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Mina Graur : Anarchisme et sionisme : le débat sur le nationalisme juif

samedi 1er mai 2004

(Ce texte a été publié en italien dans l’ouvrage L’anarchico e l’ebreo, storia di un incontro, textes rassemblés et présentés par Amedeo Bertolo, Elèuthera, Milan, 2001. Nous remercions l’auteur et l’éditeur de nous avoir autorisés à le traduire et le reproduire. Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction de Ni patrie ni frontières)

Ce texte analyse les attitudes anarchistes vis-à-vis du nationalisme et examine les différentes réponses fournies à la fois par les anarchistes (juifs et non juifs) à des questions liées à l’identité nationale juive, à la souveraineté politique juive et au sionisme.

En principe, un tel article devrait être très court ; dans la mesure où l’anarchisme et le nationalisme sont incompatibles, il semble évident que les anarchistes sont censés s’opposer à toutes les formes de nationalisme, chaque fois qu’ils sont confrontés à ce problème.

Cependant, les compromis idéologiques ne sont pas étrangers aux anarchistes. Dotés d’une saine dose de réalisme, ceux-ci se sont fréquemment rendu compte que la pureté idéologique devait parfois être sacrifiée, soit en vue de faire avancer leurs objectifs finaux, soit afin de fournir des solutions immédiates à des problèmes qui ne pouvaient pas attendre que les conditions soient réunies pour fournir des réponses anarchistes « correctes ».

Le problème de l’identité nationale juive relève exactement de cette situation. Au risque de transgresser les frontières du dogme anarchiste, les anarchistes juifs ont cherché un schéma qui combinerait la théorie anarchiste avec une solution possible à la quête juive d’une identité nationale.

Les Juifs ont commencé à réfléchir au problème d’une identité juive nationale séparée relativement tard ; en fait, ils se sont emparés des thèmes nationalistes seulement après avoir réalisé que l’Émancipation ne pouvait plus être considérée comme une solution adéquate au problème spécifique concernant les Juifs laïcs à une époque féconde en explosions nationales. L’Émancipation prônait l’idée que, en tant qu’individus, les Juifs devaient bénéficier de tous les droits civiques, politiques et juridiques dont jouissaient les autres citoyens, alors qu’eux, en tant que groupe, qu’entité nationale définie, n’avaient aucun droit. Ainsi, durant un débat à l’Assemblée nationale française, le comte de Clermont-Tonnerre déclara : « Pour les Juifs en tant qu’individus - tout, pour les Juifs en tant que nation - rien. »

Selon lui, les problèmes nationaux des Juifs provenaient du fait qu’ils fonctionnaient dans des conditions anormales - leur peuple était éparpillé entre de nombreux pays, ils parlaient différentes langues, et appartenaient à des cultures variées et disparates ; l’Émancipation devait donc tenter de résoudre le problème juif sur une base individuelle, plutôt que d’offrir une solution collective. Or, l’Émancipation avait échoué à fournir une réponse adéquate à la quête d’une identité nationale juive dans le monde moderne. Car si l’Émancipation était fondée sur les doctrines universelles de la Révolution française, elle devait faire face à l’environnement exclusif du séparatisme nationaliste.

Moses Hess

Pour Moses Hess, si le judaïsme s’était limité aux confins d’une secte religieuse, l’Émancipation aurait pu résoudre les problèmes des Juifs. Mais, au XIXe siècle, époque caractérisée par la résurgence du nationalisme, il était impossible de considérer le judaïsme comme une simple religion.

Donc, explique Moses Hess, l’Émancipation crée seulement de nouvelles tensions entre les Juifs modernes qui souhaitent participer à la vie sociale, politique et culturelle autour d’eux, et la société imprégnée de nationalisme dans laquelle ils vivent - société qui ne considère pas les Juifs comme partie intégrante de sa culture nationale. Ce problème a-t-il une solution ? Dans Rome et Jérusalem (1862) Moses Hess propose d’établir une communauté socialiste juive en Palestine où les Juifs pourraient développer leurs capacités nationales tout en créant une société socialiste. La démarche de Moses Hess comporte deux innovations : il perçoit le judaïsme comme une entité nationale (par opposition à la compréhension traditionnelle du judaïsme comme étant seulement une religion) ; et il traite la question juive comme une question nationale.

