Ce texte est extrait de Mai 68, les grèves en France
Suite de Les grèves en Mai 68. I. Récit des événements
1. Occuper, s’occuper ;
2. Préserver l’outil de travail ;
3. Rédiger le cahier de revendications ;
4. Discuter ;
5. Sortir ou s’enfermer ?
II - LE MOUVEMENT DES OCCUPATIONS
On a vu plus haut que les deux entreprises initiatrices du mouvement des occupations sont Sud-Aviation et Renault-Cléon. Dans les deux cas, l’occupation est décidée dans le feu de l’action et de façon circonstancielle. Puisque les travailleurs se sont, par l’enchaînement des événements, retrouvés à séquestrer leurs directeurs pour les forcer à donner rapidement une réponse à leurs revendications, ils n’allaient pas le soir rentrer chez eux, mais au contraire forcer la négociation dans le cours de la nuit. Et pour bien montrer que les cadres ne sont pas séquestrés par quelques militants plus excités que les autres, il est naturel que ce soit la masse des travailleurs qui, pas toujours de bon gré, passe la nuit dans l’usine. A Sud-Aviation, c’est une préoccupation immédiate de la part des syndicalistes que d’empêcher la fuite des travailleurs. Une garde est immédiatement montée, mais par pour se défendre d’une agression extérieure. C’est bien plutôt pour limiter les sorties. Et ceux qui essaient de faire le mur sont dûment rattrapés.
Très vite, le mouvement des occupations fait tache d’huile, mais pas celui des séquestration de cadres. Quelle est la raison d’être de ces occupations ? Si une usine fait grève, l’occupation a pour but d’empêcher le patron d’employer des jaunes. Cette explication reste-t-elle valide lorsque le nombre d’entreprises en grève est tel qu’on ne voit pas bien d’où viendraient les jaunes - surtout dans la conjoncture de cette époque de faible chômage ? De plus, dans la majorité des cas, l’occupation est si minoritaire qu’il serait facile de chasser les occupants. En examinant l’activité de grève, on va voir que les occupations ont essentiellement une fonction d’immobilisation, d’isolement et de division des travailleurs. En simplifiant un peu, on peut décrire cette activité selon les cinq axes suivants :
1. Occuper, s’occuper ; 2. Préserver l’outil de travail ; 3. Rédiger le cahier de revendications ; 4. Discuter ; 5. Sortir ou s’enfermer ?
II.1 - Occuper, s’occuper
En mai 1968, rares sont les occupations où les ouvriers restent massivement et durablement sur le lieu de travail. Le très faible taux moyen d’occupation des entreprises est une des caractéristiques importantes du mouvement. Les travailleurs sont volontaires pour la grève, mais ils veulent du temps libre, des vacances, de l’insouciance. On a dit que les ventes de matériel de bricolage, durant ces semaines, avaient fortement augmenté. Cela mériterait une enquête. En tout cas, qu’ils aient refait leur cuisine ou qu’ils soient allés à la pêche, les grévistes ont clairement montré leur peu de goût pour retourner à l’usine ou au bureau. Le plus souvent, les occupants sont un noyau de militants syndicaux. Ils sont rejoints une fois par jour, parfois moins, par une masse plus importante de salariés pour l’assemblée générale (voir plus loin).
L’usine de Citroën à Paris (quai de Javel) est occupée par 100 syndicalistes d’un côté, et par une cinquantaine de maoïstes de l’autre, alors qu’elle emploie normalement 10 000 ouvriers. Et on a vu que, chez Peugeot-Sochaux, le lundi 20 mai au matin, la plupart du personnel avait quitté les lieux après avoir voté la grève avec occupation. « A quoi bon rester, dit fort justement un ouvrier, les machines ne vont pas partir (71). » De même à la Lainière de Roubaix, ou dans une caisse d’allocations familiales citée par Leuwers (72), où la plupart des salariés rentrent chez eux après avoir décidé la grève avec occupation. L’occupation, autrement dit, c’est le travail des syndicats.
Dans les entreprises où la grève est plus active, le taux d’occupation est plus élevé. Dans notre échantillon, on voit que c’est le cas pour Rhône-Poulenc-Vitry, le CEA de Saclay, Sud-Aviation et, dans une moindre mesure, Renault-Cléon. Claude Durand a étudié les grèves de mai 68 avec la distinction ancienne/nouvelle classe ouvrière comme clé d’analyse (73). Il estime que le taux d’occupation est plus élevé dans le secteur technique (CEA, ORTF, Thomson, CNRS) que dans le secteur ouvrier traditionnel (automobile). Il constate également que la proportion des occupants est plus élevée chez les OP que chez les OS.
Qu’ils soient nombreux ou pas, une des premières tâches que se donnent les occupants est la « défense » contre l’extérieur. La fermeture des portes, l’identification des grévistes appartenant à l’entreprise, les tours de garde, la préparation de moyens de défense contre une éventuelle attaque de la police constituent un souci présent dans la plupart des entreprises. Quand les occupants sont nombreux, cette autodéfense est une façon d’« occuper les gars ». On verra plus loin qu’à la fin de la grève, ces moyens de défense n’ont guère servi. Il y aura des batailles rangées contre les CRS à Flins et à Sochaux (voir Chez Peugeot, en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue, mais elles se feront à l’extérieur des usines. A Flins, quand les CRS attaquent, « des gars voulaient prendre des boulons. Alors je leur ai dit : “Non les gars, on n’a rien fait de mal, il n’y a pas de raison qu’on se tape dessus.” Nous on ne cherchait pas la bagarre (74). »
Chez Hispano-Suiza, les portes ne sont fermées qu’après un cafouillage d’ordres contradictoires. Il semble qu’il y ait des hésitations : enfermement ou ouverture sur l’extérieur ? Mais l’usine est finalement fermée, et elle est divisée en 9 secteurs géographiques qui servent en même temps de base électorale au comité de grève. Chez Sud-Aviation, on ne peut manquer d’être impressionné par la puissance de l’auto-enfermement où s’installent les ouvriers. Toutes les routes environnant cette usine située en rase campagne sont garnies de barrages, et les 1 800 mètres du mur d’enceinte sont surveillés par plus de 20 postes de garde, occupés nuit et jour. Chaque poste a son chef, et tous les chefs de poste se réunissent une fois par jour avec les délégués syndicaux formant le comité de grève.
