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Les grèves en France en Mai 68.

Annexes

vendredi 30 avril 2004

1. Le début du "Mai rampant" en Italie. - 2. Le comité d’action RATP. - 3. Rapport d’orientation présenté à l’AG de Censier le 21 mai 1968. - Le comité de liaison interentreprises : bilan d’une expérience

Ce texte est extrait de la brochure : Mai 68, les grèves en France

Annexe 1

LE DEBUT DU " MAI RAMPANT " EN ITALIE

Pour donner un point de comparaison sur la façon dont, dans l’ensemble, les syndicats français ont gardé un bon contrôle du mouvement en Mai 68, examinons le cas de l’Italie. On ne va pas faire ici l’histoire des deux années mouvementées de 1968 et 1969, mais signaler certains éléments du début de l’année 1968 qui ont pu attirer l’attention des syndicats français et influencer leur attitude pendant le mouvement.

Les leaders syndicalistes français suivaient-ils l’actualité italienne ? Si oui, ils ont vu ce qu’il en coûte de trop perdre de vue les préoccupations de la base. En février 1968, les syndicats italiens signent un renouvellement des contrats collectifs avec Pirelli. Ils le présentent victorieusement aux travailleurs, qui ne sont pas satisfaits du tout. L’accord obtient bien un rattrapage des salaires, qui traînaient depuis 1964, mais il ne traite pas d’autres questions qui se révèleront d’une importance cruciale dans le rapport entre patronat et travailleurs au cours des deux années suivantes. Deux points soulèvent des protestations très vives de la part des ouvriers. D’une part l’accord ne prévoit pas de réduire le rôle des primes de production, dont les ouvriers voudraient qu’elles deviennent fixes. D’autre part, les ouvriers sont furieux de ne pas avoir été consultés avant la signature de l’accord. Dès le jour de la signature de l’accord, une tract circule signé par " un groupe d’ouvriers " de l’usine de la Bicocca : " Nous demandons un rapport démocratique entre syndicat et travailleurs de manière à ce que ce soit ces derniers qui puissent décider des revendications et de tout le déroulement de la négociation, à travers aussi des instruments de démocratie de base telles que les assemblées ouvertes à tous les travailleurs (189) ".

C’est à partir de là que va se former dans les semaines qui suivent le comité unitaire de base (CUB). Grisoni et Portelli (190) résument ainsi les revendications formulées ce printemps par le CUB de la Bicocca :

1. augmentation des salaires et des primes de production ; 2. réévaluation du travail aux pièces ; 3. passage de tous les ouvriers dans la catégorie supérieure ; 4. blocage des cadences à un rythme déterminé par les travailleurs ; 5. abolition des nuisances et contrôle par les travailleurs ; 6. réduction du temps de travail.

Un autre exemple du manque de sensibilité des syndicats est signalé à Valdagno en avril 1968. En effet, après la signature d’un accord avec le patron de Marzotto (textile), les ouvriers ne sont pas contents et se battent pendant une journée avec la police.

De nombreux CUB vont se former, et ils ne laisseront aucun répit aux syndicats, à qui il faudra deux ans pour s’adapter et récupérer la militance des CUB au service de leurs propres organisations. Mais dans l’immédiat, on assiste à une remise en cause profonde des syndicats et de leur mode de fonctionnement. C’est précisément cela qui ne se passe que de façon très marginale en France. Il est vrai que les syndicats sont mieux implantés dans les entreprises qu’en Italie, où l’anti-syndicalisme primaire des patrons fait le lit des CUB.

Ce n’est qu’en 1969-1970 que les syndicats finissent par remporter deux victoires qui assoiront à nouveau leur crédibilité. Il s’agit de l’accord de la métallurgie (décembre 1969) - qui sera élargi à plusieurs branches - et du statut des travailleurs (mai 1970). Le premier comporte des augmentations de salaires, une baisse du temps de travail, la réduction du nombre de catégories salariales et l’apparition d’un droit syndical dans l’entreprise. Le deuxième est une loi qui reconnaît et renforce le pouvoir des syndicats, tant face aux patrons arriérés que face aux groupes contestataires. Cette loi comporte notamment un article 18 qui protège les travailleurs contre les licenciements abusifs, et que le gouvernement Berlusconi de 2002 tente de faire sauter maintenant.


