les in­té­rêts de son éco­no­mie na­tio­nale alors que la concur­rence éco­no­mique est in­ter­na­tio­nale et de l’autre la né­ces­si­té de sa sur­vie conçue en termes sé­cu­ri­taires avec l’idée d’un État ré­duit au mi­nis­tère de l’In­té­rieur dans une « so­cié­té car­cé­rale2 ». Po­lice par­tout, jus­tice nulle part comme on peut l’en­tendre lors des ma­ni­fes­ta­tions. Il n’y a là rien d’in­ven­té. Vi­déo­sur­veillance au quo­ti­dien, fi­chage gé­né­ra­li­sé à toutes les pro­cé­dures ad­mi­nis­tra­tives font main­te­nant par­tie du dé­cor de la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée dans la­quelle les in­di­vi­dus-dé­mo­cra­tiques pra­tiquent une nou­velle forme de contrat hé­do­niste in­for­mel avec l’État sur la base du « j’en pro­fite sous votre contrôle ». Sur cette base du don­nant-don­nant, il n’est pas dif­fi­cile, pour l’État, d’étendre ce contrat im­pli­cite en res­sus­ci­tant l’an­cien contrat des dé­buts de la so­cié­té bour­geoise (Hobbes, Locke3) ba­sé sur la ces­sion d’une part de li­ber­té in­di­vi­duelle contre un gain de sé­cu­ri­té col­lec­tive.

Le ren­for­ce­ment des moyens de contrôle de l’État par l’in­ter­mé­diaire des nou­velles tech­no­lo­gies (contrôle des com­mu­ni­ca­tions, vi­déo­sur­veillance, re­le­vés d’ADN, bra­ce­lets élec­tro­niques), et une ten­dance à la cri­mi­na­li­sa­tion des luttes à tra­vers une po­li­tique ré­pres­sive, sont cen­sés ré­pondre au dé­ve­lop­pe­ment gé­né­ral d’un sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té dif­fus et élar­gi.

Ce n’est donc pas prin­ci­pa­le­ment le ni­veau gé­né­ral des luttes de classes ou des luttes tout court qui dé­ter­mine des lois sé­cu­ri­taires, mais plu­tôt le fait que l’État ne semble plus avoir d’en­ne­mi dé­cla­ré ou vi­sible. Cette si­tua­tion ne pousse pa­ra­doxa­le­ment pas à la dé­tente puisque, le consen­sus ai­dant, l’État au­ra plu­tôt ten­dance à ti­rer sur tout ce qui bouge sans en ap­pré­cier le réel dan­ger4. On est dans une lo­gique in­ver­sée par rap­port à celle de la so­cié­té bour­geoise. Celle-ci était for­te­ment dé­pen­dante du rap­port de classes et donc des rap­ports de force entre ces classes. Il fal­lait ré­pondre à la ré­vo­lu­tion par la contre-ré­vo­lu­tion, il fal­lait sé­vir quand ça « chauf­fait », y com­pris en fai­sant ti­rer sur les ou­vriers et les mi­neurs. Dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée, on sé­vit peu ou alors par pré­ven­tion, mais un peu dans le brouillard parce qu’elle ne com­prend pas qu’on s’op­pose à elle au­tre­ment que de façon clas­siste ou cor­po­ra­tiste. Elle ne com­prend donc rien à la ré­volte des ban­lieues pas plus qu’aux conver­tis au dji­ha­disme, rien à la « mou­vance anar­cho-au­to­nome » et à l’in­sur­rec­tio­na­lisme quand, dans le même temps, l’anar­chisme cherche à ga­gner ses lettres de no­blesse dans l’uni­ver­si­té, la re­cherche et la culture et que des par­ti­cu­la­rismes (néo-fé­mi­nistes, LGBT, ra­cia­listes) de­mandent des droits en pen­sant sub­ver­tir l’an­cienne norme do­mi­nante parce qu’ils s’af­firment « ra­di­caux ».

L’État ne semble donc plus ren­con­trer d’en­ne­mi in­té­rieur dé­cla­ré. Dans cette me­sure, les op­po­si­tions aux pro­ces­sus de do­mi­na­tion ou d’ex­ploi­ta­tion n’ap­pa­raissent plus lé­gi­times de par leur ca­rac­tère de masse et leur ré­cur­rence (pen­sons aux grèves et aux oc­cu­pa­tions d’usine dans la pé­riode pré­cé­dente), mais comme de simples ré­sis­tances, des actes de des­pe­ra­dos. Il est donc ten­tant pour le pou­voir, de cri­mi­na­li­ser des actes de vio­lence au cours de ma­ni­fes­ta­tions pu­bliques ou au cours d’ac­tions type coup de force en pe­tits groupes dans la me­sure où ils ap­pa­raissent mi­no­ri­taires ou dé­pla­cés parce que sans rap­port im­mé­diat ou vi­sible avec la lutte ou le conflit qui en est à l’ori­gine. Dans la fou­lée, cette cri­mi­na­li­sa­tion peut être éten­due aux in­ten­tions de des­truc­tion de biens pu­blics comme dans le cas des ac­cu­sa­tions contre les sept in­cul­pés de Tar­nac qui ont été re­qua­li­fiés en actes ter­ro­ristes ou à des actes qui na­guère n’au­raient été consi­dé­rés que comme re­le­vant des ten­sions so­ciales (che­mise de cadre dé­chi­rée à Air France) que le vé­ri­table ter­ro­risme ne se soit mis à frap­per et à faire sen­tir sa pe­tite dif­fé­rence ; ou à de simples actes de déso­béis­sance ci­vile dans le cas du sou­tien aux tra­vailleurs sans pa­piers et à leurs en­fants.

Le « tout sé­cu­ri­taire » est un sé­cu­ri­taire ob­sé­dant pour l’État comme pour l’in­di­vi­du-dé­mo­cra­tique. C’est donc un sé­cu­ri­taire élar­gi et en quelque sorte su­pra-clas­siste. En ef­fet, il est le pro­duit non seule­ment de la peur de « pos­sé­dants » de plus en plus nom­breux, de plus en plus va­riés parce que de plus en plus « pe­tits » (pro­prié­taires de leurs lo­ge­ments, de leur voi­si­nage, de leurs voi­tures, de leurs por­tables), mais aus­si des ca­rac­té­ris­tiques d’une so­cié­té ca­pi­ta­li­sée dans la­quelle la « li­ber­té » crois­sante liée à un pro­ces­sus d’in­di­vi­dua­li­sa­tion tou­jours plus pous­sé se paie d’une aug­men­ta­tion des risques ou au moins du sen­ti­ment de risque (iso­le­ment so­cial, in­sé­cu­ri­té, pré­ca­ri­té). Le ré­sul­tat c’est une me­nace dif­fuse qui pousse plus au re­trait des in­di­vi­dus qu’à leur in­ter­ven­tion so­ciale-po­li­tique. Face à ce­la, l’État peut se pré­sen­ter comme ce­lui qui a tous les droits puis­qu’il est le res­pon­sable de la conser­va­tion et de la re­pro­duc­tion du rap­port so­cial d’en­semble. Mais il se pré­sente à nou­veau, comme à l’époque de Hobbes, comme le ga­rant de contrats in­di­vi­duels plus que comme l’ini­tia­teur d’un contrat so­cial.

C’est le temps de la « dé­mo­cra­tie ab­so­lue » qui in­ter­dit de plus en plus des com­por­te­ments ju­gés à risque tout en « li­bé­rant » de plus en plus les mœurs. Le nou­veau sens ci­vique c’est ce­lui de la res­pon­sa­bi­li­té avec in­ver­sion de prin­cipe. Ain­si, les com­por­te­ments qui étaient consi­dé­rés comme de l’ordre de la dé­la­tion et de la col­la­bo­ra­tion sous les fas­cismes de­viennent, si ce n’est des com­por­te­ments ci­toyens, au moins des actes res­pon­sables de vi­gi­lance dans la dé­mo­cra­tie ab­so­lue.

Il y a donc bien tou­jours contrôle et donc pou­voir hié­rar­chique ver­ti­cal.

Ca­chez des juifs et vous de­ve­nez un « Juste », hé­ber­gez des sans-pa­piers et vous ris­que­rez la pri­son. La dé­non­cia­tion des sans-pa­piers est en­cou­ra­gée de fait si ce n’est de droit. Contrai­re­ment à ce que disent cer­tains5, l’ini­tia­tive de ces po­li­tiques n’est pas le fait uni­la­té­ral de l’État puisque jus­te­ment les in­di­vi­dus-dé­mo­cra­tiques et leurs nou­veaux types d’as­so­cia­tions vont au-de­vant des de­mandes de ci­visme de l’État en trans­for­mant eux-mêmes leurs ré­ac­tions im­mé­diates et per­son­nelles en de­mandes de droits tou­jours plus spé­ci­fiques (droit de pro­prié­té y com­pris sur son propre corps, droits des ri­ve­rains) ou en dé­pôts de plaintes contre les « nui­sances » dues aux pauvres ou aux per­sonnes dé­pla­cées qui trou­ble­raient les « beaux quar­tiers ».

Mais ce contrôle n’est plus es­sen­tiel­le­ment d’ordre dis­ci­pli­naire. Plu­tôt que d’im­po­si­tion par le pou­voir, nous avons une im­pré­gna­tion qui fait que cer­tains en viennent à par­ler de sou­mis­sion vo­lon­taire. Mais ce terme em­ployé par La Boé­tie est trop mar­qué par son époque qui n’était pas celle des droits. Ou alors il faut re­con­naître une po­si­ti­vi­té de la sou­mis­sion, qu’elle n’est pas seule­ment sou­mis­sion à des pou­voirs et des contraintes, mais aus­si sou­mis­sion à des dé­si­rs et des plai­sirs. Par exemple sur la ques­tion du fi­chage au­jourd’hui, c’est bien plus par l’in­ter­mé­diaire des cartes d’iden­ti­té nou­velle for­mule, des cartes vi­tales, des cartes ban­caires ou de mul­tiples cartes de consom­ma­teurs ou par le biais de l’uti­li­sa­tion du cour­rier élec­tro­nique ou de té­lé­phones por­tables que le fi­chage est gé­né­ra­li­sé… et ac­cep­té dans le cadre d’un don­nant-don­nant entre État et in­di­vi­du6. C’est ce mon­tage par­ti­cu­lier qui ins­talle le ca­pi­ta­lisme et la dé­mo­cra­tie comme « le moins mau­vais des sys­tèmes » et signe la fin de la « so­cié­té ci­vile » et de son au­to­no­mie par rap­port à la so­cié­té po­li­tique. En réa­li­té, dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée, il n’y a plus ni so­cié­té po­li­tique ni so­cié­té ci­vile au sens hé­gé­lien du terme, un sens qui a per­du­ré tant bien que mal jus­qu’aux an­nées 1970.

Il y a donc aus­si au­to-contrôle ou contrôle ho­ri­zon­tal.

Le connexion­nisme gé­né­ra­li­sé per­mis par les nou­velles tech­no­lo­gies consti­tue une des bases de l’ad­hé­sion des in­di­vi­dus à la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Une sorte de nou­veau contrat im­pli­cite à la Hobbes entre in­di­vi­du et so­cié­té dans le­quel l’in­di­vi­du-dé­mo­cra­tique pense ac­cé­der à une plus grande ri­chesse de com­mu­ni­ca­tion so­ciale ou en­core à une plus grande au­to­no­mie au dé­tri­ment d’un pou­voir de contrôle sur les tech­no­lo­gies qu’il aban­donne au pou­voir po­li­tique et aus­si à ceux qui les ini­tient (les GA­FA : Google, Apple, Face book, Ama­zon). Dé­sor­mais, chaque in­di­vi­du-dé­mo­cra­tique tient ses comptes sur une ba­lance fic­tive qui éta­blit un ra­tio avan­tages/in­con­vé­nients. Ce­la rend un peu vaines bien des luttes. Il en fut ain­si de la lutte contre le fi­chage des en­fants à l’école pri­maire dans le cadre de la ré­forme de 2008. Sans vou­loir la ca­ri­ca­tu­rer ou faire preuve de cy­nisme (cer­tains d’entre nous y ont par­ti­ci­pé), ce­la re­ve­nait à faire que des pa­rents fi­chés eux-mêmes qua­si na­tu­rel­le­ment de par leur mode de vie, c’est-à-dire sans rap­port avec une quel­conque pra­tique po­li­tique cri­tique qu’ils pou­vaient avoir ou ne pas avoir par ailleurs, lut­taient pour que leurs en­fants ne le soient pas trop tôt… alors que dans le même temps ils les pré­pa­raient dé­jà, via l’uti­li­sa­tion de plus en plus pré­coce d’un té­lé­phone por­table ren­du in­con­tour­nable à leurs yeux, à par­ti­ci­per au contrôle so­cial. Par là même, ils s’illu­sion­naient sur leur ca­pa­ci­té à main­te­nir ou re­créer une sphère d’in­ter­ven­tion po­li­tique qui garde son au­to­no­mie par rap­port aux rap­ports so­ciaux dans leur en­semble. Quant à la vi­déo­sur­veillance, le « sou­riez vous êtes fil­més » fait par­tie in­té­grante d’une so­cié­té main­te­nant ca­pi­ta­li­sée qui est aux an­ti­podes de cer­taines so­cié­tés an­ciennes qui, pour des rai­sons spi­ri­tuelles, re­fu­saient de se « faire vo­ler leur âme ». Dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée Fa­ce­book dé­voile au contraire les âmes, car tout doit cir­cu­ler sans cesse et dans la trans­pa­rence. Dit au­tre­ment, rien ne doit être ca­ché d’un in­di­vi­du-dé­mo­cra­tique qui a per­du toute sub­stance. Il doit donc sans ar­rêt dé­mon­trer qu’il existe en­core, qu’il a une forme que les adeptes du « bran­che­ment » aux nou­velles tech­no­lo­gies cherchent à ex­pri­mer et/ou un conte­nu que les adeptes du res­sour­ce­ment par les iden­ti­tés cherchent à faire re­mon­ter à la sur­face ou même à créer de toutes pièces. D’où, la né­ces­si­té, dans ce contexte, de pu­bli­ci­ser sa propre image pri­vée an sein d’un es­pace pu­blic lui-même en voie de pri­va­ti­sa­tion.

Dans les deux cas, fi­chages et vi­déo­sur­veillances, l’op­po­si­tion ne peut qu’être idéo­lo­gique et au ni­veau des prin­cipes, mais elle ne peut prendre un sens po­li­tique sub­ver­sif en l’ab­sence d’une base réelle ou ma­té­rielle de cri­tique du ca­pi­tal dans sa to­ta­li­té. C’est cette base ma­té­rielle que les mou­ve­ments des places cherchent à res­sus­ci­ter par­tout quand l’oc­ca­sion se pré­sente, c’est-à-dire quand il de­vient pos­sible de convo­quer un ou des col­lec­tifs qui ne soient pas consti­tués que de l’agré­ga­tion d’in­di­vi­dus ato­mi­sés.

La ges­tion des si­tua­tions d’ur­gence…

L’État contem­po­rain de la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée n’existe plus es­sen­tiel­le­ment sous la forme du Lé­via­than, c’est-à-dire, se­lon Hobbes, du pou­voir ab­so­lu de l’État seul ga­rant d’un ordre qui au­tre­ment se­rait trou­blé par la guerre de tous contre tous. On peut ca­rac­té­ri­ser sa nou­velle forme de puis­sance comme celle d’un État qui est pré­sent par­tout dans les tis­sus du corps so­cial. Il est donc fort parce que sa do­mi­na­tion n’a pas à prendre la forme de l’ex­cep­tion­na­li­té même si sa Consti­tu­tion ou son ar­se­nal ju­ri­dique de ré­serve pré­voit des lois d’ex­cep­tion pour les si­tua­tions d’ur­gence.

Pour­tant, la moindre ac­tion ré­pres­sive de l’État est sou­vent pré­sen­tée comme re­le­vant d’une fas­ci­sa­tion du pou­voir alors que nous ne sommes plus au dé­but des an­nées 1970 quand « l’État-Mar­cel­lin » a été ten­té de prendre des me­sures contre-ré­vo­lu­tion­naires fortes, suite aux évé­ne­ments de 1968, ayant pu faire pen­ser à cer­tains, à tort, qu’elles si­gni­fiaient une « fas­ci­sa­tion ». L’État est tou­jours pen­sé comme tout puis­sant alors que son rai­dis­se­ment à cette époque si­gna­lait dé­jà une fai­blesse et non une force (crise de l’État gaul­liste et in­sta­bi­li­té chro­nique de l’État ita­lien). De la même façon qu’une re­struc­tu­ra­tion in­dus­trielle et un pro­ces­sus de mon­dia­li­sa­tion/glo­ba­li­sa­tion al­laient suivre la baisse de pro­duc­ti­vi­té des an­nées 1960, une re­struc­tu­ra­tion de l’État s’avé­rait né­ces­saire. Ten­tons une ana­lyse de cette pé­riode char­nière de la do­mi­na­tion du ca­pi­tal en lui ap­pli­quant notre hy­po­thèse du pas­sage d’un État-na­tion comme forme po­li­tique de la so­cié­té bour­geoise à un État-ré­seau comme forme po­li­tique de la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Alors que comme ailleurs on as­siste en Ita­lie à une ré­sorp­tion des ins­ti­tu­tions et de leur fonc­tion po­li­tique, les struc­tures bu­reau­cra­tiques des an­ciens corps (po­lice, ar­mée, jus­tice) per­durent, mais sous forme au­to­no­mi­sée. Elles cherchent alors, dans une lo­gique de puis­sance, à s’im­po­ser par un sys­tème dense de re­la­tions so­ciales qui pé­nètrent aus­si bien les autres sphères du pou­voir que celles plus in­for­melles de l’éco­no­mie sou­ter­raine, des ma­fias et des groupes po­li­tiques d’ex­trême droite7 jus­qu’à pro­vo­quer une « stra­té­gie de la ten­sion ». La fa­meuse Loge P2 en re­pré­sen­tait un exemple en Ita­lie, les liens entre la DC et la ma­fia un autre. Mais pa­ra­doxa­le­ment ces signes d’au­to­ri­ta­risme sont la marque d’un État faible qui doit ta­per du poing sur la table pour se faire en­tendre, ne pas sim­ple­ment prendre des me­sures d’ex­cep­tion mais faire de l’ex­cep­tion la règle. Un état d’ex­cep­tion en­dé­mique de­vient alors un État d’ex­cep­tion. Tel est le cas de l’État ita­lien des « an­nées de plomb », un État qui a dé­ve­lop­pé un « état d’ur­gence per­ma­nent » (Per­si­chet­ti et Scal­zone8). Une si­tua­tion dans la­quelle les juges se sub­sti­tuent à des par­tis po­li­tiques com­pro­mis par leurs ma­gouilles po­li­ti­ciennes et leurs re­la­tions ma­fieuses, afin d’abord d’anéan­tir la sub­ver­sion pro­lé­taire à coup de lois spé­ciales, en­suite de contrô­ler les « pou­voirs in­vi­sibles » (N. Bob­bio), dans des opé­ra­tions de « pu­ri­fi­ca­tion » comme Ma­ni pu­lite. Mais même dans ces si­tua­tions d’ex­cep­tion, les pays dé­mo­cra­tiques ne peuvent uti­li­ser des moyens qui ne fe­raient pas un mi­ni­mum consen­sus par­mi des in­di­vi­dus-dé­mo­cra­tiques te­nus en alerte par des mé­dias à l’af­fût. Ain­si, ap­pre­nant que les anar­chistes s’étaient fait im­pu­ter l’at­ten­tat de la piaz­za Fon­ta­na, l’État dut re­con­naître pro­gres­si­ve­ment la res­pon­sa­bi­li­té de groupes néo-fas­cistes et même sa propre im­pli­ca­tion dans la me­sure où ces groupes en­tre­te­naient eux-mêmes des rap­ports étroits avec cer­taines frac­tions de l’ap­pa­reil ré­pres­sif d’État. C’est aus­si comme ce­la que vingt ans plus tard les exac­tions po­li­cières de Gênes ont conduit à la dé­mis­sion de cer­tains res­pon­sables de l’ordre pu­blic.

D’une ma­nière gé­né­rale, à par­tir du mo­ment où on émet l’hy­po­thèse d’une ten­dance de l’État-na­tion à exer­cer main­te­nant sa puis­sance sous forme ré­seau plus que sous forme sou­ve­rai­niste, il nous pa­raît er­ro­né de voir dans les trans­for­ma­tions ac­tuelles de la do­mi­na­tion une sou­mis­sion du po­li­tique au ju­ri­dique et au po­li­cier. Ce­la ne peut cor­res­pondre qu’à une si­tua­tion ex­cep­tion­nelle ou par­ti­cu­lière. Il y a bien plu­tôt une ten­dance au contrôle gé­né­ral de l’État sous sa forme ré­seau et le pou­voir ju­di­ciaire doit se frayer une nou­velle place dans l’or­ga­ni­gramme gé­né­ral du pou­voir, car il n’est plus seule­ment ce­lui qui fait ap­pli­quer des lois stric­te­ment dé­fi­nies et dé­li­mi­tant des droits, des de­voirs et des types de jus­ti­ciables dans une concep­tion très clas­siste et bour­geoise et même par­fois aris­to­cra­tique du droit comme en An­gle­terre. Au­jourd’hui l’ap­pli­ca­tion des lois ne ga­ran­tit plus seule­ment les puis­sants contre les pauvres et les do­mi­nés, mais elle met en dan­ger les puis­sants eux-mêmes quand ils se trouvent im­bri­qués dans des luttes de ré­seaux de pou­voir (dé­lits d’ini­tiés, blan­chi­ment d’ar­gent, fi­nan­ce­ments obs­curs de par­tis po­li­tiques et de cam­pagnes élec­to­rales). En ef­fet, même s’il exis­tait, par exemple dans les an­nées 1930, des at­taques contre les puis­sants, elles dé­bou­chaient sur des scan­dales (Sta­vis­ky) alors qu’au­jourd’hui le dé­lit d’ini­tié est de­ve­nu la norme et les fri­vo­li­tés de la So­cié­té Gé­né­rale sont mises dans le pot com­mun.

L’État n’est donc pas de­ve­nu ou re­de­ve­nu au­to­ri­taire, il est de­ve­nu to­tal, comme le ca­pi­tal. Dans sa forme ré­seau, ses ra­mi­fi­ca­tions pé­nètrent la vie quo­ti­dienne de cha­cun. On est loin de l’État de Ba­kou­nine pre­nant d’as­saut l’Hô­tel de ville de Lyon. Dans ce pro­ces­sus, on peut dire que l’Ita­lie est mieux pla­cée que la France ja­co­bine, car elle a une longue pra­tique de l’or­ga­ni­sa­tion en ré­seaux, que ce soit celle de la Ca­mor­ra na­po­li­taine ou celle des pe­tites en­tre­prises tex­tiles du centre de l’Émi­lie-Ro­magne. D’ailleurs, les États dé­mo­cra­tiques pos­sèdent en gé­né­ral, dans leur ar­se­nal ju­ri­dique cou­rant, les moyens de faire face aux si­tua­tions ex­cep­tion­nelles ou d’ur­gence. Ren­trons un peu dans les dé­tails pour ce qui est de la France. Tout d’abord, l’état d’ur­gence fait en France l’ob­jet d’une dé­fi­ni­tion dans la loi du 3 avril 1955 : c’est le ren­for­ce­ment tem­po­raire des pou­voirs de po­lice ad­mi­nis­tra­tive dans les mains du mi­nistre de l’In­té­rieur et des pré­fets sous contrôle du juge ad­mi­nis­tra­tif. Il s’agit donc de faire pas­ser en temps de paix une ju­ri­dic­tion de guerre afin de lé­ga­li­ser la rai­son d’État. Le jour­nal Le Monde à l’époque ne man­qua pas de faire re­mar­quer le rap­port entre la fai­blesse de la IVe Ré­pu­blique et le re­cours à de telles me­sures ex­tra­or­di­naires9. Alors qu’elle mas­quait la guerre faite au FLN et la cri­mi­na­li­sa­tion de l’in­sur­rec­tion al­gé­rienne, elle fut pour­tant re­con­nue conforme à la Consti­tu­tion par le Conseil consti­tu­tion­nel et les ju­ri­dic­tions spé­ciales se suc­cé­dèrent au gré de la vo­lon­té des gou­ver­ne­ments sui­vants. Ain­si, une Cour de sû­re­té de l’État fut créée en 196310 alors que les prin­ci­paux gé­né­raux put­schistes avaient dé­jà été condam­nés et elle res­ser­vit en 1968 et dans les an­nées qui sui­virent avec l’in­ter­dic­tion des grou­pus­cules gau­chistes et les condam­na­tions de leurs di­ri­geants. Elle fut fi­na­le­ment sup­pri­mée en 1981 par Mit­ter­rand, comme d’ailleurs la loi an­ti-cas­seur de juin 1970. Mais mal­gré tout, la loi de 1955 per­dure, et le Conseil consti­tu­tion­nel la dé­cla­ra à nou­veau conforme en 1985 et le Conseil d’État en 2005. Pour faire bon poids, la ré­vi­sion consti­tu­tion­nelle de 2008, dans ses ar­ticles 42 et 48, in­dique qu’un état de crise im­plique l’état d’ur­gence. Par ailleurs, la no­mi­na­tion de juges an­ti-ter­ro­ristes aux com­pé­tences élar­gies est de­ve­nue une pra­tique dé­ro­ga­toire cou­rante et nor­ma­li­sée de fait.

