« Salariés roulés dans la farine » ; « 660 salariés bernés » : inscriptions sur les blouses blanches des ACT lors de l’occupation de l’usine.
Quelques remarques préliminaires d’avant l’an 2000. Sortie du rêve gaulliste d’une fraction du capital national, Bull, firme nationalisée en 1982, devait représenter l’indépendance de la France dans le domaine informatique. Coincé par la concurrence acharnée des grands mondiaux de la branche, le rêve sombra peu à peu dans un rouge que des renflouements successifs ou des alliances ne purent endiguer. Il finit par la dispersion de lambeaux de ce qui avait été l’empire Bull. Un de ces lambeaux, l’usine Bull d’Angers, employait encore il y a dix ans 3 500 travailleurs. En 1997, lors de sa privatisation, la firme Bull employait à Angers 1 600 travailleurs. En 1999, l’usine d’Angers a été réorganisée en deux pôles spécialisés, l’un (550 travailleurs) dans les gros services informatiques, l’autre (850 travailleurs) dans les circuits imprimés et les cartes électroniques. En bons capitalistes prévoyant la chute finale et le fait que les plans sociaux - avantages Bull compris - risquaient de coûter cher, les dirigeants de Bull firent ce que tous les capitalistes ont fait et font encore : constituer une filiale qui détache les obligations sociales de celles de la maison mère (voir entre autres, actuellement, ce qui se passe avec les usines Daewoo de Lorraine ou Metaleurop dans le Nord). L’usine Bull d’Angers fut littéralement coupée en deux, y compris les bâtiments contigus, la partie confectionnant les cartes électroniques sophistiquées transformée en BEA, l’autre moitié restant Bull. A cette époque, la bulle de la « nouvelle économie » n’étant pas encore crevée, l’opération pouvait passer pour une opération financière (dans cette période faste, l’usine BEA aurait tourné à 150 % avec un emploi massif d’intérimaires [dont on ne se souciera guère plus tard]).
L’opération présageait pourtant, comme souvent dans les cas de filialisation, la cession à un autre larron : en septembre 2000, c’est chose faite, et les travailleurs de BEA, ex-Bull deviennent salariés d’ACT Manufacturing. La direction présente l’opération comme le don « à cette unité industrielle [des] meilleures chances de développement ». ACT Manufacturing ne serait en fait que la façade industrielle d’un fonds de pension spécialisé dans des acquisitions d’usines en vue de leur faire rendre de forts dividendes. C’est alors qu’éclate la bulle informatique. Bull a réalisé, pour 56 millions de dollars, une bonne opération car, théoriquement, la firme n’aura rien à verser pour les 660 ex-Bull (qui ont perdu leurs droits antérieurs et leur ancienneté Bull) (les salariés de Bull inclus dans le plan social Bull partent avec en moyenne une indemnité de 48 000 euros) ; ce sera d’ailleurs une revendication constante de ceux-ci : soit de se faire réembaucher par Bull, soit de se faire verser les avantages Bull. Vers la fin du conflit, Bull prendra pourtant des engagements sur ce point.
Apparemment, « la vie continue » avec le passage de l’usine aux 35 heures et, en septembre 2001, la signature d’un accord sur les congés.
Mais les nuages noirs s’accumulent. En octobre 2001, le chômage technique présage le pire : ACT Manufacturing, société de droit américain, est mise en faillite aux Etats-Unis (ce qui l’autorise à continuer son activité sous contrôle avec des restructurations et un étalement du remboursement des dettes). Dès lors il est évident que l’usine d’Angers va en subir le contrecoup : le repli sur la base nationale est la règle générale dans ce type d’opérations, ce qui signifie que ACT va réduire ses activités en France (ce ne sont pas seulement celles d’Angers qui feront les frais de l’opération, mais aussi celles du Mexique, de Thaïlande et d’Irlande qui seront aussi liquidées).
De fait, en mai 2002, l’usine qui tournait à 53 % ne tourne plus qu’à 21 % avec chômage partiel, congés anticipés ; EOC, un des principaux clients, délocalise en Thaïlande et un autre, Elsa, est en dépôt de bilan.
En juin 2002, on passe de quatre à trois équipes et, le 11 juin, c’est l’annonce de 426 licenciements (sur 660 travailleurs)
Le 21 juin 2002, une manifestation intersyndicale contre les licenciements dans la métallurgie ne regroupe que 500 manifestants. C’est le début de ces manifestations et actions sporadiques qui vont se répéter pendant près d’une année, avec parfois des temps forts que l’on pourraient assimiler à des débordements de l’encadrement syndical, ces temps forts entraînant l’intervention de la répression policière, plus ou moins violente : loin de provoquer un nouveau sursaut de l’ensemble des travailleurs, cette répression ramène au contraire les résistances dans les ornières syndicales. Comme la fermeture d’ACT est difficile à faire admettre aux travailleurs et que ceux-ci dans leur majorité n’osent pas aller plus loin dans des actions plus radicales, ce qui va se dérouler marque :
d’une part les étapes vers la fermeture définitive, distillées de telle façon qu’elles laissent percer des promesses illusoires ;
d’autre part la répétition d’actions contrôlées destinées à faire pression plus sur les pouvoirs politiques que sur les capitalistes eux-mêmes : autre illusion, car les gouvernements n’ont aucun pouvoir sur la marche de l’économie, et ils ne peuvent rien faire d’autre que des aménagements pour amortir la dureté des licenciements brutaux.