Annexe 2

LE COMITE D’ACTION RATP

Le 22 mai, trois travailleurs de la RATP se présentent à Censier. Ils recherchent des étudiants pour former un comité d’action (CA). L’un d’entre eux a " fait " les barricades avec les étudiants (c’est un jeune) mais tous trois sont poussés par le désir de " faire quelque chose ", ce qui leur paraît impossible à l’intérieur des organisations syndicales de la " Retape " (tous trois sont " dûment " syndiqués).

Dès le lendemain, le comité est constitué. Les problèmes sont nombreux, du fait que les 36 000 travailleurs sont extrêmement divisés géographiquement : 22 dépôts d’autobus, 17 ateliers, 14 têtes de lignes de métro, sans compter les sous-stations. On décide de commencer par rédiger un tract (qui sera distribué le 24 mai par les étudiants) appelant les camarades désireux de travailler dans un CA à se rassembler. Ce tract est modéré : on n’y aborde pas le problème des syndicats.

Des travailleurs de divers dépôts et lignes viendront nous rejoindre au cours de la semaine suivante (Balard, Ligne de Sceaux, Nation 2 et 6, Lebrun). Les camarades sont pour la plupart venus d’eux-mêmes, n’ayant jamais entendu parler de notre tract (saisi en général par les responsables CGT à chaque distribution, on devine facilement le sort qui lui était réservé).

Les principales discussions, qu’un souci " tactiqueÈ très discutable nous retiendra d’exposer dans nos tracts, portent sur les problèmes suivants :

- Comment forcer le barrage que les syndicats opposent à la communication (entre travailleurs et étudiants, etc.) selon le vieil adage " diviser pour régner ".

- Comment mettre en lumière la vraie nature de la grève que les syndicats, spécialistes du marchandage de la force de travail du prolétariat, veulent à tout prix maintenir dans des limites revendicatives.

- Comment organiser la solidarité avec les grévistes sur un autre mode que celui de la charité ou du " geste spectaculaire ".

- Analyse dénonciatrice du rôle des syndicats, que leur mode d’organisation HIERARCHISEE condamne à n’être que des instruments du pouvoir.

- Comment le prolétariat doit-il s’organiser pour prendre en main son destin sans déléguer à quiconque ses pouvoirs (cf. les comités de base de Rhône-Poulenc) ?

Au cours de la semaine, nos actions resteront bien en deçà des thèmes de discussion parce qu’il nous faudra avant tout chercher, longtemps sans succès, à multiplier les contacts. Ce dont la vocation était de se transformer rapidement en comité de liaison restera un comité d’action d’une trentaine de membres, fonctionnant en circuit fermé.

Les travailleurs prennent la relève de la distribution des tracts éviter les heurts qui se multiplient entre étudiants et délégués soucieux d’éviter " toute provocation ". Pour les mêmes raisons discutables nos tracts resteront eux aussi en deçà des thèmes de discussions, ils portent sur :

- Information : il existe un CA RATP.

- La tentative de faire jaunir les jaunes en ironisant sur la " liberté du travail ".

- Le refus des revendications dérisoires et le rappel des revendications minimales (qualitatives, et non quantitatives). Les accords de Grenelle, l’annonce de votes prochains dans les dépôts, la diminution numérique des piquets de grève laissant présager une reprise immédiate vont accélérer notre action. Le 4 juin, distribution d’un tract appelant à la poursuite de la grève, rédigé à l’initiative des travailleurs des terminus Nation 2 et 6 (191).

Devant les dépôts, les chiens de garde syndicaux redoublent de vigilance : en leur absence, les contacts sont nombreux, fructueux et fraternels, dès qu’ils sont là les choses se gâtent : au dépôt Hainaut, ils accusent deux camarades de la ligne de Sceaux (dont l’un compte douze ans de service) d’être des agents provocateurs n’ayant jamais appartenu à la RATP et les font foutre à la porte par les travailleurs qu’ils ont trompés. (Détail savoureux : ces camarades sont, ou plutôt ETAIENT syndiqués à la CGT.)