Au départ, de nombreux révolutionnaires juifs, socialistes comme anarchistes, défendirent les idées universelles communes à la pensée révolutionnaire, idées que Moses Hess lui-même soutenait avant sa conversion nationaliste dans Rome et Jérusalem.

Dans La Sainte Histoire de l’Humanité (1837), Moses Hess explique encore que les Juifs n’ont d’avenir qu’en tant qu’individus dans le monde moderne, et qu’une solution à la question juive ne peut venir que d’un processus d’assimilation et d’intégration dans le mouvement révolutionnaire socialiste universel. Mais s’il ne fallut à Moses Hess que relativement peu de temps pour se dégriser et faire face à la réalité, comprendre que les affinités nationales étaient plus profondes et plus fortes que la solidarité de classe, la plupart des révolutionnaires juifs continuèrent à croire pendant une longue période que la révolution sociale, qui allait résoudre les problèmes des masses dans le monde entier, résoudrait également les problèmes spécifiques des Juifs, et ce en dehors de tout contexte national.

Cette solide foi en l’internationalisme fut partiellement remise en cause par des événements comme les pogromes en Russie en 1881-1882 (à l’occasion desquels le groupe révolutionnaire russe Narodnaïa Volia, la Volonté du Peuple, déclara qu’il considérait que la persécution des Juifs représentait une étape positive sur le chemin de la révolution sociale !), ou l’Affaire Dreyfus, en 1896, durant laquelle une vague d’antisémitisme balaya la France. La frustration qui suivit ces événements poussa de nombreux révolutionnaires juifs à remettre en question la validité de leurs orientations cosmopolites, lorsqu’ils réalisèrent soudain qu’une idéologie socialiste ou anarchiste risquait de ne pas résoudre les problèmes des Juifs de façon satisfaisante. En conséquence, ils commencèrent à chercher le moyen de combiner leur radicalisme avec un sens croissant de leur identité nationale.

Trois approches différentes

On peut distinguer trois approches anarchistes différentes vis-à-vis du nationalisme.

La première est la doctrine anarchiste classique telle qu’elle est exposée par Pierre-Joseph Proudhon et Michel Bakounine. Selon cette approche, les anarchistes doivent renoncer à toute attache nationale et lutter pour la création d’un univers unifié, sans nations. Rudolf Rocker peut lui aussi être considéré comme appartenant à cette tendance classique, même si ses positions permettent certaines déviations, telles que l’expression culturelle limitée contrainte par les traditions nationales. La deuxième approche anarchiste face au nationalisme est la démarche gradualiste. Selon ses partisans, notamment Pierre Kropotkine, le nationalisme et l’internationalisme servent deux objectifs différents, à des époques différentes du développement historique de l’ordre social idéal. Kropotkine considère le nationalisme comme une force nécessaire dans le processus de libération des peuples de la domination étrangère. Ensuite, une fois qu’ils ont conquis l’indépendance nationale, les peuples peuvent concentrer leurs ressources afin de combattre pour un nouvel ordre mondial selon des principes internationalistes. La troisième approche, prônée surtout par des anarchistes juifs, tels que Bernard Lazare et Hillel Solotaroff, cherche à prendre en compte tous les aspects du nationalisme.

Formulée comme une réponse à la question juive, cette conception est celle qui se fonde sur les prémices les plus réalistes, car elle reconnaît la puissance du nationalisme et la futilité de la combattre. Néanmoins, cette démarche constitue aussi la brèche la plus grande dans les principes anarchistes.

Proudhon et Bakounine

La doctrine anarchiste classique distingue entre les concepts de « nation » et de « nationalisme ». Tandis qu’elle considère la nation comme un phénomène naturel, qui a le droit d’exister et de développer ses facultés librement et indépendamment des autres nations, elle juge habituellement que le nationalisme représente une idéologie fausse, artificielle et réactionnaire. Il constitue un écran de fumée commode, une diversion utilisée par la classe dirigeante pour canaliser l’impatience des masses vers d’autres directions.

Pierre-Joseph Proudhon croit que les avocats les plus bruyants du nationalisme ne sont que de simples opportunistes qui ont recours aux thèmes nationalistes pour éviter, ou au moins retarder, la révolution économique et sociale. Michel Bakounine, également, considère le nationalisme comme un outil grâce auquel les prérogatives et les ambitions des dirigeants des États sont promus derrière une façade grossièrement factice de légitimité historique. Il rejette la base universelle du nationalisme, prétendant qu’il s’agit d’un phénomène exclusif, séparatiste, un sentiment manipulateur utilisé pour séparer les peuples les uns des autres, qui contribue par conséquent à freiner toutes les tentatives d’unifier l’humanité.