… et son ex­pé­ri­men­ta­tion après les at­ten­tats du 13 no­vembre 2015

C’est cette vieille loi de 1955 qui va être ré­ac­ti­vée sous une forme mo­di­fiée le 20 no­vembre 2015 en per­met­tant qu’elle soit uti­li­sée sous la seule dé­ci­sion du Pré­sident de la Ré­pu­blique, une si­tua­tion ju­ri­dique as­sez ex­cep­tion­nelle que l’on ne re­trou­ve­rait, d’après les ju­ristes, qu’en Égypte.

Ce type de me­sures s’ac­com­pagne le plus sou­vent d’un dis­cours ap­pro­prié qui per­met de construire la fi­gure d’un en­ne­mi de l’in­té­rieur (le plus sou­vent ima­gi­né : « anar­cho-au­to­nome ») quand celle de l’en­ne­mi tra­di­tion­nel de classe s’est éva­nouie au pro­fit de contes­ta­tions dif­fuses et de « tra­jec­toires ré­vo­lu­tion­naires »11 al­ter­na­tives ; et d’autre part de ré­pondre au ca­rac­tère dif­fus des guerres asy­mé­triques que livrent des or­ga­ni­sa­tions ter­ro­ristes in­ter­na­tio­nales dont les États ne savent plus si elles mé­ritent le nom d’en­ne­mi ex­té­rieur ou d’en­ne­mi in­té­rieur. Dans le pre­mier cas, les États y ré­pondent sur le mo­dèle du « Nous sommes en guerre » du Pa­triot Act amé­ri­cain ou de l’état d’ur­gence français ; dans le se­cond est bran­die l’idée d’un apar­theid so­cial dom­ma­geable (Valls re­pre­nant ici une for­mule des groupes po­li­tiques li­ber­taires, mais en l’uti­li­sant à sa conve­nance). La fron­tière est tou­te­fois floue puisque Valls semble vou­loir lier le « nous sommes en guerre » avec « l’apar­theid so­cial » dans le pro­jet de dé­chéance de la na­tio­na­li­té.

Si la re­con­nais­sance de l’exis­tence d’un « apar­theid so­cial » res­semble plus à un dis­cours de gauche qu’une po­li­tique du kar­cher (Sar­ko­zy) il n’en reste pas moins dans le cadre d’une in­ter­pré­ta­tion en termes de zones ghet­toï­sées alors que, au moins pour ce qui est de la France, la flui­di­té des com­mu­ni­ca­tions a plu­tôt ten­dance à s’ac­cé­lé­rer et les ré­seaux de moyens de trans­port col­lec­tif à se den­si­fier. Il y a eu en ef­fet, un double mou­ve­ment d’ins­tal­la­tion ou de re­jet de nou­velles po­pu­la­tions pauvres en pé­ri­phé­rie d’un cô­té, de désen­cla­ve­ment des centres-ville par rap­port aux pé­ri­phé­ries de l’autre (ex­ten­sion des lignes de mé­tro ou RER, mise en place de lignes de tram­ways, etc.). Ce va-et-vient in­ces­sant est jus­te­ment si­gni­fi­ca­tif d’une mixi­té so­ciale et géo­gra­phique plus grande et non pas un exemple de re­lé­ga­tion. Cette der­nière peut certes exis­ter en ten­dance, mais c’est alors quand le quar­tier se re­plie sur lui-même sous le coup des pra­tiques ma­fieuses ou com­mu­nau­ta­ristes ou en­core d’in­suf­fi­sance d’ef­fort de la part de l’État (comme en Seine St-De­nis dans le do­maine de l’édu­ca­tion) ou des col­lec­ti­vi­tés lo­cales. Mais le dé­ve­lop­pe­ment au grand jour des ac­ti­vi­tés re­li­gieuses (construc­tion de mos­quées et pré­sences d’imans) parce qu’en­cou­ra­gées par l’État et les ins­ti­tu­tions re­li­gieuses of­fi­cielles, ain­si que le dé­ve­lop­pe­ment d’ac­ti­vi­tés illé­gales pa­ral­lèles, lar­ge­ment to­lé­rées par la po­lice parce que lar­ge­ment to­lé­rées par l’État, vont dans le sens d’une sta­bi­li­sa­tion même si tout n’est pas « sé­cu­ri­sé ». Jus­qu’à un cer­tain point, ac­ti­vi­tés so­ciales et as­so­cia­tives lé­gales et ac­ti­vi­tés illé­gales com­pensent en par­tie l’exis­tence de friches in­dus­trielles et le manque de tra­vail of­fi­ciel et re­con­nu.

Dans la plu­part des cas co­existent, mais de façon conflic­tuelle, d’un cô­té un ima­gi­naire po­pu­laire nos­tal­gique des quar­tiers po­pu­laires concen­trant à la fois lieux de tra­vail et lieux d’ha­bi­ta­tion avec des va­leurs fixes et re­con­nues qui sou­daient la com­mu­nau­té ou­vrière ; et de l’autre la réa­li­té ac­tuelle de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion des rap­ports so­ciaux, de la crise du tra­vail et de la fa­mille, la pré­sence des bandes et du sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té qui en dé­coule. Ce ne sont pas que les rap­ports so­ciaux qui se sont in­di­vi­dua­li­sés, mais aus­si les peurs qui convergent vers un « res­sen­ti » d’in­sé­cu­ri­té face à la dé­té­rio­ra­tion du bâ­ti, la dis­pa­ri­tion des com­merces, la « rouille » au bas des im­meubles et la pré­sence des bandes.

Face à ces « res­sen­tis » im­pal­pables et dif­fus12, les pou­voirs pu­blics ré­pondent par une ma­té­ria­li­sa­tion du sé­cu­ri­taire (ca­mé­ras de sur­veillance, contrôles po­li­ciers et in­ter­ven­tions ponc­tuelles de la BAC dans le plus pur style bande contre bande) dont l’ef­fet se veut plus per­for­ma­tif que per­for­mant.

 

Pour en re­ve­nir aux nou­velles me­sures, on peut dire que du point de vue même de la sé­cu­ri­té leur lé­gi­ti­mi­té n’est pas bien éta­blie. Il n’y avait nul be­soin d’en ra­jou­ter sous pré­texte d’at­taques ter­ro­ristes. Tout au plus, d’après des uni­ver­si­taires ju­ristes (cf. Do­mi­nique Rous­seau dans Le Monde da­té du 22/12/2015), l’ar­ticle 16 et l’ar­ticle 36 n’ayant plus au­cune lé­gi­ti­mi­té si­tua­tion­nelle, au­raient pu être rem­pla­cés par un ar­ticle sur l’état d’ur­gence en po­sant son prin­cipe dans la Consti­tu­tion et en fai­sant vo­ter une loi or­ga­nique d’ac­com­pagne­ment, c’est-à-dire une loi sou­mise au Conseil consti­tu­tion­nel, qui au­rait pré­ci­sé que les droits « sa­crés » comme ceux de la presse, de la fonc­tion par­le­men­taire et de la fonc­tion ju­di­ciaire13 ne pou­vaient être trans­gres­sés. Mais rien de tout ce­la ne fut fi­na­le­ment pris en compte.

Le mi­nistre de l’In­té­rieur ac­tuel, B. Ca­ze­neuve en est à sa troi­sième de­mande de vote de pro­lon­ga­tion de l’état d’ur­gence, le pré­texte en étant l’exis­tence de cibles spor­tives liées à deux grands évé­ne­ments en France, cham­pion­nat d’Eu­rope de foot­ball et Tour de France. Mais en fait, il y a gros à pa­rier que la rai­son po­li­tique qui se cache der­rière ces me­sures sé­cu­ri­taires est celle de la pos­si­bi­li­té de pro­fi­ter de ce laps de temps pour faire adop­ter une loi contre la cri­mi­na­li­té or­ga­ni­sée qui in­tègre (dé­fi­ni­ti­ve­ment donc) les dis­po­si­tions ac­tuelles prises au cours de l’état d’ur­gence. Ce se­rait re­ve­nir au pro­jet pre­mier d’in­té­grer ces me­sures à la Consti­tu­tion, pro­jet qui s’est ré­vé­lé trop am­bi­tieux et ris­qué pour le pou­voir en place. En ef­fet, ce­la au­rait si­gni­fié pro­non­cer l’état d’ur­gence au nom de l’en­semble du corps so­cial alors que le dis­cours do­mi­nant est ce­lui d’une so­cié­té des in­di­vi­dus. Le gou­ver­ne­ment s’est fi­na­le­ment conten­té de réa­li­ser son pro­jet par la pe­tite porte en fai­sant adop­ter par les deux Chambres son pro­jet de ré­forme pé­nale ce qu’il n’a pas réus­si à ob­te­nir pour la dé­chéance de na­tio­na­li­té.

Le bi­lan est as­sez pauvre : à l’heure ac­tuelle (pre­mier juillet 2016) 12 at­ten­tats dé­joués de­puis 2013 dont 7 de­puis jan­vier 2015 or l’état d’ur­gence ne date que de no­vembre 2015. De plus ces ré­sul­tats ne sont pas for­cé­ment dus aux nou­velles me­sures. Ce­la fonc­tion­nait au­pa­ra­vant par l’ap­pli­ca­tion de l’ar­ticle 66 de la Consti­tu­tion dans le­quel le juge ju­di­ciaire ga­ran­tit les li­ber­tés in­di­vi­duelles ; or, ce­la ne fonc­tionne pas mieux de­puis avec la do­mi­na­tion de l’ad­mi­nis­tra­tif sur le ju­di­ciaire. Pour­tant, les per­qui­si­tions ad­mi­nis­tra­tives ont écar­té le juge ju­di­ciaire au pro­fit du juge ad­mi­nis­tra­tif, mais ce­lui-ci a du mal à ar­bi­trer entre ordre pu­blic et li­ber­tés pu­bliques. Il peut aus­si être sou­mis à des pres­sions po­li­tiques, ce qui semble le cas au­jourd’hui puis­qu’une di­zaine de juges ont pu­blié un texte sur Mé­dia­part pour se plaindre de cet état de fait.

La ju­ris­pru­dence du Conseil consti­tu­tion­nel com­plique en­core les choses en ten­dant à dis­tin­guer la li­ber­té « in­di­vi­duelle » qui res­te­rait de l’ordre des au­to­ri­tés ju­di­ciaires et la li­ber­té « per­son­nelle » (par exemple celle d’al­ler et ve­nir) qui re­lè­ve­rait des au­to­ri­tés ad­mi­nis­tra­tives. C’est ap­pa­rem­ment sur la base de cette dis­tinc­tion que des mi­li­tants éco­lo­gistes ont été in­quié­tés pen­dant la Cop 21.

Cer­taines com­po­santes de ce qui était consi­dé­ré comme re­le­vant de la li­ber­té in­di­vi­duelle : li­ber­té d’al­ler et ve­nir, se­cret de la cor­res­pon­dance et in­vio­la­bi­li­té du do­mi­cile sont re­mis en cause par les as­si­gna­tions à ré­si­dence, la consul­ta­tion des don­nées nu­mé­riques et les per­qui­si­tions ad­mi­nis­tra­tives. La ju­ris­pru­dence du Conseil consti­tu­tion­nel semble concen­trer le concept de li­ber­té in­di­vi­duelle sur le seul droit de ne pas être dé­te­nu ar­bi­trai­re­ment plus de douze heures. Il n’em­pêche que neuf sur dix des ar­rê­tés de pré­fec­ture sur l’in­ter­dic­tion de ma­ni­fes­ter ont été dé­ju­gés par la jus­tice ad­mi­nis­tra­tive !

Les nou­velles ar­ti­cu­la­tions de la puis­sance

Dé­ter­ri­to­ria­li­sa­tion et re­ter­ri­to­ria­li­sa­tion

Il faut re­pla­cer l’en­semble de ce pro­ces­sus qui mêle contrôle et au­to-contrôle dans le cadre des nou­velles ar­ti­cu­la­tions de la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Ce qu’il faut mettre à jour, c’est cette nou­velle ar­ti­cu­la­tion entre la po­li­tique, le so­cial et le ju­ri­dique avec très sou­vent une ré­duc­tion du po­li­tique au ju­ri­dique que ce soit dans le cadre de l’état d’ex­cep­tion comme dans l’Ita­lie des « an­nées de plomb », les États-Unis du Pa­triot Act et de la pri­son de Guantánamo, la France de l’après 11 no­vembre 2015 ou dans le cadre du néo-li­bé­ra­lisme qui, dans sa di­men­sion po­li­tique ré­duit la lutte pour l’éga­li­té à une lutte contre les dis­cri­mi­na­tions et pour l’équi­té. Ar­ti­cu­la­tion aus­si entre so­cia­li­sa­tion et do­mi­na­tion, ar­ti­cu­la­tion en­fin entre lo­cal et glo­bal puisque dans ce der­nier cas de fi­gure, l’État n’est pas perçu comme l’ins­tru­ment de cette ar­ti­cu­la­tion quand il s’ex­prime et in­ter­vient sous sa forme ré­seau dans la me­sure où ses in­ter­ven­tions ap­pa­raissent moins vi­sibles qu’au­pa­ra­vant.

Plus concrè­te­ment, au ni­veau na­tio­nal, cette ré­or­ga­ni­sa­tion ap­pa­raît comme une perte de com­pé­tence de l’État alors que son rap­port à l’émer­gence conco­mi­tante de nou­velles en­ti­tés ter­ri­to­riales consti­tue do­ré­na­vant un agen­ce­ment spé­ci­fique cen­sé pro­duire un al­liage entre les dif­fé­rents ni­veaux d’in­ter­ven­tion, du plus proche au plus éloi­gné, du plus pe­tit au plus grand. Nous avons un exemple de cette stra­té­gie avec la créa­tion de la « grande ré­gion » cen­sée être mieux en phase avec l’in­té­gra­tion eu­ro­péenne. En ef­fet, elle ren­drait compte de l’in­ter­dé­pen­dance entre ni­veau II (le ni­veau na­tio­nal du mar­ché et des an­ciens États na­tion) et ni­veau I (le ni­veau mon­dial du ca­pi­ta­lisme du som­met). Mais c’est aus­si tout le ter­ri­toire na­tio­nal qui fait l’ob­jet de cette re­struc­tu­ra­tion. Ain­si le pro­jet vise à rendre sa ru­ra­li­té au dé­par­te­ment (ar­ti­cu­la­tion ni­veau II/ni­veau III (le lo­cal et ses marges, ses ac­ti­vi­tés in­for­melles), mais par contre à en dé­ta­cher sa mé­tro­pole, fi­gure is­sue d’une nou­velle pers­pec­tive ur­baine (ar­ti­cu­la­tion ni­veau II/ni­veau I).

Dans cette pers­pec­tive, L’État est cen­sé faire de la place aux ré­gions sans sa­cri­fier les dé­par­te­ments en les pro­té­geant de la do­mi­na­tion des mé­tro­poles. L’in­ter­dé­pen­dance des ni­veaux se­rait ain­si as­su­rée en gom­mant au­tant que faire se peut les rap­ports de pou­voir au ni­veau géo­po­li­tique.

Cette construc­tion reste très idéo­lo­gique. La dy­na­mique ac­tuelle du ca­pi­ta­lisme du som­met (le ni­veau I), c’est de dé­ter­ri­to­ria­li­ser dans sa re­cherche de flui­di­té, quitte à ce que le po­li­ti­co-ad­mi­nis­tra­tif vienne en­suite re­ter­ri­to­ria­li­ser au ni­veau II et III… sans cher­cher à sa­voir ce qui « fait ter­ri­toire ». D’où la ga­geure que consti­tue le pas­sage de 25 à 13 ré­gions en France ! On peut donc avoir une toute autre in­ter­pré­ta­tion de ce pro­ces­sus qui est que les mé­tro­poles qui rai­sonnent en villes glo­bales (Londres, Pa­ris, Bar­ce­lone), c’est-à-dire au ni­veau I, veulent s’éman­ci­per en pre­mier lieu des pé­ri­phé­ries et des dé­par­te­ments (ni­veau III) et fi­na­le­ment des États-na­tions (ni­veau II). On en a un exemple ré­cent avec la pro­po­si­tion du nou­veau maire de Londres de créer un per­mis de tra­vail spé­cial pour la ca­pi­tale de l’An­gle­terre ! Le pro­blème est du même ordre, mais en  plus éten­du, pour ce qui concerne l’Eu­rope : quelles sont ses li­mites ? Jus­qu’où pous­ser à l’Est ? Quelle place pour la Tur­quie ?

Les ré­ponses ne se­ront pas les mêmes sui­vant le ni­veau de sou­ve­rai­ne­té dé­ployé à cette échelle. L’Eu­rope n’est pas en­core une puis­sance po­li­tique ca­pable de faire siennes la na­ture mon­diale du ca­pi­tal et sa ten­dance au no­ma­disme. Or c’est ce no­ma­disme qui l’em­porte au ni­veau du ca­pi­ta­lisme du som­met. Les flux l’em­portent sur les im­mo­bi­li­sa­tions, la ca­pi­ta­li­sa­tion sur l’ac­cu­mu­la­tion. Et l’ab­sence d’une puis­sance po­li­tique eu­ro­péenne en­traîne la dés­union des États et des conflits entre type de sou­ve­rai­ne­té exer­cée et donc type d’ac­cro­chage au cycle eu­ro­péen d’abord et au cycle mon­dial en­suite. Des chocs se pro­duisent alors au sein de chaque État entre d’un cô­té la prise en compte des in­té­rêts gé­né­raux ca­pi­ta­listes de ni­veau I et de l’autre, des consi­dé­ra­tions na­tio­nales liées au ni­veau II (cf. le ré­cent cas Al­sthom pour la France) ; et entre États, comme le montrent les der­nières di­rec­tives de la Com­mu­nau­té eu­ro­péenne contre Apple vi­sant à faire payer des im­pôts aux so­cié­tés là où elles réa­lisent leurs pro­fits et non là où elles ont leurs sièges so­ciaux. L’Ir­lande, qui, tout en étant dans la Com­mu­nau­té eu­ro­péenne, se rêve en ter­ri­toire hors sol, s’ap­prê­te­rait à faire ap­pel de cette me­sure !

 Il en ré­sulte que la conflic­tua­li­té aug­mente au ni­veau du ca­pi­ta­lisme du som­met. L’état de ca­pi­ta­lisme sau­vage n’étant plus to­lé­rable quand la com­pé­ti­tion et la concur­rence viennent bu­ter sur les in­ter­dé­pen­dances (mon­dia­li­sa­tion et glo­ba­li­sa­tion, di­vi­sion in­ter­na­tio­nale du tra­vail de plus en plus fine et com­plexe), il s’avère né­ces­saire d’abou­tir à un mi­ni­mum d’ordre et à des ré­gu­la­tions sta­bi­li­santes. D’où la pro­li­fé­ra­tion des Gx, des som­mets sur le cli­mat et le dé­ve­lop­pe­ment du­rable, l’éner­gie, etc. La « lutte » contre les pa­ra­dis fis­caux nous en four­nit un autre exemple. Ces grandes ma­nœuvres ne touchent pas que la sphère éco­no­mique. En ef­fet, contrai­re­ment à la vul­gate ac­tuelle qui est de dire que le pro­blème vient de l’au­to­no­mi­sa­tion do­mi­na­trice d’une éco­no­mie désen­cas­trée du so­cial et du po­li­tique comme le pen­sait K. Po­la­nyi dans La grande trans­for­ma­tion, dans le pro­cès de to­ta­li­sa­tion et d’uni­fi­ca­tion du ca­pi­tal, chaque sphère tend vers l’in­hé­rence avec les autres. « L’hu­ma­ni­taire » (tri­bu­naux in­ter­na­tio­naux de jus­tice, confé­rences et aides pour les ré­fu­giés) im­prègne le po­li­tique (abo­li­tion des bar­rières de toutes sortes à la cir­cu­la­tion des per­sonnes quand les mi­grants de­viennent mas­si­ve­ment des ré­fu­giés), qui im­prègne aus­si l’éco­no­mie avec une ar­ri­vée mas­sive de force de tra­vail po­ten­tielle.

An­ge­la Mer­kel, re­pré­sen­tante de la puis­sance do­mi­nante en Eu­rope a d’ailleurs tout de suite pris po­si­tion pour une ou­ver­ture maxi­mum re­pré­sen­tant les in­té­rêts stra­té­giques du ni­veau I de la do­mi­na­tion, ce­lui d’un ca­pi­tal glo­bal dé­ter­ri­to­ria­li­sé, mais or­ga­ni­sé en ré­seaux de pro­duc­tion (les FMN et leurs fi­liales), de cir­cu­la­tion (fi­nance) de dis­tri­bu­tion (Wal­mart and co), d’in­ves­tis­se­ment (les IDE), d’in­for­ma­tion (grands groupes de presse) et de com­mu­ni­ca­tion (Google, Face book) tous ga­ran­tis par un droit et des ins­ti­tu­tions in­ter­na­tio­nales. Ce n’est que dans un deuxième temps, et in­fluen­cée par des ré­ac­tions dé­fa­vo­rables en Al­le­magne, qu’elle s’est ran­gée aux po­li­tiques plus pru­dentes de ses voi­sins. En ef­fet, dans leur ma­jo­ri­té, ces der­niers conti­nuent à pen­ser en tant qu’États na­tio­naux en charge de la re­pro­duc­tion des rap­ports so­ciaux au ni­veau II et donc dans les termes d’une sou­ve­rai­ne­té dé­fi­nie par le contrôle sur un ter­ri­toire (Or­ban).

Comme le dé­fi­nis­sait Carl Schmitt, le sou­ve­rain est ce­lui qui a le pou­voir sur les fron­tières. La me­nace de Brexit14 en GB ex­prime cette contra­dic­tion entre ni­veau I où le ca­pi­tal s’af­firme trans­na­tio­nal et connexion­niste15 et ni­veau II où la sym­biose ca­pi­tal-sou­ve­rai­ne­té est plus dif­fi­cile à éta­blir. C’est que la fron­tière est en­core une en­ti­té po­li­tique qui fait obs­tacle à la flui­di­té, même si le ni­veau de sou­ve­rai­ne­té de l’Eu­rope est faible, car elle ne s’ap­puie pas sur un peuple eu­ro­péen qui n’existe pas. Ce n’est donc pas éton­nant qu’elle re­sur­gisse à l’Est de l’Eu­rope, dans des pays qui pré­sentent la par­ti­cu­la­ri­té d’avoir tou­jours eu des fron­tières flot­tantes et fluc­tuantes parce qu’ils consti­tuaient des com­po­santes de grands em­pires (russe puis so­vié­tique, aus­tro-hon­grois, ot­to­man). Or, ils viennent, pour la plu­part, d’op­ter pour une ad­hé­sion à la Com­mu­nau­té eu­ro­péenne. Ils doivent donc com­po­ser entre d’un cô­té, le re­tour d’un na­tio­na­lisme om­bra­geux da­tant des an­nées 1930 et sou­vent mâ­ti­né de fas­cisme et de l’autre une vo­lon­té de trou­ver des va­leurs com­munes avec les Eu­ro­péens de l’Ouest. Ils ont alors ten­dance à re­par­tir de leur par­ti­cu­la­ri­té, par exemple le ca­tho­li­cisme pour les Po­lo­nais, pour en faire le mar­queur de cette Eu­rope ! Non seule­ment c’est un pro­blème par rap­port à une ad­hé­sion fu­ture de la Tur­quie, mais avec au­jourd’hui la ques­tion des ré­fu­giés ex­tra-com­mu­nau­taires, on com­prend pour­quoi ils se posent en dé­fen­seurs de la « for­te­resse Eu­rope ».