Le lendemain, une cinquantaine de travailleurs se présente à la Bourse du travail, 15 rue Charlot, pour se renseigner sur les résultats du vote du réseau et la réunion intersyndicale qui venait de s’y tenir. On leur interdit l’entrée à coups de poing (la CGT n’a pas lésiné sur les calomnies, d’ailleurs contradictoires, pour tenter de justifier l’action des " travailleurs manuels " qui gardaient les portes : nous étions payés par les Américains, par la police, par le gouvernement, par la CFDT, etc.). On rédige aussitôt plusieurs tracts qui seront distribués le soir même :

Le premier dénonce l’accueil réservé aux travailleurs par la CGT et ses gros bras, les manœuvres d’influence des votes et le truquage des résultats quand l’influence était insuffisante, l’utilisation malhonnête du monopole de fait des moyens de communication entre travailleurs grâce à laquelle les syndicats s’apprêtaient à faire reprendre le travail contre la volonté de l’ensemble des travailleurs.

Les autres, signés par ceux qui étaient décidés à continuer la grève malgré les menaces de la CGT (qui avait annoncé qu’à partir du lundi 6 juin (192) à 8 heures, elle ne couvrait plus les grévistes) appelaient les camarades à prendre dans chaque terminus et dépôts des décisions semblables.

Le jeudi 6 juin, malgré l’ORDRE des syndicats, la grève continue dans divers attachements. Dès que le fait est connu, les syndicats délèguent leurs " huiles " pour mettre bon ordre à cette situation intolérable. Malgré le titre historique de L’Humanigaro du 6 (Reprise victorieuse dans l’unité !), on apprend bientôt que la reprise a été laborieuse à Gonnesse, Ivry, Lilas, Croix-Nivert, Clichy, Montrouge, Lebrun, Nation 2 et 6, etc. Les tentatives de redébrayage se sont multipliées, un peu partout les travailleurs se sont regroupés en vue d’une action.

C’est ainsi que le vendredi 7 juin, une cinquantaine de camarades du dépôt Croix-Nivert se réunissent (dans un bistrot, malgré l’invitation d’un camarade de Lebrun à se rendre à Censier, car, influencés par leurs délégués, beaucoup répugnent encore à contacter ouvertement les " gauchistes et les provocateurs étudiants "). Devant la violence des questions et des réponses de " leur " base, deux délégués CGT venus défendre les positions merdeusement (la suite l’a prouvé) électoralistes de leur syndicat, décident, quand leur position est devenue intenable, de se retirer sous prétexte qu’on fait de l’antisyndicalisme (attitude du curé vertueux qui, devant un blasphème, se bouche les oreilles : " Je préfère ne pas entendre ça "). On est libre alors de se transporter à Censier. Résultat de la discussion : convocation par tract d’une assemblée générale des travailleurs de la RATP pour le lendemain.

Le tract est distribué pendant toute la matinée du samedi 8. L’assemblée se réunit ; les travailleurs du dépôt des Lilas annoncent qu’ils viennent de se mettre en comité ouvrier (ou comité de base, ou conseil ouvrier, ou soviet, ou conseil des travailleurs, etc.). On constate que partout le processus a été le même : quand les grévistes n’ont pas voté la reprise à contre-cœur sous la pression syndicale, les délégués, truquant les résultats globaux, ont donné l’ORDRE de reprendre le travail au nom de l’" unité de la classe ouvrière dans la lutte " (un exemple : Lebrun s’est prononcé à 80 p. cent pour la poursuite de la grève, mais un curieux lapsus fait annoncer par la CGT , dans les autres dépôts, que Lebrun est à 80 p. cent POUR LA REPRISE). Dans ces conditions une relance de la grève paraît possible, mais nous ne sommes pas assez nombreux ; on rédige donc un nouveau tract, appelant à une nouvelle assemblée générale pour le lundi 10 juin.