Par contre, la nation, selon Bakounine, est un produit naturel, organique qui sert à exprimer des attaches sociales légitimes, une extension des liens naturels familiaux et tribaux.

Le révolutionnaire russe ne perçoit qu’un seul danger dans l’existence des nations : leur propension à succomber aux charmes trompeurs du nationalisme. En ce qui concerne la question juive, les remarques de Proudhon et de Bakounine vont du paternalisme à l’antisémitisme. Proudhon, par exemple, prétend que les Juifs constituent une race incapable de former un État ou de se gouverner lui-même de façon indépendante. Les Juifs, aux yeux de Proudhon, sont les ennemis jurés de l’humanité et devraient être renvoyés en Asie ou éliminés1. Bakounine n’est pas plus prudent lorsqu’il s’exprime sur la question. Selon lui, les Juifs représentent une secte d’exploiteurs, une nation de parasites inadaptés au socialisme, encore moins capables de diriger le mouvement socialiste.

Gustav Landauer

Par opposition à Bakounine, qui presse les anarchistes d’abandonner le faux principe de la nationalité pour celui de l’universalisme, Gustav Landauer considère que la nationalité de chaque être humain constitue une part essentielle de son existence. Un individu, selon lui, peut avoir de nombreuses loyautés et appartenir en fait à des peuples différents. Dans une lettre à l’historien anarchiste Max Nettlau, Landauer se décrit ainsi : « (je suis) d’abord un animal, ensuite un homme, ensuite un Juif, ensuite un Allemand, ensuite un Allemand du Sud et enfin ce Moi spécial2 ».

Landauer considère que les Juifs ont atteint un certain niveau de nationalité, dans la mesure où il pense qu’une nation n’a besoin ni d’un langage commun, ni d’un outil d’unité géographique. L’unité la plus importante est celle d’un passé historique commun, que les Juifs possèdent en abondance. Landauer rejette l’idée que le problème juif représente un problème séparé nécessitant une solution séparée. Il partage l’hypothèse anarchiste selon laquelle les problèmes spécifiques des Juifs seront résolus en même temps que les autres problèmes sociaux, une fois que la révolution commencera. Cependant, pour Landauer, l’universalisme socialiste n’est ni une tentative d’éviter le problème de l’antisémitisme, ni une façon de s’échapper vers une vision de l’humanité où les différences nationales disparaîtront.

Au contraire, il rejette les tendances assimilationnistes de la plupart des Juifs allemands ; il insiste sur le fait que les Juifs et les Allemands constituent des peuples différents, et que tous deux ont les capacités d’apporter des contributions uniques à l’héritage de l’humanité. Mais, pour lui, il est impératif que les contributions spéciales potentielles des Juifs ne soient pas canalisées vers la formation d’un nouvel État.

Le peuple juif possède un avantage sur les autres nationalités : il n’est pas confiné dans les frontières d’un État donné. Ce fait historique ne doit pas être considéré comme un handicap, mais plutôt comme un avantage, car il libère les Juifs du joug du conformisme ; il leur permet de rester un peuple tout en luttant non seulement pour le progrès de leur nation mais pour un futur idéal d’unité universelle. Le fait que les Juifs soient privés d’un territoire les différencie de toutes les autres nations, dans le sens qu’ils ne sont pas attachés au culte de l’État.

Par conséquent, les Juifs sont chargés d’une mission historique destinée à devenir la force motrice soutenant la construction de communautés socialistes n’entretenant aucun lien avec l’État. Cette conception explique l’hostilité de Landauer vis-à-vis du mouvement sioniste ; à ses yeux, celui-ci s’intéresse davantage à construire un État juif qu’à cultiver sa « vocation spéciale de servir l’humanité » - tâche des Juifs de la Diaspora.