Cette po­si­tion contra­dic­toire rend compte du fait que le ter­ri­toire ne fait plus im­mé­dia­te­ment sens puis­qu’il n’est plus, pour eux, ni un obs­tacle (le plom­bier po­lo­nais) ni un sup­port aux échanges (leurs usines, comme Da­cia en Rou­ma­nie ou Sko­da en Tché­quie ne sont que des suc­cur­sales de Re­nault et VW). C’est aus­si pour cette rai­son que l’on as­siste à une in­ver­sion de sens des de­mandes de ré­gio­na­li­sa­tion ou de sou­ve­rai­ne­té. En ef­fet, dans le cadre du dé­ve­lop­pe­ment in­égal du mode de pro­duc­tion ca­pi­ta­liste tel qu’il s’af­firme aux XIXe et XXe siècles, ce sont plu­tôt les ré­gions pauvres ou pé­ri­phé­riques qui af­firment leur dif­fé­rence comme dans les dif­fé­rentes va­riantes du « Nous vou­lons vivre au pays » en­ton­né dans les luttes du Lar­zac en France, mais aus­si en Corse, au Pays basque es­pa­gnol et en Ir­lande du Nord. Alors que dans la ré­vo­lu­tion du ca­pi­tal, ce sont plu­tôt les ré­gions riches qui veulent faire sé­ces­sion de l’État cen­tral (Ca­ta­logne, Écosse, Pa­da­nie) afin de mieux s’af­fir­mer au sein de la di­ver­si­té et de la flui­di­té des ré­seaux mon­dia­li­sés (comme s’il n’y avait plus qu’un ni­veau de puis­sance et de do­mi­na­tion) sans avoir à traî­ner le poids (fixi­té et im­mo­bi­li­sa­tions) des bou­lets que re­pré­sen­te­raient main­te­nant des ter­ri­toires qui ne semblent plus par­ti­ci­per de la puis­sante dy­na­mique du ca­pi­tal, mais seule­ment re­le­ver des an­ciennes formes de pou­voir, des an­ciennes in­dus­tries. Ces re­ven­di­ca­tions, sous leur ca­rac­tère néo-mo­derne, sont en fait dé­jà dé­pas­sées si ce n’est ren­dues ar­chaïques par les pro­ces­sus concrets de mise en exer­cice de la mon­dia­li­sa­tion. Ain­si, les Ca­ta­lans « bran­chés » ne veulent pas payer de contri­bu­tion fis­cale pour les An­da­lous « at­tar­dés » dans le cadre d’un ré­équi­li­brage des bud­gets ré­gio­naux, alors que l’agri­cul­ture an­da­louse est à la pointe de l’in­no­va­tion pro­duc­ti­viste et og­mi­sée qui lui per­met de se dé­ver­ser sur toute l’Eu­rope par ca­mions in­ter­po­sés ou bien sert de ma­tière pre­mière à l’une des plus puis­santes in­dus­tries agroa­li­men­taires eu­ro­péennes jus­te­ment sise… en Ca­ta­logne.

L’État aban­donne certes des champs de com­pé­tence, mais au moins pour les ni­veaux II et III c’est tou­jours lui qui tient les cor­dons de la bourse. Or tant que la ques­tion des sources et ni­veaux de fi­nan­ce­ment n’est pas éclair­cie ou tran­chée, ce­la ne peut que pous­ser ces mé­tro­poles et ré­gions les plus dy­na­miques, vers une mon­dia­li­sa­tion ac­cé­lé­rée (Mont­pel­lier) ou l’au­to­no­mie ter­ri­to­riale (Bar­ce­lone, la Pa­da­nie) ou en­core à ce que des zones de l’entre-deux cherchent à sur­vivre grâce à une aide ren­tière ac­cor­dée sous condi­tion (po­li­tique agri­cole com­mune comme avec la PAC ou clien­té­lisme lo­cal comme avec le bar­rage de Si­vens).

Le glo­bal n’étant plus que par­tiel­le­ment mé­dié par les an­ciennes ins­ti­tu­tions lé­gi­ti­mées dé­mo­cra­ti­que­ment et pour ce qui est de la France au moins, se­lon les règles ré­pu­bli­caines (crise de l’État dans sa forme d’État-na­tion), ce glo­bal ap­pa­raît comme un Lé­via­than qui nous se­rait ex­té­rieur. Il nous fe­rait face comme si nous ne par­ti­ci­pions pas à sa re­pro­duc­tion. C’est ain­si que de toutes parts se font en­tendre des ap­pels à l’État qui ne rem­pli­rait plus son rôle ou des ap­pels à des com­por­te­ments ci­toyens afin de re­com­po­ser une so­cié­té ci­vile avec ses corps in­ter­mé­diaires et évi­ter le face à face dont nous ve­nons de par­ler. Des ap­pels qui visent, par ailleurs, à com­bler le dé­fi­cit ins­ti­tu­tion­nel (cf. L’ap­pel à l’in­di­gna­tion de S. Hes­sel) et à ré­ta­blir l’État-na­tion aus­si bien au ni­veau de ses prin­cipes que de son pro­gramme conçu dans les termes de l’an­cien ré­gime de sou­ve­rai­ne­té (cf. les ré­fé­rences au re­tour au pro­gramme du CNR des len­de­mains de la Li­bé­ra­tion). Or nous ne sommes plus dans la même époque et les condi­tions qui ont pré­si­dé à son éla­bo­ra­tion ne sont plus pré­sentes.

Le lo­cal contre le glo­bal ?

L’État d’au­jourd’hui n’est pas perçu comme à la fois un concen­tré de so­cié­té et dans son in­hé­rence au ca­pi­tal. C’est pour­tant ce trip­tyque dont es­saie de rendre compte notre concept de so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Il en ré­sulte un re­tour à l’idée de so­cié­té ci­vile en dé­ca­lage avec l’État, la po­li­tique et les po­li­ti­ciens cor­rom­pus, en dé­ca­lage aus­si avec le ni­veau de re­ve­nu des pa­trons, leurs pra­tiques (« pa­trons-voyous »), leurs pa­ra­chutes do­rés.

Ce manque d’acui­té cri­tique pro­duit une aug­men­ta­tion des pra­tiques de com­pen­sa­tion avec le dé­ve­lop­pe­ment de po­si­tions prin­ci­pa­le­ment « an­ti » : an­ti-Ber­lus­co­ni ou an­ti-Sar­ko­zy, an­ti-ca­pi­ta­liste sans plus de pré­ci­sion, an­ti-amé­ri­caine, an­ti-sio­niste et an­ti-fas­ciste, an­ti-fi­nance et an­ti-banque. Toute pers­pec­tive ré­vo­lu­tion­naire ap­pa­rais­sant uto­pique, on as­siste à un re­pli désa­bu­sé ou au contraire fré­né­tique sur des pe­tits com­muns dé­no­mi­na­teurs. Com­mu­nau­ta­rismes et re­la­ti­visme sup­plantent in­ter­na­tio­na­lisme et uni­ver­sa­lisme, le res­sen­ti­ment rem­place la conscience de classe.

Ce manque théo­rique s’ac­com­pagne d’un risque d’im­mé­dia­tisme quand des mou­ve­ments comme ceux an­ti-TAV du Val de Suze ou de NDDL ou en­core contre le gaz de schiste ont ten­dance à jouer le lo­cal contre le glo­bal, la pe­tite pro­prié­té ter­rienne contre les grandes in­fra­struc­tures, les poids lourds contre le fer­rou­tage d’un cô­té de la fron­tière, le fer­rou­tage contre les poids lourds de l’autre, le pou­voir mu­ni­ci­pal contre l’État comme si les pou­voirs lo­caux ne consti­tuaient pas des seg­ments du ré­seau glo­bal. Le ré­cent exemple du bar­rage de Si­vens montre d’ailleurs que ce lo­cal peut s’avé­rer être un piège puis­qu’il peut ac­cou­cher, via la dé­cen­tra­li­sa­tion, de pro­jets peut-être moins gi­gan­tesques, mais tout aus­si contes­tables ou dis­cu­tables.

Certes, la lutte peut être dure ou même s’avé­rer belle, mais il n’em­pêche que l’État est ana­ly­sé comme s’il s’agis­sait d’une uni­té ho­mo­gène qui ne connaî­trait pas de conflits in­ternes alors que chaque seg­ment de l’ap­pa­reil d’État est re­lié à des ac­ti­vi­tés et ins­ti­tu­tions ré­gio­nales, na­tio­nales et in­ter­na­tio­nales. S’y dé­roule un jeu po­li­tique et des pro­ces­sus dé­ci­sion­nels pu­blics com­plexes. Une grande quan­ti­té d’orien­ta­tions contra­dic­toires co-existent ou s’op­posent au sein des ac­ti­vi­tés et ini­tia­tives éta­tiques et pa­ra-éta­tiques. Une fois de plus nous ré­af­fir­mons qu’il n’y a pas de « plan du ca­pi­tal », mais des stra­té­gies, des luttes entre forces so­ciales et frac­tions du ca­pi­tal. Dans ces condi­tions, il peut être im­por­tant de ne pas se trom­per de com­bat.

Qua­rante ans après l’idéo­lo­gie éta­su­nienne du small is beau­ti­ful, on a au­jourd’hui des ten­dances si­mi­laires qui jouent la proxi­mi­té contre le loin­tain, le par­ti­cu­lier contre le gé­né­ral, la so­cié­té contre l’État ; tout ce­la en ver­tu d’une illu­sion qui est de croire en un pou­voir d’in­ter­ven­tion su­pé­rieur à ce ni­veau (dé­mo­cra­tie à la base, par­ti­ci­pa­tion ci­toyenne) comme si ce n’était pas tout l’es­pace qui avait été qua­drillé et ca­pi­ta­li­sé pro­dui­sant ces ef­fets de concen­tra­tion ca­pi­ta­liste, de des­truc­tions de l’en­vi­ron­ne­ment16. Plus gé­né­ra­le­ment c’est l’idée d’une sé­pa­ra­tion entre un État po­li­tique abs­trait et loin­tain et une so­cié­té ci­vile de base qui se fait jour17, le pa­ra­doxe étant que ce sont sou­vent les mêmes qui cri­ti­quaient le « ci­toyen­nisme » hier qui en re­vêtent les ori­peaux au­jourd’hui, mais sous une forme sé­ces­sion­niste. Doit-on alors pen­ser que la même ac­ti­vi­té dans la même ins­ti­tu­tion passe de mau­vaise à bonne quand on change de pro­ta­go­nistes et d’orien­ta­tion idéo­lo­gique ?

Non, s’il est bien né­ces­saire de re­ve­nir « au ter­rain », ce n’est pas prio­ri­tai­re­ment pour y chaus­ser des bottes ou des sa­bots, mais pour en com­prendre les trans­for­ma­tions, pour re­mettre un peu d’ob­jec­ti­vi­té dans nos pra­tiques en cette époque de sub­jec­ti­visme ab­so­lu et de dé­ci­sion­nisme po­li­tique. Or, si l’idéo­lo­gie ne nous obs­cur­cit pas la vue, il faut bien re­con­naître que ce qu’il y avait de vi­vant dans le lo­cal tend de plus en plus à dis­pa­raître sous le coup des trans­for­ma­tions du rur­bain et ce qui sur­git de cette trans­for­ma­tion n’est sou­vent qu’un lo­cal re­créé, ar­ti­fi­ciel dans son op­po­si­tion au glo­bal.

Ces ten­ta­tives de re­ter­ri­to­ria­li­sa­tion s’ef­fec­tuent en ef­fet sur une dé­ter­ri­to­ria­li­sa­tion dé­jà bien avan­cée. Nous ne somme pas au Chia­pas et nous n’avons plus de « base ar­rière18 » pour ré­ac­ti­ver une théo­rie du fuo­co qui était dé­jà vouée à l’échec à l’époque où Ré­gis De­bray et Che Gue­va­ra la dé­ve­lop­pait et s’es­sayaient à la mettre en pra­tique parce que jus­te­ment, même dans ces pays là à do­mi­nante pay­sanne, la ques­tion ré­vo­lu­tion­naire ne pou­vait né­gli­ger la ques­tion ur­baine. A for­tio­ri au­jourd’hui dans des pays comme la France.

L’exemple de Si­vens est si­gni­fi­ca­tif à cet égard. Même si le pro­jet du bar­rage est pro­gram­mé à un ni­veau qui les dé­passe, les agri­cul­teurs pro- bar­rage ne sont pas de gros pro­prié­taires ter­riens qui cherchent à s’en­grais­ser en cap­tant de l’eau pour leur maïs, comme le lais­se­rait sup­po­ser le fait que la FN­SEA soit par­tie pre­nante dans l’af­faire et les sou­tienne, mais des déçus de la mo­der­ni­sa­tion qui es­saient de s’en sor­tir par tous les moyens. Ils voient les éco­lo­gistes et les « ré­vo­lu­tion­naires » qui les vi­sitent comme de doux rê­veurs de la grande ville ou des ap­pren­tis bu­reau­crates quand ils sont pas­sés du sta­tut de pay­san à ce­lui de po­li­ti­cien. Ce qui est re­mar­quable à Si­vens et aus­si à Roy­bon avec le pro­jet de Cen­tral parcs, c’est que si on y re­garde de près, c’est sou­vent du 50/50 entre les « pro » et les « an­ti » si on ne tient compte que des per­sonnes qui vivent sur place. Par exemple, à Gaillac et dans les vil­lages alen­tour, les conflits de po­si­tions tra­ver­saient les fa­milles et les ami­tiés, créant des ten­sions qui se se­raient peut-être avé­rées po­si­tives pour jus­te­ment per­mettre de dé­pas­ser des po­si­tions ap­pa­rem­ment in­con­ci­liables… si les forces de l’ordre et leurs com­man­di­taires n’étaient pas ve­nus « ra­di­ca­li­ser » la si­tua­tion et chan­ger la donne.

On peut certes pen­ser, comme sont ten­tés de le faire les mi­li­tants ex­té­rieurs, qu’il y a chaque fois les bons d’un cô­té (« ceux à qui on ne la fait pas ») et les mé­chants de l’autre (les « ven­dus » et ceux qui ne veulent pas com­prendre), mais si on veut res­ter sé­rieux alors il faut re­con­naître que les choses sont sû­re­ment plus com­plexes. Entre l’in­ter­ven­tion de Jo­sé Bo­vé qui est de dire que le pro­jet de bar­rage de Si­vens ne ser­vi­ra qu’à aug­men­ter la pro­duc­tion de maïs des gros agri­cul­teurs et le dis­cours de la res­pon­sable de l’as­so­cia­tion de dé­fense du pro­jet, elle-même femme d’agri­cul­teur, qui dé­clare que le pour­cen­tage de pro­duc­tion de maïs n’a ja­mais été aus­si bas dans la ré­gion (- de 25 % des terres culti­vées) et que la ma­jo­ri­té des agri­cul­teurs à proxi­mi­té ne sont que des pe­tits ou moyens agri­cul­teurs, c’est toute une dia­lec­tique lo­cal/glo­bal qui se joue dont les luttes doivent te­nir compte.

De toute façon on ne peut qu’être cir­cons­pect vis-à-vis de toute forme d’in­ter­ven­tion ex­té­rieure qui ne re­laye­rait pas une lutte dé­jà amor­cée par des per­sonnes di­rec­te­ment concer­nées concrè­te­ment sur le ter­rain. Ce qui était va­lable hier pour un pi­quet de grève doit l’être aus­si pour une zone agri­cole. Nous étions cri­tiques par rap­port aux pra­tiques « d’éta­blis­se­ment » des mi­li­tants maoïstes dans les usines à la fin des an­nées 1960 ; il n’y a pas vrai­ment de rai­son que nous soyons de­ve­nus fa­vo­rables à la nou­velle forme d’éta­blis­se­ment que re­pré­sente le no­ma­disme za­diste19.

Il y a bien des actes concrets de ré­sis­tance à des grands pro­jets, plus ou moins stra­té­giques, clien­té­listes ou qua­si ma­fieux, mais fé­ti­chi­ser des ZAD comme forme d’ac­tion peut conduire à la même si­tua­tion « hors-sol » que nous avons dé­jà men­tion­née plus haut.

Si le no­ma­disme po­li­tique d’une frange de la jeu­nesse et de mi­li­tants peut re­dou­bler des trans­plan­ta­tions de po­pu­la­tion de pauvres dans cer­taines cam­pagnes et ame­ner des ex­pé­riences de ter­rain ou­vertes, s’at­ta­quer à la si­tua­tion ac­tuelle dans les villes est une tâche en­core plus ar­due, même si les exemples ré­cents de l’Es­pagne avec la lutte contre les ex­pul­sions suite au mou­ve­ment des places in­diquent des pistes au­jourd’hui que la pra­tique des squats semble re­cu­ler, mal­gré des ten­ta­tives de la re­lier à celle des ZAD en tant que pra­tiques de sé­ces­sion.

La lutte ac­tuelle contre l’État prend sou­vent une forme aveugle, car sa cri­tique se borne au­jourd’hui à re­le­ver son ca­rac­tère to­ta­li­taire, confon­dant ici to­tal et to­ta­li­taire comme si le mo­dèle était en­core ce­lui de l’État-na­tion à l’époque de sa for­ma­tion. Une époque où l’État se po­sait en dé­po­si­taire de l’Un, que ce soit sous la forme ré­vo­lu­tion­naire du Co­mi­té de sa­lut pu­blic pen­dant la Ré­vo­lu­tion française ou du Par­ti Com­mu­niste bol­ché­vique en Rus­sie so­vié­tique ou sous la forme contre ré­vo­lu­tion­naire de l’État fas­ciste en Ita­lie et en Al­le­magne. Même sa forme ré­pu­bli­caine et de tra­di­tion laïque, comme en France, peine à ré­sis­ter face à une re­struc­tu­ra­tion qui me­nace ses fon­de­ments (cf. tous les dis­cours sur l’iden­ti­té et l’his­toire na­tio­nale). C’est qu’au­jourd’hui c’est l’État dans sa forme ré­seau qui se fait le dé­po­si­taire du mul­tiple… comme nou­velle forme de l’Un. C’est aus­si pour ce­la qu’on as­siste à des ré­ac­tions ré­pu­bli­ca­nistes ou sou­ve­rai­nistes (de droite et de gauche) en dé­fense d’ins­ti­tu­tions en crise ou en perte de vi­tesse, alors que beau­coup de ceux qui croient cri­ti­quer l’État ne font en fait que « ti­rer sur l’am­bu­lance » en par­ti­ci­pant à la dé­gra­da­tion de ces an­ciennes mé­dia­tions ins­ti­tu­tion­nelles. En ef­fet, ils se pensent ra­di­caux (ils croient prendre les choses à la ra­cine ») en dé­cons­trui­sant toute l’his­toire des luttes ré­vo­lu­tion­naires du pas­sé parce qu’elles au­raient tou­jours été en deçà de leurs idéaux af­fir­més, idéaux qui per­draient ain­si tout sens pro­gres­siste ou éman­ci­pa­teur20. C’est l’im­mé­dia­te­té pro­duite par le pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion qui tend à as­su­rer l’équi­va­lence entre ce qui est de l’ordre de l’in­di­vi­dua­li­té et ce qui est de l’ordre de l’uni­ver­sa­li­té à tra­vers le triomphe du re­la­ti­visme cultu­rel et idéo­lo­gique.

Là en­core la ré­vo­lu­tion du ca­pi­tal a frap­pé et nous ne sommes pas loin de « l’in­di­vi­du im­mé­dia­te­ment so­cial » que Marx ap­pe­lait de ses vœux. À dé­faut de l’au­to-éman­ci­pa­tion pro­lé­ta­rienne, c’est le ca­pi­tal qui éman­cipe !

Les apo­ries du pas­sage de l’État de la forme na­tion à sa forme ré­seau

L’exemple des « ABCD » de l’éga­li­té21.

Com­ment in­ter­pré­ter l’exis­tence d’une réelle in­ter­ven­tion de l’État dans le cadre des « ABCD » de l’éga­li­té alors que dans le même temps nous énonçons que l’État n’est plus édu­ca­teur, qu’il n’in­ter­vien­drait plus qu’au coup par coup dans le cadre d’une simple ges­tion sans vo­lon­té po­li­tique par­ti­cu­lière ? Il y a bien là une stra­té­gie, mais elle dif­fère des ten­ta­tives pré­cé­dentes (Che­vè­ne­ment) ou des pro­jets ac­tuels (Jup­pé) pour im­po­ser une édu­ca­tion « ci­toyenne ».

Comme l’État-na­tion a pu être un État-stra­tège (et l’être puis­sam­ment), l’État-ré­seau peut aus­si l’être, mais à sa ma­nière, c’est-à-dire en créant ou en ac­ti­vant des groupes et des or­ga­ni­sa­tions qui se­ront les opé­ra­teurs d’une ac­tion po­li­tique et idéo­lo­gique par­ti­cu­lière. Son ac­tion passe beau­coup moins qu’au­pa­ra­vant par les mé­dia­tions ins­ti­tu­tion­nelles du sys­tème édu­ca­tif (ins­pec­tion, rec­to­rat, di­rec­tion des éta­blis­se­ments, for­ma­tion des maîtres, ad­mi­nis­tra­tion des car­rières, éva­lua­tions, etc.). Elle n’entre pas en confron­ta­tion fron­tale avec elles, mais cherche plu­tôt à les dé­bor­der. En ef­fet, elle passe da­van­tage par la mo­bi­li­sa­tion de ré­seaux ad hoc, de groupes et d’in­di­vi­dus-re­lais. Il s’agit d’une stra­té­gie de type cam­pagne po­li­tique et mo­rale, une ac­tion de néo agit-prop en quelque sorte22. Mais sur­tout, ce qui ap­pa­raît clai­re­ment c’est ici la re­struc­tu­ra­tion et le re­dé­ploie­ment de l’État dans le cadre de la pré­do­mi­nance de l’hy­per-ca­pi­ta­lisme du ni­veau I à tra­vers l’ad­hé­sion aux di­rec­tives de la com­mis­sion eu­ro­péenne quant aux ques­tions so­cié­tales qui doivent main­te­nant être en­ten­dues à par­tir d’une ap­proche mul­ti­cul­tu­ra­liste pre­nant en compte les par­ti­cu­la­rismes et les iden­ti­tés su­jets à dis­cri­mi­na­tions. Ce­la ne veut pas dire que la di­men­sion uni­ver­sa­liste dis­pa­raît com­plè­te­ment comme le montrent le main­tien du col­lège unique, l’idée d’une culture com­mune, le prin­cipe de laï­ci­té, mais ces exi­gences an­ciennes qui re­lèvent au­jourd’hui du ni­veau II et de la sou­ve­rai­ne­té na­tio­nale doivent co­ha­bi­ter tant bien que mal avec les nou­velles di­rec­tives de ni­veau I. Re­gar­dons ce­la dans le dé­tail. Cette cam­pagne des ABCD a été pré­pa­rée par une frac­tion mi­no­ri­taire de l’ap­pa­reil d’État (Mi­nis­tère du Droit des femmes) avec l’aide d’ex­perts qui, as­so­ciés aux lob­bies (ici les lob­bies gen­ristes) et à cer­taines as­so­cia­tions « ci­toyennes » vont en­suite en pro­gram­mer l’ap­pli­ca­tion afin de rendre ef­fec­tive la mise en place des mo­dules au ni­veau de l’or­ga­ni­sa­tion concrète de l’école, c’est-à-dire dans l’em­ploi du temps des classes, les mé­thodes pé­da­go­giques et la for­ma­tion des maîtres. Le mi­nis­tère de l’Édu­ca­tion na­tio­nale a une fonc­tion de ré­gu­la­tion et de contrôle de la po­li­tique édu­ca­tive qui res­sort du ni­veau, or il s’est trou­vé confron­té à une pro­po­si­tion ve­nant d’un mi­nis­tère se­con­daire pour ce ni­veau II (un stra­pon­tin tac­tique ou po­li­ti­card au­rait-on dit avant), mais en prise di­recte au­jourd’hui avec les exi­gences du ni­veau I dans le cadre des re­com­man­da­tions de la Com­mis­sion eu­ro­péenne. Ce­la ne pou­vait qu’agi­ter le par­ti so­cia­liste et me­ner à des ar­bi­trages et com­pro­mis en fonc­tion de rap­ports de forces au sein de l’État, rap­ports de force qui dé­passent jus­te­ment la ten­dance po­li­tique au pou­voir. C’est là que les po­li­ti­ciens au gou­ver­ne­ment, quel que soit leur pro­gramme et même leur bonne ou mau­vaise foi d’ori­gine, vont goû­ter aux nou­velles règles des jeux de pou­voir qui tendent à dis­soudre ou re­cy­cler les an­ciens cli­vages po­li­tiques. Le com­pro­mis qui en ré­sulte passe en gé­né­ral par une phase ex­pé­ri­men­tale au ni­veau de quelques aca­dé­mies, puis après éva­lua­tion, si elle se ré­vèle sa­tis­fai­sante, l’ac­tion est gé­né­ra­li­sée à l’en­semble du ter­ri­toire. Néan­moins, ce pas­sage de l’ex­pé­ri­men­tal par­ti­cu­lier à la gé­né­ra­li­sa­tion n’im­plique pas pour au­tant que la stra­té­gie, en l’oc­cur­rence gen­riste, de l’État-ré­seau dans sa ten­ta­tive d’ar­ti­cu­la­tion au ni­veau I, y a gar­dé sa di­men­sion d’uni­ver­sa­li­té. C’est en ce­la d’ailleurs que les mo­dules ABCD ne peuvent pas être in­ter­pré­tés en termes « d’édu­ca­tion de la na­tion » et d’ins­ti­tu­tion. Re­mar­quons ici au pas­sage que si les éta­blis­se­ments de l’en­sei­gne­ment se­con­daire de­ve­naient au­to­nomes (comme le sont les uni­ver­si­tés de­puis la loi LRU qui re­crutent et gèrent tous leurs per­son­nels) cette ten­sion entre uni­ver­sa­li­té de la mis­sion d’en­sei­gne­ment (sur la fi­gure de l’an­cien ins­ti­tu­teur) et par­ti­cu­la­ri­té de la fonc­tion de for­ma­teur se­rait en par­tie le­vée. Ce type d’ac­tion-cam­pagne idéo­lo­gique contri­bue d’ailleurs à cette (fu­ture ?) au­to­no­mi­sa­tion des éta­blis­se­ments (sur le mo­dèle an­glo-saxon par exemple).