Lundi 10 juin : succès presque complet, 11 dépôts, 9 lignes et 1 atelier sont représentés. Chacun raconte le déroulement de la grève sur sa ligne ou dans son dépôt : les faits sont décidément les mêmes partout : c’est le manque de liaison entre les travailleurs qui a permis de tromper les grévistes et de les mettre en échec. On décide de former un comité de liaison groupant deux camarades de chaque attachement. Au cours des débats visant à l’organisation des travailleurs en CA débouchant sur la formation de comités de base et pendant que les camarades du comité de liaison s’étaient retirés dans une autre salle pour rédiger un tract appelant à cette forme d’action, une autre tendance se manifesta : un certains nombres de camarades, en majorité des jeunes, se déclaraient fatigués des " palabres " et réclamèrent une action immédiate, reprise ponctuelle de la grève dans certains dépôts par les plus décidés qui devaient réussir sans peine à entraîner tous les travailleurs. Cette tendance, qui n’était pourtant pas incompatible avec l’autre, finit cependant par l’emporter dans une certaine confusion qu’on peut rendre responsable d’un double échec.

D’une part les tentatives d’organisation, fondées sur le constat du rôle des syndicats, furent laissées au second plan alors qu’elles auraient été positives, d’autre part, la reprise ponctuelle de la grève ne put avoir lieu car, prises dans l’enthousiasme d’une assemblée de 400 ou 500 personnes, bien des résolutions ne résistèrent pas à l’épreuve de la réalité.


Annexe 3

RAPPORT D’ORIENTATION PRESENTE A L’AG DE CENSIER le 21 MAI 1968

(194)

(...) Devant la généralisation de la lutte, la classe dominante peut mener deux politiques : la première est celle de la répression directe (reprise des entreprises occupées par les forces de répression et réquisition des grévistes). En fait, cette voie ne semble pas praticable : l’appareil d’Etat présente des signes de décomposition qui accentuent son incapacité à faire face en même temps à un mouvement aussi vaste.

La seconde politique, et qui a plus de chance de succès, consiste à négocier avec les directions politiques et surtout syndicales, les seules puissances de fait, pour qu’elles fassent évacuer les usines et terminer la grève. Pour arriver à cette fin, la bourgeoisie devra faire des concessions qui modifieront plus ou moins la structure du capitalisme actuel. Une partie de ces concessions sera faite à la bureaucratie syndicale en tant que telle (reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, accroissement du rôle des comités d’entreprise, sièges plus nombreux accordés aux bonzes syndicaux dans les conseils d’administration), en contrepartie du rôle qu’elle joue pour désamorcer le mouvement actuel, après s’en être attribué la direction officielle.

Mais il est certain également (comme en 1936 et 1945) que certaines revendications proprement ouvrières devront être satisfaites. A cet égard, la position des capitalistes français est difficile ; en partie en raison de la concurrence du capital étranger et surtout parce qu’il leur est nécessaire de poursuivre l’accumulation du capital, qui serait gênée dans l’immédiat par une augmentation des salaires réels.

Néanmoins, il n’est aucunement question de prétendre que les revendications actuelles ne puissent être assimilées par le capitalisme moderne. Celui-ci peut toujours accorder des augmentations de salaires qu’il compensera ensuite (et là encore comme en 1936) par l’inflation, la dévaluation et l’accroissement de la productivité.

Cette politique sera évidemment complétée aux niveaux parlementaire et gouvernemental. A ce niveau, la bourgeoisie a des possibilités particulièrement larges. Elle n’hésitera pas, s’il le faut, à constituer une gouvernement de gauche avec participation du Parti communiste. L’expérience de 1945 est là pour la rassurer tout à fait.