Chez Renault-Cléon, les syndicats, qui ont été un peu bousculés dans l’après-midi du 15, font élire un comité de grève par les occupants de la première nuit. Le comité ne comporte guère de ces jeunes ouvriers qui ont poussé à la grève, puisque c’est essentiellement un comité intersyndical CGT-CFDT qui se met en place. Tout de suite, le travail de sécurité commence : identification des grévistes, rondes périodiques, formation de huit postes de garde en faction par quart de huit heures. « L’organisation à l’intérieur de l’usine est quasiment militaire (75). »
Et, comme dans les casernes, l’ennui vient vite. Aussi l’organisation des distractions est-elle un souci permanent des syndicalistes - en tout cas dans les usines où les discussions ne se développent pas outre mesure, c’est-à-dire la plus grande partie. Citons en premier le cas de Renault-Sandouville, parce qu’il est exceptionnel. Le premier soir de l’occupation, les jeunes ouvriers s’amusent avec les voitures. Le président du comité de grève raconte, bien des années plus tard : « La première nuit ? Elle fut tragique. Il faut le comprendre : il y avait le ras-le-bol décuplé par le fait que les travailleurs produisaient des richesses importantes et n’en étaient pas bénéficiaires ; alors quand ils ont eu l’occasion de pouvoir enfin monter dans une R16 dont ils étaient propriétaires pour un instant, ils l’ont fait. Il y a eu quelques gymkhanas, quelques bosses, mais cela n’a pas duré car on a ramassé toutes les clefs des voitures dans une caisse et les voitures endommagées ont été réparées par les grévistes eux-mêmes. »
Gâcher le plaisir à ce point-là, c’est une prouesse. Mais il faut savoir que ce meneur de grève, permanent au CE, n’était pas à l’aise à l’idée d’une révolution : « Quand Mai 68 a démarré, j’étais nerveux, préoccupé, sentant les gens qui protestaient, qui criaient dans l’usine. Ce ras-le-bol me crispait, me chagrinait un petit peu... C’était une révolte spontanée de gens qui en ont marre ! J’avais quand même très peur, car je ne voyais pas très bien ce qui allait pouvoir se faire dans cette grosse boîte (76). »
Les gymkhanas dans le parking de Sandouville ne se sont pas reproduits. Les grévistes ont été abreuvés de spectacles donnés gratuitement par des artistes engagés. « Pas un jour ou une soirée sans animation : cinéma, spectacles, chanteurs, expositions de peinture avec débats, démonstrations de lutte ou de judo... Nous avions nos salles de jeux pour meubler les loisirs... (77). » Un jeune occupant a tenu dix jours. « Pour moi, c’était trop sérieux. Je voulais aussi rigoler (78). »
Les jeunes communistes critiques d’Hispano-Suiza à Colombes manifestent le même manque d’enthousiasme pour les artistes populaires. Ils auraient préféré produire leurs spectacles eux-mêmes, comme leurs pères en 1936. Et ils se seraient aussi bien passés de l’instruction du comité de grève : « Pas de femmes à bord, en 36 c’était le bordel (79). »
A Cléon, un témoin signale notamment deux causeries sur le planning familial qui ont suscité tant d’intérêt que les travailleurs ont demandé la création d’une permanence du planning dans l’entreprise, après la grève.
A Billancourt, le chef cégétiste souligne fièrement la « bonne tenue aux portes [de l’usine] : jamais un incident pour fait de boisson. J’ai eu à intervenir deux fois en cinq semaines... parce qu’une femme avait essayé de rentrer. Ça a été une expérience extraordinaire (80). » Bonjour l’ambiance ! Selon François de Massot , « l’usine est quadrillée – bientôt apparaissent des porteurs d’un brassard rouge sur lequel est inscrit “comité de grève”, ils sont tous membres du PCF - et la vigilance s’exerce moins à l’égard d’une éventuelle attaque de l’usine que vis à vis des travailleurs qui s’y trouvent. Dès qu’un attroupement se forme, qu’une discussion s’engage, un “responsable” est rapidement sur place (81). »
L’occupation des usines est un grand moment pour l’encouragement de la pétanque. A la RATP, les grévistes sont allés jusqu’à mettre du sable sur les quais du métro pour pouvoir jouer.
L’occupation des usines a un fort pouvoir symbolique - au moins. Au moment où ils prennent possession des lieux, les grévistes sont confrontés aux patrons ou directeurs. Les cas de séquestrations sont tout à fait minoritaires. Pour le reste, les grévistes se contentent de faire partir les directeurs, qui le prennent plus ou moins bien. Chez Dassault à Bordeaux, la prise de responsabilité des syndicats sur l’établissement fait l’objet d’une négociation avec la direction pour la mise en œuvre de la sécurité. Mais, selon le témoignage d’un syndicaliste de la CFDT, c’est quand même une « pilule amère » pour les chefs de voir les ouvriers responsables des lieux. Les témoignages sont nombreux de la fierté des travailleurs de cette « propriété collective potentielle ». Peut-être faudrait-il mieux dire fierté des syndicalistes, puisque les travailleurs semblent avoir plus pour souci de rentrer chez eux que d’exercer leur nouveau droit potentiel de propriété.
Chez Somafor-Couthon, à La Courneuve, la direction tente une manœuvre d’intimidation au début de l’occupation, et convoque les travailleurs de chaque établissement séparément. « Les travailleurs refusèrent disant... que la situation était nouvelle et que ce n’était plus à la direction de convoquer les travailleurs, mais bien à eux de convoquer la direction. Nous avions alors conscience de vivre quelque chose de tout à fait révolutionnaire : nous entendions signifier par là que l’usine, en fait, nous appartenait... l’idée et le désir de la propriété collective des biens de production étaient bien réels dans la tête des gars (82). »
A la SNCF de Tarbes, les syndicalistes « se présentent dans les divers établissements de la ville et invitent les chefs d’établissement à leur remettre les installations. Les chefs d’établissements, qui semblent avoir reçu des ordres pour éviter les incidents, se retirent. Seul un chef de dépôt veut résister et se voit imposer un piquet de grève dans son bureau. Au bout d’un moment, il préfère se retirer (83). » Dans un centre de révision d’Air France, le comité de grève intersyndical se déclare, devant la direction congédiée, responsable de l’entreprise. Le directeur est autorisé à venir une heure par jour dans l’entreprise.
II. 2 - Préserver l’outil de travail
La fierté éprouvée à prendre le contrôle des installations trouve son expression dans l’entretien maniaque de l’outil de travail et sa consécration dans les compliments de la direction sur le bon état de l’usine au moment de la reprise du travail. Les syndicats, et surtout la CGT, sont d’une attention de tous les instants. « Le temps n’est plus où l’on brisait les machines. On les soigne au contraire, on les protège là où du moins les travailleurs ont une conscience de classe élevée », explique un communiste (84). Cette attitude explique pour une part au moins la tranquillité des patrons devant les occupations. Comme disait Léon Blum, « l’ouvrier occupe l’usine, certes, mais pendant ce temps l’usine occupe l’ouvrier (85). »
A Renault-Cléon, « le premier souci des occupants est d’assurer la sécurité des hommes et du matériel... Deux mille à trois mille machines ne tournent plus... Le repos provisoire d’une pareille infrastructure fourmille de petits problèmes techniques. Les rondes pointilleuses détectent la moindre fuite d’air, d’eau ou d’huile, ce qui amène une intervention immédiate pour résoudre l’incident, si minime soit-il... ce qui nécessite parfois la présence compétente d’un agent de maîtrise ne participant pas à la grève. Il travaille alors sous l’œil d’un membre du service d’ordre (86). »
La direction de la RATP a notamment pour souci que, à la fin de la grève, le trafic puisse reprendre instantanément. De plus, l’entretien de l’outil sert de pont entre elle et les syndicats. De même chez Dassault-Saint-Cloud, où les syndicats ne font pas d’objection, au contraire, à montrer à la direction l’état des locaux après une semaine d’occupation. La direction profite de cette occasion pour obtenir l’autorisation de venir travailler pour 20 personnes. Et ce syndicaliste chrétien de Dassault-Bordeaux estime que « l’occupation des lieux a donné conscience aux travailleurs de la gravité de leur action en mettant entre leurs mains les moyens de production ; la première réaction a été d’en garantir la sécurité et l’entretien (87). »
L’entretien de l’outil de travail, c’est aussi sa protection contre le vol ou le sabotage. La sécurité du matériel est l’une des explications donnée par la CGT pour tenir les étudiants à l’écart. Trente ans plus tard, un retraité de Rhodiaceta frémit encore : « Quand on a vu que les étudiants commençaient à arriver, on a dit : “Ça y est ! il faut faire attention, il faut vite occuper, autrement il va y avoir du sabotage et on va accuser les travailleurs d’avoir saboté l’usine.” » Un autre dit, plus simplement, qu’on a « occupé la boîte parce qu’on savait très bien que c’était un mouvement général, et on ne voulait pas que l’outil de travail soit touché (88). » Il importait en particulier d’empêcher certains fours de s’éteindre. Leur arrêt aurait signifié un blocage de la production pendant plusieurs semaines après la fin de la grève.