Rudolf Rocker

Contrairement à Gustav Landauer, Rudolf Rocker ne considère pas que les Juifs possèdent une entité nationale séparée. Rocker entre pour la première fois en contact avec des révolutionnaires juifs quand il se trouve en exil à Paris. Plus tard, à Londres, il milite dans le mouvement anarchiste juif de l’East End, et devient rapidement son dirigeant et son mentor spirituel - son « rabbin », comme l’un de ses disciples le surnomma. À cause de ses activités dans la communauté juive, Rocker est constamment confronté au phénomène du nationalisme juif et du sionisme, ainsi qu’au problème d’un nouvel État en Israël.

Dans Nationalisme et culture (1937), il retrace le développement de l’idée nationale depuis l’aube de histoire jusqu’à l’époque moderne. Il conclut que les sentiments nationaux ne sont ni innés ni naturels. Selon lui, un individu n’est pas lié à une nation de la même façon qu’à une famille ou une tribu. Une personne doit être soigneusement entraînée à penser qu’elle fait partie d’une nation particulière, de la même façon que l’on entraîne quelqu’un à penser qu’il appartient à une église particulière. La conscience nationale n’est rien de plus qu’une construction artificielle, qui ne peut émerger des peuples eux-mêmes et leur est imposée d’en haut. Un peuple est une communauté définie, plus ou moins homogène, existant à l’intérieur de certaines frontières, à une époque donnée.

Contrairement à un « peuple », une nation est un produit artificiel de la société qui résulte des manipulations politiques des élites dirigeant les États, elle n’a pas d’existence indépendante. Selon les définitions de Rocker, les Juifs ne sont ni un peuple ni une nation, car ils ne sont pas assez homogènes pour être classés comme un peuple, et leur seule prétention à former une nation repose sur la possession d’un héritage culturel distinct.

Rudolf Rocker partage également l’attitude négative de Landauer vis-à-vis de l’interprétation sioniste de l’auto-détermination nationale juive. Contrairement à Landauer, cependant, pour qui le sionisme est un problème uniquement théorique, Rocker doit discuter du sionisme tous les jours durant son travail parmi les immigrés juifs dans l’Est End de Londres. Rocker combat sans arrêt l’idéologie bigarrée, composé d’anarchisme et de sionisme, qui prévaut chez les immigrés juifs de Londres. Rejetant la souveraineté nationale pour le peuple juif, Rocker s’intéresse aux suggestions faites par Ahad Ha-am (Asher Tsvi Ginzberg) qui prône l’établissement d’un centre culturel pour les Juifs qui servirait de noyau unificateur pour la vie culturelle juive et viserait à une excellence spirituelle et scientifique. Cependant, tout en approuvant les idées d’Ahad Ha-am sur l’expression culturelle juive, Rocker ne pense pas que ce centre doit être bien défini géographiquement. En effet, la centralisation géographique implique une certaine dose de souveraineté politique, à laquelle il est opposé.

Le débat Yarblum-Kropotkine

Pierre Kropotkine, quant à lui, a défini son attitude vis-à-vis du nationalisme juif et du sionisme dans sa correspondance avec Mark Yarblum3, un anarchiste juif. Dans une lettre ouverte adressée au révolutionnaire russe, Yarblum, qui se définit à la fois comme un anarcho-communiste et un sioniste, demande à Kropotkine d’exprimer son opinion sur le nationalisme en général et sur le sionisme, en tant que mouvement de libération nationale, en particulier. Pour Yarblum, les Juifs ne pourront se développer normalement qu’en formant un État à eux en Palestine. Il ajoute qu’il existe déjà des groupes anarcho-communistes ayant des tendances sionistes et qui aspirent à réaliser les principes anarchistes en créant des communes libres en Palestine.

Dans sa réponse, Kropotkine rejette l’idée d’un État juif, et en particulier l’idée que la souveraineté nationale juive pourrait être rétablie en Palestine. En tant que géographe, il souligne que les difficultés climatologiques de la région rendent l’installation des Juifs en Palestine physiquement impossible. Il note aussi que la Palestine a été désertée par ses habitants au cours de l’histoire, à cause de ses caractéristiques géo-climatologiques arides qui rendent l’accès à l’eau extrêmement difficiles.

