I
Des millions de manifestants dans de nombreux pays sont descendus dans la rue, le 15 février, pour exprimer leur refus d’une intervention militaire de l’armée américaine et de ses alliés (en particulier les gouvernements britannique et espagnol) contre l’Irak. Cette intervention laissait présager une destruction massive de vies humaines, comme cela avait eu lieu lors de la première guerre du Golfe (1991) et par la suite avec l’extermination programmée, provoquée par l’embargo. Les appareils de médiation, nouveaux et anciens, et les professionnels qui leur sont liés (partis, syndicats, ONG, associations humanitaires, artistes et acteurs, professions libérales, ouvriers et « citoyens » de toutes conditions) se sont élevés, contre les velléités guerrières et les intérêts économiques et stratégiques qui les soutiennent, sur la base d’un large consensus résolument soutenu par l’appareil médiatique. Cet exercice exemplaire de civisme, de responsabilité démocratique, etc., fut l’occasion d’afficher une citoyenneté qui se laisse généralement faire sans se défendre, et pas uniquement en ce qui concerne les aspects militaires. Cependant, ce qui nous est présenté comme un succès éclatant de mobilisation ne l’est finalement pas tant, si on analyse de plus près l’opposition massive à la guerre.
Notons tout d’abord l’énorme répercussion dont l’opinion contre la guerre a joui dans les médias, ce qui a permis d’étendre la campagne anti-guerre à une vaste fraction de la population. En Espagne, certains quotidiens allèrent jusqu’à faire leur première page avec un appel à la manifestation du 15 février (par exemple, El Periódico de Cataluña), et certains grands groupes multimédias se sont lancés dans une campagne insistante de « Non à la guerre », mais un « non » qui tient beaucoup du phénomène médiatique. Il serait faux de croire qu’il existe une réelle opposition aux intérêts économiques et politiques en jeu dans l’agression pressentie de l’Irak par l’armée américaine et ses alliés britanniques et espagnols. Quoiqu’il y ait au sein de la population une opinion majoritaire contre la guerre, on remarquera que ce sont précisément des figures médiatiques, artistes et célébrités (des Prix nationaux du cinéma, par exemple), qui ont tenu le rôle principal lorsqu’il s’est agi de lancer l’opposition à la politique du gouvernement et de la diffuser dans les médias. Il n’y a pratiquement pas un acteur, une actrice, un chanteur ou une chanteuse, un écrivain, etc. qui n’ait profité de l’occasion pour se prononcer contre la guerre. Mais ça s’arrête là ; il s’agit de montrer qu’on est présent, tout comme les manifestations de masse du 15 février furent avant tout un simple acte de présence.
Crétinisme parlementaire
Il va sans dire que le gouvernement (c’est-à-dire le Part populaire [Partido popular, PP], qui conserve la majorité au Parlement) s’est retrouvé seul à appuyer l’agression militaire contre l’Irak ; même les partis qui lui apportent occasionnellement leurs voix au Parlement se sont d’ores et déjà démarqués de la politique belliciste officielle.
D’autre part, les partis de l’opposition institutionnelle (Parti socialiste [Partido socialista obrero español, PSOE] et Izquierda unida), qui sont dans un état de décomposition avancée, ont cru voir dans la crise irakienne (comme dans celle provoquée par la marée noire en Galice à la suite du naufrage du pétrolier Prestige en décembre) une opportunité de regagner une certaine influence dans la population. Néanmoins, paradoxalement, cette tentative d’instrumentaliser l’opinion publique pour affaiblir le gouvernement et l’opposition généralisée à la guerre ne se traduisent même pas en une intention claire de renverser le gouvernement.
Dans l’opposition, le dirigeant actuel du PSOE se limite à demander, de manière pathétique, que le président du gouvernement vienne s’expliquer devant le Parlement, « écoute la voix de la majorité dans la rue », qu’Aznar « assume ses responsabilités et gouverne », etc. Lamentable comédie du vieux « crétinisme parlementaire ». Finalement, la politique belliciste du gouvernement fut mise aux voix au Parlement avec le résultat qui était à prévoir : une majorité de « pour », grâce à la majorité absolue des délégués du Parti populaire.
