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Les grèves en Mai 68. I. Récit des événements

mardi 20 juillet 2004

Première partie. Récit des événements

I — LE DÉMARRAGE DES GRÈVES

I. 1 — Le 13 mai

I. 2 - Première semaine : la spontanéité ?

I. 3 - Deuxième semaine : la généralisation

Ce texte est extrait de la brochure Mai 68, les grèves en France

première partie

récit des événements

I — LE DÉMARRAGE DES GRÈVES

I. 1 — Le 13 mai

A partir du 3 mai, le mouvement étudiant engagé à Nanterre débouche dans les rues du Quartier latin, et de bien des villes universitaires de province. Ce mouvement étudiant est en dehors de notre objet. Mais il n’est pas possible de l’ignorer complètement, car il a certainement une influence sur le démarrage des grèves dans les usines.

Chronologie des manifestations étudiantes du 3 au 10 mai

- Vendredi 3 mai. La police fait évacuer la cour de la Sorbonne occupée par des étudiants, notamment de Nanterre, qui sont venus pour un meeting. Elle embarque les étudiants. Cela soulève la protestation des autres. Six heures de violences, 600 interpellations.

- 4 mai. 12 condamnations en correctionnelle, dont 8 avec sursis.

- 5 mai. Fermeture de la Sorbonne.

- Lundi 6 mai. A l’aube : bouclage du Quartier latin (QL) par la police. Dès le matin (pendant le conseil de discipline où comparaissent 8 étudiants, dont Daniel Cohn-Bendit) attroupements et manifs sur le boulevard Saint-Michel. Bagarres avec la police. Ça se transforme en 6 000 personnes à la Halle-aux-Vins (contre la répression). L’Unef* appelle à se rendre à 18 h 30 à Denfert-Rochereau. Puis départ en cortège, qui revient vers le QL après passage sur la rive droite. Rue des Ecoles, charge inattendue et violente de la police. Riposte violente des étudiants, barricades. Au même moment, la manif de l’Unef se forme à Denfert. Elle rencontre les flics à la rue du Four. Heurts violents, barricades très construites. Dans la soirée, manifs très violentes au QL (500 blessés, 400 arrestations). Manifs aussi en province, dont violentes à Grenoble

- Mardi 7 mai. Rassemblement à 18 h 30 à Denfert. Cortège à travers Paris (en fonction des barrages de police) pendant quatre heures : Invalides, quai d’Orsay, Concorde, Arc de Triomphe (21 h 30). Puis retour vers la rive gauche. Barrage de police au carrefour des rues de Rennes et d’Assas. 50 000 manifestants. Bagarres plus dispersées que la veille. Grande violence de la police.

- Mercredi 8 mai. Rassemblement à la Halle aux Vins. Manif par le boulevard Saint-Germain vers le Sénat et la place Edmond-Rostand. Des députés communistes veulent prendre la tête. Ils sont refoulés dans la manif. Sorbonne inaccessible. L’Unef contrôle et obtient la dispersion sans heurts.

- Jeudi 9 mai. Pas de manifs. Meetings à la Mutualité (gauchistes, 22-mars**, UJCML***, JCR****...), au Cirque d’hiver (PC, UEC*****).

- Vendredi 10 mai. Des manifs de fin d’après-midi s’achèvent en remontant le boulevard Saint-Michel vers le Luxembourg, où le cortège s’immobilise plus ou moins. Commence alors la première « nuit des barricades » : celles-ci sont très nombreuses sur la montagne Sainte-Geneviève, sans plan stratégique, notamment place Edmond-Rostand, rue Soufflot, et dans les ruelles vers la Contrescarpe. Les flics attaquent dans la nuit vers 2 heures. Répression violente. Solidarité des riverains et grand courant de sympathie pour les manifestants dans l’opinion publique.

*

Durant ces journées de manifestations étudiantes, des contacts se nouent de différentes façons et à différents niveaux entre les deux mondes étudiants et ouvriers. Au sommet, les bureaucrates de l’Unef et des centrales ouvrières se tournent autour en se flairant le cul. A la base, les jeunes ouvriers s’intéressent activement aux manifestations des étudiants. Cela ne convient pas du tout aux bureaucrates.

Le 3 mai, dans L’Humanité, le PC, sous la plume de Georges Marchais, prend violemment à partie les étudiants de Nanterre et dénonce l’« anarchiste allemand » Cohn-Bendit. Mais les militants communistes n’acceptent pas unanimement cette condamnation, qui les force à se tenir à l’écart du mouvement. Rioux et Backmann citent le cas d’un responsable des Jeunesses communistes de la banlieue de Paris qui a « un mal fou à retenir les copains, ils étaient déchaînés. Une simple autorisation du parti, et ils se seraient précipités au Quartier latin. L’autorisation n’est pas venue ; quelques camarades... sont allés manifester en cachette (1) » Ils citent également le cas d’un responsable syndical qui constate la tension des camarades communistes et les « véritables crises d’absentéisme » qu’on observe parmi les jeunes militants de l’usine les jours de grandes manifestations.

Le soir du 6 mai chez Hispano-Suiza, à Colombes (Hauts-de-Seine), trente travailleurs de l’équipe du soir débrayent. Parmi eux, certains syndiqués veulent aller au Quartier latin avec le drapeau de la CGT. Finalement, ils y vont sans le drapeau, à cause « des hésitations des autres » (on suppose qu’il s’agit des autres syndicalistes). Le 10 mai, certains y retournent et participent aux barricades (2). Dans leur récit de la « nuit des barricades » (celle du 10 au 11 mai), Rioux et Backmann signalent le cas de la barricade de la rue de l’Abbé-de-l’Epée, construite par des jeunes travailleurs dont on ne sait pas d’où ils viennent, et qui se révèlent très inventifs. Ils tendent des fils de fer à diverses hauteurs en travers de la rue, pour défendre leur barricade haute de trois mètres.

Il n’y a pas que la CGT à avoir du mal à tenir ses troupes. A l’usine Rhône-Poulenc de Vitry, un tract CFDT du 8 mai affirme : « Etudiants-ouvriers, même combat. » Le 9, un tract de « travailleurs de toutes tendances » prend la centrale au mot et appelle à aller manifester avec les étudiants. Aussitôt, la CFDT publie un tract contre-feu annonçant une manifestation syndicats ouvriers-Unef pour le 11 mai (3). Selon Jacques Baynac, la première barricade de la soirée du 10 mai est érigée rue Le Goff par de jeunes travailleurs qui affirment que, même si les étudiants obtiennent leurs trois points (4), eux se feront encore avoir.

Ce ne sont là que quelques indices de ce que les travailleurs, surtout les jeunes, sont concernés par ce qui se passe du côté des étudiants. Les syndicats n’ignorent pas que la lutte des étudiants suscite un vif courant de sympathie, mais ils restent bien sûr très méfiants. Cependant, après les invectives de Marchais, L’Humanité change peu à peu de ton, et l’UEC finit par annoncer sa solidarité avec les « bons étudiants » (pas les casseurs qui font le jeu du grand capital). Des discussions entre les centrales ouvrières et l’Unef ont lieu plusieurs fois durant la semaine du 3 mai, et finissent par aboutir à la proposition d’une manifestation de solidarité pour le 14. Après la nuit des barricades et l’énorme mouvement d’opinion qu’elle entraîne en faveur des étudiants et contre la répression, le projet est avancé au 13, et renforcé d’une grève générale. La date du 13 mai avait d’abord été récusée par le Parti communiste qui la trouvait trop « politique » (5). Le PC et la CGT changent-ils d’opinion parce qu’ils craignent de se faire déborder ? On sait que c’est sous la pression de nombreuses cellules du Parti que L’Humanité publie dans la matinée du 11 mai un numéro spécial sur la nuit des barricades, et certaines cellules ont déjà entrepris de distribuer des tracts contre la répression, sans attendre les directives(6).

Selon Adrien Dansette, la grève du 13 mai est « largement suivie dans les services publics, SNCF, RATP, EDF, moins dans l’industrie privée (7) ». En tout cas, cette journée donne lieu à des manifestations monstres, à Paris et en province. On dispose malheureusement de moins d’informations sur ce qui se passe ce jour-là dans les usines.

Chez Hispano-Suiza, dont nous avons déjà parlé, les piquets de grève se forment dès l’aube, avec la participation d’étudiants. Ils sont « très compacts, très durs... Quant à l’appareil [syndical], il est en plein désarroi ». Selon un témoin, « jusqu’à 11 heures du matin, il y a eu une discussion vachement intéressante », entre ouvriers et étudiants (8). En fin de matinée, un cortège est organisé dans les rues avoisinantes. Il rejoint ensuite la place de la République à Paris, départ de la manifestation.

A Renault-Billancourt, la participation à la grève est de 80 %, mais ce sont surtout les syndiqués qui vont à la manifestation. Chez Thomson (Bagneux et Gennevilliers [Hauts-de-Seine]) le taux de participation est de 60-65%. Au Centre de l’énergie atomique (CEA) à Saclay (Essonne), la participation est massive, de même que chez Chausson (90 %) (9). A l’établissement Rhône-Poulenc de Vitry (Val-de-Marne), la participation est de 50 %. Ces quelques données illustrent l’état de tension qui règne dans les entreprises. Il y a en effet longtemps qu’une « journée syndicale » n’a pas remporté un tel succès. C’est sans doute la même tension qui incite la direction de Citroën-Levallois à lock-outer les ouvriers, qui ne font pourtant pas grève.