Le respect de l’outil de travail, on l’a vu, n’étouffe pas le travailleur moyen. S’il ne reste pas à l’usine pour faire du stock-car, il la quitte et l’abandonne à son triste sort. Mais pour les syndicats, il n’en va pas de même. Ils sont ou veulent être les interlocuteurs privilégiés des patrons, et ils doivent faire la preuve qu’ils jouent bien sur le même terrain, celui de l’exploitation du travail. Ils pensent dès le départ à la reprise du travail, à sa rapidité, sa discipline. Tout se passera d’autant mieux que l’entretien aura été plus soigneux. Les témoignages sont nombreux du plaisir éprouvé à la reconnaissance patronale. « Quand la grève a été finie, dit le chef du comité de grève de Sandouville, nous avons reçu les félicitations de la direction pour avoir préservé l’outil de travail et rendu une usine propre. » On a vu plus haut que le meneur de Sandouville était quelqu’un de plutôt timoré, mais on est quand même confondu par cette attitude de toutou bon élève.
II. 3 - Rédiger les cahiers de revendications
Il a parfois été dit que les grèves, du moins les premières, sont parties malgré les syndicats et sans revendications, par pure exaspération des ouvriers contre le travail. Ce n’est pas vrai dans le cas de la grève à Sud-Aviation, où les revendications, définies depuis longtemps, étaient très précises. Elles portaient principalement sur la compensation des heures perdues par la réduction du temps de travail en raison de la baisse des commandes. Ici donc, l’exaspération qui amène les travailleurs à séquestrer la direction (ce qui n’est d’ailleurs pas la première action violente) n’a rien à voir avec l’anti-travail, mais avec le refus obstiné de la direction de donner satisfaction à une revendication salariale.
Dans d’autres démarrages de grève, surtout dans les premiers jours du mouvement, il est sans doute vrai que les ouvriers ne réagissent pas à la présentation de revendications précises. Chez Renault-Cléon, chez Hispano-Suiza, la grève part pendant que les syndicats sondent le personnel sur l’opportunité d’une action sur les ordonnances. Les travailleurs se moquent probablement des ordonnances, sur lesquelles les syndicats peinent à mobiliser depuis des mois. Ils se jettent dans la grève en raison du climat général engendré par le mouvement étudiant et sa répression. Là, on est bien en présence d’un départ de grève sans revendications. Les syndicats ne sont d’ailleurs pas long à en présenter. Cela fait partie de leur reprise en main de la grève.
Des revendications, il y en a toujours en cours de discussion, surtout dans les grandes entreprises. Les syndicats ont donc un cahier tout prêt. Parfois il est insuffisant pour calmer les esprits, et les travailleurs poussent à la surenchère. Par exemple chez Hispano-Suiza : là où le leader syndical proclame « 45 heures payées 48 et pré-retraites », les ouvriers en colère répondent « les 40 heures et la retraite à 60 ans ». Cette surenchère ne pose aucun problème aux syndicats. On verra plus loin qu’ils n’en auront pas non plus pour renoncer, le moment venu, à des revendications posées en préalable absolu à la reprise du travail, voire à la négociation. A la SNCF, où les syndicats veulent affirmer leur autorité plus que reprendre en main, c’est un tract unitaire intersyndical qui présente les revendications (droits syndicaux, 40 heures, augmentation de salaire, défense du service public, abrogation des ordonnances).
Il y donc des démarrages de grève pleins de colère et d’exaspération, où les revendications ne sont pas le mobile de l’arrêt de travail. Il y a d’autres grèves sans revendications, mais aussi sans colère. C’est surtout le cas de la deuxième semaine du mouvement, où l’entrée en grève se fait de façon plus ou moins moutonnière. Les syndicats disent d’arrêter et les travailleurs arrêtent. Les revendications sont sans doute annoncées, mais elles ont bien moins d’effet que le poids du mouvement national qui, chaque jour, annonce des centaines de milliers de grévistes supplémentaires. Et s’il n’y a guère de rage dans ces arrêts de travail, c’est peut-être à cause de la fatigue, qui explique aussi l’indifférence aux revendications. « A la fin de la journée, on est complètement vidé. On se sent tellement fatigué. Quand on arrive chez soi, on n’a qu’une envie, se coucher. Et ne rien entendre, ne rien voir. Plus envie de rien faire. Vidé de haut en bas avec une fatigue de plomb qui vous tombe dans les jambes (89). » Ce témoignage de Sandouville contribue sans doute à expliquer la facilité avec laquelle, une fois franchi un certain seuil critique, une fois atteint un certain nombre de grévistes, le mouvement n’a pas eu besoin d’objectifs très spécifiques pour se généraliser. Les travailleurs, épuisés par un temps de travail parmi les plus élevés du monde industrialisé, par des cadences sans cesse augmentées, par des conditions de transport et de logement inadéquates, se sont donnés des vacances, même non payées. Qui les en blâmerait, à part les militants ?
Dans les entreprises où la participation à l’occupation est active et où de multiples débats ont lieu, la rédaction du cahier de revendications fait l’objet de travaux en commissions ou sous-groupes du comité de grève. On a déjà parlé du cas de Rhône-Poulenc-Vitry. La CGT a proposé aux autres syndicats de gérer la grève avec une pyramide de commissions reposant sur 39 comités de base élisant 176 délégués, dont la moitié siègent en permanence, dans un comité central de grève doublé d’un comité exécutif. La participation est massive, et l’une des commissions est responsable de la rédaction du cahier de revendications.
Dans le petit établissement de Puteaux de la Frimatic, il n’y a pas de syndicats. Au début de la deuxième semaine, le 20 mai, une pétition circule entre les 60 salariés avec quelques revendications de base : salaire minimum à 1 000 francs, augmentation uniforme de 150 francs, 40 heures sans baisse de salaire, un comité d’entreprise. Elle ne recueille que 28 voix, mais 38 le lendemain, sans que la grève démarre pour autant.
On peut rassembler les milliers de cahiers de revendications qui ont été rédigés dans une structure type, distinguant les revendications quantitatives et les revendications qualitatives (90).
Revendications économiques et sociales
Augmentations de salaires : augmentations égales ou en % ?
Formes de salaire : refus du salaire au poste Intégration des primes
Réduction du temps de travail : sans baisse de salaire, abaissement de l’âge de la retraite
Conditions de travail
Cadences
Environnement de travail
Droit syndical
reconnaissance de la section d’entreprise, protection des délégués : augmentation des crédits d’heures, autorisations de ventes de timbres, de journaux dans l’entreprise...
Abrogation des ordonnances
Revendications de contrôle
Autogestion, cogestion : association des syndicats aux décisions, contrôle syndical des conditions de travail, des cadences, des comptes.
La distinction entre revendications quantitatives et revendications qualitatives n’est pas une construction théorique. Elle s’est établie sur le terrain dans des polémiques assez vives, notamment entre la CGT et la CFDT. Elle s’est aussi manifestée violemment dans les bagarres de la fin de la grève à Flins et à Sochaux. Les revendications salariales (donc en principe quantitatives) sont plus ou moins satisfaites (on y reviendra), mais pas la revendication qualitative contre la hiérarchie des salaires. Une revendication d’augmentation égale pour tous (plutôt qu’en pourcentage) est de ce point de vue qualitative. Il en va de même pour l’opposition au salaire au poste.