Il semble que même Kropotkine ne se soit pas complètement libéré du mythe des caractéristiques nationales immuables, mythe si répandu chez les anthropologues et les philosophes sociaux de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Il remarque en effet qu’une colonisation réussie ne peut être accomplie que par des gens capables de cultiver la terre, qualité qui (d’après Kropotkine) fait défaut aux Juifs, citadins pendant des siècles, et qui ont surtout gagné leur vie en exerçant la profession de commerçant indépendant ou d’artisan. De plus, il soutient que si les Juifs avaient voulu si désespérément devenir des fermiers, ils auraient pu le faire depuis longtemps, en établissant des colonies dans d’autres parties du monde, comme en Afrique du Sud, où la terre abonde et où le climat est certainement plus hospitalier que celui de la Palestine. Et enfin, Kropotkine explique que la création d’une nation juive requerrait des déplacements massifs de populations, et un processus de réhabilitation et de reconstruction sur une échelle inimaginable.

En dehors des obstacles matériels évoqués, les principales objections de Kropotkine à l’établissement d’une entité nationale en Palestine proviennent en fait d’une de ses convictions politiques : pour lui, le sionisme est une idée infectée par les principes religieux, plutôt qu’un mouvement laïc de libération nationale. Kropotkine prend en compte le rôle des mouvements de libération nationale, qu’il considère comme une force positive dans le processus de destruction de la société capitaliste. Les nations qui luttent pour leur libération nationale ne peuvent pas prendre la route de la révolution sociale tant qu’elles se soucient de combattre la domination étrangère. Le rôle des mouvements de libération nationale est donc impératif pour la révolution, car ils abattront l’obstacle empêcher la conscience sociale des travailleurs de s’éveiller.

Mais le sionisme, pour Kropotkine, n’est pas un mouvement de libération normal. Il est né et s’est développé à partir des aspirations des Juifs religieux à construire un État théocratique en Palestine. Par conséquent, il craint que la création d’un État juif non seulement soit matériellement difficile, mais aussi extrêmement indésirable d’un point de vue politique, puisque l’investissement de ressources et de sacrifices ne pourra servir qu’à revitaliser des idées anachroniques. Mark Yarblum, dont la lettre poussa Kropotkine à écrire sur le sionisme, n’est pas d’accord avec ces critiques, et accuse Kropotkine de confondre sionisme et messianisme.

Yarblum pense que si le messianisme est une idée religieuse, pour qui la libération du « Peuple Élu » viendra du transfert des Juifs en Palestine, le sionisme est un idéal révolutionnaire, antireligieux, car pour les sionistes la libération dépend des hommes eux-mêmes et non des actes de Dieu et de son Messie.

Dans sa réponse, Kropotkine reconnaît l’existence de différentes tendances dans le sionisme, mais il explique que le sionisme religieux est le courant le plus important au sein du mouvement sioniste, et que la tendance politique laïque représente une tendance historique insignifiante. Au sionisme, Kropotkine oppose l’assimilation économique et politique des Juifs dans les pays où ils résident. Cependant, il ne prône absolument pas l’assimilation culturelle. Même si une nation ne possède pas son propre État, il n’y a aucune raison qu’elle néglige son héritage national. Au contraire, le développement de leur langue et de leur culture par les nations devrait être considéré comme une contribution importante au progrès global de l’humanité.

Ainsi, Kropotkine, incite les Juifs à développer leur culture et leur folklore national, de même que d’autres nations dépourvues de pays, comme les Ukrainiens ou les Roms. Cette activité peut se dérouler dans les pays où ils résident, sans qu’ils aient besoin de se déplacer. Selon Kropotkine, si le courant politique du sionisme se fixait cet objectif, alors il pourrait devenir un véritable idéal national qui conviendrait aux objectifs des Juifs.

Bernard Lazare

La troisième approche du nationalisme juif a essayé de faire face à la vague montante du nationalisme et de créer une synthèse entre les principes anarchistes classiques et les aspirations nationales des Juifs. Cette synthèse fut formulée par des anarchistes juifs qui comprenaient que l’assimilation, ou même l’autonomie culturelle que recommandait Kropotkine, ne suffiraient pas à résoudre la question juive.

Bernard Lazare fut le premier à travailler dans cette direction. Il incarne l’archétype du Juif assimilé, enraciné dans la société française et étranger à tout ce qui est juif. Cependant, les nombreux incidents antisémites en France qui culminent durant l’Affaire Dreyfus le troublent. Avant l’Affaire Dreyfus, Lazare croyait que le problème national juif serait résolu selon les recettes anarchistes orthodoxes qui soulignaient ses aspects universalistes. Pour Lazare, si l’antisémitisme doit disparaître, la religion juive doit disparaître d’abord. Ensuite, sécularisés et dénationalisés, les Juifs seront absorbés dans leurs nations d’accueil et cesseront d’exister comme peuple.