Consensus
Il existe, en fait, un consensus bien réel, stratégique, entre le gouvernement et l’opposition. Ils sont d’accord sur l’essentiel : la soumission aux intérêts américains, quoique l’opposition essaie de se laver les mains en manifestant son soutien à la résolution de l’ONU. Mais ce ne sont que des subterfuges destinés à distraire l’opinion publique. Personne ne remet en question les intérêts géopolitiques américains - ce qui supposerait remettre en question les bases américaines en Espagne -, ni encore moins les perspectives de faire des affaires pour les quelques entreprises espagnoles qui espèrent obtenir une partie du butin promis par Bush, c’est-à-dire les entreprises pétrolières Repsol et Cepsa qui ont déjà passé des accords avec le gouvernement irakien, et celles qui espèrent participer à la « reconstruction « de l’après-guerre. Il faut, en outre, tenir compte de ce que l’Espagne n’avait pas participé aux accords passés avec l’Irak au milieu des années 1990 par la France, l’Allemagne, la Russie et la Chine, ceci pouvant expliquer la réticence de ces pays à suivre la politique de Washington.
Il faut aussi, lorsqu’on veut évaluer la nature de l’opposition à la guerre de la part de la gauche institutionnelle, ne pas oublier que le PSOE était au gouvernement durant la première guerre du Golfe, ce qui n’a pas empêché les bases américaines en Espagne de jouer un rôle essentiel dans la logistique de l’armée d’invasion anglo-américaine. En fait, la péninsule ibérique a acquis une nouvelle fonction géostratégique avec la disparition de l’« ennemi rouge » et son remplacement par l’« ennemi musulman », étant donné sa situation par rapport au Nord de l’Afrique et des pays arabes méditerranéens. En outre, lors du renouvellement des accords bilatéraux concernant le maintien des bases américaines en Espagne, à la fin des années 1990, on envisagea la fermeture des aéroports civils et leur utilisation par l’armée des Etats-Unis, toutes les fois que celle-ci le jugerait nécessaire, sur simple préavis de 48 heures au gouvernement espagnol.
Ceci donne une idée du degré de soumission de l’Etat espagnol aux intérêts géostratégiques de l’Empire, et des implications que la politique guerrière pourrait avoir pour la population civile espagnole, puisque cette soumission fait de la péninsule ibérique un objectif de première importance pour d’éventuels commandos suicides. Mais ces questions, et d’autres, sont à peine abordées.
Seule la minorité la plus militante, en même temps la plus dérisoire, voit la nécessité d’aller au-delà de l’opposition verbale à la guerre et d’entrer dans un processus menant à la paralysie de l’activité économique qui soutient la machine de guerre. En fin de compte, ce n’est que dans la mesure où les intérêts économiques et financiers réels qui sont à la base de l’initiative guerrière seront menacés, qu’il y aura une quelconque possibilité d’arrêter réellement l’agression militariste. Mais les actions qui sortent de l’ordre purement symbolique et de gestion médiatique de la dénonciation de la guerre se retrouvent confrontées à une répression sans ménagements.
Ainsi, par exemple, deux initiatives d’occupation pacifique de locaux appartenant à la mairie, abandonnés depuis longtemps, dans l’intention d’ouvrir un « Espace libéré contre la guerre » dans le centre de Barcelone, se soldèrent toutes les deux par des expulsions menées par la police municipale ; la seconde, avec une violence policière d’autant plus agressive que ceux qui occupaient les immeubles résistaient passivement, provoquant plusieurs blessés. C’est la démonstration de la politique réelle face à la guerre d’une municipalité gérée par la gauche (socialiste), telle que celle de Barcelone, qui se présente en paladin de la paix et du dialogue, organisatrice d’une opération de marketing et de spectacle à grande échelle comme l’est le Forum des cultures.