Tôt dans le mouvement (le 16 mai), le bureau confédéral de la CFDT lance l’idée d’autogestion, la reprenant de travaux et congrès antérieurs de sa fédération de la chimie. Certes, elle le fait de façon un peu alambiquée : elle revendique de substituer « à la monarchie industrielle et administrative ... des structures démocratiques à base d’autogestion (91) ». La formule recouvre un ensemble d’idées allant du contrôle des cadences par les syndicats à la cogestion à l’allemande, par exemple en faisant siéger les syndicats au plus haut niveau des holdings. La CFDT vise donc pour la grève des résultats qui la propulsent dans une relation de partenariat avec les patrons où, pense-t-elle, elle ferait mieux que les autres centrales. Il est à noter que la formule d’autogestion figure dans certains cahiers de revendications, comme par exemple à la CSF de Brest où la CFDT (majoritaire dans l’entreprise) demande entre autres la « démocratisation dans l’entreprise dans une perspective d’autogestion » et le contrôle financier de l’établissement et de l’entreprise (92).
On se souvient que le 20 mai, Georges Séguy a sèchement rejeté toute idée d’autogestion. Cependant, la distinction CGT = revendications quantitatives/CFDT = revendications quantitatives et qualitatives n’est qu’une approximation. Dans certains cas, le syndicat suit une ligne qui n’est pas forcément celui de sa confédération. Cela peut tenir à des questions de personnes ou de secteur ou, comme on l’a vu à propos de Rhône-Poulenc, à des rivalités syndicales.
De plus, les revendications quantitatives elles-mêmes ne font pas l’unanimité. Faut-il dé-hiérarchiser les augmentations de salaires ? La CFDT pense généralement que oui, et la CGT que non. C’est le cas chez Thomson par exemple. Mais c’est bien sûr à propos des revendications de contrôle que les deux centrales s’opposent le plus. A vrai dire, la question ne se pose guère dans les usines à bras, dans le secteur que les tenants de la nouvelle classe ouvrière appellent « ouvrier traditionnel ». Généralement, la CGT est largement majoritaire dans ce type d’entreprise et cela se comprend. Les OS, on l’a déjà dit, ne se soucient guère de gérer la grève ou la chaîne (il y a des exceptions – CSF, on y reviendra), et la CGT est donc tout à fait tranquille pour soutenir la thèse que, tant que les usines ne sont pas nationalisées sous le contrôle d’un gouvernement populaire, ce genre de revendication est inutile. La CFDT fait chou blanc dans ses tentatives de propagande pour l’autogestion chez Renault à Billancourt. A Cléon, elle veut créer des comités d’atelier qui contrôleraient les cadences et les promotions. Le comité de grève s’y oppose. Chez Berliet à Vénissieux (Rhône), elle veut déhiérarchiser l’entreprise. La CGT fait barrage à ce type de revendication.
A la Somafor-Couthon, le cahier des revendications est « élaboré avec la participation de l’ensemble des gars », qui mettent en premier les revendications qualitatives de type démocratisation de l’entreprise. Cette entreprise de 300 salariés est un des rares cas où l’on sait que la section syndicale CGT de l’usine – seule centrale représentée pourtant – sera désapprouvée par les bureaucrates de l’Union locale, qui traite les militants de l’entreprise de gauchistes et de révolutionnaires. Les revendications sont présentées de la façon suivante : « priorité à la "démocratisation de l’entreprise" ; augmentation forte des bas salaires, faible des hauts salaires ; réduction du temps de travail ; mensualisation ; échelle mobile ; etc. (93). » Disons tout de suite que la grève obtiendra des résultats exceptionnels, tant au niveau des droits syndicaux qu’à celui des salaires (augmentation uniforme, et non en pourcentage, réduction du temps de travail sans baisse de salaire, paiement de la moitié des heures de grève sans compensation, mensualisation au bout d’un an d’ancienneté, échelle mobile).
Finalement, que veulent les grévistes de Mai-68 ? Un peu tout, comme on vient de le voir, mais pas tous ensemble. Les diverses revendications recouvrent tout l’éventail de l’exploitation capitaliste, mais elles ne sont pas unifiées dans un programme unique, fût-il seulement revendicatif. C’est là le grand regret de François de Massot (94) qui aurait voulu, avec l’OCI, que se forme un comité central national de grève rassemblant toute la classe ouvrière sous un programme finalement politique. Le Groupe de liaison pour l’action des travailleurs (GLAT) forme le même vœu, malgré son antiléninisme strident (voir ci-dessous « II-5 ; sortir ou s’enfermer » et notes 117-119)). Si ce comité ne s’est pas formé, ce n’est pas parce que l’OCI n’y a pas assez travaillé ou que la CGT l’a trop bien saboté, mais parce que la pression de la base ne s’est pas exercée suffisamment, et surtout pas dans ce sens de l’unification. On verra plus loin que les travailleurs qui ont voulu vaincre l’isolement imposé par les conditions syndicales de l’occupation n’ont été qu’une infime minorité. Force est de constater que, si les travailleurs poussent souvent les syndicats plus loin qu’ils ne voudraient au démarrage des grèves, ils s’en remettent à eux dès que la grève avec occupation est votée.
Autrement dit, les revendications de la base ne sont pas si vigoureuses que les grévistes éprouvent le besoin de surveiller et d’activer la combativité des syndicats. Certes, il y aura des frottements au moment de la reprise, quand les grévistes verront la pauvreté de certains résultats de la grève (on y reviendra), mais là aussi, les syndicats imposeront leur point de vue sans difficulté majeure en général – en tout cas rien qui se compare au cas de l’Italie que nous avons évoqué plus haut.
II. 4 - Discuter
« Je crois qu’il ne s’est jamais dit tant de choses que durant ces grèves. Dans les usines, dans les Bourses du travail, dans les défilés, dans les réunions, dans les meetings, c’était la pratique constante du dialogue. On est allés plus loin, car le dialogue conduit automatiquement à l’étude, à la recherche et à la réflexion (95). »
Ce n’est pas que dans les universités que Mai 68 a été l’occasion d’une immense logorrhée. Et c’est bien normal que, quand le travail s’arrête, les séparations imposées par son organisation, son rythme et sa discipline tombent et que les travailleurs éprouvent le plaisir de se parler. Dans les usines où l’occupation a été très active, le débat a été permanent et a couvert tous les sujets possibles et imaginables. L’établissement des revendications, on l’a vu, mais aussi la situation politique, les problèmes de la révolution, la société en général, tout y est passé.
Cependant, la plupart des usines sont quasiment vides d’occupants, et le débat prend alors un tour moins folklorique. Dans la majorité des entreprises, le comité de grève est en fait un comité intersyndical. Que les délégués syndicaux se soient érigés en comité de grève ou qu’ils se soient fait élire, c’est le plus souvent eux qui prennent en charge la grève, et souvent l’occupation elle-même. Les discussions se limitent alors souvent à des assemblées générales périodiques – fréquemment quotidiennes – où les travailleurs écoutent les syndicalistes faire le point de la situation et votent la reconduction de la grève. C’est le cas le plus fréquent dans le secteur ouvrier traditionnel des usines d’OS. Un militant CFDT parle de Billancourt : « Le matin, on ouvrait les portes ; il y avait le meeting traditionnel : on canalisait les gens dans l’île Seguin. On leur faisait le petit speech et puis là-dessus c’était terminé ; il n’y avait pas de discussions, il n’y avait pas de dialogue politique. On laissait ressortir les gens. Alors la vie tournait juste autour des piquets de grève, c’est-à-dire des responsables syndicaux... Il y avait de la musique presque toute la journée. Il y avait des parties de hand-ball ; on jouait à la pétanque, et beaucoup à la belote dans les ateliers et on écoutait les nouvelles, évidemment, puisque la grève grossissait tous les jours (96). »
A l’usine Citroën de Javel, où le noyau des occupants est formé d’une centaine de syndicalistes, le comité de grève convoque des assemblées générales (AG) qui ne sont que des séances d’information se terminant par un vote de poursuite de la grève. Pas de débats, pas de commissions. A vrai dire, il y a dans cette usine un deuxième noyau d’occupants : une cinquantaines de jeunes ouvriers organisés par les maoïstes de l’UJCML. Ils critiquent la CGT mais il n’y a pas de débats entre les deux pôles, qui mènent une occupation séparée.