Ce n’est que lorsqu’il sera évident que tout est terminé et que les salariés ont été menés en bateau que la lutte se radicalisera, mais sans effet car il sera trop tard.
L’organisation de la lutte sera marquée par des affrontement syndicaux, d’un côté CGT et FO, animées sur le plan local respectivement par des militants de Lutte ouvrière et du Parti du travail, et de l’autre la CFDT, qui ne cessera de dénoncer le jusqu’au-boutisme et le radicalisme antimondialisation des autres militants. On peut aussi noter qu’il y aura deux organisations juxtaposées lors de l’occupation, le comité intersyndical FO-CGT, émanation d’appareils, et un comité de lutte largement ouvert, plutôt émanation de la base. La CFDT se désolidarisera rapidement des actions organisées par l’intersyndicale.
L’énumération des actions de l’été 2002 est presque fastidieuse :
5 juillet, rocade-pneus ; 20 septembre, rocade-pneus ; 27 septembre, pneus devant entrée-camions ACT ; 4 octobre, Crédit lyonnais, mairie, gare, CRS, Bachelot [permanence de la députée Roselyne Bachelot] ; 7 octobre, Arts et Métiers, Bachelot ; 14 octobre, incursions à Bull, blocage de camions.
Le 16 octobre 2002, le tribunal de commerce d’Angers entérine le dépôt de bilan et nomme deux personnages, un administrateur judiciaire et un représentant des créanciers, qui vont s’occuper de l’usine et des condamnés en sursis pendant six mois, distillant encore un peu d’espoir que ces dédales juridiques paraissent receler.
Les manifestations de routine reprennent leur cours habituel : 18 octobre, SNCF, blocage de deux lignes TGV Paris-Brest à La Poissonnière ; 24 octobre, manifestation des métallos, Imbach, Préfecture, Valfond ; 29 octobre Integris ; 13 novembre, péage de Corze ; 14 novembre, Palais des congrès, 140 d’ACT veulent parler à Bachelot, la députée ministre, CRS, lacrymos.
Le 21 novembre, l’administrateur judiciaire se fait adjoindre un assistant car le projet de restructuration est en panne et les travailleurs d’ACT commencent à en avoir marre d’être lanternés. La veille, ils ont bloqué les entrées et sorties de camions de l’usine Bull. Bull assigne quatre travailleurs en référé pour faire lever le blocage mais tente un chantage le 25 novembre : le passage d’un semi-remorque pour Michelin contre la non-application de la décision du juge des référés (qui à ce moment n’a pas encore statué).
Le 26 novembre, dans une manifestation plus importante, 2 500 personnes bloquent la rocade. Bull offre de payer 6 millions d’euros, ce qui serait le prix de rachat du
terrain d’ACT ; le même jour, le référé est prononcé.
Le 28 novembre, suite à la décision de Bull, la grève cesse et l’entrée de Bull est libérée. Accord pour venir travailler deux week-ends. Pourtant, cette accalmie masque mal la situation économique d’ACT (perte d’une commande Titech) et les palabres pour faire croire que les licenciés « éventuels » seront « bien traités » : allongement du délai pour trouver un repreneur (il y en aurait quatre en lice), doublement des congés de conversion, financement à hauteur de 50 % des préretraites à 52 ans si l’Etat met l’autre moitié. Mais les négociations sont rompues par manque d’informations sur les intentions des repreneurs alors qu’une nouvelle alarmiste se fait jour : ACT sera en cessation de paiement fin décembre.
Le 11 décembre, on dévoile le repreneur, Eolane, qui reprendrait... 134 travailleurs au grand maximum, tout en laissant même ce chiffre dans le vague. Les manifs recommencent, mais la tension est telle maintenant qu’il faut qu’elles ne soient plus des promenades sans lendemain ; la permanence de Bachelot, la députée ministre, est attaquée, le grillage de frontière de l’usine ACT avec Bull est arraché, le comité d’entreprise en session est envahi, une plainte contre X est déposée pour « exactions ».
Le 17 décembre, les bureaux de la direction sont envahis pour virer un des patrons.
Puis c’est le dernier acte du scénario de liquidation ; le 20 décembre, Eolane annonce qu’il retire ses billes car les banques ne le soutiennent pas. Et le même jour, curieuse coïncidence, le tribunal décide la liquidation définitive d’ACT, ce qui signifie le licenciement des 660 travailleurs.