À la suite de l’Affaire Dreyfus, Lazare se rend compte qu’il ne suffit pas d’abandonner sa religion et d’abandonner ses traditions pour qu’un Juif soit véritablement assimilé. Bernard Lazare en vient alors à la conclusion que les Juifs doivent cesser d’essayer de s’assimiler au sein d’autres nations, et développer au contraire leur propre conception du nationalisme.

Bernard Lazare considère la nation comme une unité de sentiments, de pensées et d’idées morales, pas une unité de sang. Chaque fois qu’un certain nombre d’individus possèdent un passé commun, des traditions et des idées communes, qu’ils appartiennent au même groupe, ils forment une nation. Les Juifs constituent une nation parce que leur sentiment d’unité provient d’un passé commun partagé. Leur histoire comprend de nombreuses coutumes partagées, dont toutes n’ont pas survécu, mais qui néanmoins ont laissé leur empreinte sur les Juifs, leur donnant une communauté d’habitudes et un cadre de pensée semblable. Ils possèdent aussi à la fois un langage commun et un territoire commun. Bernard Lazare est le seul anarchiste juif qui juge que les Juifs doivent, en fait, posséder ces deux attributs matériels, dont on juge habituellement qu’ils définissent toutes les autres entités nationales. Le territoire commun, selon Lazare, est le ghetto juif, et l’hébreu le langage commun. Lazare défend une version du nationalisme fondée sur la solidarité de classe.

La caractéristique la plus importante de la nation, selon Lazare, c’est sa solidarité nationale, qui survit longtemps après que toutes les autres caractéristiques nationales ont disparu. La conception de la solidarité nationale, selon lui, est une conception très particulière, fondée sur l’appartenance à une classe. Les convictions révolutionnaires de Lazare percent dans la distinction sans équivoque qu’il établit entre riches et pauvres, entre la bourgeoisie juive et les masses ouvrières juives. Ceux qui forment la nation juive sont les intellectuels, les prolétaires et les pauvres. Lazare en exclut ceux qui appartiennent à la bourgeoisie, qu’il appelle « notre poubelle, nos ordures4 ».

Au départ, le nationalisme de Bernard Lazare n’a pas de Sion, il est dépourvu d’adresse géographique concrète pour la nation juive. Comme Landauer, il se préoccupe de créer une nation spirituelle et morale, pas de fonder pratiquement un État. Comme Kropotkine, Lazare pense que, à l’égal d’autres minorités, les Juifs, eux aussi, sont capables de se développer comme une nation à l’intérieur d’une nation. Le nationalisme particulier de Lazare, cependant, se transforme progressivement en une forme de sionisme politique, alors qu’il commence à souligner le besoin d’une base territoriale pour accomplir la réalisation de la souveraineté nationale juive. Lazare se convertit totalement au sionisme en 1897 ; en effet, il pense désormais souhaitable que les Juifs disposent d’un territoire physique, concret, où « l’errant puisse trouver asile, reposer sa tête lourde et étirer ses membres fatigués ». Un an plus tard, en mai 1898, Bernard Lazare pointe finalement son doigt vers la Palestine5.

Hillel Solotaroff

Un autre homme essaya lui aussi d’opérer un rapprochement entre l’anarchisme et le nationalisme juif : Hillel Solotaroff, qui émigra de Russia vers les États-Unis en 1882 et milita dans le premier groupe juif anarchiste aux États-Unis, Les Pionniers de la liberté. À la suite du pogromme de Kitchinev en 1903, Solotaroff écrit un article intitulé Erneste Fragen 6 (Questions extrêmement sérieuses), dans lequel il critique les conceptions anarchistes et cette critique provoquera un schisme idéologique au sein du mouvement anarchiste juif américain. Dans ce texte, il souligne qu’il faut être aveugle pour ne pas réaliser que la force du nationalisme se répand dans le monde entier. Certes, il regrette que les idées prêchées par le socialisme et l’anarchisme ne puissent stopper les explosions antisémites de plus en plus fréquentes.