En province aussi, les grèves sont nombreuses. Chez Peugeot à Sochaux (Doubs), l’usine est en réalité fermée pour cause de coupure d’électricité, ce qui montre au moins qu’EDF est en grève (10). Parmi les entreprises qui feront beaucoup parler d’elles par la suite, il y a Sud-Aviation à Bouguenais, près de Nantes. En fait, cette usine est depuis plusieurs semaines le lieu d’un conflit quasiment ininterrompu, et la journée du 13 mai s’inscrit dans une série de mouvements parfois durs qui ont commencé au début du mois d’avril. Chez Renault à Cléon (Seine-Maritime), autre entreprise qui partira très vite dans la grève de mai-juin, la grève est suivie à 50 %.

A Lyon, à la fin de la manifestation, un cortège se forme pour aller à la Rhodiaceta (quartier de Vaise), usine qui a connu un conflit très dur quelques mois plus tôt. Les 2 000 manifestants se présentent devant l’usine, et cela donne lieu à des rencontres et des discussions que la CGT ne parvient pas à empêcher (elle réussira mieux par la suite). Peut-être est-ce d’ailleurs ce jour-là que la CFDT encourage les étudiants à envahir l’usine pour « empêcher le lock-out. La direction prit peur. Nous avons alors négocié avec elle tout en laissant les étudiants devant la porte de la salle de réunion. Le patron a rapidement supprimé la décision de lock-outer et nous avons repris le travail » (11).

Ces quelques éléments permettent de comprendre que, de même que les manifestations et barricades estudiantines ont un impact certain dans les usines, de même la journée du 13 mai prépare l’explosion qui suit. Selon Claude Durand, les syndicalistes des huit entreprises qu’il a étudiées sont unanimes pour dire que la grève et les manifestations du 13 mai ont été l’élément déclencheur de la suite des événements. Il y a eu 600 000 manifestants à Paris, 150 000 à Marseille, 40 000 à Toulouse, 35 000 à Lyon, etc. Partout, les cortèges ont réuni ouvriers et étudiants, pas toujours en sympathie. Mais partout aussi, ces cortèges ont surpris par leur ampleur. Les manifestations ont servi de condensateur, ou de révélateur, du sentiment diffus de ras-le-bol. Entre la sympathie, voire l’admiration, de l’ » opinion publique » pour les étudiants qui semblent ébranler le régime gaulliste et l’arrêt de travail massif qui va suivre, la journée du 13 mai révèle au mouvement ouvrier sa propre force potentielle.

I. 2 — Première semaine : la spontanéité ?

Mardi 14 mai

On lit souvent que ce sont les ouvriers de Sud-Aviation de Bouguenais (Loire-Atlantique) qui ont lancé le mouvement de grève de mai 1968. Ce n’est pas tout à fait exact. D’une part parce que cette usine de la région nantaise était déjà en conflit depuis des semaines, et ce dans une indifférence certaine de la part du reste du mouvement ouvrier. D’autre part parce que d’autres entreprises entrent aussi dans le conflit dès le 14 mai, et ce de façon indépendante de ce qui se passe à Sud-Aviation ce jour-là (séquestration du patron et occupation de l’usine).

En janvier 1968, Sud-Aviation Bouguenais emploie 2 682 salariés, dont 1 793 ouvriers horaires et 831 techniciens et employés mensuels. Dès le mois de février, la direction envisage de réduire le temps de travail en raison du ralentissement de l’activité. Elle annonce ses plans en avril, et c’est l’insuffisante compensation des heures supprimées qui déclenche le conflit.

Le conflit à Sud-Aviation en avril-mai 1968 (12)

- Mardi 9 avril, débrayage de 16 h 45 à 17 h 45 : AG devant le café l’Envol. CGT propose des actions diversifiées par établissement. FO d’accord. Décision : vote à bulletins secrets le 10.

- Mercredi 10 avril, pas d’arrêt. Vote peu conclusif (31% de votants).

- 16-18 avril, pas d’arrêt. Trois tracts des syndicats (divergents).

- Mardi 23 avril, débrayage de 16 heures à 17 heures.

- Mercredi 24 avril, débrayage de 11 h 10 à 11 h 40 et de 17 heures à 17 h 30 : défilés dans les ateliers... meetings devant l’Envol...

- Jeudi 25 avril, débrayage de 17 heures à 17 h 45 . Rassemblements « sous la biroute » (la manche à air donnant la direction du vent).

- Lundi 29 avril, débrayage de 16 h 15 à 17 heures : Yvon Rocton (militant trotskyste [OCI*], secrétaire de la section FO-horaires) propose occupation. Rejet.

- Mardi 30 avril, débrayage de 9 h 45 à 17 h 45. Rassemblement devant les bureaux. Délégués reçus par le directeur, Duvochel. Les ouvriers envahissent les bureaux. Duvochel s’échappe et va au restaurant de l’aérodrome. Poursuivi par un groupe, il y est bloqué, puis parvient à se réfugier dans un bureau près de la tour de contrôle. Dont il part enfin, en voiture avec les délégués, pour l’usine. La masse suit à pied. La direction propose réunion à Paris le 3 mai. Rocton propose comité de grève et occupation. CGT et CFDT proposent de remettre au lendemain. Décision : manif le 2 mai.

- Jeudi 2 mai, débrayage de 10 heures à 17 h 45 : cortège de voitures vers le centre de Nantes. Défilé à pied en ville.

- Vendredi 3 mai, débrayage de 15 heures à 17 h 45.

- Lundi 6 mai, débrayage de 15 heures à 17 h 45 : occupation proposée par FO : rejet.

- Mardi 7 mai, débrayages de 4 fois une demi-heure : « défilés presque permanents ».

- Mercredi 8 mai, débrayage toute la journée (durée effective 9 h 30), qui est une journée d’action régionale dans tout l’Ouest de la France.

- Jeudi 9 mai, débrayages de 4 fois une demi-heure.

- Vendredi 10 mai, débrayage de 10 h 30 à 11 h 30 et de 16 heures à 17 heures :

CGT propose grève à l’extérieur, FO propose grève avec occupation. L’après-midi, CGT recule et propose le maintien de la forme actuelle de lutte.

- Lundi 13 mai, débrayage toute la journée (durée effective 9 h 30) : journée d’action nationale.

- Mardi 14 mai, débrayage de 14 h 30 à 15 heures et de 15 h 30 à 16 heures : rassemblement « sous la biroute », défilé dans les ateliers. Les délégués : pas de résultats. Porte des bureaux forcée. Mensuels débraient. Duvochel bloqué dans son bureau. Attente de réponse de Paris. Délégués font bloquer les issues pour empêcher les travailleurs de partir. Occupation de facto. Duvochel bloqué jusqu’au 29 mai.

Cette chronologie résume les épisodes du conflit qui comporte notamment des débrayages à répétition dans la même journée et des défilés dans les ateliers. Fréquemment, ces défilés commencent par des rassemblements qui se font « sous la biroute ». La succession des événements montre que la décision d’occuper l’usine n’a pas été prise en une fois, et que quand elle a été prise, c’a été en quelque sorte dans le prolongement naturel du conflit. Déjà, le 30 avril, le directeur a été séquestré dans son bureau (puis au restaurant de l’aéroport, puis dans un bureau de la tour de contrôle). Plusieurs fois avant le démarrage de la grève le 14 mai, le secrétaire de la section FO (horaires), Yvon Rocton propose l’occupation, mais toujours sans effet. Finalement, l’occupation se met en place plus ou moins spontanément le 14, lorsque les ouvriers bloquent le bureau d’accès au bureau du directeur pour obtenir une réponse sur la compensation de la réduction d’horaire appliquée depuis le début d’avril. Plus ou moins spontanément cependant, car si une partie des ouvriers est décidée à attendre le temps qu’il faudra, une autre partie cherche, en cette fin de journée du 14, à quitter l’usine. Et c’est pour empêcher cette désertion que les syndicats font fermer les portes et surveiller toutes les issues possibles.

Selon François Le Madec, l’objet du conflit est le suivant : la direction a annoncé en février que, à compter du mois d’avril, la durée du travail passera de 48 heures à 46 heures 30, puis à 45 heures à partir du deuxième semestre de 1968. Les salaires baisseront en proportion, sauf pour une compensation de 1 % en tout et pour tout sur le salaire horaire. Le Madec estime que les salaires horaires devraient être augmentés de 3,75 % et 7,5 % respectivement. Si l’on peut s’étonner aujourd’hui de la dureté du conflit par rapport à son enjeu, il faut savoir qu’à cette époque, les salaires augmentaient de 6 % à 7 % par « glissement naturel ». On observera aussi que la chanson anti-Duvochel (du nom du directeur) l’accuse de faire perdre de l’argent à « tous les ouvriers en prêt ». Cela revient-il à dire que la baisse déjà entamée du niveau de vie était jusqu’à présent masquée par le recours au crédit à la consommation ? C’est donc presque par hasard que, ce jour-là, les ouvriers de Sud-Aviation séquestrent la direction dans ses bureaux et enchaînent, le soir, par l’occupation de l’usine — en attendant que Duvochel obtienne du siège à Paris la possibilité de satisfaire leurs revendications.

