III
Reconduction du mouvement
Avec le début de l’invasion en Irak, les manifestations massives contre elle s’est intensifié, mais avant tout sur un plan principalement symbolique et ritualisé, et le consensus productif n’a été rompu à aucun moment. C’est seulement de façon très marginale, et par des fractions minoritaires du mouvement, qu’il a été proposé de paralyser la machine économique, qui permet en fin de compte de soutenir la guerre. Paradoxalement, ce sont les étudiants, les cercles académiques universitaires et de l’enseignement du second cycle, qui, s’appuyant sur les manifestations de masse dans la rue, ont réclamé la grève générale.
Les marches imposantes d’étudiants se sont succédé, à Madrid (où elles ont tenté d’encercler le Congrès des députés) et à Barcelone en particulier ; l’action de la police face à ces marches a été étrangement tolérante à Barcelone et ouvertement répressive à Madrid, comme durant les dernières années de la dictature franquiste. Les étudiants ont fait ce qui était à leur portée : bloquer les voies de communication et la normalité superficielle citoyenne, dans la mesure de leurs possibilités ; mais hormis des actes ritualisés de contestation, ils n’ont éveillé aucun écho parmi les autres secteurs de la population. Par ailleurs, des faits anecdotiques, le vol d’un jambon par quelques adolescents profitant d’un blocus du Corte Inglés (la principale chaîne de grands magasins) pour dénoncer sa collaboration avec l’industrie militaire par exemple, ont servi à criminaliser le mouvement et, pire, à banaliser l’action massive qui immobilisa la ville de Barcelone le 26 mars.
Une banalisation mise en œuvre par les membres du Front de l’ordre et de ses moyens de communication, à laquelle cependant certains activistes ne sont eux-mêmes pas étrangers qui, en montant l’anecdote en épingle, ont dévalorisé des aspects importants du mouvement. Comme dans les mobilisations antiglobalisation, l’argument des « casseurs » permet de détourner l’attention des conflits réels et de créer un consensus en criminalisant toute action qui tend à aller au-delà de la contestation symbolique.
Les appareils de représentation qui constituent le Front de l’ordre se limitent à laisser passer le temps, faire des déclarations et « tourner la tête », dans l’espoir que les prévisions des chacals du Pentagone se réalisent et que l’invasion connaisse rapidement une solution. Les syndicats CCOO et UGT se sont vus obligés par la Confédération syndicale européenne d’apporter leur appui à un arrêt de travail de cinq minutes à l’échelle européenne le vendredi 14 mars. Après quoi, la pression de la rue réclamant une grève générale, les appareils du Front de l’ordre, et en premier lieu, les syndicats majoritaires (UGT et CCOO), se sont chargés de saboter et d’affaiblir la convocation à la grève générale soutenue uniquement par la CGT et la CNT. On assista ainsi le 10 avril à un simulacre de grève générale, une journée de grève à la carte ; tandis que la CGT et la CNT appelaient à une grève de 24 heures, CCOO s’y refusait (acceptant toutefois un arrêt de travail de 15 minutes) afin de ne pas rompre le « consensus productif », comme le dit son secrétaire général ; l’UGT, elle, pour ne pas être en reste, appela à une grève de deux heures (de midi à 14 heures). On assistait aux grandes manœuvres pour semer la discorde et accentuer l’impression d’impuissance généralisée.
Le sens de la journée du 10 avril, pour qui veut bien le voir, a consisté à affaiblir le mouvement antiguerre et le rendre de plus en plus inoffensif. Et si on en est arrivé là, c’est parce qu’il y a au sein du mouvement un consensus citoyenniste sous-jacent, dans la ligne du consensus productif ; une petite minortité mise à part, ce mouvement est réceptif aux consignes d’une opposition calculée et strictement formelle, du type PSOE et d’une bonne partie de ceux qui disent s’opposer à la guerre.
Voir aussi :
Le mouvement antiguerre en Espagne : autocélébration de l’impuissance