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"Le fantasme de l’influence, combustible de l’antisémitisme" (un excellent article d’Emmanuel Debono sur le blog "Au coeur de l’antiracisme")

jeudi 19 février 2015

17 février 2015, par Emmanuel Debono

Le fantasme de l’influence, combustible de l’antisémitisme

On pourrait s’en tenir au cadre médiatique et à ses dérives si fréquentes, ce cadre dans lequel s’est inscrit l’échange entre Roland Dumas et Jean-Jacques Bourdin du 16 février sur RMC. Certains commentateurs renâclent à s’aventurer au-delà : l’expression « influence juive » censée qualifier l’environnement dans lequel évolue Manuel Valls n’est après tout pas sortie de la bouche de l’ex-ministre. Elle aurait même été honteusement extorquée par un journaliste ayant mis une insistance malhonnête à confondre son invité. Ainsi, pour certains défenseurs de Roland Dumas, pour échapper au politiquement correct d’un antiracisme conformiste probablement lui-même « sous influence », il faudrait écouter l’intégralité de l’interview, replacer les propos dans leur contexte, relativiser leur sens et leur portée, les saisir à la lueur d’autres propos prononcés par Manuel Valls…

On pourrait en effet nuancer les paroles prononcées, afficher une volonté d’analyse objective, sans passion, de l’échange tel qu’il s’est déroulé, dire ce que l’influence de l’entourage peut avoir de naturel et tenter d’expliquer le point de vue de l’invité. Face à certains commentaires, on doit aussi rappeler ce que fut et ce qu’est censée être, encore aujourd’hui, l’« influence juive », en soulignant d’abord le fait qu’elle fut toujours, dans son acception malveillante, une expression de combat.

Un héritage idéologique et historique

L’idée d’une République soumise à l’« influence juive » fut un des thèmes majeurs autour duquel le journaliste Edouard Drumont bâtit son best-seller, La France juive (1886), qui connut de multiples rééditions les années suivantes. Dans les années 1930, qui furent celles d’une forte résurgence de l’antisémitisme après les années d’accalmie de l’après-Grande guerre, le thème fit florès. Dans le journal nazi Nachtausgabe du 20 mars 1934, l’activiste français antisémite Henry Coston évoque sa lutte contre « ces corrupteurs de la nation », en particulier en Alsace et en Afrique du Nord « où les Français de pure race sont le plus soumis à l’influence de la juiverie internationale ».

Le 5 juin 1936, le journal de Charles Maurras, L’Action française, rend hommage à Louis Darquier de Pellepoix, futur commissaire général aux questions juives sous l’Occupation, qui a déposé la veille, au conseil général de la Seine dont il est membre, un « projet de délibération contre la tyrannie juive et l’invasion étrangère ». Darquier y considère notamment le mal que produit « l’influence de la juiverie » dans la politique internationale de la France.

Le 25 octobre 1938 à Strasbourg, un militant présente l’action du Rassemblement antijuif de France que préside Darquier, destiné à « éliminer l’influence des israélites dans le pays. » Dans une réunion du Front de la jeunesse de Jean-Charles Legrand (avocat radié du barreau, devenu un antijuif forcené) le 28 janvier 1939 dans cette même ville, on dénonce copieusement la domination juive en évoquant « l’influence des israélites sur nos dirigeants ».

Les quatre années qui suivent la défaite française de 1940 voient se conjuguer les forces de l’occupant nazi, du gouvernement de Vichy et des collaborationnistes français pour concrétiser l’épuration du pays de cette présence juive jugée néfaste pour la nouvelle France dans la nouvelle Europe.

La continuité d’un fantasme

Après 1945, l’antisémitisme n’est pas terrassé par la défaite du nazisme et la découverte de ses crimes. Le phénomène continue de s’exprimer dans l’Hexagone. Dans l’édition d’Aspects de la France du 24 octobre 1952, un article de Thomas Perroux parle de « l’invasion du territoire national par l’ingérence juive », condamne le racisme tout en appelant à « limiter l’invasion juive et circonscrire l’influence des juifs. » Dans le même journal, le 8 juin 1967, Pierre Pujo dénonce « l’influence des juifs installés dans notre pays et non assimilés », « les agissements d’une communauté allogène, aux ramifications, internationales, qui, sous nos républiques, a joué un rôle funeste »…

Ces quelques citations, qui pourraient être complétées par tant d’autres, appartiennent à une pensée antijuive séculaire dont on observe un regain de vivacité ces dernières années, notamment par le biais - mais non exclusivement - des activités obsessionnelles de Dieudonné M’bala M’bala et d’Alain Soral. Cette pensée n’a toutefois pas besoin de s’exprimer avec autant de radicalité pour être tenue pour ce qu’elle est : un fantasme globalisant, assignant à tout juif l’appartenance à une communauté dont la volonté impérieuse serait de diriger les affaires de la France et de servir in fine les intérêts d’Israël, c’est-à-dire, à la fois, du « peuple élu » et de l’Etat du même nom.

L’impact des propos doucereux

En juin 1950, cinq ans après la fin de la guerre, Georges Gombault parlait dans le journal Le Droit de vivre, organe de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, des diverses manières de stigmatiser : « Oh ! Les discriminations systématiques et publiques sont repoussées. Mais, hypocritement, on y a recours ! La persécution est condamnée, sauf pour les collaborationnistes, impénitents qui regrettent que l’extermination n’ait pas été totale. Mais il se trouve des gens pour parler doucereusement de l’ « influence juive » en politique, en littérature, dans l’art de la science. »

Cette pensée qui se voit à nouveau formuler dans les médias, est l’occasion pour une partie de l’opinion publique de faire comme si les mots, les expressions, les concepts pouvaient se dépouiller de leur sens intrinsèque et de leur filiation historique. Elle offre une fois de plus, aux yeux de cette même opinion, la possibilité de vérifier la règle du « deux poids deux mesures » : comme de coutume, les juifs crieraient abusivement à la persécution et recevraient, plus rapidement que les autres (probablement en raison de leur « influence »), de multiples témoignages de solidarité, notamment des élites. C’est toutefois négliger le fait que cette pensée globalisante arme le bras des assassins.

Ainsi en est-il de la perversité de l’antisémitisme dont il ne faut pas s’étonner qu’il soit si dur à combattre quand il trouve dans certains discours « doucereux », dans les réactions qu’ils suscitent et les contradictions que ces dernières inspirent, un combustible des plus inflammables.

À propos de Emmanuel Debono

Emmanuel Debono est historien (Institut Français de l’Education, ENS Lyon). Ses recherches portent sur les racismes et les antiracismes dans la France contemporaine. Docteur en histoire contemporaine (IEP, Paris), il est l’auteur de l’ouvrage Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012). Il représente en France l’USC Shoah Foundation.

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