D’autres entreprises enchaînent directement la grève nationale du 13 mai et la « grande grève » de mai-juin 68. On connaît le cas de deux entreprises de province qui ont fait grève le 13 mai. Il s’agit de l’entreprise de matériel agricole Claas, à Woippy (banlieue de Metz) et de la société de BTP Duc et Méry, à Toulouse. Selon Roger Martelli (13), « au petit matin du 14 mai [les 500 ouvriers de Claas] décidèrent de continuer la grève entamée la veille ». On connaît aussi le cas, à Paris, du centre de la Villette des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP) : « Les gars sont arrivés le matin et ont décidé de ne pas travailler. Le délégué CGT a demandé la reprise du travail afin que le syndicat puisse discuter avec le patron des Messageries. Ces paroles furent accueillies fraîchement par les grévistes qui maintinrent la grève et procédèrent à l’élection démocratique d’un comité de grève (14). » Aussitôt, les centres de Bobigny (Seine-Saint-Denis, 2 000 travailleurs), de Charolais (12e arrondissement de Paris, 400 travailleurs) et de Paul-Lelong (2e arrondissement, 500 travailleurs) leur emboîtent le pas. A la SNCF, il y a eu grève le 13 mai à la gare de triage de Badan (près de Lyon). Deux auxiliaires sont licenciés aussitôt. Dès le 14 au matin, les cheminots séquestrent leur chef dans son bureau. Ils tiendront seuls jusqu’à ce que le mouvement gagne l’ensemble de la SNCF (15).

Au soir du 14 mai, donc, on observe des conflits épars — sectoriellement et géographiquement. Dans les journaux, le conflit de Sud-Aviation ne suscite que de petits entrefilets dans les pages intérieures. Le 15 mai, L’Humanité consacre neuf lignes au conflit en page 9 (avec les petites annonces). Le Monde et Les Echos sont aussi plutôt laconiques (16). A fortiori, les autres conflits passent quasiment inaperçus.

Mercredi 15 mai

Pour ce jour-là, les syndicats ont prévu de longue date une journée d’action contre les ordonnances sur la Sécurité sociale.

Au printemps 1967, le gouvernement a demandé au Parlement une large délégation de pouvoir. C’est en cela que consiste en effet la procédure des ordonnances. Le Parlement se dessaisit lui-même de son pouvoir en votant l’autorisation pour le gouvernement de prendre seul des décisions — dans un domaine donné, ici économique et social, et pour une période de six mois maximum — qui sont normalement du domaine de la loi. Le gouvernement dispose ainsi de « pouvoirs spéciaux » qu’il demande à appliquer dans cinq domaines : la reconversion des travailleurs et la lutte contre le chômage, la participation aux fruits de l’expansion, la réforme de la Sécurité sociale, l’adaptation des entreprises à la concurrence, la modernisation et la restructuration des secteurs économiques. Cela donne 34 ordonnances, dont plusieurs sur la Sécurité sociale (17). Ces dernières prévoient entre autres une augmentation de 0,5 point des cotisations salariées. Mais surtout elles instaurent une nouvelle façon de nommer les administrateurs des caisses qui entraîne une marginalisation de la CGT et l’accession de FO à la présidence de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse et d’un tiers des caisses primaires. Depuis le mois d’août 1967, les syndicats essaient de mobiliser les travailleurs pour faire abroger ces mesures. On comprend que la CGT soit particulièrement volontariste sur cette question. A la veille des grève de mai-juin 1968, elle n’est cependant guère parvenue à mobiliser les travailleurs. Les grèves vont-elles lui permettre de gagner contre le gouvernement ? Bien au contraire ! On verra plus loin que ces grèves lui feront si peur qu’elle renoncera honteusement, le moment venu, à cette revendication pourtant si « fondamentale » depuis des mois.

Le 15 mai, donc, à Renault-Cléon (18), les syndicats prennent la température des ateliers pour voir s’ils peuvent rebondir sur le succès de la journée du 13 et faire monter la pression sur les ordonnances. Ils aboutissent à la décision de faire un débrayage d’une heure par équipe. Dans le récit qu’en fit le collectif de militants du comité d’action peu après la grève (19), on observe que le débrayage du matin est extrêmement militant. Les travailleurs, menées par des jeunes particulièrement remontés, défilent dans les ateliers pour inciter les non-grévistes à s’arrêter et contraignent les syndicats à prolonger le débrayage d’une demi-heure. Ils appellent à la formation d’un comité de grève et ne mentionnent guère la question des ordonnances dans leurs slogans. Il faut toute la diplomatie d’un responsable CFDT pour renvoyer les travailleurs à leur poste, où d’ailleurs ils interrompent fréquemment le travail pour discuter et mettre les nouveaux arrivants au courant.

Pour l’équipe de l’après-midi, même scénario initial de débrayage, mais « sous la pression des jeunes, on organise un cortège. En tête, 200 jeunes qui se rendent en scandant des slogans sous les fenêtres de la direction. Là, ils s’amassent, poussent en avant leurs délégués abasourdis et demandent que ceux-ci soient reçus [le directeur refuse]. Dans les bureaux, les chefs de service s’affolent, bloquent les portes à l’aide de barres de fer (20). » Les ouvriers, voyant cela, décrètent que la direction ne quittera pas ses bureaux avant d’avoir reç- les délégués. A 18 heures, plus personne ne travaille et l’occupation est votée dans l’enthousiasme.

L’occupation démarre donc de façon impromptue, et certainement non prévue par les syndicats. Pour reprendre leurs troupes en main, les syndicats créent un service d’ordre, organisent l’occupation — ce qui consiste en particulier à protéger les machines — et mettent au point un cahier de revendications, qui paraît, sous forme de tract, à 23 heures : « Réduction du temps de travail à 40 heures sans perte de salaire ; salaire minimum à 1 000 francs ; baisse de l’âge de la retraite ; transformation des CDD en CDI ; accroissement des libertés syndicales. »

La question des ordonnances brille par son absence. Ce cahier de revendications, dûment approuvé, est présenté à minuit à la direction. Celle-ci déclare qu’elle n’a pas de pouvoir de négociation, qu’il faut voir avec Paris. Du coup, les ouvriers déclarent qu’ils ne libéreront les 12 cadres qui se trouvent dans les bureaux qu’à satisfaction de leurs revendications (21).

On voit donc la similitude du cas de Renault-Cléon avec celui de Sud-Aviation. Dans les deux cas, des travailleurs très remontés s’attaquent à une direction qui s’enferme dans ses bureaux. Les témoins que nous avons cités font remarquer qu’entre l’équipe du matin et celle de l’après-midi, la nouvelle de l’occupation de Sud-Aviation a été publiée, et ils considèrent que ceux de l’après-midi sont au courant. Ce n’est pas sûr, compte tenu du peu de publicité que connaît le conflit de Nantes à ce moment-là ; et ce n’est pas nécessaire pour expliquer que ceux de Cléon aient la même idée que ceux de Nantes : le déroulement du conflit et la montée de la tension mènent assez facilement d’eux-mêmes à ce type de développement.

En fin de journée du 15, écrit Roger Martelli, le mouvement de Cléon fait tache d’huile en Seine-Maritime, s’étendant à l’usine Kléber-Colombes d’Elbeuf et à La Roclaine, de Saint-Etienne-du-Rouvray. Il ne nous dit malheureusement rien sur la façon dont le conflit a démarré. S’agit-il également d’un dérapage à partir d’une action sur les ordonnances ? On ne le sait pas. Le 15 mai voit également l’entrée en grève des 1 800 ouvriers de Lockheed à Beauvais (Oise).

Ces données, pour parcellaires qu’elles soient, permettent-elles de conclure sur le caractère spontané de la grève ? Les exemples de Sud-Aviation et de Cléon permettent en tout cas de donner un peu de précision au terme lui-même. Ce qui, dans les deux cas, semble être spontané, c’est la manifestation de la colère des ouvriers et le débordement des syndicats qu’elle entraîne. Mais — et c’est là leur force — les syndicats ne perdent jamais le contact avec le démarrage des luttes. Si donc on peut parler de débordement, c’est pour indiquer que les syndicats sont entraînés sur d’autres objectifs que ceux qu’ils ont initialement prévus (les ordonnances) et dans d’autres méthodes de luttes que celles qu’ils préconisent (des débrayages de quelques heures). Et s’il y a des frictions, elles se situent peut-être autant entre la base des syndicats et les bureaucrates qu’entre la masse des ouvriers et les syndicats. Il est par exemple frappant qu’à Sud-Aviation la section FO-horaires, qui est dirigée par un militant trotskyste, ait plusieurs fois appelé à l’occupation avant le 14 mai. A chaque fois, cet appel est resté sans suite. Lorsque l’occupation se fait finalement, elle semble se décider de façon très informelle, dans la bousculade d’un couloir devant le bureau du directeur (22). Mais elle est immédiatement prise en charge par les délégués syndicaux, qui font fermer les portes pour empêcher les travailleurs de quitter l’usine (dans le cas de Sud-Aviation), et qui de façon générale affirment leur autorité dans l’organisation matérielle de l’occupation.

Claude Durand confirme ce point de vue quand il écrit, à propos des entretiens qu’il a eu avec des syndicalistes après la grève : « Alors que les responsables de niveau élevé dans les organisations syndicales refusent l’idée qu’ils auraient pu être débordés par le mouvement, le récit du déclenchement de la grève par les responsables syndicaux locaux des entreprises donne davantage l’impression d’un débordement par la base, par de jeunes syndicalistes — même par de non-syndiqués — et d’une reprise en main ... plus ou moins difficile selon les cas (23). »

Jeudi 16 mai

Continuons d’examiner le cas des établissements de Renault. Au soir du 16 mai, ils sont tous arrêtés.