Comment nous justifions la guerre
Il y a donc un consensus des appareils de représentation sociale (partis et syndicats), qui tout en étant tacite n’en est pas moins réel, en vue de détourner l’attention vers la dimension symbolique et humanitaire de la situation guerrière actuelle au moyen de convocations à des actes symboliques en aucun cas capables d’empêcher la marche des événements vers le massacre prévisible de la population civile irakienne, nourrissant ainsi la passivité réelle face à la guerre. Les intentions des dizaines d’organisations qui avaient appelé à manifester le 15 février se révélèrent le jour même ; alors qu’elles célébraient le « triomphe » massif de la paix sur le camp guerrier du gouvernement, elles appelaient à une manifestation au moment « où auront lieu les bombardements sur l’Irak ». Ce qui avait donc pu passer pour une manifestation de force (plusieurs millions de personnes manifestant en faveur de la paix) n’était en réalité rien de plus que la démonstration de la faiblesse et de la confusion d’une plate-forme dont le mot d’ordre est : « Arrêtons la guerre ». On reconnaît que l’on n’évitera pas la guerre, sans aller au-delà. Personne ne se demande jusqu’à quel point nous justifions les « seigneurs de guerre » par nos votes, notre passivité, notre connivence, finalement par une manière de vivre qui fait de la guerre une condition nécessaire du développement et du bien-être matériel des masses qui habitons au cœur du capitalisme. Bien sûr, les actes de sabotages qui pourraient avoir lieu (pendant la première guerre du Golfe, il y eut des tentatives de paralyser les chemins de fer et d’isoler les bases militaires) seront cachés à une opinion publique se contentant, en majorité, d’exprimer son refus de la guerre par des actes ponctuels et symboliques qui lui donnent bonne conscience mais n’interfèrent en aucune façon avec son mode de vie quotidien.
Cette attitude est à considérer comme une forme de désactivation réelle et effective de l’action des masses dans les pays riches par le système capitaliste, dans la mesure où celui-ci peut satisfaire les besoins matériels de vie et de consommation d’une partie considérable de la population. Car, en fin de compte, le système qui se nourrit de la guerre n’est en rien extérieur à nous-mêmes, à nos consciences et à nos vies ; il est le rapport social concret et pratique dans lequel s’inscrit notre existence quotidienne et qui s’exprime concrètement dans l’économie capitaliste de marché.
Irresponsabilité
Se féliciter du succès de l’appel et de la participation, au vu du simple fait d’une foule représentant sous une forme programmée l’opposition à l’agression militaire contre l’Irak, c’est se complaire dans une grave schématisation et irresponsabilité politique, tout comme le fait le mouvement dit « antiglobalisation ». Ou bien est-il possible de croire que la caste pro-guerre agglutinée autour du complexe militaro-industriel dirigé par les Etats-Unis ait besoin du soutien populaire pour lancer ses aventures guerrières et d’extermination ? Il vaudrait mieux s’interroger sur le système de représentation politique engendré par le niveau actuel de développement du système économique capitaliste, et sur l’autonomisation de la prise des décisions par les castes dirigeantes de la structure économique, politique et militaire. Mais ceci obligerait à reconsidérer la célébration et mettrait principalement en évidence la faiblesse réelle cachée derrière la supposée manifestation de force qu’on veut bien accorder aux mobilisations du 15 février. Bien sûr, des millions de gens sont descendus dans la rue dans le monde entier contre l’invasion de l’Irak par les troupes américaines, il ne s’agit pas non plus d’en minimiser l’importance et la portée. Personne ne peut nier qu’il existe un ressentiment et un ras-le-bol face à une situation inacceptable ; et après ?