L’ensemble de cette politique capitaliste risque d’autant plus de réussir que le mouvement actuel présente de graves faiblesses : sauf en certains endroits comme Sud-Aviation-Nantes, d’où le mouvement est parti, les grévistes qui occupent les usines paraissent très peu nombreux. Bien que les informations manquent à ce sujet, on peut dire que nulle part il n’a été élu de comités de grève réellement démocratiques. La direction de la grève paraît, en général, avoir été laissée aux mains des bureaucrates syndicaux locaux. En outre, si le mécontentement ou tout au moins la méfiance à l’égard des syndicats est certaine, la majorité des travailleurs ne conçoit pas encore d’autres formes d’organisation que le parti ou le syndicat.

Toutefois, s’il ne s’agit pas de faire preuve d’un optimisme béat, il faut également tenir compte des caractères positifs du mouvement en cours : caractère spontané, détermination d’une partie des ouvriers, en général jeunes, extension continue de la grève qui n’a encore connu aucun reflux.

D’autre part, il faut considérer que la seule bureaucratie réellement influente, à savoir la bureaucratie stalinienne, est très affaiblie. Sa politique actuelle de " voie pacifique vers le socialisme " lui interdit de se donner l’apparence révolutionnaire qui a longtemps fait sa force. Les dissensions entre pays bureaucratiques lui interdit de se réclamer d’un monolithisme qui a longtemps impressionné de nombreux travailleurs. En outre, la répression récente dans les pays de l’Est (étudiants de Varsovie, procès de Moscou) n’est pas faite pour redorer son blason, sans parler de la répression de la révolution hongroise en 1956, qui est encore dans bien des mémoires.

D’une façon plus précise, on peut avancer que les appareils du PC et, par voie de conséquence, de la CGT sont des appareils en crise dans la mesure où il y a actuellement, et depuis plusieurs années, tentative de leur part de se transformer de type stalinien en bureaucraties social-démocrates classiques. Actuellement, il n’est donc pas certain que le grand capital puisse réaliser son plan de casser le mouvement. S’il est malheureusement probable que la grève va stagner et pourrir, il est fort possible que des remous se produisent lorsque les dirigeants syndicaux voudront faire reprendre le travail et qu’une partie plus ou moins importante des grévistes poursuive alors la grève en la durcissant.

Le fait que la situation ne soit pas jouée exige notre intervention. (...)


Annexe 4

LE COMITE DE LIAISON INTER-ENTREPRISES

BILAN D’UNE EXPERIENCE

Contrairement à ce voudraient faire croire les propagandes concordantes du PCF et de la bourgeoisie, l’occupation des facultés en mai 68 n’a pas été simplement une festivité folklorique.

Tandis que la Sorbonne était livrée à des orateurs plus soucieux d’éblouir l’auditoire que de mener une action obscure et souvent ingrate, tandis que de tous côtés les éternels réformistes construisaient sur le papier l’Université idéale (dont le seul défaut est de ne pas pouvoir exister en régime capitaliste), au troisième étage du centre Censier se constituait un Comité de liaison travailleurs-étudiants axé sur le soutien aux travailleurs en grève. Là des travailleurs, jeunes pour la plupart, qui découvraient la dimension politique du mouvement et cherchaient un appui contre la dictature paralysante des bonzes syndicaux, rencontraient des " gauchistes " de diverses tendances, étudiants ou non, militants de longue date ou nouveaux venus à l’action. Ces rencontres ne se soldaient pas seulement par des discussions, en elles-mêmes souvent fort intéressantes. Une activité trépidante animait les couloirs de Censier et se répandait au loin, vers les quartiers ouvriers et les entreprises de la " ceinture rouge " de Paris. Des ronéos arrachées à l’administration sortait un flot continu de tracts portant pêle-mêle des mots d’ordre révolutionnaires et les simples revendications de travailleurs qui avaient pour la première fois la possibilité de s’exprimer librement. Des délégations se rendaient dans les usines occupées, perçant non sans peine le cordon sanitaire tendu par l’appareil stalinien ; il s’ensuivait des discussions parfois houleuses et dont les bonzes - plus habitués à cogner qu’à argumenter - ne sortaient guère à leur avantage.