A Flins (Yvelines) (24), le matin du 16 mai, les syndicalistes de la CFDT ont prévu une réunion pour discuter de la mise en œuvre des directives confédérales sur la question des ordonnances. Avant de s’y rendre, l’un des membres apprend par téléphone que l’usine de Cléon est en grève illimitée avec occupation, et que les cadres sont séquestrés (25). Du coup, les cédétistes décident d’aller voir la CGT pour proposer un débrayage d’une heure, à 10 h 15. Par équipe de deux (un CFDT et un CGT), les syndicalistes passent dans les ateliers pour donner la consigne. A l’heure dite, environ 500 ouvriers arrêtent le travail et se regroupent en dehors des bâtiments. Ils repartent à l’intérieur des ateliers, en cortège, pour encourager les autres à cesser le travail. A 11 h 30, une masse beaucoup plus importante se regroupe devant la cantine. Les deux responsables CFDT et CGT expliquent ce qui se passe à Cléon et proposent de partir en grève illimitée. La proposition est adoptée, et l’occupation est aussitôt organisée. Dans ce premier temps, cela consiste à mettre en place des piquets et à inscrire les volontaires sur des listes pour qu’ils y participent. Avant de se disperser pour le déjeuner, rendez-vous est pris à 14 heures pour un nouveau meeting avec l’équipe de l’après-midi. Ce meeting adopte de nouveau le principe de la grève illimitée avec occupation. A 15 h 30, la direction arrête l’usine pour ceux qui y travaillaient encore. Cette version des faits est celle d’un syndicaliste CFDT.

Au meeting du matin, il avait surtout été question de solidarité avec Cléon. A celui de l’après-midi, les syndicats présentent un cahier de revendications : « 40 heures sans réduction de salaire ; 1 000 francs de salaire minimum ; retraite à 60 ans (55 pour les femmes) ; cinquième semaine de congés pour les jeunes ; abrogation des ordonnances ; libertés syndicales. »

Selon un autre témoignage, également donné par J.- Ph. Talbo, un débrayage de deux heures a déjà eu lieu la veille, lorsque la nouvelle de Cléon a été connue. C’est de Cléon que venaient les moteurs à monter sur les voitures, avec des stocks d’une demi-journée seulement. S’il est avéré, c’est sans doute ce débrayage qui fait écrire à ICO (26) que la grève à Flins a éclaté spontanément avant Billancourt. Car le témoignage précédent ne donne guère l’impression d’un débordement spontané des syndicats.

Dès le lendemain, des jeunes de Flins partent dans la région pour inciter d’autres usines à la grève.

Admettons que les deux témoignages sur le démarrage de la grève se complètent. Le premier ne donne pas l’impression que les ouvriers aient eu une attitude très combative, mais plutôt suiviste par rapport à l’initiative syndicale. Le second contribuerait à expliquer cette initiative par le fait que le débrayage du 15 au soir avait fait percevoir aux syndicats la pression de la base. Et celle-ci est confirmée par le fait que dès le 17 mai des jeunes de Flins se sont répandus dans la région pour inciter d’autres usines à entrer en grève. Ils le font « sans que les syndicats les y poussent », selon un militant syndical cité par Talbo. Ce dernier indique (p. 13) qu’aux Ciments français, « le déclenchement a été tout à fait flageolant ; la direction a failli reprendre les choses en main et les jeunes de Renault et des militants de la Cellophane ont donné un coup de main ».

A Billancourt (27), il est difficile de savoir exactement comment la grève a démarré dans les récits qu’en donne Jacques Frémontier (28). Il cite plusieurs témoignages (un anarchiste de la CFDT, deux trotskystes, dont un CFDT, la CGT), avec un biais évident en faveur de la CGT, dont il veut absolument prouver qu’elle n’a pas été débordée. Il ressort de ces récits que la grève part en début d’après-midi du département 70. Le militant anarchiste, qui a appris le matin que Cléon est occupé, propose une réunion à 14 heures devant le bureau du chef du département. Ce qui est fait, mais le chef n’est pas là. Ils se rendent dans un autre département, puis, avec des ouvriers du 55 ramassés en route, se dirigent vers l’île Seguin. En pénétrant dans l’île Seguin, le cortège fait la jonction avec un groupe d’ouvriers hautement qualifiés du département 37. Là, ils rencontrent Halbeher et Sylvain, respectivement secrétaire général et secrétaire général adjoint de la CGT, qui leur proposent de remettre la décision de grève au lendemain. Refus des ouvriers, qui réclament la grève illimitée immédiate, avec occupation. Les deux syndicalistes donnent leur accord. Il est 17 heures. Au cours de ce meeting, qui se tient au carrefour Zola-Kerman, un militant trotskyste veut prendre la parole, mais la CGT coupe le son. Les ouvriers scandent : « Tous en grève, grève illimitée. » Un autre témoignage cité par Frémontier est celui du cégétiste Hillibert, qui reconnaît que la grève du 70 est partie sans la CGT (« un groupe de jeunes menait la danse »).

Un témoignage complémentaire est fourni par François de Massot, de l’OCI (29). Ce jour-là, à l’heure du déjeuner, deux meetings rivaux se tiennent place Nationale, à Billancourt : celui de la CGT et celui de la FER*, organisation trotskyste étudiante sœur de l’OCI. L’après-midi, des discussions dans plusieurs départements interrompent pratiquement le travail. Des délégations en sortent et se dirigent vers 15 heures vers le bureau de la CGT, qui tergiverse. A 16 heures, plusieurs centaines d’ouvriers sont devant les bureaux de la CGT, qui propose de continuer les discussions, d’attendre une réunion syndicale du soir, qui prendra des décisions. Elle se fait siffler. A 17 heures, brusque changement d’attitude du syndicat, qui prend la tête de la grève et commence à organiser l’occupation.

Si ces récits collent à peu près à la réalité, on retiendra que le démarrage de la grève fait apparaître plus de décalage entre les syndicalistes de base et leur hiérarchie qu’entre la masse des ouvriers et les syndicats. C’est un élément dont il faut tenir compte, surtout dans une usine de cette taille, quand on parle de « débordement des syndicats ». Et quand Hillibert dit « sans la CGT », il ne dit pas « sans les syndicats ». D’autre part, on retiendra que la grève ne part pas sur des revendications particulières à l’établissement, mais plutôt sur le raisonnement que « si Cléon a démarré, on y va aussi ». La raison « d’y aller » ne semble pas demander de longues discussions. Le démarrage de la grève répond à une longue accumulation de frustrations et de revendications insatisfaites, qui explose dans la brèche ouverte par le mouvement étudiant, la journée du 13 mai et, surtout, par Sud-Aviation et Cléon. Cette accumulation est signalée par Frémontier quand il indique la forte conflictualité des mois précédents, où de nombreux débrayages ont eu lieu. Il en signale 90 en deux mois, soit en rythme annuel plus du double de la moyenne des années 1963-1967 (234 mouvements par an). Ce qu’il faut noter aussi, c’est que la grève ne revendique pas particulièrement le thème de la solidarité (avec les étudiants, avec les premiers grévistes), mais part sur des bases propres, quoique peu explicitées.

A Sandouville (Seine-Maritime) (30), la grève commence le 16 dans la journée. On dispose du témoignage (31) d’un permanent du comité d’établissement, qui sera élu à la tête du comité de grève. Dans la journée du 16, il observe les cris et les protestations des ouvriers, et ça le crispe et le chagrine. Ce n’est qu’en fin de journée, avec la masse des ouvriers regroupés devant les bureaux de la direction, qu’il adhère au mouvement car il comprend que « c’était une révolte spontanée de gens qui en ont marre ». Mais il a très peur, car il voit mal ce qu’on peut faire de cette révolte dans une grosse boîte. Les autres usines du groupe Renault s’arrêtent aussi ce jour-là. Le 16 au soir, les syndicats se retrouvent donc avec une grève qui touche l’ensemble du groupe Renault. D’autres grèves ont démarré, aux Chantiers navals de Bordeaux, à l’Unelec d’Orléans, à la Saviem de Caen... L’importance des entreprises déjà arrêtées suffit à les convaincre qu’ils sont en présence d’un mouvement de fond qui risque de les emporter. Le même jour, par exemple, les premiers soubresauts sont enregistrés à la SNCF. Durant cette journée et celle du lendemain, la CGT envoie des permanents dans les sites SNCF de la région parisienne. Ils appellent à des arrêts de travail sur des questions corporatives. En réunion interfédérale, la CGT et la CFDT s’accordent sur la nécessité de conserver le contrôle du mouvement qui démarre (32).

D’après les données très parcellaires dont nous disposons, il y a le soir du 16 mai près de 90 000 grévistes, dont 60 000 chez Renault.

Vendredi 17 mai

Le vendredi 17 mai, le mouvement s’accélère. D’une part le réseau SNCF achève de s’immobiliser. A midi, le dépôt d’Achères (Yvelines) entre en grève avec occupation, sous l’impulsion de la CGT. A 16 heures, la CFDT fait savoir qu’elle couvre ses syndicats s’ils se lancent dans la grève (sans préavis réglementaire, donc). Le mouvement fait ensuite tache d’huile à Paris et en banlieue : Montparnasse, Saint-Lazare, Montrouge. En fin d’après-midi, une réunion confédérale de la CGT est informée de ces mouvements. C’est le signal de la dispersion, chacun comprenant que si la SNCF s’y met, le mouvement est parti pour de vrai, et se dépêchant de retourner à son poste. A 18 h 45 a lieu une réunion interfédérale cheminots, dont les procès-verbaux indiquent que la CGT veut « suivre l’exemple de la métallurgie » et que la CFDT a décidé « d’être dans l’action pour avoir une maîtrise de cela » (33). FO est d’accord pour l’action, y compris l’occupation des locaux.

