En dehors donc des divergences au sein du mouvement ouvrier face aux religions, et de l’influence d’idéologies plus ou moins nouvelles qui structurent des mouvements sociaux (notamment écologistes au sens le plus large) et peuvent paralyser la réflexion, il faut signaler le rôle en partie néfaste de la thèse de l’« islamophobie ».
Entendons-nous bien. Derrière ce mot, on peut mettre beaucoup de choses différentes et certains camarades sont parfaitement capables de lutter contre tous les racismes ET contre l’antisémitisme, fût-il de gauche. Mais ce qui m’intéresse ici c’est l’interprétation dominante acceptée pratiquement par tous, du roi d’Arabie saoudite au militant de base de la Coordination des Groupes Anarchistes ou aux « cadres » du Nouveau Parti anticapitaliste....
Ce concept d’islamophobie sème la confusion parce qu’il mélange quatre phénomènes différents :
a) le racisme contre des populations « extra communautaires » et leurs enfants, voire leurs petits-enfants : Arabes, Kabyles, Turcs, Maliens, Sénégalais, Pakistanais, Chinois, Vietnamiens, etc. ; ce racisme n’a aucune base religieuse, ou antimusulmane, et peut s’exercer contre des animistes, des bouddhistes, des chrétiens, des athées ou des... musulmans. Il vise avant tout des non-Européens originaires d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine ;
b) les discriminations qui frappent les croyantes et croyants s’affirmant musulmans dans les pays de tradition chrétienne, mais aussi hindouiste (Inde) ou bouddhiste (Birmanie). Dans ces derniers cas le colonialisme ou le néo-colonialisme européens ne peuvent expliquer les discriminations actuelles dont sont victimes les musulmans dans ces pays du Sud ;
c) la campagne idéologique des Etats occidentaux, spécialement en France, contre « l’islam radical », le « fondamentalisme musulman », ou « l’intégrisme ».
Cette offensive idéologique confond tout : la laïcité, la défense de l’Etat républicain, la démocratie et les droits de l’homme. Cette confusion est délibérée, mais elle est aussi liée au fait que l’Etat français n’a pas anticipé la montée de l’islam politique (et n’a pas su définir une stratégie différenciée selon les diverses tendances de cet islam politique) ; qu’il a fait des choix militaires en Irak, au Mali et en Libye et que ces choix n’ont fait qu’attiser la haine contre la France ; sur le plan intérieur, aucun gouvernement n’a jamais admis que la France était une terre d’immigration ni que les différentes vagues d’immigrés avaient joué un rôle fondamental dans son histoire ; au mieux, l’Etat et les faiseurs d’opinion jettent un regard misérabiliste sur les immigrés et leurs descendants ; au pire ils prétendent que les musulmans seraient, par nature, inassimilables ; enfin, la loi contre le port du voile à l’école et dans les services publics, ainsi que la loi contre le port de la burka dans l’espace public ont été accompagnées d’innombrables propos d’experts, de journalistes et de politiciens présentant clairement l’islam comme la religion la plus « con » pour reprendre l’expression du sinistres Houellebecq.
Malgré cette propagande étatique et médiatique, si on prend le cas de la France, on s’aperçoit que l’islam est jugé par les Français de plus en plus compatible avec les « valeurs de la société française ». Les enquêtes du Pew Research Center (centre de recherches américain pourtant particulièrement attaché à dénoncer le gallicanisme et le « sectarisme » français) non seulement font le même constat, mais établissent que les musulmans de France sont les plus « satisfaits » de leur situation, si on compare leurs opinions à celles de leurs coreligionnaires dans tous les pays d’Europe.
En même temps, lorsqu’on lit la « Charte des droits et des devoirs des citoyens français », document que doivent signer les candidates et candidats à la nationalité française, on ne peut qu’éprouver des doutes sur la volonté d’« inclusion », d’ « intégration », etc., de l’Etat républicain-démocratique-français tant les sous-entendus assimilationnistes abondent dans ce texte.
Au niveau de l’intégration sociale, l’Etat rame pour trouver les fonds suffisants afin de « prouver » qu’il n’est pas gangrené par le racisme institutionnel et que la France reste toujours une « méritocratie » accueillante pour les enfants des classes populaires de toutes origines nationales.
Les penchants assimilationnistes de l’Etat français ont toujours été très puissants, raison pour laquelle le multilinguisme, par exemple, est interdit dans les documents administratifs, malgré les critiques et recommandations de l’ONU, et alors que ce multilinguisme administratif existe dans plusieurs Etats européens.
Dans la mesure où le patriotisme gaulois est une valeur en baisse (l’Empire français a disparu ; le service militaire n’existe plus ; l’Etat n’a plus le contrôle de la monnaie nationale, etc.), les politiciens français essaient de concocter un mélange hybride entre :
– le vieil universalisme républicain de gauche (plutôt paternaliste pour ne pas dire colonialiste vis-à-vis des peuples de l’ancien tiers monde) qui prétend s’inspirer de la Déclaration des droits de l’homme ;
– un nationalisme culturel voire culinaire (la fameuse exception française défendue pour le cinéma hexagonal ; les bagarres contre la numérisation des livres entreprises par Google ; les luttes pour défendre les vins et les fromages du terroir ; la promotion de la haute couture, etc.),
– un nationalisme économique pour les produits hauts de gamme (aéronautique – notamment militaire –, TGV, nucléaire),
– et un nationalisme sécuritaire européen aux ennemis mal identifiés (la Russie de Poutine ; les « islamo-terroristes ») lointains... ou proches (la cinquième colonne islamiste) les Etats voyous (type Kadhafi ou Bachar al-Assad – du moins pendant un temps pour ce dernier).