A Renault-Sandouville, le comité de grève tient deux AG par jour. Le témoin ne nous dit pas ce que sont les « décisions prises démocratiquement » sauf, typiquement, que « nous nous sommes toujours opposés à ce que des gens de l’extérieur viennent haranguer les foules, quels qu’ils soient (97) ». Autant pour le débat ! De même à la Lainière de Roubaix, où le comité de grève s’était autodésigné la veille de la grève, les 100 occupants (sur 5 800 salariés) ont comme « souci constant » d’informer les travailleurs par « des tracts, des affiches, des prises de paroles, des meetings réguliers », selon les mots d’un cédétiste. On est encore ici en présence d’une parole à sens unique.
Chez Dassault Saint-Cloud, il y a des prises de paroles tous les matins. Un dirigeant communiste s’exprime d’abord, puis la CGT, la CGT SNCIM (cadres) et la CFDT, éventuellement la CGC. Il ne semble pas y avoir particulièrement de débat, et il n’y a que quatre fois des votes. Il est vrai que les étudiants ont parfois le droit de venir débattre, à la cantine.
Autre cas de figure du débat démocratique : la non-engueulade. Le cédétiste enthousiaste que nous avons cité ci-dessus raconte que les réunions du comité de grève intersyndical donnait lieu à de durs affrontements entre la CGT et la CFDT, « mais il y a eu à tous moments la volonté ferme d’éviter les affrontements publics (98) ». On ne se dispute pas devant les enfants. Cela se passe dans un établissement SNCF du Midi (1 050 salariés). Et il y a deux AG par jour ! Le dialogue devait donc être surtout fait d’information et de propagande. De même dans un centre de révision d’Air France, où « le comité de grève informe tous les jours le personnel dans une assemblée générale où prennent tour à tour la parole les responsables de chaque organisation ».
Bien sûr, ce dialogue à sens unique n’empêche pas que les travailleurs discutent abondamment entre eux. Ne serait-ce que parce qu’ils en ont le loisir. Mais ce n’est pas la même chose que la conduite d’une grève par un organe de débat permanent doté d’une véritable interactivité. Cela arrive parfois. Il y a des entreprises où l’occupation est faite par la masse des travailleurs, et pas simplement par celle des syndicalistes, où l’organisation de la grève revient à des organes élus, responsables devant une AG, et qui tiennent de véritables débats. Ces entreprises appartiennent le plus souvent au « secteur avancé » de l’économie, celui qui emploie la « nouvelle classe ouvrière » de Serge Mallet. Le sociologue Alain Touraine écrit que « la plupart des entreprises dont les travailleurs se sont avancés loin dans la grève étaient techniquement avancées. C’est là que les ouvriers n’ont pas seulement cessé le travail ou même occupé les locaux comme en juin 36, mais ont affirmé une volonté d’autogestion et se sont donnés des comités autonomes de grève ou des comités de base débordant l’organisation syndicale antérieure (99) ». Et il cite les entreprises ou établissements suivants : Sud-Aviation à Bouguenais ; EDF à Cheviré ; Antar à Donges ; Hispano-Suiza à Colombes ; Thomson à Bagneux ; Rhône-Poulenc à Vitry ; Massey-Ferguson ; Pechiney ; CSF à Brest.
La discussion du rapport entre la situation « techniquement avancée » de ces entreprises et la tendance autogestionnaire de leurs ouvriers déborde du cadre de ce récit. Contentons-nous d’essayer de voir ce qui fait dire à Touraine que les ouvriers sont allés « loin dans la grève » ou ont « évolué vers l’autogestion ». On dispose d’informations sur quelques-unes des entreprises citées. Touraine lui-même n’en donne pas et demande qu’on le croie sur parole.
Sud-Aviation-Bouguenais : il est vrai que les ouvriers sont « allé loin », mais pas dans le sens autogestionnaire, et la grève a été menée de bout en bout par les syndicats. Les ouvriers sont allés loin parce qu’il n’ont pas reculé devant la violence (séquestration du patron), et ils n’ont débordé les syndicats que très momentanément. Dans les onze pages que Le Madec consacre à l’occupation de l’usine, il n’est nulle part question d’autogestion, ni même d’étude de l’autogestion. En revanche, il indique que toute une réunion de l’intersyndicale a été consacrée à la question de savoir si une messe serait organisée dans l’usine le premier dimanche de l’occupation. L’idée vient de la CFDT. La CGT n’est pas contre, mais FO-horaires s’y oppose. ‚a va très loin dans le débat !
EDF-Cheviré : cette centrale électrique de Loire-Atlantique, près de Nantes, produit du courant à partir du gaz de Lacq. Il faut d’abord souligner que, dans l’ensemble de l’EDF, la CGT a veillé à ce que la fourniture de courant soit maintenue pendant toute la grève, fût-ce à un niveau réduit. Comme dit Dansette, « le comité central de grève [de l’EDF] est d’autant plus décidé à affirmer son pouvoir qu’il ne peut remplir l’objet même indiqué par son nom (100) ». Les syndicats opèrent une prise de pouvoir qui consiste à faire tourner les installations au ralenti, sans les ordres de la hiérarchie, mais avec sa collaboration technique quand c’est nécessaire. Selon le témoignage cité par ICO, il n’en va pas différemment à Cheviré, où la CGT a demandé aux travailleurs de « prendre leurs responsabilités » – c’est-à-dire de travailler sous son autorité.
Hispano-Suiza (Colombes) : les jeunes communistes critiques qui sont notre source sur cette entreprise racontent avec amertume comment ils se sont fait piéger, au début de la grève, par les vieux staliniens. Ceux-ci manœuvrent plus habilement et se font tous élire au comité de grève. Au bout d’une semaine, l’appareil CGT contrôle le comité de grève entièrement. Cela dit, l’occupation a été accompagnée de débats. D’une part les cadres et la maîtrise ont tenu plusieurs réunions pour critiquer les dysfonctionnements de la ligne hiérarchique. Cela a abouti à la création d’une section syndicale de la CGC, qui a brièvement été tentée par une ligne gauchiste avant de suivre la ligne corporatiste de la confédération. D’autre part, il y a eu au moins un débat dans l’entreprise, sur le rôle des comités d’action. Certains intervenants veulent leur attribuer un rôle gestionnaire au niveau des ateliers. Mais cela se passe le 30 mai. Le soir, De Gaulle appelle aux élections et tous les appareils répondent présent. Le fait même qu’ils puissent le faire indique suffisamment qu’on n’est pas allé « très loin ».
Rhône-Poulenc-Vitry : on se souvient que, à l’initiative de la CGT, l’occupation se fait ici avec une structure en 39 comités de base, un comité central de grève et un comité exécutif. Durant les deux premières semaines, il y eu un « engouement extraordinaire pour les comités de base... Les travailleurs qui y participèrent ont trouvé cette forme tout à fait naturelle », écrivent les frères Cohn-Bendit (101). Et ils racontent que dans un premier temps « toutes les propositions étaient écoutées, discutées, et les meilleures étaient soumises au vote... Les principaux sujets de discussion portaient sur l’aménagement des structures de l’usine (discussions exploratoires de l’autogestion...), les structures des comités de base. Des discussions en petits comités portèrent sur des sujets politiques (par exemple sur la stratégie du PCF), revendicatifs (établissement du cahier de revendications) ou sur le rôle des syndicats ». Après la Pentecôte, l’occupation devient plus passive, sur le mode belote-pétanque.