Le samedi 18 mai, l’ensemble du réseau est en grève. Le premier communiqué interfédéral commun est publié, avec les revendications suivantes : « droits syndicaux ; 40 heures ; augmentations des salaires et pensions ; défense des nationalisations ; abrogation des ordonnances. »

Cet enchaînement des faits à la SNCF appelle deux remarques. D’une part, on observe une forte tension sociale à la base. Depuis la publication du rapport Nora sur les entreprises publiques, on sait que la SNCF doit devenir une entreprise compétitive. Les perspectives sont donc porteuses de restructurations, de baisse d’effectifs et autres mesures permettant à la SNCF de soutenir la concurrence des transports routiers. D’autre part, il faut reconnaître la grande sensibilité des syndicats aux mouvements de la base. J.-M. Leuwers cite un exemple typique : « Les ateliers X de Nîmes comptent à peu près 500 travailleurs. Un vendredi soir [le 17, donc] vers 4 heures, un coup de téléphone nous apprend, à nous militants de l’organisation, que subitement les gens de ces ateliers se sont arrêtés de travailler, qu’ils ne veulent pas finir la journée, laquelle s’arrête normalement à 5 heures ; le gars de la CFDT qui a reçu le coup de fil téléphone au gars de la CGT ; ils se retrouvent aux ateliers et ils expliquent aux gars : “Si vous ne voulez pas reprendre le travail, c’est à vous qu’il appartient d’en décider démocratiquement par un vote”... Et dans l’heure qui suivait, les piquets de grève sont mis en place (34). »

L’entrée en grève de la SNCF est donc bien « accompagnée » par les syndicats. Le soir du 16, ils sont déjà en position. L’entrée en grève de la SNCF marque la fin des démarrages de grèves plus ou moins spontanés, où les syndicats sont parfois débordés. Par ailleurs, le mouvement démarre à la RATP. La CFDT choisit les lignes 2 et 6, côté Nation, pour lancer un débrayage. Le choix correspond à la présence de militants trotskystes de l’OCI sur ces lignes. Mais le mouvement reste limité. Chez Hispano-Suiza, à Colombes, la grève démarre pendant que les syndicalistes consultent la base pour savoir ce qu’il convient de faire. C’est un schéma qu’on a déjà vu ailleurs. Leur intention est de proposer un débrayage d’une heure pour discuter. Mais le mouvement part tout seul. Selon le témoignage d’un journal trotskyste, « de partout, les travailleurs sortaient comme s’ils avaient attendu ce moment depuis bien longtemps. “Que faire ? Je suis dépassé. Cela va trop vite pour moi”, avouait un délégué syndical, “j’ai peur” (35). »

L’après-midi, la CGT reprend les choses en main en faisant voter la grève et l’occupation, non sans avoir tenté de proposer un débrayage de quelques heures, voire de 24 heures. Les revendications présentées sont celles qui existent depuis le mois de janvier, à peine renforcées, à la demande des assistants, qui crient « les 40 heures et la retraite à 60 ans » quand le syndicat propose 45 heures payées 48 et des pré-retraites. Le syndicat doit également empêcher la séquestration du directeur, en disant qu’il n’est pas là et que, de toute façon, les ouvriers de Sud-Aviation ont libéré le leur. Ce qui constitue un double mensonge. A 17 heures, les portes de l’usine sont fermées après quelques ordres contradictoires entre les partisans de l’ouverture et ceux de la fermeture. Les contrôles sont mis en place, les femmes sont tenues à l’extérieur. La grande force tranquille peut s’exprimer.

L’établissement Dassault de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) entre aussi en grève le 17 mai. La veille, des militants étudiants du comité d’action de Censier ont été bien reçus, y compris par la CGT. C’est du moins ce que disent les rapports que font les étudiants distributeurs de tracts (36). Selon Ronan Capitaine, la CGT de l’usine n’est pas si bien disposée à l’égard des étudiants et refuse de discuter avec les « gauchistes ». La CFDT est plus ouverte (37). L’entreprise a connu un important conflit social à la fin de 1967, et les ouvriers ont alors obtenu des gains certains. Les salaires ont été augmentés de 7 % et les primes accrues. Un meilleur intéressement a été mis en place. Deux jours de congés supplémentaires et la mensualisation du personnel horaire complètent le tableau. Quelques mois plus tard, la combativité ne semble pas réduite pour autant. Le 17 mai, donc, les deux fédérations CGT et CFDT de la métallurgie appellent à un meeting dans la cantine. Les dirigeants syndicaux locaux veulent donner la consigne d’attendre jusqu’au lundi suivant (le 20 mai), mais la base, y compris un militant CGT, un militant CFDT et des communistes, insiste pour un démarrage immédiat avec occupation. La CGT, quoiqu’un peu bousculée, prend aussitôt la tête du mouvement en organisant l’occupation : carte de gréviste, formation des équipes d’occupants, etc. Les revendications sont celles qui n’ont pas été obtenues en 1967 : durée du travail et âge de la retraite. Selon Rioux et Backmann (38), toute la construction aéronautique s’arrête le vendredi 17.

Autre cas de la métallurgie de la région parisienne, l’entreprise Somafor-Couthon de La Courneuve (Seine-Saint-Denis, 300 salariés). Le 16 mai, deux syndicalistes de la CGT ont reçu un avertissement pour avoir fait signer, la semaine précédente, une pétition contre les ordonnances. Le 17 mai, la CGT riposte en appelant à un débrayage d’une heure au cours duquel la grève illimitée avec occupation est votée. On voit dans ce cas comme dans le précédent que les syndicats tâtent le terrain, ne mesurent pas bien la combativité de la base, mais qu’ils s’adaptent dès qu’ils la perçoivent.

A Lyon-Vaise, la Rhodiaceta entre en grève le même vendredi 17. Vaise est l’un des établissements de cette entreprise de textile artificiel. Il emploie 8 000 salariés, dont 1 200 intérimaires. Comme le reste du groupe, il connaît un ralentissement, notamment en raison de la perte du brevet Nylon en 1966. Jusque là l’entreprise était connue pour son caractère social (salaires supérieurs à la moyenne, nombreux avantages sociaux). L’établissement a connu deux grèves en 1967. La première avait duré du 28 février au 23 mars ; il s’agissait en fait, au départ, d’une grève de solidarité avec un autre établissement (Besançon), apparemment contre le « travail en créneau » ; cette expression désigne une forme de chômage technique, où la direction décide quotidiennement qu’il y a ou qu’il n’y a pas de travail pour tel ou tel ouvrier. Selon un témoin « ça se faisait au poste de garde, un par un, celle-là elle rentre, celle-là elle reste dehors (39). » Avant la grève, ce chômage n’était pas indemnisé.

A Vaise, où le travail en créneau était également pratiqué, le conflit a éclaté lorsque la direction a voulu empêcher une délégation CFDT de Besançon d’entrer dans l’usine. Les ouvriers de Vaise se sont alors mis devant l’entrée pour empêcher un camion d’entrer. La grève s’est passée à l’extérieur de l’usine. Elle était reconductible tous les jours à midi, au cours d’un meeting se tenant devant l’usine. Cette grève a bénéficié d’une grande solidarité dans le quartier. Les ouvriers ont bloqué l’usine à ses trois portes, de l’extérieur, pendant toute la grève, 24 heures sur 24. De nombreux témoins insistent sur l’importance de la « socialisation de grève » autour de l’usine. Il s’agit autant de rencontres entre membres du personnel, qui n’avaient pas l’occasion de se connaître dans le travail quotidien, que de signes de solidarités de la part des habitants du quartier, qui par exemple apportaient des plats chauds aux piquets de grève. Le travail a repris après qu’eut été accordée une augmentation de 3,8%.

En septembre 1967, la direction annonce une réduction du temps de travail de 44 à 40 heures par semaine. Cette réduction donne lieu à une baisse correspondante des salaires. Pas de réaction du personnel. Le 6 décembre, la direction annonce la baisse de la prime de fin d’année (de 19,5% à 9% du salaire) et le licenciement de 2 000 personnes d’ici la fin de 1969. Aussitôt « des grèves spontanées, peu contrôlées par les syndicats, éclatent (40) ». Le 7 décembre, une manifestation est improvisée vers le quartier de la Guillotière. Elle enfonce un premier cordon de police, avant qu’un second l’empêche de traverser le pont de la Guillotière. Les affrontements sont durs. Les jours suivants, d’autres arrêts de travail ont lieu. Dans la nuit du 14 au 15, il y a des incidents au cours d’un débrayage. Le lendemain, les syndicats mettent en garde les grévistes contre « les actions irréfléchies qui risquent de faire le jeu du patronat ». Le vendredi 15, la direction annonce le lock-out pour le week-end. Le lundi matin (18 décembre), elle annonce le licenciement de 97 personnes pour abandons de poste répétés. Ce sont tous des syndiqués, voire des militants actifs. Le 20, c’est la grève dans l’ensemble du groupe. A Vaise, il ne reste que 1 000 salariés à travailler. Mais le mouvement se dilue pendant les fêtes. A la reprise de janvier, la direction annonce la suppression de 360 emplois au cours du premier semestre de 1968.