La seule chose qui reste à faire, c’est l’occupation de l’usine. Mais dans quel but ? Alors que les manifestations reprennent, comme si, après tant et tant de promenades, on pouvait obtenir autre chose que des promesses de compensations des licenciements, financières ou autres. De nouveau, le 24 décembre, Bourse-Préfecture et, le 3 janvier 2003, péage de Corze. Entre-temps, chacun a reçu sa lettre de licenciement et n’a plus qu’à s’inscrire à l’ANPE.
Le 31 décembre 2002, on a pu réveillonner dans l’usine occupée. Mince consolation.
Le 9 janvier 2003, 1 500 travailleurs, la plupart licenciés ou sous menace de licenciement, manifestent dans les rues d’Angers ; mais, beaucoup plus important, les ACT occupent le silo de stockage de Bull, dont l’accès a été ouvert à travers le grillage. Ceci après que la direction de Bull eut annoncé qu’il n’était aucunement question de reprendre les travailleurs d’ACT.
Le 10 janvier, malgré une « forte mobilisation » annoncée, une manifestation « pour l’emploi » regroupe, à l’appel des syndicats (sauf une CFDT réticente), guère plus de 1 000 travailleurs angevins... derrière « les élus ».
1 000 cartes électroniques ont été commandées avant la liquidation, destinées à un équipementier italien (GPS pour l’automobile de guidage par satellite). Comme celui-ci se fait pressant, le comité de grève accepte d’assumer ce travail : une vingtaine de travailleurs vont s’en charger le 15 janvier. Cela fera rentrer 53 000 euros dans la caisse d’acompte pour les indemnités de licenciement. Cela permet de plus de clamer des litanies sur l’autogestion « à la Lip » (voir annexe ci-dessous).
Bull, en raison du blocage de son site de stockage occupé, met en chômage technique 350 travailleurs sur 500. Le 17 janvier, 1 500 travailleurs manifestent en soutien à la grève ; la CFDT s’y est ralliée au dernier moment et son représentant copieusement hué ne peut prendre la parole
Le 21 janvier, 250 à 300 travailleurs d’ACT envahissent les autres locaux de Bull, qui refuse toute médiation tant que le silo de stockage est occupé ; ils occupent le bureau du DRH (chef du personnel) après s’être colleté avec la sécurité Bull.
Le 22 janvier, 200 cartes sont livrées au client italien. Le 23, les occupants de l’aire de stockage Bull brûlent symboliquement des cartes électroniques prélevées dans les stocks (30, diront certains journaux, des centaines, diront d’autres) et aussi des cartons sortis au hasard.
Trop c’est trop : les choses risquant de se gâter, la direction de Bull et le liquidateur demandent en référé au tribunal d’Angers l’expulsion des travailleurs d’ACT des
locaux qu’ils occupent « illégalement ».
Le 24 janvier, le tribunal rend son jugement et ordonne l’expulsion par la force. L’encre n’est pas encore sèche et le jugement même pas signifié que, coup bien monté, les 300 CRS (500 ?) massés depuis la veille autour des usines et épaulant 30 pompiers envahissent le site et en expulsent sans ménagement les quelque 200 occupants. La manœuvre est évidente : en agissant de la sorte les responsables patronaux (et sans doute syndicaux) tirent les leçons de Cellatex et autres tentatives de ce genre : le conflit social est monté d’un cran et tous ceux qui participent par la médiation et/ou la violence à la gestion du capital en sont bien conscients. Ils prennent les mesures adéquates pour la dévier ou l’empêcher de surgir. Dernier sursaut : un nouveau blocage de la rocade, puis devant la mairie, avant d’être dispersés de nouveau par les CRS.
Après trente-deux ans de Bull et d’ACT, une ouvrière résume ce que tout le monde ressent : « C’est triste de finir comme ça... J’ai le sentiment d’un gâchis complet... » C’est toujours ainsi que procède le capital, dans la spirale de la dynamique de l’insatiable et aveugle recherche de son profit.
La suite, c’est pour les ACT, avec les incertitudes des lendemains et l’amertume d’un combat manqué n’ayant pas déjoué toutes les manipulations des pouvoirs, le quotidien, un autre quotidien fait du labyrinthe des innombrables démarches autour du chômage, des formations, de la souvent vaine recherche d’un emploi.
Zone franche. Pour se consoler et avec colère, ils apprendront que le gouvernement envisage de créer sur toute la France 85 zones franches, dont une à Angers, avec la création en tout de 100 000 emplois sur cinq ans (« zone franche » signifie avantages divers pour les patrons et salaires réduits de débutants pour les travailleurs, Dame, il faut bien séduire les « investisseurs/exploiteurs »). Faites le calcul : 20 000 emplois par an à répartir sur 85 zones, cela fait 230 emplois par zone - les 660 chômeurs ACT peuvent attendre, Ils se consoleront aussi d’apprendre qu’il existe un projet syndical d’une manifestation nationale contre les licenciements. Une de plus...
Voir aussi :