CSF-Brest : dans la plupart des textes sur Mai 68, l’établissement de Brest de la CSF est cité en exemple d’un quasi-passage à l’autogestion. « La grève évolua vers l’autogestion », écrit Alain Touraine à propos de la CSF-Brest. On va voir que si, en effet, on a beaucoup débattu dans cette entreprise, l’autogestion, même sous forme de tendance, relève cependant du mythe. Les multiples groupes de travail qui se sont formés au début de l’occupation ont été, selon Vincent Porhel, des groupes de réflexions sur des thèmes comme la connaissance de l’usine, l’histoire du mouvement ouvrier, les problèmes de la sécurité sociale ou ceux des retraites. Le 24 mai, ces groupes prennent le nom de commissions ouvrières pour « en finir avec les structures hiérarchisées du pouvoir dans leur expression actuelle (102) ».
Selon ICO, les commissions ouvrières ont été initialement formées comme des tribunaux pour juger les cadres. Ce n’est pas incompatible avec la version de Porhel, qui indique que les syndicats considéraient que la conflictualité avec l’encadrement crée « un climat de défiance entraînant une baisse de rendement qui, à terme, est une menace pour les emplois ». Très vite, la « tendance autogestionnaire » se révèle donc dans sa vérité : les syndicats veulent cogérer parce qu’ils pensent que les cadres parachutés de Paris ne dirigent pas assez bien pour assurer la pérennité de l’établissement. Durant le conflit, l’autogestion a été une perspective pour les plus politisés des cédétistes, pour les autres le terme recouvrait une revendication de cogestion. Et, pour la plupart, l’information selon laquelle la CSF de Brest était en autogestion était une surprise. Car le mythe s’est constitué à partir d’une information publiée par Le Monde du 30 mai 1968, puis amplifiée et confirmée par différents intervenants, mais jamais ceux de Brest. Au point que des étudiants sont venus, pendant la grève, demander des talkie-walkies aux grévistes autogestionnaires et que l’économiste trotskyste Ernest Mandel a officialisé l’autogestion brestoise en écrivant dans la revue américaine New Left Review que les ouvriers produisirent des talkies-walkies pour faciliter la défense des lieux (103).
CEN-Saclay : Touraine aurait pu ajouter le cas du CEA, une autre base de cette nouvelle classe ouvrière de Mallet et consorts. « Au Centre d’études nucléaires [CEN] de Saclay [un des établissements du CEA], on ne parle pas d’autogestion, on la pratique », écrit Jacques Pesquet (104). Voyons de plus près :
« On prend un camion, de l’argent, de l’essence et l’on va chercher dans les coopératives agricoles les poulets et les pommes de terre nécessaires » pour nourrir les immigrés d’un bidonville voisin.
« Les hôpitaux ont besoin de radioéléments : le travail reprend là où l’on produit les radioéléments. »
« Ce qu’il faut, c’est de l’essence. Le piquet de grève de la Finac, à Nanterre, en envoie 30 000 litres. »
« Lorsque les étudiants auront des blessés, les stocks locaux seront mis à contribution : gants, bouteille d’oxygène, blouses, alcool, bicarbonate, le tout livré au mini-hôpital de la Sorbonne (105). »
Et c’est tout ! A la place d’autogestion, il aurait fallu écrire grève active, solidarité en acte, mais il n’y a pas eu la moindre pratique autogestionnaire pendant la grève à Saclay. Il est vrai que le personnel du CEN a revendiqué l’autogestion. Il l’a même plus ou moins obtenue, sous la forme de conseils d’unité élus, censés prendre en charge les services. Mais à la mi-juillet, les « soviets » de Saclay se battaient déjà dans un combat sans espoir contre la bureaucratisation interne et les intrigues des mandarins.
Que peut-on conclure de ces quelques éléments ? Que la grève est en effet nettement plus participative dans certaines entreprises. Les occupants, nombreux et vocaux, ne sont cependant pas des autogestionnaires acharnés. C’est l’idéologie post-soixante-huitarde qui les a campés dans un rôle qu’ils n’ont, dans le meilleur des cas, tenu qu’en parole.
Il y a aussi le cas des entreprises « avancées » de Claude Durand (106). Il souligne deux éléments : d’une part la prise de parole est la plus interactive dans les entreprises avancées (par opposition au secteur ouvrier traditionnel des chaînes de montage) ; d’autre part la prise de parole, la structure de l’occupation en AG et commissions de travail est surtout le fait des cadres et techniciens, même dans le secteur traditionnel. A Flins et à Cléon (Renault), il n’y a pas de commissions de travail. Chez Berliet, à Vénissieux, il n’y en a que dans le département de la recherche. Il pense trouver une exception chez Peugeot à Sochaux, où le meeting quotidien se transforme peu à peu en AG. Mais ce n’en est pas une. Nicolas Hatzfeld rapporte que l’allure d’AG vient de ce que quelques gauchistes perturbent la messe syndicale quotidienne qui, de toute façon, ne réunit qu’une centaine de personnes (sur 25 000 salariés). Il signale également, et cela aussi va à l’encontre de la classification de Durand, le projet de quelques cadres CFDT de Sochaux de remettre seuls l’usine en marche (107).
II. 5 - Sortir ou s’enfermer ?
Dans ce qui précède, nous avons vu un double mouvement de poussée et de freinage. D’une part nous avons vu des ouvriers, surtout des jeunes, profiter de l’initiative étudiante pour rompre avec le quotidien du boulot, aller peut-être dans les facs, se montrer indisciplinés au parti et au patron sur les lieux de travail et bousculer les chefs syndicalistes. Ces derniers, d’autre part, ont bien perçu la force de la grève. Il faut bien avouer qu’ils n’ont pas eu de peine à en prendre la tête pour pousser le mouvement sur la voie de garage de la séparation et de l’isolement. Tous les commentaires insistent sur la séparation imposée entre ouvriers et étudiants. Mais c’est en fait surtout la séparation entre travailleurs qui est importante, et qui assoit la force des syndicats.
Les occupations d’usines, qu’elles soient bavardes ou muettes, font penser à un processus d’auto-enfermement. Dès que le mouvement a atteint un certain degré de généralisation, la crainte du lock-out perd sa raison d’être. Et l’occupation de l’usine, qui n’était au départ qu’un moyen ad hoc imposé aux syndicats pour lutter contre un patron dans des circonstances bien précises, devient bientôt la proposition syndicale de base : « Les ouvriers dans leurs usines, les étudiants dans les facs ! », tel est le mot d’ordre de la CGT. Certes, il y a des mouvements d’une usine en grève vers une autre qui ne l’est pas encore. Quand, dans une ville, la grosse usine locale entre en grève, les ouvriers vont voir les entreprises plus petites pour les pousser à s’arrêter aussi. Mais la « solidarité » ne va pas au-delà de ce geste qui, dès la fin de la première semaine, correspond à la tactique des syndicats de pousser à la généralisation de la grève en en prenant la tête. Et lorsque la grève est installée, la CGT s’active systématiquement pour faire tomber un rideau de fer autour de chaque usine occupée. On a déjà vu des exemples des efforts de la CGT pour empêcher les contacts entre étudiants et ouvriers. Citons encore le cas de Somafor-Couthon, où certains grévistes veulent rencontrer des étudiants et sont confrontés à l’interdiction formelle de la part de militants communistes. Ils la contourneront néanmoins et formeront un comité d’action avec des étudiants et des professeurs de la Sorbonne. Mais le barrage de la CGT et du PC s’applique aussi aux usines entre elles. Massot cite le cas de Renault-Billancourt, où les grévistes de Renault-Flins sont interdits d’entrée jusqu’au 6 juin sous prétexte qu’ils n’appartiennent pas à l’entreprise ! (108).