Après les conflits retentissants de 1967, l’entrée en grève de mai 1968 semble plus bureaucratique que dans d’autres cas ce jour-là. Un militant PC/CGT se souvient : « Renault, ça a été décisif, ils ont commencé à partir, nous on est partis le lendemain (41). » Les autres usines françaises du groupe débrayent le même jour (42). A Vaise, en tout cas, les revendications portent sur les salaires, la quatrième semaine de congés payés et les libertés syndicales. Elles concernent aussi les coefficients qui définissent les postes - et qui seront révisés après la grève.

C’est aussi le 17 mai qu’arrêtent le travail les établissements de Thomson à Chauny (Aisne) et Sartrouville (Yvelines), d’Alcatel à Montrouge. Dans l’après-midi, les 7 000 ouvriers des Forges et Aciéries du Creusot s’arrêrtent eux aussi de travailler et occupent l’usine (43). La grève commence aussi aux mines d’uranium de Saint-Priest-la-Prugne (Loire).

A la fin de cette journée, on estime le nombre des grévistes à 500 000 ou 600 000, dont la moitié environ pour la seule SNCF.

Samedi 18 mai.

Le samedi 18 mai, la vague de grèves atteint les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais (16 000 salariés). Ce matin-là, le nombre de grèvistes approche du million. Les postiers ont démarré dans la nuit. Le personnel du trafic aérien a fait de même. A Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), les éboueurs de la SITA (enlèvement des ordures) arrêtent aussi le travail, de même que les 2 800 salariés de l’Imprimerie Lang. En fin de journée, les grévistes sont 2 millions.

Dimanche 19 mai

Après ceux de Saint-Ouen, les autres travailleurs de la SITA s’arrêtent de travailler ce dimanche matin. Ils le font à l’appel des syndicats, après un vote à bulletin secret à Ivry, Romainville, Pantin, Issy.

***

Depuis le lendemain du 13 mai, on a donc assisté à une vague irrépressible de grève. On a observé plus haut la ressemblance dans l’enchaînement des événements à Sud-Aviation et à Renault-Cléon. Il y a cependant une grande différence au niveau des revendications. Tandis que les ouvriers de Sud-Aviation se rebellent depuis plusieurs mois sur un problème précis lié au ralentissement de la conjoncture dans leur secteur, ceux de Cléon s’arrêtent sans cause spécifique, sans revendication particulière qui soit apparemment plus justifiée à ce moment-là que deux mois, voire deux ans, plus tôt. Par ailleurs, dans le premier cas, les syndicats encadrent le mouvement tout du long, tandis que dans le second ils sont débordés, au niveau des objectifs comme au niveau des méthodes d’action. Chez Renault, mais aussi plus généralement dans l’ensemble des industries fordistes, l’accumulation de la tension sur des problèmes chroniques comme les salaires au poste, le niveau des rémunérations, les cadences et les conditions de travail provoque ce jour-là l’explosion, à la faveur de contexte social général dans le pays tel qu’il s’est manifesté le 13 mai. Sud-Aviation, Dassault et toutes les autres entreprises du secteur aéronautique, qui entrent en grève cette première semaine, ne sont pas dans ce cas de figure fordiste. Les travailleurs y font pourtant une entrée en grève active et déterminée. Chez eux, le problème est directement celui de la sécurité de l’emploi.

Sud-Aviation-Bouguenais, Renault-Cléon : retenons ces deux entreprises à l’initiative du mouvement de mai-juin 1968 comme emblématiques des problèmes de fond qui engendrent la crise : la fin de la grande prospérité des trente glorieuses et le retour de la précarité, d’une part, et les limites de l’exploitation fordiste, d’autre part. Nous y reviendrons dans la deuxième partie.

On a beaucoup discuté de la spontanéité du mouvement. Celle-ci mettrait le mouvement ouvrier sur un pied d’égalité avec le mouvement étudiant, dans la soi-disant contestation généralisée des structures du vieux monde. Le mot s’applique bien sûr à ces réactions de colères et d’impatience des travailleurs contre les directions, y compris syndicales. Il englobe la très forte pression de la base des syndicats sur les appareils. De façon générale, cependant, la « spontanéité » n’a pas manifesté - comme les gauchistes voulaient le croire - une volonté de se débarrasser des syndicats, de faire éclater leur encadrement. Le mouvement de mai n’a pas été un mouvement de grèves sauvages proprement dites. Les réactions de la base contre les syndicats se limitent à les secouer un peu pour les sortir de la routine où il se sont englués. Et les syndicats entendent le message très rapidement.

Dès la fin de cette première semaine, et encore plus dans la semaine qui va suivre, les syndicats reprennent l’initiative et contrôlent les entrées en grèves. Certes, la pression de la base, bien plus que l’initiative syndicale, explique la massification du mouvement. On sait bien que les appels syndicaux restent souvent sans suite. Mais en Mai 68, les syndicats savent très vite que la grève aura lieu, quoi qu’ils fassent, et ils disent tout de suite, on l’a vu à la SNCF, qu’ils craignent d’en perdre le contrôle. Ils se portent donc au devant du mouvement et envisagent de l’orienter sur une voie politique. Avec le démarrage de Renault et de la métallurgie parisienne, les syndicats et le Parti communiste prennent leur parti de la grève, et cherchent à en utiliser la puissance pour avancer leurs pions. Dès le 15 mai, des tracts de la CGT appellent à faire la grève aussi pour la formation d’un gouvernement populaire. Si, à cette date, ces tracts ne correspondent pas nécessairement à des directives nationales (44), en fin de semaine les arbitrages sont rendus : il faut pousser les grèves dans le sens d’un changement de gouvernement et utiliser le week-end pour préparer l’extension des grèves.

Les syndicats savent par expérience que les grèves peuvent leur faire plus de mal que de bien si elles débordent le cadre convenu « arrêt de travail/négociation/reprise ». C’est ce qu’ils ont récemment expérimenté, en janvier 1968 à Fougères et à Caen, où des grèves et manifestations ont tourné à l’émeute. Peut-être aussi mesurent-ils à quel point les conflits sociaux durs qui éclatent en Italie sont liés à la perte de contact entre les syndicats et leur base. Chez Pirelli, en février, tous les syndicats signent triomphalement un accord qui est si minable qu’il est immédiatement rejeté par un large mouvement des ouvriers qui se structure dans la formation d’un premier Comité unitaire de base. Les syndicats mettront plusieurs mois à récupérer cette structure qui conteste fortement leur pouvoir. En avril, 5 000 ouvriers de l’entreprise textile Marzotto rejettent de la même façon un accord déjà signé et se battent pendant toute une journée avec la police (45).

Les syndicalistes français sont donc décidés à tout faire pour ne pas perdre le contrôle. La deuxième semaine d’extension des grèves les rassurera sans doute sur ce point. Mais par la suite, après les accords de Grenelle, on verra que leur tâche n’est pas si simple.

I. 3 - Deuxième semaine : la généralisation

Lundi 20 mai

Le soir du lundi 20 mai, on estime que le nombre des grévistes atteint 6 millions. L’incroyable poussée de la semaine précédente se transforme donc en un véritable raz de marée. Il est impossible de suivre dans le détail l’expansion du mouvement. Les récits que l’on a pu consulter montrent cependant qu’il y a plusieurs forces à l’œuvre, et que la spontanéité des premières grèves cède le pas à un effet de boule de neige qui n’exclut pas une certaine passivité des nouveaux grévistes. Passivité qui convient bien aux syndicats qui s’engagent dans l’action.

Ce jour-là, Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT, prononce un important discours devant les travailleurs de Billancourt. Le thème en est double :

- d’une part la grève doit rester revendicative et « tout mot d’ordre irresponsable, aventurier et provocateur tel que celui d’insurrection ne peut que faire le jeu du gouvernement et du patronat ». Et quand la CGT parle de revendications, elle ne veut pas parler de « formules vagues telles que la cogestion, les réformes de structures, la promotion, etc. ». Un coup pour les gauchistes et un coup pour la CFDT, qui a adopté l’autogestion comme thème revendicatif ;

- d’autre part il est urgent de réunir partis de gauche et syndicats pour mettre au point « un programme commun de gouvernement d’un contenu social avancé » (46). Le message est donc : on fait la grève pour nos « justes revendications », pas plus, sauf un changement de gouvernement qui nous mette au pouvoir d’une façon ou d’une autre. La question n’est pas de savoir qui y croit.

Bien sûr, tous les démarrages de grève de ce lundi n’obéissent pas purement et simplement aux calculs politiques des partis et des syndicats. Répétons que ceux-ci ne se livrent à ces petits jeux de pouvoir que sous la poussée d’un mouvement social de base qui les effraie. Par exemple au siège social des Assurances générales de France (AGF), à Paris : avec l’aide du Mouvement du 22-mars, un tract est distribué pour appeler le personnel non pas à la grève mais ... au dépassement de la grève : « La grève est dépassée, il faut tout remettre en route par et pour nous-mêmes. » Cette initiative est principalement portée par des jeunes, syndiqués ou non, et les bureaucrates syndicaux suivent prudemment. Deux jours plus tard, les cadres entrent dans la grève à leur tour et, par le réalisme qu’ils introduisent dans les multiples réunions et discussions que les grévistes forment pour revendiquer et formuler l’autogestion des AGF, ils aideront les syndicalistes à se remettre en selle (47).