Qu’il y ait bien stra­té­gie de l’État-ré­seau dans cette ac­tion des ABCD et qu’il s’agisse d’une stra­té­gie de par­ti­cu­la­ri­sa­tion du rap­port so­cial, d’autres élé­ments viennent le cor­ro­bo­rer. Tout d’abord, l’éga­li­té, dans la tra­di­tion ré­pu­bli­ca­no-dé­mo­cra­tiste, se vou­lait por­teuse d’uni­ver­sa­li­té et l’école pu­blique de­vait y contri­buer. On connaît ses avan­cées (al­lon­ge­ment de la sco­la­ri­té, lutte contre la sé­lec­tion, etc.), mais on connaît aus­si ses ra­tés (confu­sion entre mas­si­fi­ca­tion et dé­mo­cra­ti­sa­tion, entre en­sei­gne­ment et édu­ca­tion). Or, ici, les pé­da­go­gies mises en œuvre n’ont pas pour but de re­mé­dier à ces échecs. Les mo­dules ABCD ont da­van­tage une vi­sée par­ti­cu­la­riste puis­qu’ils se ré­fèrent aux genres (et à ses di­verses théo­ries) et non aux in­di­vi­dus à la fois sin­gu­liers et dans leur uni­ver­sa­li­té. On voit l’in­ver­sion post-mo­derne à la base de l’opé­ra­tion. Dans les pre­miers temps de la mo­der­ni­té, le pro­gramme édu­ca­tif pré­voyait que pro­gres­si­ve­ment certes, les garçons et les filles soient sou­mis au même sys­tème d’en­sei­gne­ment, mais dans la dif­fé­rence des sexes mar­quée par une sé­pa­ra­tion des éta­blis­se­ments ou des classes et par quelques en­sei­gne­ments spé­ci­fiques de dis­ci­pline. Genre et sexe étaient en fait confon­dus, même si le genre n’avait pas d’exis­tence so­cio­lo­gique va­li­dée par la re­cherche uni­ver­si­taire, parce que l’uni­ver­sa­lisme in­ache­vé et le poids de restes pa­triar­caux étaient en­core lar­ge­ment as­su­més par le pou­voir. Dans les fins de la mo­der­ni­té, l’idée do­mi­nante de­vînt que les sé­pa­ra­tions de­vaient tom­ber, de lieu comme de dis­ci­pline, puis de cur­sus. L’in­di­vi­du-élève était pris en quelque sorte dans son en­tier d’être hu­main en de­ve­nir dans un sys­tème édu­ca­tif dont tout le monde pou­vait bé­né­fi­cier. Un ni­veau su­pé­rieur d’uni­ver­sa­li­té et d’éga­li­té était at­teint, au moins en théo­rie. Mais au­jourd’hui que nous disent les thèses post-mo­dernes ? Qu’il faut dé­cons­truire cet uni­ver­sa­lisme abs­trait de l’éga­li­té der­rière le­quel se cachent les pra­tiques de dis­cri­mi­na­tion de genre en dé­fa­veur des filles. Dans le meilleur des mondes post-mo­dernes il fau­drait à nou­veau sé­pa­rer les élèves dans des classes non-mixtes afin de re­trou­ver une équi­té réelle, cre­do du li­bé­ra­lisme.

À l’uni­ver­sa­li­té de la dif­fé­rence sexuelle entre les femmes et les hommes vient se sub­sti­tuer la par­ti­cu­la­ri­té des genres et toutes ses com­bi­nai­sons pos­sibles (cf. les queer par exemple). Il y a comme une ho­mo­lo­gie po­li­tique et stra­té­gique entre la forme (ré­ti­cu­laire et connexion­niste) prise par la cam­pagne des ABCD et les conte­nus idéo­lo­giques qu’elle dif­fuse. Tout ce­la fonc­tionne (ou dys­fonc­tionne) comme une opé­ra­tion éta­ti­co-idéo­lo­gique qui vient cou­vrir des « cibles à for­mer » : des en­fants (en­core bien trop dé­ter­mi­nés par leur sexe !) à for­mer et non plus à édu­quer23. L’État dans sa forme na­tion n’est pas, bien sûr, ab­sent de ces dis­po­si­tifs, car sa mise en ré­seau reste en­core très in­com­plète et ce, par­ti­cu­liè­re­ment en France, pays du ja­co­bi­nisme et d’une cer­taine concep­tion de l’uni­ver­sa­lisme. À ce titre, il ré­gule les éven­tuels mou­ve­ments du né­ga­tif ; il éva­lue les ef­fets « cultu­rels » ; il dé­lègue « des mis­sions » à ses ex­perts ; il fait le coa­ching de ses re­lais syn­di­caux et as­so­cia­tifs. Il peut bran­dir par­fois le re­cours à la loi et à l’Ins­ti­tu­tion (celle de l’ins­truc­tion obli­ga­toire, celle du mo­no­pole de la dé­li­vrance des di­plômes na­tio­naux, etc.), mais c’est de plus en plus un scé­na­rio de fic­tion puisque c’est par le contrat et le cas par cas qu’il agit (tou­jours pas de nu­me­rus clau­sus à l’en­trée des uni­ver­si­tés, mais des fa­cul­tés qui sé­lec­tionnent de fait plus que de droit). Il ne lui reste donc plus grand-chose de po­li­tique à dé­ci­der en tant qu’État-na­tion… dé­li­té. De ce point de vue il se contente d’ad­mi­nis­trer bu­reau­cra­ti­que­ment comme dans le cas de son sys­tème cen­tral d’orien­ta­tion qui pro­cède main­te­nant par ti­rage au sort pour l’af­fec­ta­tion dans cer­taines dis­ci­plines uni­ver­si­taires sur­char­gées. Il faut bien re­pro­duire la lourde ma­chine, le mam­mouth comme di­sait Al­lègre, mais pa­ral­lè­le­ment il faut dy­na­mi­ser l’en­semble en dé­ve­lop­pant des niches in­no­vantes par des pra­tiques de coa­ching éta­tique des ré­seaux et des groupes d’ac­tion par­ti­cu­la­ristes. L’exemple ré­cent de la « Jour­née de la jupe » vient illus­trer cette dé­marche nou­velle. Gé­rer au coup par coup24 de­vient faire un coup, en nov­langue, faire un buzz25 !

 

Ce par­ti­cu­la­risme exa­cer­bé s’im­pose peu à peu et par­fois de façon in­si­dieuse, comme le montre, par exemple, la gen­ri­sa­tion de l’or­tho­graphe qui af­fecte non seule­ment les grou­pus­cules mi­li­tants d’ex­trême gauche dans leurs tracts, mais les ad­mi­nis­tra­tions et par­ti­cu­liè­re­ment celle de l’Édu­ca­tion na­tio­nale. En ef­fet, ces di­rec­tives dif­fusent comme of­fi­cielle et évi­dente cette nou­velle pra­tique sans qu’elle ait été sou­mise à dis­cus­sion comme dans le cadre ins­ti­tu­tion­nel des ré­formes of­fi­cielles de l’or­tho­graphe. Il va sans dire que ce­la est en tout point conforme avec les di­rec­tives de la Com­mis­sion eu­ro­péenne quant à la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions, le pa­triar­cat et le sexisme. Ici en­core, comme pour les ABCD, on a un exemple d’ar­ti­cu­la­tion concrète entre ni­veau I et ni­veau II de la puis­sance où se joue le pas­sage conflic­tuel de la forme na­tion à la forme ré­seau de l’État.

Ces frag­ments d’his­toire ré­cente montrent que le pas­sage de l’État-na­tion à l’État-ré­seau n’a au­cun ca­rac­tère d’au­to­ma­ti­ci­té ou de conti­nui­té. C’est plu­tôt un pro­ces­sus dis­con­ti­nu de buis­son­ne­ment, de sur­gis­se­ment de mul­tiples ra­mi­fi­ca­tions, mais des ra­meaux d’un arbre dont le tronc et les ra­cines se cra­quellent de toutes parts ; à terme l’arbre a dis­pa­ru, il s’est trans­for­mé en vastes bois de grands buis­sons… Bien sûr, comme nous l’avons plu­sieurs fois re­le­vé, la puis­sance des États dans le ni­veau I (« le ca­pi­ta­lisme du som­met » comme l’ap­pe­lait Brau­del) s’exerce prin­ci­pa­le­ment sous la forme ré­seau, alors que dans les ni­veaux II (ce­lui du mar­ché) et III (ce­lui plus in­for­mel ou de proxi­mi­té) elle le fait d’abord sous la forme na­tion. Mais cette re­marque est à dia­lec­ti­ser puisque l’opé­ra­tion ABCD se veut na­tio­nale et qu’elle se réa­lise en mode ré­ti­cu­laire et connexion­niste.

La ques­tion des ar­ti­cu­la­tions de la puis­sance et de sa hié­rar­chi­sa­tion in­terne n’est donc pas ré­glée.

Le pas­sage de l’État pro­prié­taire à l’État ac­tion­naire

L’ac­qui­si­tion par l’État de 17 % du ca­pi­tal de Peu­geot SA est un exemple d’une po­li­tique dite de l’ac­tion­naire stra­té­gique. Elle s’ef­fec­tue grâce au dé­ve­lop­pe­ment d’une struc­ture py­ra­mi­dale d’ac­tion­na­riat à tra­vers l’ac­tion de la Caisse des Dé­pôts et Consi­gna­tions, de banques pu­bliques et de fonds stra­té­giques d’in­ves­tis­se­ment. Ce­la n’est pas in­com­pa­tible avec des formes de pri­va­ti­sa­tion qui per­mettent de ré­col­ter de l’ar­gent ré­orien­té ailleurs en uti­li­sant la tech­nique bour­sière des ac­tions à vote double qui lui sont concé­dées. Il est ain­si de­ve­nu le plus puis­sant ac­tion­naire de la place de Pa­ris ce qui lui per­met de contrô­ler les OPA in­ami­cales éven­tuelles (ENEL ita­lien contre Suez dé­fen­du par GDF en 2006, etc.). L’État ac­tion­naire perçoit donc de nom­breux di­vi­dendes dont il oriente la des­ti­na­tion comme dans le cas d’Orange. C’est le re­dé­ploie­ment de l’État et non son re­trait tant de fois an­non­cé par ceux qui croient sur pa­role le dis­cours néo-li­bé­ral. Le cré­dit im­pôt pour la com­pé­ti­ti­vi­té et l’em­ploi en est une autre forme dans la me­sure où il était cen­sé sur­tout pro­fi­ter aux PME na­tio­nales ju­gées in­suf­fi­sam­ment pro­duc­tives et sur­tout in­suf­fi­sam­ment ex­por­ta­trices par rap­port à leurs concur­rentes. En ef­fet, la France connaît tou­jours plus de dif­fi­cul­tés d’ac­cro­chage entre ni­veau I et ni­veau II par rap­port à l’Al­le­magne et l’Ita­lie.

Le pro­jet de loi El Khom­ri

Se­lon Co­rinne De­laume dans Le Fi­ga­ro du 17/05/2016, ce pro­jet est à rat­ta­cher aux GOPE, c’est-à-dire aux « grandes orien­ta­tions de po­li­tique éco­no­mique dé­ci­dées par la di­rec­tion gé­né­rale des af­faires éco­no­miques » de la CE (cf. l’ar­ticle 121 du trai­té sur le fonc­tion­ne­ment de l’UE). Ces do­cu­ments sont en­suite trans­mis à l’Eco­fin (conseil des mi­nistres de l’Éco­no­mie et des Fi­nances) puis au conseil eu­ro­péen (conseil des chefs d’État et de gou­ver­ne­ment). Ces GOPE, d’in­di­ca­tifs à l’ori­gine sont de­ve­nus beau­coup plus contrai­gnants de­puis 1998 et l’ins­tau­ra­tion de l’eu­ro et des règles du trai­té de Maas­tricht. L’in­sis­tance est por­tée sur la sta­bi­li­sa­tion des prix, l’as­sai­nis­se­ment des fi­nances pu­bliques, la mo­dé­ra­tion des sa­laires et le mar­ché du tra­vail. Ain­si, en 2012, au mo­ment de l’élec­tion de Hol­lande, un GOPE in­ci­tait à re­voir la pro­cé­dure ad­mi­nis­tra­tive de li­cen­cie­ment, et que l’exis­tence d’un sa­laire mi­ni­mum soit ren­due com­pa­tible avec l’em­ploi et la com­pé­ti­ti­vi­té, et ac­com­pa­gnée de me­sures spé­ci­fiques pour les jeunes. Toutes ces me­sures s’ins­crivent dans la « stra­té­gie de Lis­bonne » (2000) à l’ho­ri­zon 2020. Deux pré­co­ni­sa­tions sont par­ti­cu­liè­re­ment re­mar­quables par rap­port à l’ac­tua­li­té : la pre­mière consiste à prô­ner des dé­ro­ga­tions aux dis­po­si­tifs ju­ri­diques gé­né­raux (tra­vail du di­manche, paie­ment des heures sup­plé­men­taires, ac­cords d’en­tre­prises plu­tôt que de branches) de façon à as­su­rer da­van­tage de flexi­bi­li­té du tra­vail, c’est-à-dire exac­te­ment un as­pect du pro­jet El Khom­ri ; la se­conde à res­treindre le nombre de pro­fes­sions hy­per-ré­gle­men­tées, ce qui cor­res­pond exac­te­ment à la loi Ma­cron. On perçoit bien ici l’ac­cro­chage au ni­veau I même s’il se si­tue en­core dans le cadre du droit du tra­vail français, c’est-à-dire au ni­veau II. Le rap­port Ba­din­ter sur le Code du tra­vail est une ten­ta­tive d’ar­ti­cu­ler les deux ni­veaux en ar­ron­dis­sant les angles pro­duits par la crise du tra­vail et sa perte d’im­por­tance dans la va­lo­ri­sa­tion du ca­pi­tal.

Une ten­dance à la ju­di­cia­ri­sa­tion des rap­ports so­ciaux, mais en marge de l’ins­ti­tu­tion

Quand les lois rem­placent la Loi

Dans les dé­mo­cra­ties, du moins, la loi était char­gée de don­ner le ton et la di­rec­tion gé­né­rale en fonc­tion de l’évo­lu­tion des rap­ports so­ciaux et des rap­ports de force et de do­mi­na­tion qu’ils im­pli­quaient, pré­pa­rant ain­si les évo­lu­tions sur le long terme (cf. le code Na­po­léon qui de­vien­dra le Code ci­vil avec son ar­ticle 1 sur le droit de pro­prié­té) ou ve­nant ra­ti­fier de trans­for­ma­tions dé­jà ins­crites dans les faits ou les es­prits (cf. l’évo­lu­tion pro­gres­sive des lois concer­nant la fa­mille et le droit des femmes ou la fin de la pé­na­li­sa­tion de l’ho­mo­sexua­li­té). La loi « tra­vaillait » donc len­te­ment, fai­sait l’ob­jet de longues concer­ta­tions ou af­fron­te­ments au sein de l’ap­pa­reil lé­gis­la­tif. Une fois édic­tée elle s’im­po­sait à tous non seule­ment par l’au­to­ri­té de la loi (« nul n’est cen­sé igno­rer la loi »), mais parce qu’elle créait un nou­veau re­père, une ré­fé­rence claire, que l’on soit pour ou contre, elle s’im­po­sait et d’au­tant plus qu’elle éma­nait d’une ins­ti­tu­tion elle-même consi­dé­rée comme lé­gi­time (le Par­le­ment). C’est ce qui tend à dis­pa­raître ou en tout cas qui s’es­tompe quand de mul­tiples lois et dé­crets semblent être adop­tés dans l’ur­gence et sous le coup de la pres­sion des évé­ne­ments (ter­ro­risme, pres­sion des lob­bies). La loi y perd son ca­rac­tère gé­né­ra­liste et semble s’émiet­ter dans ses par­ti­cu­la­ri­sa­tions et la dé­fense de mul­tiples ca­té­go­ries ou sous-ca­té­go­ries qui toutes se pro­clament lé­gi­times à re­ven­di­quer des droits. Dans son nou­veau rôle, la loi doit se dé­mul­ti­plier, se rendre flexible, s’adap­ter. Iden­ti­tés mul­tiples et mi­ni-com­mu­nau­ta­rismes26, an­ciens cor­po­ra­tismes et nou­veaux lob­byismes cherchent à ob­te­nir des droits (in­di­vi­duels ou de groupes peu im­porte) car c’est à par­tir d’une concep­tion in­di­vi­duelle du droit qui ré­gé­nère les idées li­bé­rales du tour­nant entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Comme à l’époque de Hobbes il s’agit d’éta­blir de nou­veaux droits sur la base de contrats entre in­di­vi­dus ou groupes d’in­di­vi­dus, contrats en­ca­drés par un État mi­ni­mum qui est lui-même l’ob­jet d’un ac­cord plus gé­né­ral et im­pli­cite entre les in­di­vi­dus-dé­mo­cra­tiques et lui-même. Mais cette réuti­li­sa­tion du cre­do li­bé­ral d’ori­gine est pas­sée à la mou­li­nette de la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée qui lui as­sure sa néo-mo­der­ni­té. Ain­si le do­maine d’ac­tion de l’in­di­vi­dua­lisme pro­prié­taire est dé­mo­cra­ti­que­ment beau­coup plus éten­du qu’à l’époque de Hobbes, où les avan­tages du contrat étaient, de fait, ré­ser­vés aux seuls in­di­vi­dus bour­geois réel­le­ment pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion. Au­jourd’hui, il s’étend à tout un cha­cun, du contrat de tra­vail dans sa ver­sion com­mer­ciale ou au­to-en­tre­pre­na­riale, en pas­sant par le contrat de confiance du consom­ma­teur jus­qu’au droit de dis­po­ser de son propre corps dans les pays qui ont trans­for­mé les pros­ti­tuées en « tra­vailleuses du sexe ». Par exemple, aux États-Unis, an­ciens li­bé­raux, néo-li­bé­raux (les Tea par­ty), néo-li­ber­taires, mais aus­si des Amé­ri­cains moyens se ras­semblent, toutes ten­dances confon­dues, sur la seule base com­mune de la re­ven­di­ca­tion du moins d’État et du re­fus de payer des im­pôts. Tous, mais pour des rai­sons dif­fé­rentes, pensent sor­tir ga­gnants de cet af­fai­blis­se­ment de l’État tra­di­tion­nel. Rien d’éton­nant alors à ce que le ca­rac­tère im­pé­ra­tif de la loi soit de moins en moins perçu et res­sen­ti comme lé­gi­time. Toutes les po­lé­miques ac­tuelles au­tour de la laï­ci­té en France en té­moignent. C’est sou­vent parce que les lois en vi­gueur ne sont plus connues ou plus re­con­nues que le pou­voir se croît obli­gé de lé­gi­fé­rer à nou­veau dans ce qui va for­cé­ment ap­pa­raître comme une sur­en­chère qui se­ra ju­gée pro­vo­ca­trice par cer­tains (la loi sur le voile is­la­mique) et c’est parce que le pou­voir ne sait plus lui-même ce qui est de l’ordre de la loi qu’il peut se mettre à lé­gi­fé­rer de ma­nière in­tem­pes­tive comme il pense le faire pour le « bur­ki­ni » ; rien d’éton­nant non plus à ce que les ins­ti­tu­tions lé­gis­la­tives et ju­di­ciaires perdent de leur au­to­ri­té. À cette aune, le 49-3 n’est pas un chif­fon rouge pour les ma­ni­fes­tants ly­céens, étu­diants et pro­lé­taires qui ma­ni­festent contre le pro­jet de loi El Khom­ri, ni pour les par­ti­ci­pants à Nuit de­bout. Il fi­gure dans l’ar­se­nal lé­gal d’un pou­voir lé­gis­la­tif presque aus­si dé­con­si­dé­ré que l’est l’exé­cu­tif. Il ne re­lève donc pas de l’état d’ur­gence et en­core moins de l’état d’ex­cep­tion. Nous ne sommes pas dans l’hy­po­thèse al­thus­sé­rienne et maoïste d’une fas­ci­sa­tion du pou­voir27. Son em­ploi par­achève plu­tôt la faillite de la re­pré­sen­ta­tion po­li­tique au grand dam des po­li­ti­ciens ver­tueux à la Ha­mon qui s’in­dignent de le voir uti­li­ser (cf. le jour­nal Li­bé­ra­tion du 30/05/2016).

Il ne s’agit pas de dé­fendre les an­ciennes ins­ti­tu­tions de l’État-na­tion comme le fe­raient les dif­fé­rentes va­rié­tés de sou­ve­rai­nistes, mais de poin­ter les trans­for­ma­tions et leurs consé­quences. Et donc ici pré­ci­sé­ment, les consé­quences de leur af­fai­blis­se­ment. Ain­si, les mas­to­dontes de l’in­for­ma­tique ne sont pas en reste, qui visent à rem­pla­cer un État ju­gé in­ef­fi­cace par des ré­seaux de connexion. Des pas­se­relles plu­tôt que des murs, voi­là qui est li­ber­taire as­su­ré­ment. Si on en croit Ev­ge­ny Mo­ro­zov (Li­bé­ra­tion du 20/04/2015) on a main­te­nant un État sym­biote des en­tre­prises ca­li­for­niennes et de la Si­li­con Val­ley. L’État pro­vi­dence est à sec et se fi­nance par une dette qui ne se­rait pas sou­te­nable. Ce sont donc les grandes en­tre­prises du sec­teur des NTIC qui four­ni­ront do­ré­na­vant les ser­vices à bon mar­ché pris en charge au­tre­fois par la col­lec­ti­vi­té. Mo­ro­zov tire la son­nette d’alarme : pour lui, ces nou­veaux ob­jets tech­niques rem­plissent le vide lais­sé par la dé­faite des mou­ve­ments po­li­tiques ra­di­caux de ces der­nières an­nées. Il dé­nonce dans les nou­velles tech­no­lo­gies des « concen­trés d’idéo­lo­gie ». Non pas qu’il soit contre la tech­no­lo­gie, mais parce qu’un nou­veau dis­cours do­mi­nant sur la neu­tra­li­té, dou­blé d’un autre sur la fa­ta­li­té des nou­velles tech­no­lo­gies, na­no, bio, in­fo et co­gni­tives nous mè­ne­rait tout droit à l’ubé­ri­sa­tion du monde et à « l’Homme aug­men­té ». Cette illu­sion de la neu­tra­li­té est par­ta­gée au­jourd’hui par les néo-opé­raïstes der­rière An­to­nio Ne­gri. Ils sont fo­ca­li­sés sur la no­tion de « com­muns » sans voir que ceux-ci sont en train d’être re­créés, mais pha­go­cy­tés et pri­va­ti­sés par les en­tre­prises pri­vées du sec­teur des NTIC. En ef­fet, celles-ci cherchent à créer un nou­vel en com­mun, mais hors du col­lec­tif, qui cor­res­ponde à la fois à la réa­li­té de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion (base de la dy­na­mique du ca­pi­tal) et à la né­ces­si­té de conti­nuer à « faire so­cié­té » (base de sa re­pro­duc­tion).

