II
Le 15 mars, de nouvelles manifestations de masse ont eu lieu contre l’invasion de l’Irak dans toutes les villes espagnoles. Elles ont mis cependant une fois de plus en évidence l’impuissance des multitudes, qui ne vont pas au-delà d’un rejet verbal de la politique belliciste de l’Espagne. Et l’arrêt de travail de quinze minutes, programmé une semaine auparavant en accord avec la consigne lancée par la Confédération des syndicats européens, n’avait pas pour prétention d’être le premier pas vers une grève générale. Le communiqué lu par l’écrivain José Saramago à la manifestation de Madrid n’a fait qu’exprimer en termes clairs les limites d’un mouvement qui, prétend, selon lui, être seulement la « mouche couillue » (sic) du pouvoir. Dans quelle mesure cette comparaison ne fait-elle pas écho à une forme de résignation et d’auto-illusion ? Car nous savons qu’à défaut de pouvoir arrêter le massacre de la population civile en Irak, nous pourrions tout au moins empêcher « nos » complices d’y participer. Si nous ne le faisons pas, c’est parce que nous savons qu’en attaquant « nos » criminels légitimes du gouvernement, nous remettrions en jeu notre vie quotidienne plus ou moins confortable. Il faudrait alors passer de la contestation verbale à l’antagonisme réel, et ceci suppose prendre certains risques que nous ne sommes pas prêts à assumer pour le moment. Le pharisaïsme de l’opposition institutionnelle, plein d’ambiguïtés et de subtilités légalistes, cherche à éviter d’en arriver à renverser le gouvernement. Quant au gros du mouvement contre la guerre, qui est celui qui prend l’initiative, malgré son niveau de créativité dans l’auto-organisation et son ouverture, il n’a pas d’autre contenu politique qu’un citoyennisme sans grande consistance, si nous tenons compte du caractère toujours plus totalitaire du système démocratique ; car, ce que l’on appelle démocratie n’est finalement que l’autocratie d’un gouvernement hors de toute atteinte, avalisé par un lamentable cirque électoral se répétant tous les quatre ans.
La désidéologisation (qui n’est pas la critique des idéologies et des fétiches mentaux empêchant de comprendre la transformation de la société) et la dépolitisation télécommandées par les diverses instances du pouvoir depuis deux décennies ont eu pour résultat une dés-idéisation réelle du politique : un vide des idées qui s’est rempli d’un amalgame d’inhibition face à la vie politique, de citoyennisme, de scoutisme, de tourisme politique, et de pacifisme (ou de passivisme, puisqu’en réalité le pacifisme entretient seulement la passivité), etc. C’est-à-dire des succédanés de la pensée critique, qui ont colonisé les consciences et favorisé l’esprit de soumission et la renonciation aux responsabilités personnelles. L’autonomisation que l’on peut observer dans le mouvement contre la guerre pâtit fortement de ces succédanés idéologiques ; ils mettent un frein à la créativité potentielle sociale et politique de tous. Plus le temps passe, plus c’est évident.
La fiction démocratique du Front de l’ordre
L’intervention du gouvernement espagnol dans l’invasion de l’Irak a bouleversé jusqu’aux formes les plus élémentaires du système représentatif démocratique. Le président Aznar, s’appuyant sur la majorité de son parti, s’est investi d’un pouvoir, en réalité d’une impunité, pour prendre des décisions en flagrante contradiction avec la volonté exprimée par les gens dans la rue. Le président du gouvernement espagnol a donné la réponse qu’il fallait à ceux qui se posent la question de la nature du système politique représentatif dans le contexte actuel de domination capitaliste. Son attitude, lourdement autoritaire, s’apparente de fait à ce que nous pourrions appeler un coup d’Etat blanc, c’est-à-dire à l’affirmation du pouvoir dictatorial du président et de la camarilla gouvernementale mis en place par les élections ; le système démocratique légitime alors la dictature, tout comme en Allemagne en 1933.
De son côté, l’opposition institutionnelle reste toujours sur la défensive et n’exige même pas la démission d’un gouvernement qui s’est clairement placé en dehors du jeu démocratique formel (la composition du Parlement ne correspond pas à la réalité de la rue). Ce qui veut dire que l’opposition n’a pas non plus été à la hauteur des formes minimales démocratico-représentatives. Nous avons esquissé dans les pages précédentes quelques-unes des raisons du consensus stratégique, mais il faut chercher les raisons de ce qui semble un paradoxe entre un gouvernement isolé et une opposition délibérément timorée dans la ruine morale, politique et intellectuelle de la gauche institutionnelle.
L’opposition ridicule du Parti socialiste (PSOE) et de ses alliés historiques s’explique par le calcul bassement opportuniste de ceux qui espèrent rentabiliser leur « opposition sereine » lors des prochaines élections municipales de mai, laissant en attendant le gouvernement du Parti populaire (PP) prêter son appui à l’armée d’invasion nord-américaine en Irak ; une question embarrassante qu’un gouvernement PSOE n’aurait pas résolue de manière très différente, ainsi qu’on l’a vu en 1991. Il se serait alors bien sûr aliéné l’axe européen (France-Allemagne), mais n’aurait pas pour autant remis en question l’utilisation des bases militaires dans l’appui logistique à l’invasion de l’Irak. Qu’on le veuille ou non, l’attitude de l’opposition institutionnelle, y inclus Izquierda Unida, les ONG, les syndicats et les grands groupes de communication, qui constituent ce que l’on pourrait appeler le Front de l’ordre pour un Etat capitaliste supportable, a été pitoyable et hypocrite jusqu’à l’abjection : déclarations ronflantes contre la guerre alors qu’ils faisaient tout pour affaiblir les mobilisations et les transformer en simples expressions ludiques et ritualisées à l’aide de mises en scène photogéniques où l’usage médiatique de l’image prime sur le fond effectif du conflit (chorégraphies avec bougies allumées, chaînes humaines, festivals de musique, etc.).
Ceux-là mêmes pour qui la démocratie représentative actuelle est le seul horizon possible ne furent pas à la hauteur des tâches formelles minimales du système représentatif démocratique dont ils se réclament, qui exigeaient le renversement d’un gouvernement illégitime. Le PSOE fit d’ailleurs l’inverse en optant pour une opposition sans énergie, jusqu’à se rendre ridicule, le regard fixé sur les élections municipales de mai ; il a laissé le PP au pouvoir se perdre dans ses aventures criminelles, le critiquant seulement dans un verbiage délibérément servile et pusillanime (le PSOE n’a jamais demandé la démission du gouvernement). Ils espèrent toucher les fruits de leur attitude en mai, en obtenant éventuellement la majorité lors des élections municipales. C’est de cette façon que ces jolis calculateurs de la technocratie du PSOE comptent toucher leur part du butin de guerre. Tels sont les bénéfices collatéraux attendus par ceux qui ont joué la carte de la mesquinerie opportuniste.
(21 mars)
Voir aussi :
Le mouvement antiguerre en Espagne : autocélébration de l’impuissance