Toujours à Billancourt : le cégétiste Tomasi reçoit le délégué d’un comité de solidarité suédois qui lui apporte des sous. Il lui déclare que la grève est une affaire française qui ne regarde pas les autres pays. Tomasi pense que les ouvriers français sont évolués et qu’ils ont donc assez de fonds. Pour les immigrés, évidemment, ils ont plus de difficultés, mais on ne peut pas les contacter en ce moment, à cause de la grève (109).
Pas seulement les immigrés, mais la majorité des salariés n’occupent pas les usines ou les bureaux, et se contente d’y venir périodiquement. Là aussi, on vient de le voir, l’isolement et la séparation garantissent le pouvoir des syndicats. Une grande masse des grévistes restent tranquillement à la maison, ne se mobilisant que pour une manifestation éventuelle. Les ouvriers dans les usines, les étudiants dans les facs et le plus grand nombre dans sa niche. L’occupation des usines sert très bien la tactique de diviser pour régner - qui sera aussi très efficace au moment de la reprise.
Dans l’ensemble du mouvement, cette tendance a largement gagné. Pour autant, des efforts ont été faits, chez les étudiants et chez les ouvriers, pour percer le rideau de fer cégétiste. Ces efforts, quand ils ont abouti, ont le plus souvent reçu l’aide de la CFDT.
Le 13 mai se forme à Censier un comité d’action travailleurs-étudiants (CATE). Il ne compte initialement que dix membres, dont cinq travailleurs. Il grossira rapidement dès ses premiers jours d’existence. D’une part il offre un débouché militant à des étudiants que rebutent aussi bien la réforme de l’université proposée par l’Unef que la reformation du grand parti des travailleurs proposé par les différents courants gauchistes. D’autre part, il reçoit l’appui de travailleurs qui « viennent voir » et cherchent de l’aide. On en a déjà vu plusieurs exemples (110).
Le 15 mai, les membres du CATE de Censier apprennent avec le plus grand intérêt que Cléon est entré en grève. Le 16 à l’aube, ils distribuent des tracts aux portes de l’usine de Billancourt. A cette heure, écrit Jacques Baynac, « les dirigeants cégétistes sont encore au lit (111) » et les contacts s’établissent facilement, au point qu’un rendez-vous est fixé pour plus tard dans la journée sur la place Nationale (à Boulogne, devant la sortie des usines Renault-Billancourt). A 13 heures, un meeting a lieu, organisé par les syndicats, mais où se trouvent de nombreux ouvriers gauchistes et des militants du CATE. A la fin du meeting (houleux), des discussions s’esquissent entre ouvriers et étudiants, entre gauchistes et syndicalistes, mais la CGT reste maîtresse du terrain. C’est ce qu’on voit le soir même quand un cortège d’étudiants menés par l’UJCML arrive vers 23 heures. Il y a une banderole fleurant bon sa révolution culturelle et annonçant que « les ouvriers prendront des mains fragiles des étudiants le drapeau de la lutte contre le régime impopulaire ». D’après Hamon et Rotman, la phrase est de Staline ! Mais l’usine est hermétiquement fermée, et le cortège doit se contenter de faire le tour des bâtiments en chantant L’Internationale. Les syndicalistes de l’usine remercient au porte-voix et expliquent qu’il est impossible d’ouvrir les portes car la direction prendrait prétexte de cette présence étrangère pour appeler la police. Les étudiants rentrent à la Sorbonne.
Le lendemain, 16 mai, un nouveau cortège s’organise en direction de Renault-Billancourt. Il est conduit cette fois par Geismar (SNESup) et Sauvageot (Unef). Il y a aussi Krivine et la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire). Le cortège a été annoncé assez tôt dans la journée pour que la CGT ait le temps de publier un communiqué déconseillant « vivement aux initiateurs de cette marche de maintenir leur initiative (112) ». Dans un tract distribué ce jour-là, la CGT se refuse « à toute ingérence étrangère ». Elle fait aussi mettre des affiches aux abords de l’usine. Les ouvriers sont mis en garde contre les ceux qui veulent « souiller la classe ouvrière » par leur « sale besogne » et qui « touchent une grosse récompense pour leur loyaux services rendus au patronat » (113). Malgré ou à cause de ce violent tir de barrage, il y a des ouvriers pour attendre le cortège à l’extérieur de l’usine. Un délégué CFDT s’indigne avec Krivine du tract de la CGT. Il y a des discussions autour de quelques bières-sandwichs. Mais pour l’essentiel, le cortège de l’Unef-SNESup reçoit le même accueil que celui de la veille : portes fermées, remerciements au mégaphone. Quelques conversations s’amorcent par dessus les murs ou à travers les grilles. Rien qui ne menace la domination de la CGT sur cette occupation particulièrement calme et disciplinée. Il est évident qu’il y a, à l’intérieur de l’usine, des gens qui sont pour l’ouverture sur l’extérieur. Il a fallu dès le départ les mettre en minorité et – à Billancourt en tout cas – cela n’a pas été très difficile.
Ensuite, dans la durée de la grève, ce sera une politique constante de la CGT de s’opposer à l’ouverture des usines occupées. Dans les endroits où la CFDT est capable de contrebalancer l’influence de la CGT, il y a des discussions, des soirées débats avec des membres extérieurs au personnel. Mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Chez Dassault-Saint-Cloud, on est en présence d’une exception, car le PC et la CGT contrôlent parfaitement l’occupation mais se montrent accueillant pour les militants du CATE de Censier. Et Ronan Capitaine signale que les étudiants sont admis à débattre à la cantine de l’usine (114).
Cette exception à l’attitude habituelle de la CGT est du même type que celle qu’on a déjà enregistrée chez Rhône-Poulenc à Vitry. Mais le libéralisme de la CGT dans cette dernière entreprise ne durera pas jusqu’à la fin de la grève. Le 28 mai, des travailleurs de Rhône-Poulenc se présentent à Censier pour obtenir de l’aide et s’opposer à une reprise en main bureaucratique par la CGT. La hiérarchie syndicale de la fédération de la chimie CGT est venue de l’extérieur pour remettre de l’ordre chez les cégétistes de base. Le comité de grève laisse finalement entrer deux militants du Groupe de liaison pour l’action des travailleurs (GLAT) à l’AG du jour, mais à condition qu’ils ne parlent pas ! Ils parleront finalement, car les ouvriers présents, cégétistes de base pour la plupart posent des questions auxquelles les bureaucrates de la tribune ne veulent ou ne peuvent pas répondre : ils donnent la parole aux militants de Censier !
On voit donc que, tandis que les étudiants tentent en vain d’entrer dans les usines occupées, des ouvriers quittent les usines et se rendent dans les facs, souvent à titre individuel, pour voir s’il est possible d’obtenir de l’aide pour échapper au carcan de la dignité de l’ouvrier occupant. Pour ce qui est de la région parisienne, ces individus arrivent notamment à Censier, où le témoignage de Baynac est précieux. Mais aussi dans les autres facs. A la Sorbonne, René Viénet signale que des ouvriers des NMPP (Messageries de la presse parisienne) viennent à l’aube du 17 mai pour demander des renforts dans leurs piquets de grève. Il y aussi des ouvriers de Renault qui arrivent pour établir le contact que les syndicats ont empêché la veille (115).