Contrai­re­ment à ce que disent les néo-mo­der­nistes, ce n’est pas le pri­vé qui se fait po­li­tique, mais le po­li­tique qui dis­pa­raît étouf­fé sous le pri­vé dans la me­sure où plus per­sonne ne semble ca­pable de dé­fi­nir un « in­té­rêt gé­né­ral » qui était à la base de l’idéo­lo­gie ré­pu­bli­caine dans la forme État-na­tion. Dans le nou­veau ma­quis des droits, le pou­voir des juges de­vient de plus en plus im­por­tant et leur contrôle po­li­tique une af­faire d’État comme l’a mon­tré en­core en France la ten­ta­tive de ré­forme vi­sant à leur ôter leur in­dé­pen­dance par rap­port au Par­quet28. La der­nière dé­ci­sion du Conseil d’État sur le bur­ki­ni qui res­te­rait de l’ordre de l’af­fir­ma­tion d’un com­por­te­ment pri­vé et les gla­pis­se­ments de rage de Sar­ko­zy qui en ap­pelle à la loi et au Par­le­ment pour lé­gi­fé­rer sur une at­teinte à l’ordre pu­blic, et quoi­qu’on pense du fond de l’af­faire, sont si­gni­fi­ca­tifs de cette ten­dance et pour tout dire, de cette dé­rive.

Avec l’ins­ti­tu­tion ré­sor­bée, c’est la re­mise en cause de la sé­pa­ra­tion des pou­voirs

Il y a une re­mise en cause de la sé­pa­ra­tion des pou­voirs pour­tant au cœur des prin­cipes dé­mo­cra­tiques. Dans la crise ac­tuelle des ins­ti­tu­tions pu­bliques, la sé­pa­ra­tion des pou­voirs, telle que la théo­ri­sait Mon­tes­quieu du moins, ne semble plus de mise. En ef­fet, quand les lois rem­placent la Loi, les fron­tières entre goûts et normes ju­ri­diques (droits des ho­mo­sexuels contre as­si­gna­tion sexuelle pour le ma­riage, l’en­fan­te­ment et l’adop­tion), entre lé­ga­li­té et illé­ga­li­té d’un même acte (tra­di­tion d’hos­pi­ta­li­té po­li­tique ou déso­béis­sance in­ci­vique en­vers les sans-pa­piers), entre dé­mo­cra­tie et dic­ta­ture (Guantánamo, lois d’ex­cep­tion an­ti-ter­ro­ristes) de­viennent floues et chan­geantes. Le pou­voir lé­gis­la­tif semble sa­cri­fié au pou­voir exé­cu­tif dans le pro­ces­sus de re­cen­trage ré­ga­lien de l’État (cf. le « 49-3 » et sur­tout la flo­rai­son des dé­crets ad­mi­nis­tra­tifs) et le pou­voir ju­di­ciaire sa­cri­fié au pou­voir po­li­tique (cf. les as­sauts de Sar­ko­zy contre la ma­gis­tra­ture et la ré­forme des juges et de l’ins­truc­tion). Mais ce n’est pas parce que Sar­ko­zy peut faire un peu de « vi­chysme » qu’il faut le ré­duire à ce­la comme le fait Alain Ba­diou de façon sim­pliste29. Sar­ko­zy comme d’ailleurs Ber­lus­co­ni ne sont pas des éta­tistes et des pla­ni­fi­ca­teurs d’un ordre nou­veau. Ce sont des hé­rauts du li­bé­ra­lisme et des mar­chés. Pour eux et leurs proches les en­ne­mis ne sont pas les pro­lé­taires, mais les fonc­tion­naires qui re­pré­sentent des obs­tacles, non seule­ment en tant que dé­fen­seurs du ser­vice pu­blic, mais parce que leur sta­tut in­amo­vible de­vient une ri­gi­di­té in­sup­por­table pour qui veut flui­di­fier, flexi­bi­li­ser l’em­ploi pour une amé­lio­ra­tion de la « pro­duc­ti­vi­té ». Il faut alors pro­cé­der au « dé­grais­sage du mam­mouth » comme di­sait le mi­nistre de l’Édu­ca­tion Al­lègre dans le gou­ver­ne­ment so­cia­liste Jos­pin (2000). Tout ça doit être aux ordres et ce­ci est va­lable aus­si bien pour le pe­tit fonc­tion­naire qui doit faire du zèle dans la chasse à l’im­mi­gré ou au sans-pa­pier que pour le haut fonc­tion­naire qui doit trai­ter les dos­siers avec le sou­ci es­sen­tiel de ren­ta­bi­li­té. En ef­fet, les hauts fonc­tion­naires ne sont pas épar­gnés. Hier ils étaient vic­times de me­sures po­li­tiques à chaque chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment, au­jourd’hui ils sont en plus vic­times de me­sures ad­mi­nis­tra­tives qui ré­sultent de la perte de va­lo­ri­sa­tion de leur fonc­tion dans la re­struc­tu­ra­tion de l’État (valse ré­cente des pré­fets, rec­teurs, ins­pec­teurs d’aca­dé­mie, juges et ma­gis­trats) et d’une re­dis­tri­bu­tion des cartes. En re­tour, c’est toute l’ins­ti­tu­tion qui s’en trouve dé­va­lo­ri­sée et qui perd de sa lé­gi­ti­mi­té. Les trans­for­ma­tions ré­centes de l’ins­ti­tu­tion ju­di­ciaire vont dans ce sens qui voient la dis­pa­ri­tion des corps in­ter­mé­diaires de l’État. La façon dont Ber­lus­co­ni et Sar­ko­zy traitent les juges est symp­to­ma­tique de la ten­dance à in­té­grer di­rec­te­ment l’ins­ti­tu­tion ju­di­ciaire au pou­voir exé­cu­tif. Les at­taques de Sar­ko­zy contre les juges du tri­bu­nal de Bo­bi­gny en Seine Saint-De­nis sous pré­texte de len­teur ad­mi­nis­tra­tive sont les par­ties les plus vi­sibles d’un pro­ces­sus qui s’ac­com­pagne d’une grande ré­forme de la Jus­tice qui vise à contrô­ler po­li­ti­que­ment et di­rec­te­ment tous les ma­gis­trats et ceux qui ont des fonc­tions proches (cf. la pro­chaine ré­forme de l’Ins­pec­tion du tra­vail). Tout ce­ci ne se fait pas fa­ci­le­ment et en un jour. C’est le fruit d’un long pro­ces­sus amor­cé quand ces mêmes membres du pou­voir exé­cu­tif ont cher­ché di­verses stra­té­gies pour se sous­traire eux-mêmes aux au­to­ri­tés ju­di­ciaires au cours d’af­faires dans les­quelles ils étaient di­rec­te­ment ou in­di­rec­te­ment im­pli­qués. Les juges ont par­fois es­sayé de ré­sis­ter ou de dé­fendre une autre concep­tion de l’État comme au cours de la lutte contre les mou­ve­ments de lutte ar­mée des an­nées 1970 puis de l’opé­ra­tion ma­ni pu­lite en Ita­lie, mais le mou­ve­ment s’est ré­sor­bé de lui-même à par­tir du mo­ment où il s’ap­puyait sur un même dé­ni du Droit (loi sur les re­pen­tis, in­di­vi­dua­li­sa­tion et contrac­tua­li­sa­tion des peines) et où des juges em­blé­ma­tiques ont re­joints la sphère po­li­tique élec­to­rale (di Pie­tro en Ita­lie, Jean­pierre en France, Gar­zon en Es­pagne) sur des po­si­tions po­li­tiques pour le moins ambiguës.

Mais il se­rait trop ré­duc­teur de ne consi­dé­rer ces faits que comme la marque d’une re­mise en cause de la sé­pa­ra­tion des pou­voirs. Il s’agit d’une ten­dance à la fois plus gé­né­rale et plus to­tale, mais pa­ra­doxa­le­ment plus « dé­mo­cra­tique » parce qu’elle rend compte de la com­plexi­té so­ciale et de la di­ver­si­té des in­té­rêts en pré­sence dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée qui est tout à la fois uni­for­mi­sa­tion/ho­mo­gé­néi­sa­tion d’une part et dif­fé­ren­cia­tion/di­ver­si­fi­ca­tion d’autre part30. Cet ef­fri­te­ment des ins­ti­tu­tions s’ins­crit dans un af­fai­blis­se­ment gé­né­ral des an­ciennes mé­dia­tions qui ser­vaient à gé­rer les po­si­tions et conflits de classes. Il en va ain­si du pro­jet de ré­forme de l’Ins­pec­tion du tra­vail comme de la trans­for­ma­tion de l’an­cienne ANPE en un simple « Pôle-em­ploi ». Il concerne aus­si la mé­dia­tion syn­di­cale dans les pays où celle-ci conser­vait une di­men­sion, si ce n’est ré­vo­lu­tion­naire, du moins contes­ta­taire et à di­men­sion po­li­tique. Ce qui est en jeu, c’est la dis­pa­ri­tion de tous les grands corps in­ter­mé­diaires de l’an­cien État-na­tion. Des me­sures comme la loi sur les re­pen­tis pour bâ­tir des dos­siers, né­go­cier des peines en fonc­tion du ni­veau de re­pen­tir et non pas de la gra­vi­té des faits, l’ou­bli de la pré­somp­tion d’in­no­cence, la charge de la preuve tout à coup confiée à l’ac­cu­sé sont des me­sures qui s’ins­crivent dans le cadre d’une sau­ve­garde de l’ordre éta­bli dans une si­tua­tion ex­cep­tion­nelle. L’une des par­ti­cu­la­ri­tés de l’Ita­lie c’est jus­te­ment que l’ex­cep­tion­na­li­té n’y est ja­mais ex­cep­tion­nelle et que la loi sur les re­pen­tis peut ser­vir aus­si bien au quo­ti­dien de la lutte contre la ma­fia qu’à l’ex­cep­tion­na­li­té de la lutte contre les sub­ver­sifs des an­nées de plomb. C’est que « L’ins­ti­tu­tion ré­sor­bée » se­lon la for­mule de J. Gui­gou31, a per­du de sa fonc­tion ju­ri­di­co-po­li­tique ou so­cia­lo-po­li­tique. Elle cherche alors à per­du­rer à tra­vers l’au­to­no­mi­sa­tion de sa fonc­tion­na­li­té bu­reau­cra­tique par rap­port aux mis­sions tra­di­tion­nelles de ser­vice pu­blic (va-t-en guerre de l’ar­mée de mé­tier, lutte de frac­tions entre gen­dar­me­rie et po­lice, entre po­lice et pou­voir exé­cu­tif avec la sup­pres­sion des ren­sei­gne­ments gé­né­raux, face à face entre po­lice et jus­tice quant à la qua­li­fi­ca­tion des peines et leur ap­pli­ca­tion, ba­garres entre hus­sards de la Ré­pu­blique et pé­da­gogues dans l’Édu­ca­tion na­tio­nale, etc.). Ces com­po­santes des an­ciens corps ou de l’ap­pa­reil d’État tendent à dé­ve­lop­per des lo­giques frac­tion­nelles de puis­sance afin de dé­fendre leur pré car­ré ou même de l’ac­croître tant elles se sentent me­na­cées. Me­na­cées dans une mis­sion (perte de sens de l’ac­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle) qui as­su­rait leur lé­gi­ti­mi­té et donc leur ca­pa­ci­té d’in­fluence32. Leur stra­té­gie de se­cours passe alors par le tis­sage ser­ré de re­la­tions so­ciales au grand jour (lob­bying) ou de ma­nœuvres plus sou­ter­raines (cf. la Loge P2 en Ita­lie, la guerre des po­lices en France) ou en­core sur le mo­dèle du coup de force (« stra­té­gie de la ten­sion » en Ita­lie, in­ter­ven­tion in­con­trô­lée d’une frac­tion des forces de l’ordre dans une école où s’étaient ré­fu­giés les ma­ni­fes­tants an­ti-G8 de Gênes en 200133). Un exemple plus ré­cent nous est don­né à tra­vers les ac­tions et exac­tions des forces de l’ordre à Nantes-NDDL et au bar­rage de Si­vens. À la lu­mière des vi­déos, ces der­nières semblent li­vrées à elles-mêmes, en mi­lieu hos­tile (cam­pagnes dé­sertes, bois), sans sem­bler re­ce­voir d’ordre pré­cis, mais avec juste l’as­su­rance, si ça tourne mal, de pou­voir uti­li­ser des fla­sh­balls ou des gre­nades of­fen­sives sur des in­di­vi­dus comme s’il s’agis­sait de tir au la­pin. Même chose d’ailleurs au cours des ma­ni­fes­ta­tions contre la loi El Khom­ri dans les­quelles co-existent de nou­veaux types d’en­cadre­ment des cor­tèges qui semblent par­fai­te­ment pla­ni­fiés et des in­cer­ti­tudes sur les moyens à uti­li­ser (cf. par exemple l’im­bro­glio au­tour des gre­nades de désen­cer­cle­ment). Or la hié­rar­chie de ces forces de l’ordre et même sa base, via les syn­di­cats, ne peuvent igno­rer un pou­voir so­cia­liste à l’aban­don, des re­cu­lades constantes et un pes­si­misme gé­né­ral à l’in­té­rieur de son propre camp. Elles ne peuvent plus sa­voir alors s’il s’agit d’une crise de ré­gime grave ou d’une simple crise de « gou­ver­nance ». En tout cas, les deux pos­si­bi­li­tés les plus pro­bables sont, soit une forme de lâ­chage, plus ou moins conscient de la part de la hié­rar­chie in­ter­mé­diaire des forces ré­pres­sives de l’État, soit un blanc-seing ac­cor­dé aux forces de ré­pres­sion par un pou­voir aux abois, afin d’évi­ter tout ab­cès de fixa­tion contes­ta­taire, toute oc­cu­pa­tion per­ma­nente comme s’il en al­lait de sa sur­vie. Dans ce der­nier cas on se trou­ve­rait dans une dé­rive au­to­ri­ta­riste vi­sant à com­pen­ser le manque de lé­gi­ti­mi­té d’une po­li­tique ré­duite aux ef­fets d’an­nonce et à la ges­tion des af­faires po­li­tiques au coup par coup. Une ten­dance ef­fec­tive de la gou­ver­nance so­cia­liste pour ce qui est de la France, mais qui don­ne­rait de la lé­gi­ti­mi­té fu­ture aux po­li­tiques de re­dres­se­ment sou­ve­rai­niste de di­verses forces po­li­tiques (Les Ré­pu­bli­cains, le FN, Mé­len­chon).

Jus­ti­cia­lisme po­pu­liste et pos­ture vic­ti­maire.

L’ins­ti­tu­tion ju­di­ciaire sup­pose une pre­mière hié­rar­chi­sa­tion ver­ti­cale, d’ordre in­terne, et une se­conde hié­rar­chi­sa­tion entre in­té­rieur (l’ins­ti­tu­tion re­pré­sen­tant l’en­semble du corps so­cial dont l’in­té­rêt gé­né­ral est cen­sé être re­pré­sen­té et dé­fen­du par le « mi­nis­tère pu­blic ») et ex­té­rieur (l’in­té­rêt pri­vé en la per­sonne de la « par­tie ci­vile »). Or au­jourd’hui, dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée, la ten­dance est plu­tôt à l’ho­ri­zon­ta­li­té (comme dans l’or­ga­ni­sa­tion en ré­seau) avec une per­son­na­li­sa­tion et une contrac­tua­li­sa­tion ac­crues des peines par l’im­por­tance prise par les per­sonnes elles-mêmes. On est sur le mo­dèle du don­nant-don­nant avec la mise au pre­mier plan des fa­milles de vic­times. Par exemple en Ita­lie, on as­siste à une sorte de mo­der­ni­sa­tion de l’idée de ven­det­ta34 et la pra­tique du lyn­chage mé­dia­tique35. Cette ho­ri­zon­ta­li­té, on la re­trouve aus­si dans la mise à plat de tous les par­ti­cu­la­rismes qui ex­priment des droits à la place du Droit. Chaque par­ti­cu­la­ri­té four­nit la base pour un pro­ces­sus de vic­ti­mi­sa­tion puis­qu’elle élève son exis­tence et son ex­pres­sion au stade d’un en­jeu de so­cié­té. La lutte contre les dis­cri­mi­na­tions vient sup­plan­ter la lutte pour l’éga­li­té. La loi doit alors tran­cher toutes les ques­tions, y com­pris les plus per­son­nelles puis­qu’elles sont éle­vées au ni­veau po­li­tique (cf. en­core en Ita­lie, la dé­faite ré­cente de la Gauche à pro­pos d’un pro­jet en fa­veur de l’ho­mo­pa­ren­ta­li­té). Les vic­times sur­tout, mais aus­si les ac­cu­sés, sont en­jointes de né­go­cier des peines en de­hors d’une stricte ma­té­ria­li­té puis­qu’on tien­dra compte des in­ten­tion­na­li­tés du mo­ment pré­sent et à l’ave­nir au­tant ou plus que du dé­lit qui est à l’ori­gine du pro­cès. De ce point de vue, les lois Per­ben (2002 puis 2004) cher­chaient à rat­tra­per notre « re­tard » quant à cette évo­lu­tion contrac­tuelle ef­fec­tive au ni­veau in­ter­na­tio­nal par rap­port à notre ri­gi­di­té ins­ti­tu­tion­nelle na­tio­nale36. Dit au­tre­ment, ce qui est « ten­dance », c’est un mé­lange du droit contrac­tuel an­glo-saxon où on a in­té­rêt à né­go­cier sa peine, même si on est in­no­cent, dans le cadre d’une né­go­cia­tion qua­si com­mer­ciale ; et de loi ita­lienne sur les re­pen­tis où il s’agit de né­go­cier à condi­tion jus­te­ment de faire preuve de re­pen­tir. Dans les deux cas, la si­tua­tion est très dif­fé­rente, mais ce qui fait le lien c’est que la culpa­bi­li­té réelle im­porte peu.

Du point de vue gé­né­ral du droit ce­la tend à pro­duire une équi­va­lence entre d’une part des droits par­ti­cu­liers sou­vent dé­ro­ga­toires ou même par­fois contra­dic­toires et d’autre part des droits uni­ver­sels. Ce­la fait en­vi­ron trente ans que la no­tion d’équi­té sert de che­val de Troie néo-li­bé­ral en pro­ve­nance des pays an­glo-saxons. Les théo­ries de Rawls sur la jus­tice s’y dé­ve­loppent qui visent à ren­ver­ser le prin­cipe éga­li­té de l’uni­ver­sa­lisme main­te­nant ju­gé trop abs­trait. Dans cette brèche peuvent s’en­gouf­frer aus­si bien les jus­ti­cia­listes de droite et à leur suite les as­so­cia­tions de vic­times qui crient ven­geance contre les cou­pables en de­man­dant le droit à la lé­gi­time dé­fense ou au moins exigent « la peine in­fi­nie » (cf. Alain Bros­sat, op. cit.), que les jus­ti­cia­listes de gauche comme les Gi­ro­ton­di ita­liens et Nan­ni Mo­ret­ti qui dé­fi­nissent la lé­ga­li­té comme le pou­voir des sans-pou­voirs et pro­jettent sa res­tau­ra­tion comme pre­mier ho­ri­zon po­li­tique, mê­lant ain­si une de­mande de pé­na­li­sa­tion ac­crue de la cor­rup­tion et des scan­dales à la Ber­lus­co­ni avec le re­fus de l’am­nis­tie pour les an­ciens de la lutte ar­mée qui ne se re­pentent pas ; jus­ti­cia­listes de gauche tou­jours qui ré­clament que les pa­roles soient condam­nées comme si elles étaient des actes. Dans cette pers­pec­tive, Dieu­don­né cô­toie­ra Ne­gri et de Lu­ca parce que, cha­cun à leur façon, ils sont des « mau­vais maîtres »). Nous sommes à nou­veau en plein re­la­ti­visme : toutes les po­si­tions po­li­tiques et les actes qui y sont at­ta­chés se valent. La conver­gence de ces deux jus­ti­cia­lismes tend à pro­duire une nou­velle po­lice de la pen­sée, et l’idée d’une jus­tice pu­ri­fi­ca­trice qui cache ses échecs dans la lutte contre les dif­fé­rentes ma­fias du crime par des dé­mons­tra­tions de ri­gueur éthique37.

Dans ce pro­ces­sus de vic­ti­mi­sa­tion po­ten­tiel­le­ment gé­né­ra­li­sable à de nou­velles ca­té­go­ries, chaque par­ti­cu­la­risme cherche à fon­der sa « po­si­tion » de do­mi­né ou de dis­cri­mi­né non pas par une place spé­ci­fique dans les rap­ports so­ciaux ca­pi­ta­listes, ces der­niers étant pro­duc­teurs d’in­éga­li­tés, de do­mi­na­tion et d’ex­ploi­ta­tion, mais par une sorte de do­mi­na­tion in­va­riante et par na­ture que l’homme blanc hé­té­ro­sexuel et man­geur de viande fe­rait pe­ser sur des mi­no­ri­tés. Et c’est à par­tir de celles-ci que se dé­ve­loppent des as­so­cia­tions et or­ga­ni­sa­tions qui cherchent à faire re­con­naître cet état de fait puis à l’éri­ger en « Cause » et en­fin, à faire que cette cause de­vienne un en­jeu de so­cié­té (la pa­ri­té sous toutes ses formes y com­pris celle de la « di­ver­si­té », le ma­riage ho­mo­sexuel, la GPA, la li­bé­ra­tion ani­male). Sur ces bases, dé­fen­seurs de l’an­cienne fa­mille et dé­fen­seurs des nou­velles formes de fa­milles peuvent se suc­cé­der dans la rue. Match nul dans une so­cié­té ca­pi­ta­li­sée ca­pable de s’ac­com­mo­der de l’une et de l’autre, mais qui laisse son per­son­nel po­li­tique gé­rer ça au coup par coup là en­core, « d’avan­cées » en « re­cu­lades » au gré de l’hu­meur d’une opi­nion pu­blique tout à coup pas­sion­née par un « su­jet de so­cié­té » crée ou mon­té en épingles par les mé­dias38. Pour­tant, de par­tout montent des voix qui dé­noncent le « re­trait » glo­bal des in­di­vi­dus par rap­port à la « chose pu­blique » et on se ré­crie contre la ré­gres­sion des droits so­ciaux dont plus per­sonne ne semble se pré­oc­cu­per hor­mis dans un pays aus­si « ar­rié­ré » que la France comme on a pu le voir au cours des ma­ni­fes­ta­tions contre le pro­jet de loi El Khom­ri. Et en­core, toute per­sonne mo­bi­li­sée sur ce ter­rain, et ce mal­gré quelques ma­ni­fes­ta­tions mas­sives, a pu se rendre compte de l’iso­le­ment dans le­quel il se trou­vait quand il quit­tait les rangs de la­dite ma­ni­fes­ta­tion et contem­plait les per­sonnes as­sises aux ter­rasses des ca­fés ou dé­am­bu­lant tran­quille­ment dans les rues. Les son­dages ma­ni­fes­taient peut-être une op­po­si­tion au pro­jet, mais la ma­ni­fes­ta­tion par pro­cu­ra­tion a at­teint des som­mets qu’on ne soupçon­nait pas à l’époque pas si loin­taine de la grève par pro­cu­ra­tion !

Mais re­ve­nons à la no­tion d’État pé­nal. La moindre ac­tion ré­pres­sive de l’État est sou­vent pré­sen­tée comme re­le­vant d’une fas­ci­sa­tion du pou­voir alors que nous ne sommes plus au dé­but des an­nées 1970. L’État est tou­jours pen­sé comme tout puis­sant alors que son rai­dis­se­ment à cette époque si­gna­lait une fai­blesse et non une force (crise de l’État gaul­liste et in­sta­bi­li­té chro­nique de l’État ita­lien). Ten­tons une ex­pli­ca­tion de la si­tua­tion à par­tir de notre ana­lyse sur le pas­sage d’un État-na­tion comme forme po­li­tique de la so­cié­té bour­geoise à un État ré­seau comme forme po­li­tique de la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Alors que comme ailleurs on as­siste en Ita­lie à une ré­sorp­tion des ins­ti­tu­tions et de leur fonc­tion po­li­tique, les struc­tures bu­reau­cra­tiques des an­ciens corps (po­lice, ar­mée, jus­tice) per­durent, mais sous forme au­to­no­mi­sée. Ce qui s’est pas­sé à Gênes pour le G8 (avec sur­tout l’in­ter­ven­tion de la po­lice dans l’école) et les at­taques en France de la po­lice contre une jus­tice qui dé­fe­rait ce qu’elle au­rait dé­jà du mal à mettre en place, en re­pré­sentent des exemples ac­tuels.