Cependant, tout n’allait pas pour le mieux dans cette tour de Babel révolutionnaire. La plupart des participants n’avait ni expérience ni formation politique, et même les militants plus ou moins chevronnés perdaient pied devant la grève la plus gigantesque que le capitalisme eut connu à ce jour. En outre, il n’était pas facile de se débarrasser des scories accumulées par des décennies de stalinisme. Un courant, minoritaire mais bruyant, persistait à confondre la classe ouvrière avec les appareils syndicaux qui ont l’impudence de parler en son nom. Certains de ces camarades étaient du reste des émissaires de groupe qui ont la prétention de " diriger " les travailleurs vers la révolution et qui, n’ayant rien fait d’autre que de se traîner à la queue du mouvement, ne voyaient dans l’activité de Censier qu’une occasion de recrutement.

Mais si les manœuvres de ces disciples attardés de Lénine parvenaient parfois à bloquer l’action et même la discussion, le danger principal provenait en fait de la mystique anti-bureaucratique qui caractérisait la grande majorité du Comité de liaison travailleurs-étudiants. Littéralement traumatisés par le rôle répressif des appareils politiques et syndicaux, ignorants ou oublieux des réalités de la lutte de classes, ces camarades en arrivaient à croire que toute forme d’organisation était par nature bureaucratique. Toute tentative de formuler clairement les objectifs du mouvement se heurtait à l’indifférence ou à une hostilité déclarée. Quant à l’organisation politique, elle prenait la forme d’une assemblée générale quotidienne, où des heures se perdaient en palabres sans tête ni queue, capables de lasser l’auditeur le plus indulgent. Pas question, dans ces conditions, d’aboutir à des décisions collectives quelconques : voter sur des propositions précises eût été aussi inconcevable qu’un strip-tease exécuté sur la place publique par les pensionnaires d’un couvent. La contrepartie inévitable de ce spontanéisme forcené, c’est que des décisions étaient tout de même prises, mais par des minorités agissant de façon plus ou moins clandestine et mettant les autres devant le fait accompli. Des cliques se formaient, des groupes plus ou moins organisés monopolisaient les contacts avec des boîtes importantes (le cas le plus regrettable étant celui de Renault-Billancourt, où une forte équipe de micro-bureaucrates faisait écran entre les ouvriers et les " gauchistes " les plus conséquents). Sans doute, dans cette cacophonie, la voix des révolutionnaires parvenait-elle parfois à se faire entendre ; mais c’était en définitive par des méthodes contestables.

C’est seulement dans la dernière phase de la grève, alors que le reflux était déjà entamé, qu’une décantation put commencer. Abandonnant l’assemblée générale à ses bavardages stériles, des travailleurs d’une dizaine de grosse boîtes (notamment Rhône-Poulenc, Thomson-Houston, Nord-Aviation et Sud-Aviation) ou de secteurs importants (comme les PTT ou la RATP) formèrent avec les militants politiques qui étaient en contact avec eux le Comité inter-entreprises.

Se réunissant quotidiennement pour faire le point de la situation et décider démocratiquement des actions à entreprendre, le Comité engagea une propagande qui, si elle venait trop tard, avait au moins le mérite de la clarté. Ses tracts, diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires dans les rues de Paris et aux portes des usines, démontaient le mécanisme bureaucratique d’étouffement de la grève et appelaient les travailleurs à s’organiser à la base, suivant l’exemple donné par l’usine Rhône-Poulenc de Vitry. Jusqu’au bout, les militants d’Inter-entreprises tentaient de s’opposer à la cessation de la grève ou d’obtenir sa reprise tant dans leurs entreprises respectives qu’en s’épaulant d’une boîte à l’autre.

La grève terminée et les facultés réoccupées par les flics, le Comité inter-entreprises décida de continuer son action, et de se réunir une fois par semaine. Malgré les vacances, les réunions eurent lieu comme prévu, avec parfois plus d’une centaine de participants. Mais à l’automne, les signes de la crise commencèrent à apparaître.

Une fois dissipées les illusions au sujet d’une reprise immédiate de la grève générale, le Comité se trouvait devant l’alternative, soit de disparaître, soit de définir des objectifs et des tâches allant au-delà d’une situation momentanée. Malheureusement, la majorité des participants allait se montrer incapable de faire face à la situation.