d) la campagne des partis nationaux-populistes européens et de plus en plus de l’extrême droite (qu’elle soit païenne, protestante ou catholique) en faveur des Lumières, de la liberté d’expression voire même des droits des homosexuels (cf. les Pays Bas avec Théo Van Gogh, Pim Fortuyn et maintenant Geert Wilders et son PVV, Parti pour la liberté). Ce tournant idéologique de la droite et de l’extrême droite européenne n’a pas encore été assimilé par l’extrême gauche et les anarchistes qui cherchent toujours à tracer un trait d’égalité entre les nationaux-populistes européens actuels et les fascistes des années 30...
Face, ou parallèlement, à ces phénomènes très différents, on a vu se déployer plusieurs offensives idéologiques :
– une campagne en faveur du concept de l’islamophobie menée par les 57 Etats de l’Organisation pour la conférence islamique au sein des organisations internationales non islamiques (ONU, UNESCO, etc.) ;
– l’adoption, de manière acritique, de la thèse de l’islamophobie, par de nombreux militants d’extrême gauche et libertaires pour des raisons plus ou moins opportunistes (cf. par exemple http://mondialisme.org/spip.php?art...) ;
– une offensive, dans le champ intellectuel, des spécialistes des religions (25) (généralement croyants – mais très discrets sur leurs convictions religieuses –, et presque jamais athées, ce qui fausse considérablement la portée de leurs travaux), mais aussi des sociologues, anthropologues, philosophes, historiens, etc., qui ont adopté ce terme d’ « islamophobie »
* pour renforcer leur champ d’activité universitaire (postes, publications) ;
* pour répondre à des critères/normes académiques qui vont de la genrisation absurde de l’orthographe à la prise en compte des questions de genre, des minorités, etc., dans les sujets des maîtrises et des thèses, mais aussi dans les articles des revues académiques.
Ce qui frappe, chez les spécialistes de l’islamophobie, c’est leur naïveté. Ainsi, dans un numéro consacré à la sociologie de l’islamophobie (« Sociologie », n° 1, volume 5, 2014), les auteurs de l’introduction aux différents articles de la revue expliquent que « l’analyse de l’islamophobie implique au préalable de suspendre tout jugement – favorable ou défavorable – sur la valeur et la légitimité des identités et des pratiques musulmanes et de les considérer comme des “faits sociaux normaux” ». Je sais bien que les tenants des sciences sociales prétendent (tout comme les journalistes d’ailleurs) être « neutres » et « objectifs » mais cette neutralité est un doux rêve...
On remarquera, enfin, que la plupart des idéologues postmodernes du XXIe siècle sont soit des philosophes soit des spécialistes de la littérature dont la culture politique, économique et surtout historique (à commencer par l’histoire du mouvement ouvrier et des luttes de classe) est pour le moins réduite.
Comme l’indique Denisa-Adriana Oprea dans un article de Recherches féministes (26) : « Les féministes postmodernes soutiennent « que le “sexe”, le genre, l’identité, l’identité sexuelle, l’orientation sexuelle et les catégories identitaires (comme homme/femme) sont des constructions sociales, souvent élaborées sur un mode binaire, qu’il importe de déconstruire. »
Ce qui est vrai pour le féminisme s’applique à de nombreux autres domaines ; avec de tels présupposés tout discours universaliste fondé sur la lutte des classes et le rôle de la classe ouvrière est discrédité dès le départ et considéré comme un instrument de la domination masculine, blanche, hétérosexuelle, occidentale, etc.
A force de jouer au jeu de la « déconstruction », les militants n’ont plus aucune certitude, sinon celle de l’existence de leur petit « moi ». L’individualisme capitaliste moderne trouve ici sa meilleure justification radicale.
YC, Ni patrie ni frontières, février 2015
(à suivre)
NOTES
24. Rumy Hassan (2003) : « Islamophobie et alliances électorales en Grande-Bretagne » ; « Saïd Bouamama, un sociologue au service du hijab... ....ou la construction d’un « paternalisme respectable » (2004) ; « Islamophobie ? Mythes et réalités - A propos des arguments d’un obscurantiste « radical » (2007) ; « Le jésuite Pierre Tevanian est un digne représentant de la confusion gauchiste postmoderne » (2012) ; « Dix questions aux libertaires sur l’islamophobie » (2012) ; et Sacha Ismail (2014) : « Qu’est-ce que le racisme antimusulmans ? »
25. Parmi les personnages médiatiques que l’on entend constamment discourir sur les religions et la laïcité aucun n’est athée ni même agnostique : Régis Debray et Max Gallo sont catholiques, Odon Vallet orthodoxe et Jean Baubérot protestant. Leur objectivité est donc sujette à caution. Tariq Ramadan, à côté, apparaît presque plus honnête, quelles que soient ses contorsions permanentes : il combat pour sa « chapelle » à visage découvert et défend ouvertement sa foi et ses convictions religieuses....
26. http://www.erudit.org/revue/rf/2008...
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