Mais si le pro­cès de to­ta­li­sa­tion n’a plus la fi­gure du Lé­via­than, il ne prend pas non plus celle de Big Bro­ther. Il y a to­ta­li­sa­tion en ré­seaux dans la­quelle les forces de pou­voir dif­fusent de ma­nière cen­tri­fuge alors qu’elles ac­cu­mu­laient et cen­tra­li­saient de façon tra­di­tion­nel­le­ment cen­tri­pète39. Ce pro­ces­sus n’est donc pas contra­dic­toire avec les nou­velles formes de la dé­mo­cra­tie. Nous avons par­lé de « dé­mo­cra­tie ab­so­lue » au dé­but de cet ar­ticle ce qui rend compte de cette to­ta­li­sa­tion à l’œuvre, mais dans sa forme ré­seau elle per­met aus­si toutes les formes de dé­mo­cra­tie de proxi­mi­té ou par­ti­ci­pa­tive ou so­li­daire.

Quelles que soient les dif­fé­rences entre États na­tio­naux, ces der­niers, quand ils comptent en­core en termes de puis­sance, af­firment leur sou­ve­rai­ne­té et leur pou­voir par le contrôle des po­li­tiques éner­gé­tiques, en­vi­ron­ne­men­tales et ali­men­taires. En France la com­pé­tence tech­nique est concen­trée dans l’État. La forme État-na­tion y per­dure plus qu’ailleurs suite à son his­toire fon­da­trice (le ja­co­bi­nisme is­su de la Ré­vo­lu­tion française) et à son his­toire ré­cente (la ré­sis­tance et le gaul­lisme) de la­quelle émerge une théo­rie po­li­tique de l’in­dé­pen­dance na­tio­nale, certes en re­cul au­jourd’hui, mais néan­moins tou­jours ap­puyée sur le dé­ve­lop­pe­ment du sec­teur nu­cléaire en lien avec des en­tre­prises sa­tel­lites comme EDF ou des ins­ti­tuts de re­cherche stra­té­gique comme l’IN­RIA. En Al­le­magne, tout passe par un jeu com­plexe entre Länder, Par­le­ment fé­dé­ral, Com­munes et tri­bu­naux ad­mi­nis­tra­tifs. Le pas­sage à l’État-ré­seau y est plus avan­cé puisque cette com­plexi­té des liens a pour fonc­tion de re­cueillir, confron­ter et syn­thé­ti­ser les dif­fé­rents in­té­rêts. Mais dans ces deux cas pour­tant dif­fé­rents, on as­siste à un ac­crois­se­ment du pou­voir des ad­mi­nis­tra­tions et de leurs ex­perts dont beau­coup tra­vaillent en lien avec des grandes en­tre­prises ou des ins­ti­tu­tions fi­nan­cières. Il en va dif­fé­rem­ment dans les pays an­glo-saxons de tra­di­tion li­bé­rale qui ont pous­sé loin les dé­ré­gle­men­ta­tions. L’État doit aus­si y être très pré­sent, mais pas pour les mêmes rai­sons. Il ne doit pas ra­len­tir les choses pour prendre de la hau­teur car son but est d’ac­cé­lé­rer les pro­ces­sus de ca­pi­ta­li­sa­tion y com­pris en de­hors de toute pro­cé­dure dé­mo­cra­tique. Les rythmes de la mise en ré­seau sont donc très dif­fé­rents sui­vant les pays, même si la ten­dance gé­né­rale semble claire sans être pour ce­la par­ache­vée.

Pa­ra­doxa­le­ment, les in­ter­ven­tion­nistes et les non- in­ter­ven­tion­nistes se re­trouvent sur la né­ces­si­té du poids de l’État, mais d’un État trans­for­mé. Il n’est plus ques­tion « d’au­to­no­mie » de l’État ou à l’in­verse d’un État de classe. Et pas plus de l’au­to­no­mie d’une so­cié­té ci­vile qui est aus­si morte que la so­cié­té po­li­tique. La lutte pour les droits de l’homme qui était cen­sée pro­duire de l’écart à l’État, de la contes­ta­tion de l’ar­bi­traire quand l’État se pose comme dé­po­si­taire de l’Un et du chan­ge­ment so­cial pro­duit au­jourd’hui l’in­di­vi­du du mar­ché et du li­bé­ra­lisme avec ses mul­tiples par­ti­cu­la­rismes. Le moindre des pa­ra­doxes n’est pas ce­lui qui voit au­jourd’hui des « in­di­gnés » re­ven­di­quer la « dé­mo­cra­tie réelle », c’est-à-dire le ré­ta­blis­se­ment de la so­cié­té ci­vile alors que cette de­mande ne peut jus­te­ment pas être faite à un État qui s’est fait le dé­po­si­taire du mul­tiple et qui a donc le plus grand mal à conti­nuer à « faire so­cié­té40 » au sens tra­di­tion­nel du terme, ce qui sup­po­sait une ho­mo­gé­néi­sa­tion mi­ni­mum au­tour de va­leurs com­munes. C’est pour ce­la aus­si que cer­tains parlent de « au­to­mate » ou d’an­thro­po­mor­phose du ca­pi­tal. Nous pen­sons pour­tant que le rap­port so­cial ca­pi­ta­liste conti­nue bien à faire so­cié­té, mais en tant que so­cié­té du ca­pi­tal, de so­cié­té ca­pi­ta­li­sée, ce que nous avons es­sayé d’ex­pli­ci­ter dans le nu­mé­ro 15 de la re­vue.

Le consen­sus au­tour de nou­veaux droits est en fait un consen­sus mi­ni­ma­liste. Le su­jet de droit (ce der­nier bien sou­vent en­ten­du comme droit na­tu­rel pré-ré­vo­lu­tion­naire) rem­place le ci­toyen (au sens de 1789-1793) même si le dis­cours éta­tiste se fait contor­sion­niste afin de rendre les deux com­pa­tibles.

L’État re­trouve une lé­gi­ti­mi­té au­to­ri­taire dans la me­sure où il cherche à faire te­nir en­semble ces élé­ments du mul­tiple quand il ne semble plus pos­sible de tran­cher entre d’un cô­té des droits fon­da­men­taux ap­po­sés à des ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles qui sym­bo­lisent pour­tant l’ex­pres­sion tra­di­tion­nelle de la sou­ve­rai­ne­té ; et de l’autre des nou­veaux droits qui re­mettent en ques­tion les normes an­ciennes de l’ins­ti­tué.

 

Le pas­sage de l’État-na­tion à l’État-ré­seau est donc tout sauf un long fleuve tran­quille parce que comme nous l’avons dit à plu­sieurs re­prises, nous n’avons pas af­faire à un « sys­tème ». Ain­si, la forme État-na­tion et la forme dé­mo­cra­tique ont-t-elles lar­ge­ment contri­bué à en­ca­drer et contrô­ler les trans­for­ma­tions condui­sant de la do­mi­na­tion for­melle à la do­mi­na­tion réelle du ca­pi­tal, même s’il a fal­lu en pas­ser par deux guerres mon­diales, les fas­cismes et des des­truc­tions mas­sives de po­pu­la­tions et de biens. Or au­jourd’hui, la forme État-ré­seau ne semble pas avan­cer du même pas. Les trans­for­ma­tions conti­nuent certes, mais sans que des mé­dia­tions jouent en­core leur rôle de ci­ment, sur le­quel puisse prendre pied et se dé­ve­lop­per un nou­veau « vivre en­semble ». Le contrat so­cial glo­bal qui unis­sait les classes au-de­là même de leur an­ta­go­nisme au sein de la na­tion s’es­tompe dans la forme ré­seau pour lais­ser place à une contrac­tua­li­sa­tion gé­né­ra­li­sée, mais par­ti­cu­la­ri­sée qua­si­ment au cas par cas et sou­vent dé­lo­ca­li­sée et dé­cen­tra­li­sée. Ce qui do­mine alors, c’est la frag­men­ta­tion et des in­ter­sec­tions entre ces frag­ments qui donnent l’im­pres­sion d’une agré­ga­tion cen­sée re­grou­per tous les frag­ments. C’est ce que po­si­tivent po­li­ti­que­ment les te­nants de l’in­ter­sec­tion­nisme en pro­ve­nance des pays an­glo-saxons. Ils dé­cons­truisent toutes les an­ciennes ca­té­go­ries de classes, de sexe, de na­tions, les brassent et les agitent jus­qu’à en faire res­sor­tir de nou­velles iden­ti­tés. Cette ten­dance pro­duit une sorte de Cour des mi­racles dans la­quelle naissent et se dé­ve­loppent les ac­cou­ple­ments les plus in­at­ten­dus pour ne pas dire les plus mons­trueux (vieux ou­vriers im­mi­grés re­trai­tés pro-FN, fé­mi­nistes pro-pros­ti­tu­tion et pro-voile, « ré­vo­lu­tion­naires » sou­ve­rai­nistes, al­ter­mon­dia­listes is­la­mo­philes an­ti­sé­mites et ra­cia­listes, par­ti­sans ra­cistes de la li­bé­ra­tion ani­male, ho­mo­sexuels is­la­mo­phobes de par­tis d’ex­trême droite comme aux Pays-Bas, etc.) sans le moindre ques­tion­ne­ment sur l’éven­tuelle com­pa­ti­bi­li­té des frac­tions com­po­sant l’en­semble et comme si les in­ter­sec­tions de­vaient tou­jours être po­si­ti­vées.

La cri­tique re­la­ti­viste de la to­ta­li­té comme étant ce qui est à re­je­ter parce qu’uni­ver­sa­liste, parce qu’oc­ci­den­tale, parce que se plaçant d’un point de vue sur­plom­bant, etc., conduit à des pra­tiques im­mé­dia­tistes qui n’ont plus de cri­tère de vé­ri­té parce que si, prises en soi elles peuvent avoir une cer­taine lo­gique, rap­por­tées aux autres elles pa­raissent dé­con­nec­tées, ir­ra­tion­nelles, nom­bri­listes. La « ré­vo­lu­tion mo­lé­cu­laire » s’épuise dans un quo­ti­dien­nisme sa­tis­fait bien loin de ce­lui, d’ori­gine contes­ta­taire et an­ta­go­nique aux pou­voirs en place, qui agi­tait les an­nées 1960 et 1970. En ef­fet, il s’ins­cri­vait dans des com­bats plus larges et ne cher­chait pas à se faire re­con­naître par l’État, sa loi et son droit. Et ce­lui-ci le lui ren­dait bien que ce soit par sa po­lice ou par sa jus­tice ou par la dif­fi­cul­té qu’il y avait, à l’époque, à faire en­tendre sa voix au­tre­ment que dans la rue ou dans des re­vues mi­li­tantes alors qu’au­jourd’hui il suf­fit d’ou­vrir le jour­nal Li­bé­ra­tion pour y voir à quel point ce qui a pu être an­ti­con­for­miste si ce n’est sub­ver­sif est de­ve­nu bran­ché.

Au­jourd’hui, tout semble lisse, même si la co­lère, le ras-le-bol ou même la haine couvent sans qu’il n’y ait pos­si­bi­li­té d’y voir le tra­vail de la vieille taupe ré­vo­lu­tion­naire ou le tra­vail dia­lec­tique du né­ga­tif. C’est an­xio­gène pour nous, mais cette ab­sence pal­pable d’an­ta­go­nisme et de luttes fron­tales est aus­si an­xio­gène pour les pou­voirs en place, quels qu’ils soient. En ef­fet, si le pou­voir n’est pas di­rec­te­ment at­ta­qué ou re­mis en cause par des pra­tiques qui ne sont guère por­tées par des ré­voltes contre l’ordre éta­bli, ce même pou­voir sait qu’il ne peut pas vé­ri­ta­ble­ment en ti­rer pro­fit parce que, même quand il abonde dans le sens de cette dy­na­mique du chan­ge­ment so­cial, il n’en tire la plu­part du temps au­cun sur­plus de lé­gi­ti­mi­té. Les images d’une Com­mis­sion eu­ro­péenne tech­no­cra­tique, de « pa­trons-voyous » et des po­li­ti­ciens « tous pour­ris » nous le rap­pellent chaque jour. D’où la ten­dance de plus en plus cou­rante à se haus­ser du col et à gou­ver­ner à coups de men­ton (Sar­ko­zy, Valls, Trump, Or­ban, Mé­len­chon).

Jacques Wa­jnsz­te­jn

(texte d’ori­gine : hi­ver 2014, ac­tua­li­sé à l’été 2016)

 

***

La cir­cu­la­tion de ce pro­jet de texte a en­suite en­traî­né un échange de cor­res­pon­dance. Cet en­semble doit donc être pris comme un tra­vail en pro­cès et n’a rien de dé­fi­ni­tif puis­qu’il s’agit plus de ques­tion­ner cer­taines de nos po­si­tions que de don­ner des ré­ponses toutes faites. Nous le li­vrons néan­moins tel quel en es­pé­rant qu’il per­mette d’élar­gir et d’ap­pro­fon­dir la dis­cus­sion.

 

Lettre de Jacques Wa­jnsz­te­jn à la re­vue ac­com­pa­gnant le pro­jet de texte, 12/12/2014

Bon­jour à tous,

D’une ma­nière gé­né­rale, la no­tion d’État-ré­seau que nous avançons de­puis quelques an­nées me pa­raît moins sa­tis­fai­sante. Je ne veux pas dire qu’il ne faut plus l’em­ployer du tout, mais je ne pense plus, ou en tout cas je suis moins sûr qu’il faille en faire un axe cen­tral de nos dé­ve­lop­pe­ments.

En ef­fet, même si on es­saie de faire te­nir cette forme ré­seau — qui rend compte du re­dé­ploie­ment ho­ri­zon­tal de cer­tains lieux de pou­voir en rap­port avec les trans­for­ma­tions de la ca­pi­ta­li­sa­tion — avec notre sché­ma ver­ti­cal de puis­sance en trois ni­veaux, je trouve que ce­la mé­rite d’être mieux fon­dé. En ef­fet, nos deux der­niers textes sur l’État dans le n° 16 : « Marx et les théo­ries de la dé­ri­va­tion » (JW) et « État-ré­seau et ge­nèse de l’État : notes pré­li­mi­naires » (JG) sont plus his­to­riques que théo­riques. Ils re­pré­sentent plus une porte d’en­trée qu’une so­lu­tion aux dif­fi­cul­tés d’ana­lyse ren­con­trées. Or, mes der­nières re­cherches sur les rap­ports à la na­ture, puis les échanges sur le blog au­tour de la rai­son et de la ra­tio­na­li­sa­tion (dis­po­nibles sur le blog) m’ont confir­mé une cer­taine in­co­hé­rence dans le fait d’une part de théo­ri­ser une forme ré­seau de l’État et d’autre part de main­te­nir le sché­ma des trois ni­veaux de la puis­sance. Ce n’est pas que j’y vois une in­co­hé­rence ana­ly­tique ou phé­no­mé­nale. Nous ne fai­sons sans doute pas er­reur dans la des­crip­tion, mais c’est plu­tôt au ni­veau de la concep­tua­li­sa­tion et même de ses pré­sup­po­sés que le bât blesse.

Ain­si, au pre­mier re­gard, il peut sem­bler co­hé­rent de cri­ti­quer d’une part les thèses post-mo­dernes sur le mo­lé­cu­laire et le dé­cons­truc­ti­visme de Der­ri­da, Fou­cault, De­leuze/Guat­ta­ri, But­ler et d’af­fir­mer de l’autre un rap­port cri­tique, mais po­si­tif, à He­gel et à la ca­té­go­rie de to­ta­li­té. C’est ain­si que nous uti­li­sons la no­tion de « pro­ces­sus de to­ta­li­sa­tion du ca­pi­tal » afin de dé­crire la ten­dance à l’uni­té pro­duc­tion/cir­cu­la­tion, à une ca­pi­ta­li­sa­tion de la pro­duc­tion qui uni­fie les formes fi­nan­cières, pro­duc­tives et com­mer­ciales par op­po­si­tion aux thèses op­po­sant « éco­no­mie réelle » et ca­pi­tal fic­tif ou forme fi­nan­cière. Dans la même conti­nui­té cri­tique, nous conti­nuons d’uti­li­ser la dia­lec­tique même si nous es­sayons de la mettre à jour avec le concept d’en­glo­be­ment dé­ve­lop­pé de­puis au moins une di­zaine d’an­nées.

Mais à y re­gar­der de plus près, n’y a-t-il pas là une contra­dic­tion au sein de notre dé­marche théo­rique ?

La dif­fi­cul­té pro­vient du fait qu’il faut se gar­der de deux cô­tés. Du pre­mier nous de­vons mon­trer plus clai­re­ment que nos théo­ri­sa­tions sur l’État-ré­seau, la dis­so­lu­tion des classes so­ciales comme groupes an­ta­go­nistes et même celle sur « l’éva­nes­cence de la va­leur » ne sont pas as­si­mi­lable à une dis­so­lu­tion mo­lé­cu­laire des lieux de pou­voir, des strates de do­mi­na­tion, et des lieux de créa­tion de la va­leur, tout n’étant plus que cir­cu­la­tion et connexion­nisme41 ? Et de l’autre com­ment ren­for­cer l’idée d’une ten­dance à la to­ta­li­sa­tion qui soit bien pré­sente sans pour ce­la que les trois ni­veaux de la glo­ba­li­sa­tion du ca­pi­tal, dans leur in­ter­dé­pen­dance hié­rar­chi­sée ne viennent à for­mer une nou­velle in­fra­struc­ture et in fine un « Sys­tème » (no­tion que nous cri­ti­quons par ailleurs) ? Cette hy­po­thèse ré­dui­rait alors les ques­tions de pou­voir et de puis­sance à de simples « ef­fets » (re­tour par la fe­nêtre d’un Fou­cault qu’on a pour­tant chas­sé par la porte) et nous rap­pro­che­rait d’un néo-struc­tu­ra­lisme au­jourd’hui re­pré­sen­té par des re­vues comme Kri­sis (la théo­rie du ca­pi­tal-au­to­mate) et Théo­rie com­mu­niste (le ré­em­ploi de la no­tion « d’ins­tance »). C’est après avoir com­men­cé le texte sur l’État-ré­seau que m’est ap­pa­rue la né­ces­si­té d’abor­der la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té. Et ce sou­ci a été confor­té par les nou­velles ten­dances sou­ve­rai­nistes qui se font jour, au ni­veau éco­no­mique comme au ni­veau géo­po­li­tique (risque de « Brexit » avec la Grande-Bre­tagne, po­li­tique im­pé­riale de la Rus­sie de Pou­tine qui ne fi­nance plus comme à l’époque de l’URSS, les par­tis com­mu­nistes eu­ro­péens, mais des for­ma­tions d’ex­trême-droite, re­pli des États-Unis sur une nou­velle ligne iso­la­tion­niste ini­tiée par Oba­ma, mais qu’une vic­toire de Trump, pa­ra­doxa­le­ment, vien­drait ren­for­cer, ten­dances mi­li­ta­ristes au Ja­pon, agres­si­vi­té chi­noise sur cer­tains ter­ri­toires, in­dé­ter­mi­na­tion de la nou­velle po­li­tique turque, etc.). De­vant ces ten­dances se pose la ques­tion des ef­fets po­li­tiques de la mon­dia­li­sa­tion, que nous n’avons pas dis­tin­gué des ef­fets éco­no­miques ou même cultu­rels. Pour nous tout ce­la sem­blait conver­ger vers la fin des im­pé­ria­lismes, « l’uni­té guerre-paix », une cer­taine com­plé­men­ta­ri­té dans la concur­rence entre États (exemple États-Unis et Chine, France et Al­le­magne) une in­té­gra­tion par zo­nage des pays do­mi­nés sans pas­ser for­cé­ment par un néo-co­lo­nia­lisme, bref une dé­po­li­ti­sa­tion de la do­mi­na­tion (ou une dé­cons­truc­tion du po­li­tique) par­ti­cu­liè­re­ment pré­gnante à son ni­veau I. C’est cette au­to­ma­ti­ci­té du pro­ces­sus que j’es­saie jus­te­ment de ques­tion­ner.

Un der­nier point pour être com­plet. Par rap­port à tous ces ques­tion­ne­ments, notre concept de so­cié­té ca­pi­ta­li­sée (lui-même peu ex­pli­ci­tée alors pour­tant qu’on nous de­mande sou­vent des pré­ci­sions sur sa réelle si­gni­fi­ca­tion et por­tée) a-t-il une quel­conque va­leur opé­ra­toire et ex­pli­ca­tive en de­hors de son ca­rac­tère de syn­thèse (le ca­pi­tal s’est fait so­cié­té et non plus seule­ment rap­port so­cial de pro­duc­tion comme dans la so­cié­té bour­geoise ou même en­core pen­dant sa pé­riode de « do­mi­na­tion for­melle ») ? Si oui, c’est le mo­ment de le faire fruc­ti­fier !

JW

 

De Jacques Gui­gou à Jacques Wa­jnsz­te­jn le 12/12/2014

 

Après avoir lu ta lettre qui ac­com­pagne ton texte sur l’État (que je n’ai pas en­core lu), il m’est ve­nu la ré­flexion sui­vante :

– ce que tu dé­signes comme une af­fir­ma­tion ré­cente des sou­ve­rai­nismes et même des na­tio­na­lismes n’in­va­lide pas notre mo­dèle des trois ni­veaux du ca­pi­ta­lisme. J’y vois au moins les rai­sons sui­vantes :

1 – Dans ce mo­dèle, le ni­veau II, ce­lui des États-na­tions et des ca­pi­taux re­liés à la réa­li­té na­tio­nale (du tra­vail, des rap­ports so­ciaux de type na­tio­naux, des idéo­lo­gies na­tio­nales, etc.) nous avons mis l’ac­cent sur une si­tua­tion où les rap­ports so­ciaux de pro­duc­tion res­tent, si ce n’est do­mi­nants, du moins très pré­sents et très ac­tifs. Alors que dans le ni­veau I c’est la re­pro­duc­tion glo­bale qui compte.

2 – Compte te­nu de ce­la, ces ac­cen­tua­tions ré­centes des « sou­ve­rai­nismes » et des na­tio­na­lismes ne se­raient qu’une exa­cer­ba­tion du ni­veau II sur les ni­veaux I et III. Il n’y au­rait pas rup­ture entre I et II, mais des conti­nui­tés moins pré­gnantes du ca­pi­ta­lisme du som­met sur les si­tua­tions na­tio­nales. Ain­si, par exemple, les fai­blesses et les dé­li­te­ments de l’UE ou­vri­raient un champ d’in­ter­ven­tion aux cou­rants et aux in­té­rêts na­tio­naux. De pa­reilles si­tua­tions pour­raient sans doute être re­pé­rées à pro­pos de l’Asie : Chine et Ja­pon af­fir­mant leur iden­ti­té na­tio­nale d’abord dans le do­maine de la pro­duc­tion (et moins dans ce­lui de la re­pro­duc­tion).

3 – Les dif­fi­cul­tés et les obs­tacles ren­con­trés par le ni­veau I, pour as­su­rer un sem­blant de re­pro­duc­tion sur la to­ta­li­té, en­gen­dre­raient une puis­sance de glo­ba­li­sa­tion moins forte que celles des an­nées 1990 et 2000, ce qui per­met­trait des per­cées des « so­lu­tions na­tio­nales » (de type Mon­te­bourg ou FN ou Mé­len­chon).

4 – Les opé­ra­tions de pillage et d’ac­ca­pa­re­ment d’es­paces dans le ni­veau III se­raient alors conduites par une sorte d’al­liance entre le ni­veau I et le ni­veau II (par exemple. la ré­gu­la­tion re­la­tive de la dé­fo­res­ta­tion ama­zo­nienne par l’État bré­si­lien as­so­cié aux grands car­tels d’ONG et de fon­da­tions US pour la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment). Les né­go­cia­tions sur le cli­mat à Li­ma illus­trent aus­si cette nou­velle donne.

Au­tre­ment dit, la no­tion de sou­ve­rai­nisme telle qu’elle a été pro­duite et dif­fu­sée par les po­li­to­logues est à cri­ti­quer, sans doute aus­si à aban­don­ner. Le phé­no­mène vi­sé étant ici et main­te­nant da­van­tage de type fé­dé­ra­liste que de type ja­co­bin (pour prendre une ré­fé­rence dans la Ré­vo­lu­tion française).

à suivre

JG

 

De Jacques Wa­jnsz­te­jn à Jacques Gui­gou.