Il n’y a pas non plus de syndicat, et pour cause, dans cette usine de mécanique de la région parisienne (48) où le vieux self-made-patron a toujours su vider les râleurs. Le lundi 20 mai, cependant, les 60 salariés ne se mettent pas au travail. Ils discutent de la grève qui se développe partout, décident de la faire. Ils parlent même de séquestrer le patron, mais y renoncent. Deux travailleurs vont chercher la CGT locale pour obtenir aide et soutien, quinze autres restent pour occuper, le reste rentre à la maison.

C’est là un bon exemple de la force d’auto-entraînement du mouvement dès lors qu’il a pris une certaine ampleur. Un autre est celui de l’usine de Clamart de Schlumberger, où il n’y a pas de salaire inférieur à 1 200 F. Les 477 employés, dont 85 ingénieurs et 180 techniciens, votent le 20 mai la grève avec occupation, avec des revendications qui visent la réforme des relations hiérarchiques et le changement de gouvernement (49). Cet exemple montre la très forte propension à la grève dans la population salariée, même celle qui jouit de privilèges relatifs. Cette propension est à la base de l’activisme syndical - et non pas l’inverse. Cela dit, ce lundi 20 mai, l’initiative des syndicats fut omniprésente, pour prendre le train avant qu’il ne parte sans eux.

A la Lainière de Roubaix, ils lancent la grève « dès le lundi [20 mai], de peur que quelques fonceurs ne nous devancent (50) ». Dans une autre usine textile de province (100 personnes), une réunion syndicale CFDT avait eu lieu la veille, dimanche 19, et la centrale « nous avait donné pour mission de généraliser la grève déjà commencée dans l’automobile (51) ». Le lundi 20, l’usine est en grève. Encore une petite usine textile : la grève commence en fin de matinée, le 20 mai, sous l’impulsion d’une militante CGT qui profite ensuite de l’heure de repas pour « passer à l’église du quartier pour porter tous ces événements au Seigneur et lui demander la force et le courage après cette grande inspiration qui m’avait fait lancer la première grève aux Etablissements A... Même en 1936, A... n’avait pas fait grève (52) ».

Partout, les journées du samedi 18 et du dimanche 19 ont été consacrées à des réunions syndicales de préparation de la grève du lundi. Voici une caisse d’allocations familiales de 200 employés. Le samedi, un membre CFDT reçoit un appel de sa fédération. Il prévient les autres membres du syndicat, et le dimanche soir va rendre visite à un collègue de FO. Celui-ci n’a pas reçu de consigne, mais est d’accord pour partir en grève illimitée. Le lundi 20 mai, à 8 heures, le personnel réuni en meeting vote à main levée en faveur de la grève avec occupation. Sitôt voté, la plupart des employés rentrent chez eux (53).

Même réunion de préparation dans le cas d’un centre de révision d’Air France (1 000 salariés). La CGT avait tout préparé et « le déroulement de l’action était minuté ». La grève illimitée avec occupation est votée à main levée (54). A la CSF de Brest (1 100 salariés, dont 600 ouvriers), le week-end a également été consacré par la CFDT à la préparation de la grève. Il faut dire que les salariés ont été sensibles à l’appel de leur bureau confé- déral du 16 mai, qui se déclarait solidaire des étudiants et appelait à la création dans l’entreprise de « structures démocratiques à base d’autogestion ». On verra plus loin que cet établissement de la CSF est allé loin dans l’exploration de l’autogestion - selon la formule d’Alain Touraine - et on verra ce qu’il faut entendre par là. En attendant, « le samedi et le dimanche [18 et 19 mai] sont consacrés à la prépa- ration minutieuse de la grève et de l’occupation (chronologie de l’action, contacts avec l’inter-CSF CFDT, rédaction du cahier de revendications). Le lundi 20 à 8 heures, l’appel à la grève est massivement suivi (55) ».

A l’usine Citroën de Levallois (5 000 travailleurs, dont 2 500 immigrés et 18 syndicalistes CGT), il n’y a pas eu d’action revendicative depuis dix-huit ans. Le 13 mai, les ouvriers n’ont pas fait grève, car le patron les a lock-outés à 10 heures. Le 20, des militants CGT extérieurs à l’usine commencent à distribuer des tracts à 5 heures du matin. Mais ce n’est qu’à 11 h 45 que le travail s’arrête et que les ouvriers ouvrent les portes à deux responsables syndicalistes extérieurs. Il a fallu toute cette matinée pour convaincre les hésitants, repousser la pression des vigiles qui sortaient sur le trottoir pour faire rentrer les ouvriers en train de discuter. L’occupation commence aussitôt (56). On peut supposer que l’opération a été coordonnée la veille entre syndicalistes de l’intérieur et de l’extérieur.

On est mieux documenté sur les conditions dans lesquelles la grève a démarré à l’usine Citroën du quai de Javel, à Paris. Officiellement - c’est-à-dire syndicalement - la grève commence le lundi 20 mai. On sait cependant, par des membres du comité d’action travailleurs-étudiants (CATE) de Censier qui y travaillent comme formateurs, que l’usine a connu des débrayages dès le 17 mai. Des ouvriers sont venus voir le CATE. Un tract a été préparé pour distribution le samedi 18 aux portes de l’usine. Ce qui est fait, mais la CGT est déjà là, qui appelle à la grève pour le lundi matin suivant (57). Simultanément, un CA Citroën est formé. Le lundi matin, ce CA retrouve la CGT devant les portes de l’usine. Les militants CGT, qui ne sont pas plus de l’usine que certains distributeurs de tracts du CA, ne peuvent pas vraiment demander aux membres étrangers à l’entreprise de se retirer. D’autant que ceux du CA sont venu avec des arabophones, des lusophones, des hispanophones recrutés à Censier, et que ceux-ci aident la CGT à convaincre les ouvriers immigrés d’entrer dans l’usine pour l’occuper. Beaucoup d’immigrés étaient en effet méfiants à cette idée. Les militants du CA prêtent donc leur concours à la CGT. Les militants du CA prêtent donc leur concours à la CGT. Mais le lendemain, ils retrouvent l’usine bouclée à double tour et les syndicalistes leur interdisent d’entrer : pas de provocations !

Autre exemple de l’automobile, le cas de Peugeot-Sochaux (25 000 salariés). Un tract syndical appelait le vendredi 17 les travailleurs à « se tenir prêts ». Le lundi matin, un meeting intersyndical fait voter la grève avec occupation sans aucune difficulté. Aussitôt, la plupart des salariés quittent l’usine, comme s’il leur avait suffi d’enregistrer que la vague de grève avait atteint le Doubs.

C’est aussi le lundi 20 mai que la grève est votée au CEA de Saclay. Cependant, la semaine précédente a été presque exclusivement consacrée à la discussion des événements, et on ne peut pas dire que la productivité ait été très élevée. Parfois, les syndicats font preuve d’un militantisme très résolu pour étendre les grèves. Non seulement ils ont, ainsi qu’on l’a vu, des instructions pour cette extension, mais il y a aussi rivalité entre eux pour gagner - et syndicaliser - de nouveaux grévistes. Ecoutons un membre de l’Union départementale CFDT d’Elbeuf :

« Nous, sur Elbeuf, on n’était pas très au point. L’Union locale était faite de militants assez âgés, pas très en prise sur les réalités. On ne savait pas comment faire pour se placer au départ... Surtout que l’usine Rhône-Poulenc s’y mettait. Alors, il y a un militant de l’EDF qui était chef de district à Elbeuf, qui rentrait de Paris. Je lui pose la question : “Est-ce que tu es disponible ?” Il me dit : “Oui, vous pouvez disposer de moi.” Je lui dis : “Bon, tu prends les affaires en main à Elbeuf.” Alors il avait les grands moyens puisqu’il avait la voiture à antenne radio de l’EDF. Il avait le pouvoir de couper le jus aux patrons. Alors il a passé toute la nuit de dimanche à lundi à faire mettre en grève toutes les boîtes. A celles qui résistaient, il donnait un coup de semonce, une coupure de courant. Alors là, il a mobilisé même des étudiants pour arriver à tenir les affaires. La CGT, elle avait employé des moyens encore plus radicaux. Eux, ils avaient un camion. Ils arrivaient dans une boîte, ils disaient aux gens de s’arrêter de travailler, ils les mettaient dans le camion et ils les menaient au local (de la CGT) et puis ils leur donnaient la carte syndicale. Alors, à cette cadence, ils ratissaient les boîtes. Il y avait des dockers, certains avec même des manches de pioche, et ça y allait à la manœuvre ! C’était opérationnel. Toute la journée ils ont fait ça dans les boîtes d’Elbeuf qui n’étaient pas syndiquées, sauf Rhône-Poulenc. Alors on a essayé nous aussi de syndiquer les gens, de s’implanter dans les boîtes et puis d’arriver à monter des sections. Très vite on a eu sept ou huit boîtes. Après il a fallu organiser tout ça. Ça n’a pas été simple. Après Mai, c’est retombé (58). »

Est-ce le même type de concurrence intersyndicale qui explique les conditions dans lesquelles la grève démarre à Rhône-Poulenc-Vitry ? (59). Le vendredi 17 en fin de journée, l’intersyndicale réunit les travailleurs pour leur faire voter la grève et l’occupation. La participation est de 50 % à 60 %. Le vote fait apparaître une majorité de 60 % en faveur de la grève et de l’occupation immédiate. Comme les syndicats ont placé la barre à deux tiers des voix, on ajourne à lundi. Mais le samedi, une réunion intersyndicale décide de la grève avec occupation pour le lundi. Et la CGT propose aussitôt aux autres syndicats une structure d’occupation en comités de base chapeautés par un comité central, structure tout ce qu’il y a de plus démocratique - nous y reviendrons. Cette proposition surprenante de la part de la CGT aurait pour but d’ennuyer les autres syndicats. Démocratie pour démocratie, au cours d’une réunion intersyndicale du dimanche 19 où elle a la majorité, la CGT flanque discrètement les comités de base d’un comité exécutif où ne siège aucun membre du comité central, et seulement des syndicalistes.