Les réunions étaient meublées d’exposés où, sous prétexte d’informations, des travailleurs de différentes entreprises faisaient savoir à tour de rôle qu’autour d’eux il ne se passait rien de remarquable. Parfois, une discussion s’amorçait, éventuellement sur une question importante de théorie révolutionnaire, mais c’était pour tourner court aussitôt devant le manque d’intérêt et de sérieux des participants. Sans doute une certaine assistance matérielle fut-elle donnée à des militants d’entreprise pour l’impression ou la distribution de tracts. Mais elle n’impliqua en fait qu’une faible minorité de ceux qui assistaient aux réunions.

Toutes les tentatives pour obtenir une formulation par le Comité inter-entreprises des bases politiques de son activité, et la définition de cette activité elle-même - par exemple, la publication d’un bulletin, des discussions suivies, etc. - se heurtèrent à un véritable mur. Cependant, les réunions se passaient dans un malaise croissant, le nombre des présents diminuait inexorablement, et des camarades de plus en plus nombreux posaient ouvertement la question de l’utilité du Comité.

Dans un dernier sursaut, vers la fin février, le Comité trouva la force de décider qu’à la mi-mars une discussion aurait lieu sur ces problèmes de fond, à partir de textes préparés par les participants. Mais le jour venu, un seul texte était présenté par les camarades regroupés autour de Lutte de classe. Les autres, non seulement ne proposaient rien mais faisaient semblant d’oublier leur précédente décision et, après une piteuse tentative pour faire retomber la réunion dans l’ornière actuelle (" dans ma boîte il ne se passe rien ") refusaient purement et simplement la discussion. Il ne restait plus qu’à constater le décès du Comité inter-entreprise, dont ce fut effectivement la dernière réunion.

Pour leur part, les camarades de Lutte de classe décidaient de faire de leur texte une plate-forme devant servir de base à leur action ultérieure (la mise au point de texte sera terminée prochainement). Ils décidaient également de reprendre le nom de " Groupe de liaison pour l’action des travailleurs " (GLAT) sous lequel plusieurs d’entre eux avaient milité - sur les mêmes positions qu’à l’heure actuelle - au cours des années précédant Mai 68.

L’objectif du GLAT était et reste la définition théorique et pratique d’une action anti-capitaliste (donc anti-bureaucratique) qui selon nous s’identifie à l’organisation des travailleurs à la base (comité de base selon la terminologie de Mai). Contrairement aux pseudo-révolutionnaires qui se présentent comme la future direction de la classe ouvrière, nous estimons que la classe ouvrière ne peut être dirigée révolutionnairement que par elle-même. Contrairement aux liquidateurs de l’organisation révolutionnaire, nous estimons que ce principe doit être systématiquement propagé par des militants regroupés à cet effet.

Il nous semble clair, en effet, que le déroulement de la grève générale aurait pu être modifié de façon importante si, dès les premiers jours, était intervenue une organisation, même minuscule, cherchant non pas à " diriger " le mouvement, mais à faire connaître au plus grand nombre possible de travailleurs les formes de lutte adoptées par les plus avancés d’entre eux - notamment les comités de base de l’usine Rhô,e-Poulenc de Vitry. La propagande en ce sens a été menée par des militants de Censier, mais avec des moyens trop faibles.

Intervenant dès le début de la grève avec une diffusion plus grande, elle aurait pu faire pencher la balance au moment décisif, et qui n’est peut-être pas près de se représenter.

Ceux qui aujourd’hui refusent de tirer les leçons de l’échec de Mai, ceux qui refusent l’organisation des révolutionnaires (non pas de ceux qui se disent tels, mais de ceux qui sont prêts à lutter pour le pouvoir des assemblées ouvrières), ceux-là prennent une lourde responsabilité vis-à-vis de la classe ouvrière. Aucune stratégie ne donne la certitude de la victoire. Mais celle qui consiste à jeter ses armes avant la bataille ne donne même pas une chance d’échapper à une défaite ignominieuse.

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