 

J’en­tends bien ta ré­ponse et je n’y vois pas grand-chose à re­dire sauf peut-être que tu as ten­dance à trop ho­mo­gé­néi­ser le ni­veau I. Bien sûr que le ca­pi­tal tend d’une part à ho­mo­gé­néi­ser l’es­pace en abat­tant les bar­rières lo­cales et d’autre part à le com­pres­ser grâce au temps, un pro­ces­sus que Marx avait d’ailleurs an­ti­ci­pé en son temps (cf. Grun­drisse, An­thro­pos, vol. I, p. 32). Mais si le pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion est bien réel, les dif­fé­rentes puis­sances ne s’y ins­crivent pas de la même façon. Notre « mo­dèle » est sur­tout va­lable pour les pays où on peut par­ler de so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Ce ne sont le cas ni de la Chine42, ni de la Rus­sie, ni de l’Ara­bie saou­dite. Leur ins­crip­tion dans la glo­ba­li­sa­tion ne fait pas de doute, mais tout ne se joue pas dans le ni­veau I vue la dé­fense de po­si­tions ren­tières (Rus­sie, Ara­bie saou­dite), de stra­té­gie de gla­cis (Rus­sie) ou même néo-co­lo­niale (la Chine et l’achat de terre en Afrique) ou la per­sis­tance de ten­dances co­lo­niales (la « França­frique »). Il ne faut donc pas confondre fin de l’im­pé­ria­lisme (au sens mar­xiste de stade su­prême du ca­pi­ta­lisme) et main­tien de ten­dances im­pé­riales comme forme po­li­tique et stra­té­gique des États43.

Ces po­si­tion­ne­ments dif­fé­rents jouent sur le rap­port entre sou­ve­rai­nisme et hy­per-ca­pi­ta­lisme. Il ne fait pas de doute que la fin des deux blocs a rui­né en par­tie la po­si­tion po­li­tique de non-ali­gne­ment, la mon­dia­li­sa­tion des échanges a fait le reste. Un pays comme l’Inde vient d’ailleurs de rem­pla­cer cette ligne par une po­si­tion plus prag­ma­tique de mul­ti-ali­gne­ment afin de pe­ser dans tout l’océan in­dien, c’est-à-dire jus­qu’en Asie du Sud-Est pour contre­ba­lan­cer le poids d’une Chine de plus en plus sou­ve­rai­niste. D’une ma­nière gé­né­rale et pour tous les États qui at­teignent à la puis­sance, le pro­blème est ce­lui d’une ar­ti­cu­la­tion entre lo­cal et glo­bal ou dit au­tre­ment entre ni­veau II et ni­veau I.

Ce n’est pas le cas, à l’autre bout de la chaîne, pour des pays comme la Grèce où semble ne pas exis­ter de ni­veau II, l’ar­ri­mage se fai­sant di­rec­te­ment au ni­veau I des grands ar­ma­teurs, des banques44, de ser­vices d’im­port/ex­port et de l’in­dus­trie tou­ris­tique, en­semble d’ac­ti­vi­tés im­mé­dia­te­ment mon­dia­li­sées.

Nous ne sommes plus dans la si­tua­tion de l’im­pé­ria­lisme clas­sique du XXe siècle cher­chant à trai­ter avec la bour­geoi­sie « com­pra­dore ». Concrè­te­ment com­ment ce­la se passe-t-il pour la Grèce ? Dans les pre­miers temps de l’in­té­gra­tion, ce sont les ins­ti­tu­tions com­mu­nau­taires qui mènent la danse par des in­ci­ta­tions po­li­tiques et des orien­ta­tions stra­té­giques as­so­ciées à de grosses sub­ven­tions (par exemple pas­ser de la pêche et de l’agri­cul­ture au tou­risme en ap­pli­ca­tion de la théo­rie d’Adam Smith dite des « avan­tages ab­so­lus » dans le cadre de la di­vi­sion in­ter­na­tio­nale du tra­vail et donc des échanges). C’est la phase de mise en ré­seau et d’in­té­gra­tion au grand mar­ché. Puis la sur­veillance et le fonc­tion­ne­ment se font au ni­veau in­ter-gou­ver­ne­men­tal, signe de la sym­biose ca­pi­tal-État au ni­veau I, mais dans une si­tua­tion hau­te­ment dé­fa­vo­rable pour la Grèce qui ne pos­sède pas tous les at­tri­buts de l’État mo­derne et par­ti­cu­liè­re­ment la ca­pa­ci­té de le­ver l’im­pôt. Dans ce contexte, la ré­sis­tance de Tsi­pras et du nou­veau gou­ver­ne­ment grec ne peut être que na­tio­na­liste, même s’il semble faire une po­li­tique de gauche ou même à l’in­verse faire al­lé­geance aux re­pré­sen­tants du ca­pi­tal (la Troï­ka). En ef­fet, il main­tient, par exemple, le bud­get mi­li­taire à 4 % du PIB dans un pays sur­en­det­té alors que le bud­get mi­li­taire de la France, en com­pa­rai­son, n’at­teint que 2 %. Cette « ré­sis­tance » lui vaut l’ap­pui des fas­cistes et des prêtres re­pré­sen­tants de la grande pro­prié­té ter­rienne et qui sont contre tout chan­ge­ment.

Mais le plus im­por­tant, c’est que mon ques­tion­ne­ment concer­nait plus une re­mise en ques­tion de la no­tion d’État-ré­seau que celle de la struc­tu­ra­tion en trois ni­veaux qui est pour­tant au cœur de ta ré­ponse.

JW

 

De Jacques Wa­jnsz­te­jn à Jacques Gui­gou.

 

Juste un mot pour dire aus­si que c’est peut être notre concept de so­cié­té ca­pi­ta­li­sée qui n’est pas as­sez en­glo­bant. Pour moi, si le ca­pi­tal est mon­dial et que ce qui a été nom­mé glo­ba­li­sa­tion est un phé­no­mène réel, la plu­part des États dans le monde ne connaissent pas de « so­cié­té ca­pi­ta­li­sée », ni même pour la plu­part, de ca­pi­ta­lisme. Certes, le ca­pi­tal y cir­cule mais sans trans­for­mer de fond en comble ces so­cié­tés et je ne parle pas ici du Bur­ki­na Fa­so ou autres pays qui au­rait été dé­lais­sés par les Grands de ce monde, mais bien de la Chine et de la Rus­sie. Connaissent-ils alors un État-ré­seau ? N’avons-nous pas plu­tôt af­faire à des ré­seaux d’État (je pense que tout le monde com­pren­dra la dif­fé­rence) qui ont per­mis l’in­tro­duc­tion et la cir­cu­la­tion du ca­pi­tal, mais qui em­pruntent les voies de la bu­reau­cra­tie (chi­noise) ou des oli­garques (russes, ukrai­niens) ca­pables à la fois de ca­pi­ta­li­sa­tion ra­pide par trans­for­ma­tion de la pro­prié­té d’État et de gar­der le contrôle sur les flux par le main­tien d’un ré­gime au­to­ri­taire qui bloque l’évo­lu­tion cor­res­pon­dante des rap­ports so­ciaux vers une so­cié­té ca­pi­ta­li­sée.

Dit au­tre­ment ou par un autre bout, un mi­ni­mum de forme dé­mo­cra­tique est-il né­ces­saire à cette évo­lu­tion comme le pensent les Oc­ci­den­taux ou bien la Rus­sie et la Chine peuvent-elles sau­ter l’étape dé­mo­cra­tique li­bé­rale ? C’est dé­jà une pro­blé­ma­tique que sou­le­vaient les so­cia­listes ré­vo­lu­tion­naires et aus­si Marx à la fin du XIXe siècle, mais au­jourd’hui, la pers­pec­tive n’est plus so­cia­liste !

JW

***

 

Dis­cus­sions d’avril 2016 (Le Grau-du-Roi)

Il faut re­prendre la no­tion d’État so­cial qui avait fait l’ob­jet d’un sous-titre de la re­vue Temps cri­tiques au mo­ment des dis­cus­sions au­tour du Pacs… et qu’on avait aban­don­né pro­gres­si­ve­ment pour celle d’État ré­seau.

Re­pre­nons l’his­to­rique en po­sant comme hy­po­thèse théo­rique que notre sché­ma en trois ni­veaux est dé­jà per­ti­nent de­puis les dé­buts du ca­pi­tal, même si les ar­ti­cu­la­tions entre ces ni­veaux et donc leur hié­rar­chi­sa­tion va­rient au fil du temps.

– on peut alors dire, avec Brau­del, que le ni­veau I (le « ca­pi­ta­lisme du som­met ») pré­sent pour­tant dès les dé­buts du ca­pi­tal aux XVIe et XVIIe siècles, avait dû com­po­ser et par­fois s’ef­fa­cer de­vant la puis­sance du ni­veau II pen­dant la ré­vo­lu­tion in­dus­trielle, et ce­la, même si le rôle ac­tif du ca­pi­tal fi­nan­cier (Hil­fer­ding) et de l’im­pé­ria­lisme (Lé­nine) au tour­nant du siècle, té­moi­gnaient d’une forte pré­sence du ni­veau I qui al­lait en­core se ma­ni­fes­ter avec l’éclo­sion et le dé­ve­lop­pe­ment des pre­mières firmes mul­ti­na­tio­nales amé­ri­caines et leur ex­pan­sion en Eu­rope dans l’im­mé­diat après pre­mière guerre mon­diale.

Mais un re­tour­ne­ment se pro­duit avec la crise des an­nées 1930, la chute des échanges in­ter­na­tio­naux, le re­tour en grâce du pro­tec­tion­nisme éco­no­mique et la mise en place pro­gres­sive de dif­fé­rentes formes d’État-pro­vi­dence. Po­li­tiques key­né­siennes, for­disme pro­duc­tif et so­cial, cen­tra­li­té du tra­vail. Le ni­veau II de la pro­duc­tion re­de­vient dé­ter­mi­nant parce que même si les théo­ries key­né­siennes de sor­tie de crise sont bien de l’ordre de la re­pro­duc­tion, cette der­nière est gé­rée au ni­veau de la sou­ve­rai­ne­té na­tio­nale et donc en co­hé­rence avec l’ordre de la pro­duc­tion. Dans un pre­mier temps ce­la condui­ra à une marche vers la guerre, mais dans un deuxième temps, des stra­té­gies d’in­dé­pen­dance na­tio­nale dont l’idéo­lo­gie gaul­liste nous four­nit un exemple, pour­ront co­exis­ter pro­gres­si­ve­ment avec une ou­ver­ture vers un ni­veau I (cf. les dé­buts du Mar­ché com­mun).

– à par­tir des an­nées 1970, c’est plu­tôt un État so­cial qui s’ins­talle pro­gres­si­ve­ment sur le mo­dèle des dé­mo­cra­ties so­ciales al­le­mandes et scan­di­naves. Cha­ban-Del­mas, De­lors, la par­ti­ci­pa­tion gaul­liste. Après la dé­faite de la der­nière grande grève ou­vrière, celle de la si­dé­rur­gie en 1979, on a le re­cen­trage de la CFDT gau­chiste et au­to­ges­tion­naire (Lip 1973). Pé­riode de tran­si­tion avec les re­struc­tu­ra­tions in­dus­trielles, la crois­sance des ser­vices et l’aug­men­ta­tion du chô­mage. Ten­dance à l’in­es­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail par rap­port à la va­lo­ri­sa­tion du ca­pi­tal. Sub­sti­tu­tion du ca­pi­tal au tra­vail dans le pro­cès de pro­duc­tion. Le pro­cès de va­lo­ri­sa­tion do­mine le pro­cès de pro­duc­tion qui lui-même do­mine le pro­cès de tra­vail.

Glo­ba­li­sa­tion et mon­dia­li­sa­tion, la tran­si­tion vers la pré­do­mi­nance du ni­veau I est plus qu’amor­cée. La pro­duc­ti­vi­té n’est plus rien sans la com­pé­ti­ti­vi­té (la « contrainte ex­té­rieure »). Le FMI et la banque mon­diale sup­plantent l’ar­mée amé­ri­caine, la CIA de la guerre froide est mise en ac­cu­sa­tion après son der­nier coup d’éclat au Chi­li. La France aban­donne par étape sa théo­rie de l’in­dé­pen­dance na­tio­nale et par ailleurs forme le couple fran­co-al­le­mand qui va orien­ter et élar­gir la com­mu­nau­té eu­ro­péenne.

Émer­gence des ques­tions « so­cié­tales » et des as­so­cia­tions qui les re­laient (Marche des beurs, SOS ra­cisme et Act Up), mais ce mou­ve­ment s’ins­crit en­core dans le cadre du fil rouge de l’his­toire des luttes de classes. Ces luttes sont donc com­prises comme des mou­ve­ments so­ciaux même si leur forme et leur conte­nu sont en dé­ca­lage avec les formes tra­di­tion­nelles. C’est l’époque des « nou­veaux mou­ve­ments so­ciaux » et des re­ven­di­ca­tions ci­toyennes. Comme en 1995 dans le mou­ve­ment contre le pro­jet de ré­forme de la Sé­cu­ri­té so­ciale par Jup­pé, on s’adresse en­core à l’État-na­tion, un État qui ne rem­pli­rait plus sa fonc­tion de re­pro­duc­tion des rap­ports so­ciaux. C’est le sens du « Tous en­semble ». L’ap­pel de Hes­sel à l’in­di­gna­tion est plus tar­dif et sert de pas­se­relle entre le ci­toyen­nisme tel qu’on vient de l’évo­quer et ce­lui qui va se dé­ve­lop­per lors de la phase sui­vante avec le mou­ve­ment des places en Es­pagne.

– à par­tir des an­nées 2000, re­dé­ploie­ment de l’État dans le cadre d’une pré­gnance ac­crue et main­te­nant sans conteste du ni­veau I à par­tir du G7 et de l’eu­ro. Au ni­veau II, l’État dans sa forme ré­seau conti­nue bien à être so­cial, mais de moins en moins sous la forme qu’il re­vê­tait dans la pé­riode pré­cé­dente. En ef­fet, jusque-là do­mi­nait un sys­tème de sa­la­riat, sous l’égide tri­par­tite État-syn­di­cat-pa­tro­nat, char­gé d’or­ga­ni­ser le rap­port so­cial d’ex­ploi­ta­tion et de do­mi­na­tion dans une so­cié­té qui, de bour­geoise à l’ori­gine de­ve­nait main­te­nant so­cié­té sa­la­riale (ca­pi­ta­liste). On lui doit les po­li­tiques de re­ve­nus, de sé­cu­ri­té so­ciale, de re­traites et de la san­té, de l’as­su­rance-chô­mage. Alors que le terme de « Pro­vi­dence » était sû­re­ment très mal choi­si parce que jus­te­ment le fonc­tion­ne­ment de l’époque re­po­sait sur des règles d’échange entre de­voirs et droits (re­dis­tri­bu­tion, sa­laire so­cial) qui ne lais­saient rien au ha­sard, l’État-ré­seau in­ter­vient do­ré­na­vant beau­coup plus au ni­veau de l’as­sis­tance so­ciale (RMI, CMU, pro­jet de re­ve­nu uni­ver­sel). Pour ce qui est de la France, on peut dire que, pour l’ins­tant, les rap­ports so­ciaux et donc aus­si l’État ré­sistent à un pas­sage bru­tal d’un ré­gime à l’autre. Pa­ra­doxa­le­ment, la re­dis­tri­bu­tion à la française sert en­core de fi­let pro­tec­teur et d’amor­tis­seur so­cial, mais contri­bue aus­si à l’ac­crois­se­ment des in­éga­li­tés par blo­cage de l’as­cen­seur so­cial.

Alors que l’usine était le centre d’un mou­ve­ment cen­tri­fuge vers le­quel tout conver­geait, l’en­tre­prise est le point de dé­part et de dif­frac­tion d’un mou­ve­ment cen­tri­pète qui par­achève ce que Po­la­nyi avait nom­mé « le désen­cas­tre­ment de l’éco­no­mie ». Nous sommes bien, alors, dans ce que nous avons ap­pe­lé la « so­cié­té ca­pi­ta­li­sée » parce que rien ne semble échap­per au ca­pi­tal. C’est un pro­ces­sus par­ti­cu­liè­re­ment mal com­pris puisque nous avons vu co­exis­ter ces der­nières di­zaines d’an­nées des théo­ries sur « l’hor­reur éco­no­mique » (For­res­ter et Mé­da) et d’autres sur la né­ces­si­té de re­ve­nir à « l’éco­no­mie réelle » !

Sur la dé­mo­cra­tie main­te­nant

 La ré­fé­rence ci­toyenne qui per­dure dans les mou­ve­ments ré­cents (mou­ve­ments des places, Oc­cu­py) ne peut plus se trans­for­mer en ci­toyen­nisme, car elle ne s’adresse plus es­sen­tiel­le­ment aux ins­ti­tu­tions et ce­la pour deux rai­sons : d’abord parce qu’elles ont per­du de leur ef­fi­ca­ci­té et de leur lé­gi­ti­mi­té en se dé­ta­chant de plus en plus de leur ori­gine dé­mo­cra­tique, voire ré­vo­lu­tion­naire liée à l’avè­ne­ment de la forme État-na­tion ; en­suite parce qu’elle sup­po­se­rait le main­tien d’une struc­tu­ra­tion hié­rar­chique py­ra­mi­dale qui a été mise à mal dans le pas­sage à la forme-ré­seau. Le ni­veau II est dans la ges­tion plus que dans la po­li­tique. Pour prendre quelques exemples : la po­lice n’est plus char­gée prio­ri­tai­re­ment de re­mon­ter les fi­lières, mais de faire du chiffre (cf. Sar­ko­zy hier, l’état d’ur­gence au­jourd’hui) ; la mis­sion de ser­vice pu­blic de la SNCF doit s’ef­fa­cer de­vant les exi­gences de ren­ta­bi­li­té, etc.

Une exi­gence de dé­mo­cra­tie di­recte se fait jour (cf. les In­di­gna­dos en Es­pagne), les « Nuits de­bout » en France. Ce n’est pas celle des so­viets et des conseils ou­vriers, mais plu­tôt celle de l’ago­ra de l’Athènes an­tique dé­bar­ras­sée de ces pe­tits pré­ju­gés sur les femmes, les mé­tèques et les es­claves ou en­core les as­sem­blées de cer­tains clubs de la Ré­vo­lu­tion française. C’est l’exi­gence de la dé­mo­cra­tie main­te­nant contre ce qui ap­pa­raît comme l’oli­gar­chie. C’est-à-dire que la pré­gnance du ni­veau I n’est pas perçue comme re­dé­ploie­ment de la puis­sance en lien avec les autres ni­veaux, certes à un ni­veau in­fé­rieur (la mise en ré­seau n’est pas qu’ho­ri­zon­ta­li­té, elle main­tient aus­si des hié­rar­chi­sa­tions), mais comme cap­ta­tion illé­gi­time. Le même mot va alors être em­ployé aus­si bien pour dé­si­gner les oli­garques russes que pour dé­si­gner Leh­mann Bro­ther’s, Ber­lus­co­ni ou Zu­cker­berg, en­tre­te­nant ain­si les confu­sions.

Consti­tuante et des­ti­tu­tion

Pour A. Ne­gri, la li­ber­té se dé­fi­nit comme pou­voir consti­tuant par la crise et en de­hors de tout prin­cipe de sou­ve­rai­ne­té et de re­pré­sen­ta­tion. Les luttes se placent sur le ter­rain du com­mun et ne se contentent pas d’ex­pri­mer un be­soin urgent, mais des­sinent aus­si les contours d’un nou­veau pro­ces­sus consti­tu­tion­nel. Pour lui, il faut par­tir de l’uni­té du po­li­tique et du so­cial en op­po­si­tion à la fois aux li­bé­raux et aux anar­chistes qui, pour les pre­miers hy­per­tro­phient le po­li­tique et pour les se­conds la nient, mais dans les deux cas les dis­so­cient. Les der­nières luttes des places du prin­temps arabe aux oc­cu­py en pas­sant par les in­di­gna­dos jus­qu’au mou­ve­ment des places en France se­raient « consti­tuantes (cf. aus­si, F. Lor­don et son idée de luttes non re­ven­di­ca­tives).

Cette dé­marche nous semble al­ler un peu vite en be­sogne. Tout d’abord, ces mou­ve­ments ne sont pas de même na­ture sous pré­texte d’un même choix d’oc­cu­pa­tion des places. D’autre part la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té n’est pas ré­glée puis­qu’au sein même des as­sem­blées ho­ri­zon­tales, elle est po­sée par cer­tains comme Lor­don place de la Ré­pu­blique ; en­fin, Po­de­mos a mon­tré qu’un mou­ve­ment qui se dé­clare et se pro­page dans l’ho­ri­zon­ta­li­té n’échappe pas for­cé­ment à la ver­ti­ca­li­té comme on peut le voir dans les luttes de pou­voir entre Po­de­mos et le PS es­pa­gnol d’une part et au sein même de Po­de­mos d’autre part.

L’ana­lyse de Ne­gri, si elle semble ser­vir de fond com­mun a bien des ten­dances, laisse aus­si per­cer de nom­breux dif­fé­rends entre ceux qui s’en ré­clament ex­pres­sé­ment ou im­pli­ci­te­ment.

Sur la ré­fé­rence à la Ré­vo­lu­tion française

Dans un ar­ticle du jour­nal Li­bé­ra­tion (11 mai 2016) So­phie Wah­nich met en avant le droit à l’in­sur­rec­tion de l’ar­ticle 35 de la consti­tu­tion de 1793 et dé­clare : « Le droit se construit comme prin­cipe pra­tique dé­cou­lant du pou­voir consti­tuant ». Elle re­marque une sa­cra­li­sa­tion de la pa­role pu­blique contre la dic­ta­ture de la ma­jo­ri­té sur la mi­no­ri­té dans les AG de « Nuit de­bout » qui rap­pel­le­rait les as­sem­blées pri­maires de la Ré­vo­lu­tion française. La cri­tique de la « so­cié­té ci­vile » y est conco­mi­tante de celle de la so­cié­té po­li­tique.

Cette pra­tique de la libre pa­role de tous qui est sou­vent cri­ti­quée comme consen­suelle et ar­ti­fi­cielle consti­tue­rait en fait une pra­tique an­ta­go­nique à la po­li­tique dans la me­sure où il s’agi­rait d’in­tro­duire un « an­ta­go­nisme ago­nis­tique » (Chan­tal Mouffe, in Li­bé­ra­tion du 16-17/04/2016), c’est-à-dire un conflit sans ligne amis/en­ne­mis (l’an­ti-IQV en quelque sorte). Dans la forme, ce n’est pas sans rap­pe­ler l’una­ni­misme anar­chiste, mais sur le fond le simple re­fus du pou­voir ne dit rien sur le « chan­ger le monde ». En tout cas, on peut consi­dé­rer ce­la comme un dé­pas­se­ment re­la­tif du ci­toyen­nisme pre­mière ma­nière, mais avec au moins deux li­mites. La pre­mière est de se si­tuer de fait du cô­té des po­si­tions post-mo­dernes plus gé­né­rales qui ap­pré­hendent les évé­ne­ments en termes mo­raux, eth­niques et re­li­gieux plu­tôt qu’en termes po­li­tiques. La se­conde est que contrai­re­ment à ce que pense Ch. Mouffe ces pré­sup­po­sés ne laissent que peu de chance d’al­liage aus­si bien avec la jeu­nesse ra­di­ca­li­sée des têtes de ma­ni­fes­ta­tions qu’avec les gros ba­taillons de la CGT.

 

JW (syn­thèse de la dis­cus­sion)

Notes

1 – Cette no­tion est avan­cée par Clau­dio Iel­mi­ni dans Le Lé­via­than et le ter­ro­risme, L’Es­prit Frap­peur, 2004.

2 – Un « État pé­nal » comme l’ap­pellent cer­tains gau­chistes (en Ita­lie sur­tout) ou le so­cio­logue bour­dieu­sien Loïc Wac­quant dans ses études sur la ré­pres­sion de la dé­lin­quance aux États-Unis. Il ne se­rait nul­le­ment an­ta­go­nique avec un État so­cial comme le montre l’exemple his­to­rique de l’Al­le­magne de Bis­marck. À l’in­verse, la IIIe Ré­pu­blique française offre l’image d’un État dé­mo­cra­tique sans as­sis­tance so­ciale ni loi sur les pauvres.

3 – Sans qu’il en soit fait pu­bli­ci­té (on re­parle plus de Schmitt que de Hobbes), les thèses de Hobbes re­prennent de la vi­gueur avec l’idée que les su­jets de droit ne le sont que tant qu’ils res­tent dans la su­jé­tion, mais que ce­la ne peut s’ap­pli­quer aux ré­vol­tés car la ré­bel­lion ne se­rait qu’un re­tour à l’état de guerre de tous contre tous. Sur le sens éty­mo­lo­gique et his­to­rique du terme de ré­bel­lion, on pour­ra se re­por­ter à l’ar­ticle de So­phie Wah­nich dans Le Monde des Livres du 3/10/2014.