Ce comité exécutif est justifié par le fait que les patrons ne veulent parler qu’aux syndicats. Les préparatifs de la grève sont donc fort minutieux. Tous les rouages de la démocratie sont en place : les organes de décision collective et ceux de leur court-circuitage. Le lundi matin, la grève avec occupation est effective. Répétons que toutes ces manœuvres des syndicats n’expliquent pas le développement de la grève, ni sa rapidité. Elles sont simplement une indication que, cette fois, les syndicats ne jouent pas contre la grève, mais ont chacun des raisons d’y pousser et de s’y pousser. Certes, il y a parfois des erreurs de perception de la part des syndicats. A la CGCT (1 500 salariés), la CFDT et la CGT proposent un quart d’heure de débrayage ! Les travailleurs présents à ce meeting du lundi 20 mai imposent la grève illimitée (60). A Nord-Aviation (Châtillon-sous-Bagneux, Hauts-de-Seine), les syndicats se sont opposés à la grève avec occupation le vendredi 17. Le lundi 20, ils la font voter (61). Mais de façon générale, les syndicats épousent bien la vague montante des grèves, d’autant que les salariés sont tenus au courant de l’extension des grèves heure par heure par les radios. Les ventes de poste à transistors atteignent 400 000 exemplaires en une semaine, contre un rythme annuel normal de 250 000 ! (62). Et, en ce début de deuxième semaine de grève, les syndicats se coulent bien volontiers dans la vague. Rioux et Backmann donnent quelques exemples de ce rapport entre la poussée de la base et le rôle des syndicats (63). Lundi après-midi, dans une grande administration où il y a déjà beaucoup d’absents en raison de la grève des transports, les syndicats réunissent le personnel et parlent en faveur de la grève. Le vote avalise ce point de vue et tout le monde rentre chez soi. Dans une usine d’électronique, la CGT et la CFDT réunissent le personnel lundi matin. Ils donnent les revendications et appellent à la grève. « Personne n’a pris la parole contre... Alors, on a rangé le matériel et commencé à s’organiser pour l’occupation. »

On pourrait multiplier les exemples. Michelin, à Clermont-Ferrand, et Dunlop, à Montluçon, entrent dans la grève. Même les salariés de l’hôtel Plaza Athénée (avenue Montaigne, 8e arrondissement) s’y mettent, font signer au roi de Jordanie une pétition de soutien et demandent respectueusement aux clients de l’hôtel de les aider dans leur mouvement. Les abattoirs de la Villette à Paris, la Banque de France, les 35 000 métallos de Saint-Etienne, 19 des 21 mines de fer de Lorraine, les Mines de charbon de la Loire, les Houillères de l’Aveyron s’arrêtent également ce lundi.

A Paris, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, une assemblée générale présidée par François Périer vote la grève illimitée de toutes les disciplines du spectacle à compter du jour même. Seuls Jean Ferrat (pour verser la recette aux grévistes) et Alain Delon se produiront ce soir-là dans la capitale (64).

Ce lundi, donc, la vague de grève s’est imposée à tous comme une évidence.

Mardi 21 mai

Et le lendemain, ça continue. Les 500 salariés de la Sopelem, à Paris, se lancent dans une grève qu’ils veulent « purement revendicative », mais qui comporte la revendication plutôt maximaliste d’une « humanisation » des relations sociales (65). Les 530 salariés des assu- rances Winterthur votent la grève également, avec rendez-vous le 27 mai pour la reconduire éventuellement (66). Aux Assurances mutuelles de Seine et Seine-et-Oise (AMSSO - 700 salariés, dont 200 cadres, salaires d’embauche 650 francs), « la tension monte dans les services. Des gens cessent le travail et discutent des événements. On parle de faire grève. Dans les couloirs, on stimule les délégués pour passer à l’action. A la cantine, l’effervescence est à son paroxysme ; les délégués prennent le train en marche et décident de faire une réunion dans le hall. Un délégué CFDT prend la parole et propose la grève immédiate. » Le vote approuve et « des employés sont désignés pour accompagner les délégués auprès de la direction. Nous demandons 150 francs pour tous (67). »

C’est aussi ce jour-là que les Grands Moulins de Paris, de Pantin, de Corbeil et de Bobigny entrent dans le mouvement.

Quelques jours plus tôt, une assemblée générale du personnel de l’ORTF a eu lieu aux Buttes-Chaumont. Elle a voté la grève de toutes les catégories pour le 20 à minuit. Le 21, seuls continuent à travailler les journalistes et les techniciens de l’information, qui verseront leur salaire au comité de grève.

C’est enfin et surtout le 21 mai que les centrales syndicales appellent à la grève les fonctionnaires, ce qui fait faire un bond important dans la statistique des grévistes.

Mercredi 22 mai

Huit jours après le début du mouvement, les derniers grévistes entrent dans le mouvement : les enseignants - qui en fait ont déjà commencé dans beaucoup d’endroits - s’arrêtent officiellement à l’appel de la FEN et portent à 8 ou 9 millions le nombre de grévistes. Les salariés de la météo, ceux des grands magasins, même les musiciens de l’Opéra de Paris entrent aussi dans le mouvement. Les fossoyeurs de Paris s’arrêtent aussi, et occupent les cimetières. Quand les morgues seront pleines, le préfet appellera le contingent pour qu’il assure les inhumations (68).

C’est aussi ce mercredi que la contestation - plus que la grève - atteint les professions libérales : les jeunes médecins, les architectes cherchent à débarrasser leurs structures professionnelles des archaïsmes les plus manifestes.

Ce soir-là, le mouvement des grèves a atteint le sommet de la vague. Que « fait » cette énorme grève, quelle est son activité ? C’est la question que nous allons maintenant examiner. Mais avant de poursuivre, faisons deux remarques :

- d’une part, la France compte en 1968 7,3 millions d’ouvriers et 3 millions d’employés, sur une population salariée de 15,6 millions. Les 8 à 9 millions de grévistes indiqués dans les sources suffisent donc largement à immobiliser toute l’économie. Mais même avec 9 millions de grévistes (69), il reste pas mal de non-grévistes. On n’a guère d’informations sur ces non-grévistes. Nicolas Hatzfeld (70) signale le cas de Simca-Chrysler à Poissy, Citroën à Rennes et Peugeot à Mulhouse dans le secteur automobile. Les explications qu’il donne de ces cas (immigration directement organisée par le patron, syndicats maison, notamment) ne sont pas entièrement convaincantes face à la puissance du mouvement de grève. Quoi qu’il en soit, on ne s’étonnera pas que les non-grévistes n’aient fait l’objet d’aucune étude systématique, puisque rien n’a été fait non plus sur les grévistes ;

- d’autre part, et même s’il reste des non-grévistes, on est bien en présence d’une grève généralisée. Mais s’agit-il d’une grève générale, au sens qu’a cette expression dans la tradition du mouvement ouvrier ? La grève générale est celle où tous les travailleurs s’arrêteraient en même temps pour mettre les patrons à genoux et faire le socialisme, ou pour empêcher la guerre. On va voir dans ce qui suit que les grèves de 1968 sont restées, précisément, des grèves. Les syndicats n’ont jamais décrété la grève générale, et se sont empressés de le préciser quand la grève a été généralisée. Sous couleur de laisser démocratiquement l’initiative locale aux travailleurs sur leurs lieux de travail, ils ont soigneusement lutté contre l’unité du mouvement. Il s’agissait en particulier de ne pas unifier les revendications en un seul paquet, qui serait ipso facto devenu politique et aurait interdit la reprise fractionnée, comme cela s’est finalement passé.

Suite II. Le mouvement des occupations.


Mai 68 dans Echanges

ICO, puis Echanges, ont publié plusieurs textes sur Mai-68, qui donnent un aperçu assez complet du déroulement et de ce que nous pensons de ces événements devenus mythiques :

- La Grève généralisée en France, mai-juin 1968 (analyses et témoignages), supplément à ICO n° 72, juin-juillet 1968. Réédition Spartacus, mai 2007, avec une préface inédite d’Henri Simon (10 €).
- Bilan d’une adhésion au PCF, témoignage d’un militant de province en mai-juin 1968, ICO.
- Mai 68, les grèves en France, de Bruno Astarian, Echanges, 2003, 3,50 €.
- Chez Peugeot, en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue
- Sur demande aupès d’Echanges (echanges.mouvement@laposte.net) : photocopie d’articles parus dans ICO de l’époque (et non dans le supplément La Grève généralisée), rédigés par des participants d’ICO sur ce qui s’était passé dans leur entreprise en mai-juin 1968.
- Et, sur les militants maos de l’après-1968 : Tentative de bilan du Comité de lutte Renault, de Baruch Zorobabel, ICO, 1972.

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