Le 22 mai, trois travailleurs de la RATP arrivent à Censier pour demander de l’aide dans la formation d’un comité d’action (116). Le 23, ce CA est formé et commence à rechercher des contacts dans la RATP au moyen de la diffusion de tracts qui sont en général saisis et détruits par la CGT au moment de la distribution. On trouvera en annexe le témoignage de ces militants dont l’activité est à peine parvenue à freiner la reprise du travail décidée par les syndicats. De fil en aiguille, Censier devient le point de ralliement de plusieurs CA travailleurs-étudiants. Baynac indique que dans les premiers jours de juin, la nébuleuse des CA de Censier regroupaient les organismes suivants :
comité inter-entreprises : Rhône-Poulenc ; Sud-Aviation ; Nord-Aviation ; Thomson Houston ; CSF ; Schlumberger ; PTT ;
comités d’action travailleurs-étudiants : RATP ; Simca ; BTP ; Citroën ; NMPP ; Renault ; Saint-Ouen ; province ;
CA de coordination ;
CA liaison ville-campagne ;
CA écrivains-étudiants ;
Le comité inter-entreprises (CI) a été fondé par le GLAT après la mauvaise réception de son rapport d’orientation à l’AG de Censier du 21 mai. Peu triomphaliste, ce rapport conclut qu’il est « malheureusement probable que la grève va stagner et pourrir [mais] qu’il est fort possible que des remous se produisent lorsque les dirigeants syndicaux voudront faire reprendre le travail et qu’une partie plus ou moins importante des grévistes poursuive alors la grève en la durcissant. Le fait que la partie ne soit pas jouée exige notre intervention (117) ». Après cette tentative de faire valoir son point de vue, le GLAT va former le CI pour populariser le modèle d’occupation de Rhône-Poulenc Vitry (118). Il y a dans cette usine un CA, qui a été fondé par des techniciens et responsables CFDT et qui est venu présenter le modèle d’occupation de l’entreprise à l’AG de Censier du 20 mai.
L’ensemble des CA de Censier se détache d’une tentative de regroupement général des CA de la région parisienne. Par comité d’action, il faut comprendre toute organisation de travailleurs et/ou d’étudiants qui n’appartient à aucune des grandes centrales syndicales ni aucun des principaux partis. C’est, en principe, un organisme de base qui vise à regrouper les militants, indépendamment de leurs idées politiques, pour une action déterminée. En réalité, le terme recouvre souvent le véhicule « basiste » de groupuscules léninistes, et c’est pour se séparer d’eux que le CA de Censier récuse le regroupement général proposé.
La sensibilité ultra-gauche des CA de Censier les rend en effet incompatibles avec l’hystérie maoïste qui, fin mai-début juin, cherche un débouché dans les CA de quartier, principalement. Cependant, comme on l’a vu par exemple dans le cas de Citroën et de Rhône-Poulenc, les CA de Censier ne peuvent faire plus que les autres : jouer le rôle de la mouche du coche autour de la « grande force tranquille » de la CGT. Que leurs membres soient travailleurs ou étudiants, les CA n’ont jamais la possibilité de participer directement et de plein droit à l’occupation des usines. Leur but est de faire passer de la grève passive à la grève active, mais ils ne peuvent tendre vers ce but que par la propagande et quelques rares actions remarquables, comme la mise en place éphémère de réseaux de distributions de produits alimentaires rapportés de la campagne. Les CA s’efforcent aussi de mettre en rapport les travailleurs de différents établissements d’une même entreprise. L’occupation syndicale laisse pour l’essentiel les occupants dans l’ignorance de ce qui se passe ailleurs. Aux AG tenues comme des grand-messes, les bureaucrates ne disent que ce qu’ils veulent bien dire, et l’isolement dans lequel ils tiennent les travailleurs leur permet de mentir effrontément. Ce sera patent au moment de la reprise du travail.
Très tôt dans le mouvement (119), le GLAT lance un appel à la formation d’un comité général de grève dont voici la fin :
« - Ce sont les grévistes eux-mêmes qui doivent prendre les décisions ; mais pour cela il leur faut une organisation qui leur soit propre.
Cette organisation, c’est la réunion de tous les grévistes, syndiqués ou non, en assemblée générale permanente. L’assemblée peut choisir en son sein des délégués, mais seulement pour exécuter une tâche précise : organiser les piquets, assurer le ravitaillement, préparer des manifestations.
De telles organisations doivent et peuvent se constituer à l’échelon de l’entreprise. Mais comme le mouvement a une ampleur générale, c’est sur le plan national que les décisions concernant la façon de mener la grève doivent être prises. Les assemblées d’usine devront donc élire des délégués qui se réuniront sur le plan régional ou par branche professionnelle, et pourront eux-mêmes élire des délégués à un comité général de grève.
Seul un tel comité de grève central composé de syndicalistes et de non-syndiqués élus avec un mandat précis pourra diriger la grève dans l’intérêt des grévistes.
Groupe de liaison pour l’action des travailleurs. Permanence / Comité ouvriers-étudiants SORBONNE. »
De façon analogue, les trotskystes de l’OCI militent pour la formation d’un comité national de grève, et les travailleurs de la FNAC appellent le 24 mai, en AG, à la formation « de larges délégations élues par tous les grévistes de chaque entreprise [qui] doivent se rencontrer en assemblées générales de travailleurs et d’étudiants pour discuter de l’avenir du pays (120) ».
Toutes ces tentatives trouveront leur moment de vérité lorsque les CA essaieront de s’opposer au mouvement de reprise du travail, notamment en tentant de faire savoir la réalité du mouvement de résistance à la reprise du travail. Et cette vérité, c’est que l’organisation nationale de la grève, la coordination des branches et des régions, existent bel et bien, mais dans l’organisation des bureaucraties syndicales. La tentative d’en annuler l’influence par d’autres organisations du même type mais moins bureaucratiques n’a pas pu aller très loin, comme cela a été le cas en Italie par exemple.
Suite :
III. 1 - Les négociations
III. 2 - Le protocole d’accord
III. 3 - Le rejet du protocole d’accord
IV. Le démontage de la grève. - Epilogue.
IV. 1 - Jusqu’à la Pentecôte : la grève continue
IV. 2 - Après la Pentecôte : difficile reprise du travail
IV. 3 - Renault-Flins
IV. 4 - Peugeot-Sochaux
IV. 5 - Reprise des derniers métallurgistes
Epilogue
Deuxième partie.
Les grèves de mai-juin 68, éléments d’analyse
I - La fin du plein emploi et la stagnation du pouvoir d’achat
II - Les limites du travail à la chaîne
III - Conditions d’une grève générale non-insurrectionnelle
Annexes
I - Le début du « Mai rampant » en Italie
II - Le comité d’action RATP
III - Rapport d’orientation présenté à l’AG de Censier
IV - Le comité de liaison interentreprises. Bilan
Les grèves en Mai 68. Bibliographie
Mai 68 dans Echanges
ICO, puis Echanges, ont publié plusieurs textes sur Mai-68, qui donnent un aperçu assez complet du déroulement et de ce que nous pensons de ces événements devenus mythiques :
La Grève généralisée en France, mai-juin 1968 (analyses et témoignages), supplément à ICO n° 72, juin-juillet 1968. Réédition Spartacus, mai 2007, avec une préface inédite d’Henri Simon (10 €).
Bilan d’une adhésion au PCF, témoignage d’un militant de province en mai-juin 1968, ICO.
Un témoignage sur la grande manifestation du 13 mai 1968
Sur demande aupès d’Echanges (echanges.mouvement@laposte.net) : photocopie d’articles parus dans ICO de l’époque (et non dans le supplément La Grève généralisée), rédigés par des participants d’ICO sur ce qui s’était passé dans leur entreprise en mai-juin 1968.
Et, sur les militants maos de l’après-1968 : Tentative de bilan du Comité de lutte Renault, de Baruch Zorobabel, ICO, 1972.