4 – Cf. les ac­cu­sa­tions contre les pré­su­més au­teurs de L’in­sur­rec­tion qui vient.

5 – Par exemple An­selm Jappe dans son ar­ticle « La vio­lence mais pour­quoi faire ? », Lignes, n° 29, mai 2009.

6 – L’an­cien fi­chage di­rec­te­ment po­li­cier n’opère plus qu’à la marge comme le montre d’ailleurs la sup­pres­sion des « Ren­sei­gne­ments gé­né­raux » par Sar­ko­zy et la mise en place de fi­chiers plus ci­blés comme le fi­chier « S », le fi­chier des dé­lin­quants sexuels, etc.

7 – Cf. sur ce su­jet le livre de Gian­car­lo De Ca­tal­do Ro­man­zo cri­mi­nale (Mé­taillié, 2006) et son adap­ta­tion ci­né­ma­to­gra­phique par Mi­chele Pla­ci­do.

8 – Cf. Per­si­chet­ti et Scal­zone : La ré­vo­lu­tion et l’État, Da­gor­no, 2000, p. 119-131. L’Ita­lie pro­mul­gua des « lois spé­ciales » contre la sub­ver­sion qui furent vo­tées « en ur­gence » en 1978, puis une loi sur les re­pen­tis à l’ori­gine des­ti­née à la lutte contre la ma­fia puis réuti­li­sée dans la ré­pres­sion de la lutte ar­mée, une autre sur la dis­so­cia­tion d’avec la lutte ar­mée, etc.
Si on peut re­con­naître à Per­si­chet­ti et Scal­zone le fait de bien avoir ren­du compte de l’ex­cep­tion­na­li­té qui a ré­gné en Ita­lie pen­dant les « an­nées de plomb », il n’en est pas de même des dé­ve­lop­pe­ments plus ré­cents de Gior­gio Agam­ben sur cette ques­tion. Le constat se­lon le­quel l’état d’ex­cep­tion tend de plus en plus à de­ve­nir la règle consti­tue le point de dé­part de sa ré­flexion. L’Al­le­magne et la France se­raient pour lui des « dic­ta­tures consti­tu­tion­nelles ». Mais de­puis le 11 sep­tembre 2011, l’État se se­rait dé­ga­gé de sa contrainte tem­po­raire en fai­sant de l’état d’ex­cep­tion une forme de gou­ver­nance parce que la guerre contre le ter­ro­risme se­rait de­ve­nue une guerre in­fi­nie (cf. État d’ex­cep­tion, Ho­mo Sa­cer II, Seuil, 2003, cha­pitre 1). Gou­ver­ne­ment par dé­cret, toute puis­sance de l’exé­cu­tif se­raient les marques de cette gou­ver­nance. Mais tout son dé­ve­lop­pe­ment est cen­tré sur Guantánamo comme sym­bole de la « vie nue » créée par le vide ju­ri­dique de ces nou­velles si­tua­tions. Or Guantánamo et même le Pa­triot Act font plus fi­gure de cas li­mites que cou­rant. Ce qui est juste c’est le fait de dire que l’ab­sence d’ordre mon­dial stable au­jourd’hui brouille les fron­tières entre amis/en­ne­mis et guerre/paix. Mais c’est bien plus le pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion et la crise de sou­ve­rai­ne­té in­duite qui nous en semble la cause que l’hy­po­thèse d’un état d’ex­cep­tion per­ma­nent.

9 – La re­marque est va­lable pour Valls au­jourd’hui qui nous dé­clare qu’on est en guerre. Il n’y croît pas lui-même, mais au-de­là de l’ef­fet d’an­nonce sé­cu­ri­taire, il peut lé­gi­ti­mer à l’avance de nou­velles me­sures dé­ro­ga­toires.

10 – De Gaulle était très clair là-des­sus quand il dé­cla­rait en 1963 à son garde des Sceaux Jean Foyer : « Il y a d’abord la France, en­suite l’État et en­fin dans la me­sure où il est pos­sible de pré­ser­ver les in­té­rêts des deux pre­miers, il y a le droit ».

11 – Cf. leur re­cen­sion dans le livre : Tra­jec­toires ré­vo­lu­tion­naires du XXIe siècle, L’éclat, 2014.

12 – Le « res­sen­ti » est au­jourd’hui la nou­velle forme d’ap­pré­hen­sion du réel chez l’in­di­vi­du-dé­mo­cra­tique. Il rem­place pro­gres­si­ve­ment à la fois le bon sens po­pu­laire (avant la tem­pé­ra­ture de l’air n’était pas res­sen­tie mais vé­cue) et la conscience de classe (on sait par les so­cio­logues et les jour­na­listes que les classes moyennes « res­sentent » le dé­clas­se­ment).

13 – La loi du 3 juin 1958 im­pose aux consti­tuants de faire de l’au­to­ri­té ju­di­ciaire la ga­rante des li­ber­tés es­sen­tielles telles qu’elles sont dé­fi­nies par la Dé­cla­ra­tion des droits de l’homme de 1789 et le pré­am­bule de la Consti­tu­tion de 1946. L’ar­ticle 16 contre­vient pour­tant à cette di­rec­tive en sup­pri­mant le plu­riel de « li­ber­tés ». La ju­ris­pru­dence du Conseil consti­tu­tion­nel a en­core ré­duit le champ d’ap­pli­ca­tion en dis­tin­guant li­ber­té in­di­vi­duelle et li­ber­té per­son­nelle.

14 – Pour plus de pré­ci­sion et une ac­tua­li­sa­tion sur le Brexit, on pour­ra se re­por­ter à un ar­ticle pa­ru sur le site de la re­vue et sur mon­dia­lisme.org à la fin du mois d’août : « État et sou­ve­rai­ne­té à l’époque des mi­gra­tions in­ter­na­tio­nales et du Brexit ».

15 – Nous lais­sons de cô­té ici la ques­tion du rap­port de force entre puis­sances au ni­veau I. Pour faire vite, nous di­rons que les thèses qui soit en­vi­sagent le main­tien d’une do­mi­na­tion amé­ri­caine (gros­so mo­do les thèses an­ti-im­pé­ria­listes clas­siques + les thèses al­ter­mon­dia­listes), soit en­tre­voient le pas­sage d’une an­cienne do­mi­na­tion, amé­ri­caine, vers une nou­velle, chi­noise, ne sont guère convain­cantes. Celle qui nous semble le mieux cor­res­pondre à notre ana­lyse gé­né­rale est celle de Da­vid Har­vey qui parle de « do­mi­na­tion sans hé­gé­mo­nie » (cf. R. Keu­cheyan : Hé­mi­sphère gauche : une car­to­gra­phie des nou­velles pen­sées cri­tiques, La Dé­cou­verte-Zone, 2010, livre qui laisse place à une re­cen­sion as­sez im­por­tante des thèses d’au­teurs amé­ri­cains).

16 – Cf. le rôle des SA­FER dans le mou­ve­ment de dé­ser­ti­fi­ca­tion des ré­gions agri­coles.

17 – Cf. L’ap­pel de Val­lorgues, les liens tis­sés avec les maires « contes­ta­taires » et plus ré­cem­ment la consti­tu­tion de listes élec­to­rales mu­ni­ci­pales al­ter­na­tives comme dans le Li­mou­sin ou en­core le fait qu’un des sept de Tar­nac soit main­te­nant membre de l’équipe mu­ni­ci­pale.

18 – Cf. notre sup­plé­ment : « les se­mences hors-sol du ca­pi­tal » (sep­tembre 2000). Dis­po­nible ici : http://temps­cri­tiques.free.fr/spip.php?article97

19 – Après il y a façon et façon de faire. La pra­tique d’éta­blis­se­ment des opé­raïstes ita­liens à Tu­rin et au­tour de la Fiat était pro­fon­dé­ment dif­fé­rente et bien plus in­té­res­sante et « pro­duc­tive » que celle des maos français ; elle est d’ailleurs plus proche de celle adop­tée par les za­distes au­jourd’hui.

20 – Pour ce­la, mau­vaise foi et fal­si­fi­ca­tions ne manquent pas comme on peut le voir avec le trai­te­ment ré­ser­vé à La Mar­seillaise. Les « dé­co­lo­niaux » et leurs re­lais dans les larges masses ont ain­si réus­si à faire pas­ser le mes­sage que cer­taines pa­roles de la Mar­seillaise étaient ra­cistes et qu’il ne fal­lait donc pas la chan­ter, mais même qu’il fal­lait la sif­fler. Or le pas­sage le plus sou­vent in­cri­mi­né est ce­lui « sur le sang im­pur » comme si ce­lui-ci était ce­lui de co­lo­ni­sés alors qu’il s’agis­sait en l’oc­cur­rence du sang de la no­blesse ! Il ne s’agit pas pour nous de nous ré­cla­mer de la Mar­seillaise ni d’ailleurs de l’In­ter­na­tio­nale qui com­prend aus­si des pa­roles sur l’apo­lo­gie du tra­vail fort cri­ti­quable, mais de les re­con­naître toutes les deux, mal­gré leur dif­fé­rence fon­da­men­tale, pour ce qu’elles ont sym­bo­li­sé à un mo­ment his­to­rique et ne pas les ins­tru­men­ta­li­ser, l’une parce qu’elle est de­ve­nue un hymne bour­geois, l’autre parce qu’elle a été confis­quée par les com­mu­nistes mar­xistes et l’URSS.

21 – « État ré­seau et po­li­tique de genre : l’exemple des ABCD de l’éga­li­té », In­ter­ven­tions n° 12 (no­vembre 2014). Et pour une cri­tique plus théo­rique, J. Wa­jnsz­te­jn : Rap­ports à la na­ture, sexe, genre et ca­pi­ta­lisme, Acra­tie, 2014.

22 – En 1954, Men­dès-France avait an­ti­ci­pé avec sa cam­pagne sur « un verre de lait pour tous les élèves, le ma­tin, à l’école ».

23 – Cf. les cri­tiques de la for­ma­tion par J. Gui­gou et no­tam­ment « La for­ma­tion re­jouée », Temps cri­tiques n° 14, 2006, dis­po­nible ici :
http://temps­cri­tiques.free.fr/spip.php?article168.

24 – Pour une cri­tique plus gé­né­rale, on peut se re­por­ter à notre sup­plé­ment « L’État-na­tion n’est plus édu­ca­teur, l’État-ré­seau par­ti­cu­la­rise l’école : un trai­te­ment au cas par cas », dis­po­nible ici :
http://temps­cri­tiques.free.fr/spip.php?article277

25 – L’ini­tia­tive de cette ma­ni­fes­ta­tion (ca­la­mi­teuse et peu sui­vie mal­gré le bat­tage mé­dia­tique) a été prise par des ly­céennes et des ly­céens membres (ma­jo­ri­taires) de Com­mis­sions aca­dé­miques « Éga­li­té Hommes/Femmes dans l’édu­ca­tion » ; com­mis­sions rec­to­rales, ras­sem­blant aus­si des en­sei­gnants, des ins­pec­teurs, des dé­lé­gués de pa­rents, des for­ma­teurs des nou­velles Écoles su­pé­rieures du pro­fes­so­rat et de l’édu­ca­tion (ex-IUFM), etc.

26 – Cf. par exemple, la mul­ti­pli­ca­tion des lois de type an­ti-phobes.

27 – Cf. Al­thus­ser : « En­fin, ne sommes-nous pas tou­jours dans l’ex­cep­tion » (Contra­dic­tion et sur­dé­ter­mi­na­tion, 1961).

28 – Les juges sont nom­més à hau­teur de 90 % par le pou­voir exé­cu­tif et non par le Conseil su­pé­rieur de la ma­gis­tra­ture. Cer­tains ré­for­ma­teurs pro­posent de rat­ta­cher le Par­quet au Par­le­ment.

29 – A. Ba­diou, De quoi Sar­ko­zy est-il le nom ?, Lignes, 2007.

30 – Ain­si, les édiles des grandes villes eu­ro­péennes se re­trouvent à faire face à la ges­tion des bruits, et ce par­ti­cu­liè­re­ment la nuit. Il est bien évident que ce « pro­blème » ne se règle pas avec les mêmes armes que celles vi­sant à as­su­rer un contrôle stric­te­ment sé­cu­ri­taire. Il est en ef­fet dif­fi­cile de tran­cher entre les bons et les mé­chants puis­qu’il ne s’agit que de dif­fé­rents in­té­rêts en pré­sence qui ne peuvent plus être ar­bi­trés par une uni­ci­té de la Loi quand une loi en contre­dit une autre. Ain­si, l’in­ter­dic­tion de fu­mer dans les ca­fés, res­tau­rants et autres lieux de plai­sir pro­duit des at­trou­pe­ments sur les trot­toirs en­traî­nant du ta­page noc­turne ! Dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée, tout semble dif­frac­té et il est dif­fi­cile d’ap­pré­hen­der po­li­ti­que­ment cette com­plexi­té. Même le « meilleur » gau­chisme de type 1968 n’est plus opé­rant, car sa ra­di­ca­li­té s’avère trop sim­pli­fi­ca­trice. Le « il est in­ter­dit d’in­ter­dire » de­vient pro­blé­ma­tique quand on ne se trouve plus dans un contexte de com­bat so­cial à la fois sub­ver­sif et créa­tif, mais dans une si­tua­tion où le rap­port de force nous est émi­nem­ment dé­fa­vo­rable et où ce qui est avan­cé comme une li­ber­té par les uns est consi­dé­ré comme une ré­gres­sion par les autres.

31 – Alors que les ten­dances à la sup­pres­sion de la peine de mort sem­blaient avoir cause ga­gnée vers la fin des an­nées 1970, au moins dans les pays res­pec­tueux de l’ordre ju­ri­dique dé­mo­cra­tique à l’échelle mon­diale, on a vu ap­pa­raître des peines ex­tra­or­di­naires ou dé­fi­ni­tives pour des in­di­vi­dus et groupes par­ti­cu­liers (ter­ro­ristes réels ou sup­po­sés, cf. le cas de Georges Ab­dal­lah em­pri­son­né en France de­puis plus de 30 ans, pé­do­philes cri­mi­nels, etc.) qui ne sont pas sim­ple­ment mis au ban de la so­cié­té, mais au ban de la Jus­tice. Comme le dit An­dré Bros­sat dans son ar­ticle de L’en­vo­lée : « Bec­ca­ria, Ben­tham – ou le pont aux ânes des Lu­mières », il ne s’agit plus d’in­di­vi­dus concrets dan­ge­reux, mais d’es­pèces d’in­di­vi­dus qu’on au­ra ty­po­lo­gi­sés et taxi­nom­més préa­la­ble­ment.

32 – On a dé­jà men­tion­né dif­fé­rentes lo­giques à l’œuvre dans l’EN à pro­pos des « ABCD » de l’éga­li­té, mais c’est toute la struc­ture mi­nis­té­rielle et sur­tout rec­to­rale qui est main­te­nant frac­tion­née sans qu’une po­li­tique uni­taire puisse être dé­ga­gée. Il y au­ra ain­si une fi­lière pu­re­ment hié­rar­chique, une fi­lière so­ciale et une de mé­de­cine du tra­vail, en­fin une fi­lière cultu­relle au sein d’un même Rec­to­rat et avec des lo­giques dif­fé­rentes. Le cas le plus frap­pant est ce­lui des per­son­nels dé­po­sant plainte pour har­cè­le­ment mo­ral de la part de leur hié­rar­chie. Ils s’at­taquent donc à leur fi­lière hié­rar­chique, mais peuvent bé­né­fi­cier éven­tuel­le­ment du sou­tien de la fi­lière mé­de­cine du tra­vail ou so­ciale dans la me­sure où ce sont ces der­nières qui gèrent les « dé­gâts » oc­ca­sion­nés par la po­li­tique me­née par la pre­mière fi­lière et que le har­cè­le­ment étant de­ve­nu un pro­blème de par sa fré­quence ac­crue, la pos­si­bi­li­té de por­ter plainte au tri­bu­nal ad­mi­nis­tra­tif de­vrait de­ve­nir un droit. C’est à cette pos­si­bi­li­té que s’op­pose jus­te­ment l’ins­ti­tu­tion pour ne pas écla­ter en tant qu’ins­ti­tu­tion !

33 – À ce pro­pos, le film ita­lien ACAB (All Cops Are Bas­tards) de Ste­fa­no Sol­li­ma est un do­cu­ment ex­cep­tion­nel. Il met en scène une bri­gade de Ce­lere (les CRS ita­liens) qui a par­ti­ci­pé au car­nage de Gênes et qui, pour ce fait, a été pu­nie et en­voyée sur le front des hoo­li­gans. L’ha­bi­le­té de Sol­li­ma (un ci­néaste plu­tôt d’ex­trême gauche) est de se pla­cer du cô­té de ces « or­dures » pour en mon­trer quand même l’hu­ma­ni­té, mais sur­tout pour mon­trer à quel point ils sont li­vrés à eux-mêmes. Li­vrés à eux-mêmes à Gênes quand ils sont as­saillants et en su­pé­rio­ri­té nu­mé­rique contre des ma­ni­fes­tants ré­fu­giés et désar­més, li­vrés à eux-mêmes aus­si quand ils se trouvent en in­fé­rio­ri­té nu­mé­rique et ma­té­rielle par rap­port aux hoo­li­gans et que leur hié­rar­chie n’en a rien à faire.

34 – Par exemple de la part de la fille de Gui­do Ros­si, syn­di­ca­liste CGIL ayant dé­non­cé de sup­po­sés bri­ga­distes à la FIAT et as­sas­si­né en­suite par les BR.

35 – Par exemple contre Ce­sare Bat­tis­ti.

36 – Il s’agit de tes­ter la confor­mi­té des com­por­te­ments et idéo­lo­gies au consen­sus dé­mo­cra­tique. Ce­la consiste à de­man­der ce que telle ou telle per­sonne pense de ses actes an­té­rieurs, s’il a du re­pen­tir, s’il de­man­de­rait par­don à la veuve un­tel, etc. C’est un pro­cé­dé uti­li­sé à l’en­contre de Jann-Marc Rouillan de­puis qu’il est sor­ti de pri­son. Il vient en­core d’être uti­li­sé ce prin­temps après ses dé­cla­ra­tions à pro­pos des at­ten­tats dji­ha­distes en France. Que ces dé­cla­ra­tions soient po­li­ti­que­ment dé­biles n’ex­cuse pas le pro­cé­dé ré­pres­sif.

37 – Bros­sat (op. cit.) met à jour l’évo­lu­tion ac­tuelle du droit par rap­port au pro­cès de ra­tio­na­li­sa­tion des peines amor­cé dans la se­conde moi­tié du XVIIIe siècle. Il s’agit de ra­tio­na­li­ser tout en res­tant maître de la si­tua­tion (le pan­op­tique). C’est seule­ment le rap­port à la sen­si­bi­li­té qui change. La cruau­té mo­rale tend à sup­plan­ter la cruau­té phy­sique. Et ce « pro­grès » au ni­veau de la sen­si­bi­li­té se paie d’une car­cé­ri­sa­tion ac­crue de la so­cié­té qu’il ne faut pour­tant pas confondre avec une « so­cié­té car­cé­rale » qui se­rait an­ti­no­mique avec la dé­mo­cra­tie, même « for­melle ».

38 – La place que tiennent les « su­jets de so­cié­té » dans les mé­dias est au­jourd’hui em­blé­ma­tique de la façon dont ils ont rem­pla­cé la ques­tion so­ciale. Em­blé­ma­tique aus­si de la façon dont la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée réa­lise les prin­cipes mé­tho­do­lo­giques de l’in­di­vi­dua­lisme à par­tir de l’agré­ga­tion des dé­si­rs et in­té­rêts de l’in­di­vi­du-dé­mo­cra­tique. Et toute af­faire y de­vient une af­faire d’État comme le di­sait dé­jà J-F. Lyo­tard en 1969, à une époque où il n’était pas en­core de­ve­nu un théo­ri­cien post-mo­derne (cf. Dé­rive à par­tir de Marx et de Freud, UGE, p. 141, 1973). Ber­lus­co­ni peut être consi­dé­ré comme une icône de la fu­sion de deux mou­ve­ments. Ce­lui de la trans­for­ma­tion de l’État-na­tion en État-ré­seau d’abord. C’était d’au­tant plus fa­cile pour lui que la spé­ci­fi­ci­té ita­lienne y a ren­du d’une part dif­fi­cile l’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion d’un État-na­tion, lais­sant ain­si le ter­rain à la pé­né­tra­tion clien­té­liste et ma­fieuse ; et d’autre part a fa­ci­li­té la trans­for­ma­tion des an­ciennes « for­te­resses ou­vrières » (Fiat) en ré­seaux de pro­duc­tion (le tex­tile de Pra­to) et de té­lé­com­mu­ni­ca­tion (Me­dia­set).

39 – C’est ce qui est bien perçu par les or­ga­ni­sa­tions is­la­mistes comme Al-Qaï­da et Daech pour qui la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée forme un tout. Pour eux, fon­da­men­ta­le­ment, il n’y a donc pas à faire de dif­fé­rence entre des at­ten­tats qui tou­che­raient le pou­voir po­li­tique ou mi­li­taire et des at­ten­tats qui tou­che­raient les po­pu­la­tions ci­viles, comme le 11 sep­tembre 2001 ou le 13 no­vembre 2015, puisque cette po­pu­la­tion ci­vile fait elle-même par­tie du pou­voir mé­créant, du pas­sé co­lo­nial, etc. Si on com­prend ce­la, on a alors une ex­pli­ca­tion toute trou­vée de la bien­veillance de cer­taines franges de l’ex­trême gauche, des ten­dances post-co­lo­niales et des ra­cia­listes, vis-à-vis des actes des dji­ha­distes ; à l’in­verse, ces mêmes or­ga­ni­sa­tions is­la­mistes ac­cusent les Oc­ci­den­taux et les Is­raé­liens de com­mettre des bom­bar­de­ments aveugles sur des po­pu­la­tions qui se­raient en­core « ci­viles » parce que peu concer­nées par les États « fan­toches » qui les en­tourent.

40 – Des so­cio­logues comme A. Tou­raine s’en in­quiètent d’ailleurs (cf. son der­nier ou­vrage : La fin des so­cié­tés, Seuil, 2014).

41 – C’est à mon avis ce à quoi abou­tit Ber­nard Pa­so­bro­la dans ses der­nières in­ter­ven­tions sur le blog de Temps cri­tiques. D’où mes cri­tiques vis-à-vis de cette orien­ta­tion, dis­po­nibles elles aus­si sur le blog.

42 – On pour­rait nuan­cer ce point. Même si la Chine ne consti­tue pas une so­cié­té ca­pi­ta­liste et en­core moins une so­cié­té ca­pi­ta­li­sée au sens que nous don­nons à ces termes (cf. mon ar­ticle dans le n° 15 de la re­vue), la mar­chan­di­sa­tion ac­cé­lé­rée qui s’y pro­duit dans cer­taines en­claves et même à un ni­veau plus gé­né­ral fait qu’on peut re­pé­rer, au sein même de cet en­semble dif­fé­rents ni­veaux de pou­voir et des conflits entre gou­ver­ne­ment cen­tral, dé­par­te­ments d’État et gou­ver­ne­ments lo­caux, groupes de pres­sion par­ti­cu­liers, etc. Cette ar­ti­cu­la­tion par­ti­cu­lière des ni­veaux de pou­voir lui per­met pour l’ins­tant de faire co-exis­ter ses ten­dances ar­chaïques (bu­reau­cra­tie im­pé­riale ver­sus PC chi­nois) et post-mo­dernes (les ré­seaux). Une ca­rac­té­ris­tique qui la met mieux en phase avec la dy­na­mique ac­tuelle du ca­pi­tal que celle en pro­ve­nance des oli­garques russes.

43 – A. Ba­diou et M. Gau­chet semblent au contraire en­tre­te­nir une confu­sion entre im­pé­ria­lisme et Em­pire dans leur en­tre­tien : Que faire. Dia­logue sur le com­mu­nisme, le ca­pi­ta­lisme et l’ave­nir de la dé­mo­cra­tie, Phi­lo édi­tions, 2014, p. 102 sq.). Mais pour Gau­chet parce que les deux au­raient dis­pa­ru avec la mon­dia­li­sa­tion, alors que pour Ba­diou parce que les deux se­raient in­dis­so­ciables du ca­pi­ta­lisme et même de la dé­mo­cra­tie.

44 – Les banques grecques re­pré­sentent une tête de pont pour les ca­pi­taux do­mi­nants (ni­veau I) dans leur ef­fort de pé­né­tra­tion vers les Bal­kans.

 

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