Mais, selon lui, le temps est venu pour les anarchistes juifs de décider de la position à adopter face aux forces du nationalisme, et de la façon de combiner les nobles idées de la liberté anarchiste et de la vie communautaire avec la prise de conscience inévitable que seule une entité nationale juive pourra empêcher l’extermination physique du peuple juif.

Le dogme anarchiste soutient que la division de l’humanité entre différentes nations est destructive et contraire à la nature. Par conséquent, les anarchistes doivent lutter pour obtenir une unité internationale qui écarte toute variable raciale ou nationale.

Cette position, explique Solotaroff, doit être complètement remise en cause. L’idéal d’une civilisation universelle unifiée n’est pas réaliste. L’humanité se compose de nombreuses nations, petites et grandes, qui ont créé différents systèmes politiques et ont mené chacune une existence nationale unique. Par conséquent, il est irréaliste de proposer une humanité sans nations. Pour Solotaroff, les idées anarchistes concernant l’internationalisme, la fraternité et la solidarité humaine doivent être tempérées par une dose de réalisme. Inciter les Juifs à adhérer strictement au dogme internationaliste de l’anarchisme signifie, en fait, contribuer à la destruction physique du peuple juif. La seule solution logique pour un Juif qui ne souhaite ni s’assimiler à la société chrétienne, ni appartenir au camp de ceux qui considèrent la révolution sociale comme le seul Messie, c’est d’admettre et d’accepter son propre sens du nationalisme.

Placée dans ce contexte, la question juive conduit à une conclusion inévitable : les Juifs doivent lutter pour une existence nationale indépendante, dans un pays qui leur appartienne. La solution de Solotaroff pour la question juive acquiert une tonalité sioniste quand il proclame que la seule région adéquate pour créer un foyer national juif est la Palestine. Cependant, contrairement à la plupart des sionistes, qui ont choisi la Palestine pour sa signification historique, Solotaroff choisit cet endroit parce qu’il perçoit la Palestine comme un endroit où l’économie est sous-développée et l’ordre social primitif. Pour justifier son choix, Solotaroff dresse une analogie avec les migrations de masse de l’Antiquité. Il observe que, après une conquête, le conquérant s’assimile souvent à la population locale. Et au cours de ce processus, il perd ses coutumes, sa langue et parfois même sa religion. Quelle est la loi d’airain de l’histoire, selon Solotaroff ? Un peuple dont les structures sociales et culturelles sont plus avancées absorbe le peuple moins avancé, même si le peuple culturellement inférieur est plus fort sur le plan militaire.

La même règle s’applique aux temps modernes, notamment à l’émigration juive massive des pays de l’Est européen vers l’Ouest. Les Juifs émigrent généralement vers des pays où la liberté politique et l’égalité sociales sont garanties par la loi. Ces pays sont aussi fortement industrialisés, ce qui facilite l’intégration de l’immigrant dans l’économie de son nouveau pays. Solotaroff approuve l’analyse de Kropotkine à propos des Juifs, peuple de citadins qui ignorent les techniques de base de l’agriculture et du travail de la terre. Il est donc naturel, selon lui, que la plupart des immigrants juifs aient choisi des pays hautement industrialisés. Mais les Juifs nouvellement arrivés sont incapables de créer et d’entretenir la vie culturelle juive dans leur pays d’adoption. Cela vient du fait qu’aux États-Unis, ou en Europe occidentale, les Juifs sont culturellement inférieurs et qu’ils tendent à s’assimiler culturellement à leur nouvel environnement.

En Palestine, la situation est complètement différente. En Palestine, seuls immigrent les idéalistes, ceux qui luttent pour créer un « foyer national juif ». La région est sous-développée sur le plan économique, la vie urbaine ne s’est pas encore épanouie, pas plus que l’industrie ou le commerce. Une telle situation, selon Solotaroff, est idéale, parce que c’est seulement dans un pays économiquement arriéré, qu’un peuple peut revenir à ses racines, créer des colonies agricoles et cultiver la terre, afin d’en finir avec l’image stéréotypée d’un peuple composé uniquement de commerçants et d’usuriers.

Après avoir expliqué que la Palestine constitue l’endroit idéal pour cimenter l’unité nationale juive, Solotaroff décrit le système politique qui conviendrait le mieux à cette nouvelle nation. Selon sa formule quelque peu ambiguë, la future structure politique et sociale de la Palestine se composera d’unités territoriales indépendantes, de communes, qui se fédéreront dans une république fédérale, très semblable à la Suisse. Cette fédération fera partie d’un nouvel ordre mondial, dans lequel des communes organisées sur une base nationale formeront une fédération multinationale.

L’article de Solotaroff détruisit l’unité idéologique du mouvement anarchiste juif aux États-Unis, en énonçant les termes d’un débat qui se réduisait en fait à une alternative : soit les Juif anarchistes soutiennent l’idée d’une souveraineté juive en Palestine, soit ils continuent à défendre une position internationaliste stricte. Un anarchiste juif est-il d’abord anarchiste ou d’abord juif ? La déclaration Balfour de 1917, la Seconde Guerre mondiale et la création de l’État d’Israël ont provoqué la ré-émergence de ce débat sur la possibilité d’une coexistence entre anarchisme et sionisme. Ce débat s’est manifesté surtout aux États-Unis, où le mouvement anarchiste juif était une force très active et influente parmi les masses immigrées juives.

Après la déclaration Balfour, certains prétendent que de nombreux juifs anarchistes, parmi lesquels Saul Yanovsky, le rédacteur en chef de Freie Arbeiter Stimme (La voix libre des travailleurs), se montrent indulgents envers le nationalisme et se réjouissent à l’idée que les Juifs disposeront d’une patrie en Palestine7. Trente ans plus tard, un autre rédacteur en chef de cette même publication fut aussi accusé de succomber aux sirènes du nationalisme. Herman Frank fut vivement attaqué par des membres du mouvement anarchiste. Ceux-ci prétendaient que, depuis qu’il avait pris la direction du journal, celui-ci était devenu plus nationaliste qu’anarchiste et il dut finalement démissionner.

La Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste ont évidemment influencé le débat sur les rapports entre anarchisme et sionisme. Dans un article publié dans la Freie Arbeiter Stimme en 1947, Israel Rubin explique que les anarchistes sont opposées au système des États, et doivent donc en principe rejeter aussi la notion d’un État juif. Mais, se demande-t-il, les derniers événements tragiques qui ont frappé les Juifs ne doivent-ils pas inciter les anarchistes à changer leur position ? L’établissement d’un État juif est peut-être une erreur sur le plan idéologique mais quel autre espoir reste-t-il pour les survivants de l’Holocauste ? La création de l’État d’Israël a marqué la victoire du sionisme sur l’anarchisme dans le débat évoqué ci-dessus. Bien que la Freie Arbeiter Stimme ait continué à publier des articles qui s’opposaient théoriquement à l’existence d’un État juif, Israël fut accepté comme une solution nécessaire pour la question juive. Rocker qui vécut assez longtemps pour assister à cette évolution politique, se plaignait que la plupart des anarchistes juifs, aveuglés par les promesses du sionisme, avaient oublié les leçons de l’histoire et croyaient naïvement que le nouvel État allait devenir une exception.

Mina Graur

Notes

1. Georges Lichtheim, « Socialism and the Jews », Dissent, juillet-août 1968, p. 322. Voir aussi Edmund Silberner, « Two Studies on Modern Antisemitism », Historia Judaica, octobre 1952, pp. 93-118. Notes

1. Georges Lichtheim, « Socialism and the Jews », Dissent, juillet-août 1968, p. 322. Voir aussi Edmund Silberner, « Two Studies on Modern Antisemitism », Historia Judaica, octobre 1952, pp. 93-118.

2. Martin Buber (sous la direction de), Gustav Landauer : Sein Lebensgang in Briefen, Francfort, 1929.

3. Le débat Kropotkine-Yarblum dans Listki Khleb I Volia, 7 juin 1807. Pierre Kropotkine, Noch Vegen Anarchizm un Tsionism, Kropotkin-Zamelbuch, Buenos Aires, 1947, p. 219.

4. Bernard Lazare, Haantishemiut, Vilnius, 1899, pp. 138-139.

5. Bernard Lazare, Nationalism and Jewish Emancipation, Job Dunhheap, New York, 1948, pp. 86, 99.

6. Hillel Solotaroff, « Erneste Fragen », Freie Arbeiter Stimme, 23 mai 1903 ; « Di Yidishe Aynavanderung in Amerike un in Palestine », Tsukunft, octobre 1907.

7. Saul Yanovsky, « Oif der Vach », Freie Arbeiter Stimme, 1er décembre 1917.

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