Les mobilisations (« contre la guerre », mais aussi contre la « globalisation ») sont de plus en plus fréquentes, autour de mots d’ordre qui sont de simples banalités mises au goût d’une population accoutumée à ne pas considérer ses rapports avec le social en termes politiques, mais à se laisser mener par les médias. C’est comme cela que nous avons renoncé à notre autonomie de pensée et d’intervention pour être représentés par une flopée de spécialistes, professionnels, créateurs d’opinion, célébrités, etc. et nous comporter par mimétisme. Et cette attitude règne aussi bien parmi ceux qui se conforment silencieusement aux consignes du pouvoir politique et médiatique en place que parmi ceux qui incarnent l’opposition formelle dans le cadre social de la représentation et de la médiation défini par la démocratie autoritaire dans laquelle nous vivons. Car, finalement qui pourrait être en faveur d’une guerre, à moins d’être fou ou d’y avoir directement intérêt ?
Nous savons que nous n’empêcherons pas l’invasion de l’Irak, tout comme nous n’avons pas empêché la guerre et le génocide dans les Balkans, etc., et que nous n’empêcherons aucune guerre simplement par le fait d’opposer une action symbolique et formelle à l’action réelle et pratique du lobby économico-politique. Ceux qui ont appelé aux manifestations le savent aussi. Alors, pourquoi s’entêter dans une voie qui ne peut mener qu’à la frustration ? Demain, quand le massacre aura lieu, est-ce que nous retournerons manifester notre rejet un samedi après-midi ? Demanderons-nous, à la suite des figures pathétiques des porte-parole de l’opposition, que le président du gouvernement « s’explique devant le Parlement sur son soutien à l’intervention militaire en Irak » ?
Complaisance
Lors de la manifestation du 15 février, les organisations catalanes regroupées sous le mot d’ordre : « Aturem la guerre » (« Empêchons la guerre ») lancèrent un appel à se regrouper devant le siège du gouvernement catalan « au moment où commenceront les bombardements ». Pour quoi faire ? Pour participer à une cérémonie de bougies allumées et témoigner de l’esprit de paix ? Ne serait-ce pas une façon de se complaire dans l’impuissance et, encore pire, de tranquilliser les consciences des classes moyennes de la couche capitaliste privilégiée ?
Il semble que l’expérience de la campagne anti-OTAN, qui constitue sans conteste la pierre d’achoppement de la défaite de la gauche au milieu des années 1980, n’a servi à rien. Avec l’implantation du totalitarisme démocratique, la désactivation et la neutralisation des masses grâce à l’impulsion d’actions symboliques et à la représentation des différends et des conflits dans la mise en scène d’un antagonisme symbolique, virtuel, les élites dominantes n’ont pas seulement carte blanche pour leurs aventures économico-guerrières ; elles se trouvent aussi pleinement justifiées par le système de représentation démocratique. C’est pourquoi cette médiocrité tous azimuts qu’incarne José María Aznar s’est permis de déprécier les centaines de milliers de manifestants avec le « solide » argument que la « légitimité est donnée par les urnes, pas par les manifestations de rue ».
La mise en scène de la contestation comme antagonisme virtuel adopte les formes propres d’un activisme s’autojustifiant, où la mobilisation a précisément pour objet de simuler une action, « faire croire que » ; cette mise en scène oriente l’intervention vers une représentation symbolique et une existence sociale spectacularisée dans la foule qui clame contre la guerre (et contre la globalisation), tout en évitant de se remettre elle-même en question, et dont les initiatives ne menacent à aucun moment le statu quo. C’est comme si, conformément à des rôles parfaitement établis, la critique nécessaire du militantisme avait été remplacée par un folklore réunissant les professionnels de la représentation et la « solidarité » encadrée dans les ONG, les partis, les syndicats et les associations de citoyens à la foule dont la conscience est apaisée par la mobilisation ritualisée ; cette mobilisation étant une simple pause dans les allées et venues entre le travail et le supermarché. La question n’est pas tant de savoir si nous sommes ou non en faveur de la guerre, la réponse est évidente, mais ce que nous sommes prêts à risquer pour l’empêcher, ou au moins pour essayer de saper pratiquement et réellement le consensus avec ceux qui mènent une politique guerrière non seulement en notre nom mais surtout pour garantir la docilité et la sécurité de notre bien-être de citoyens retranchés dans le bastion du supermarché. Il ne s’agit pas ici d’abstractions. Pourquoi ne pose-t-on pas les questions de la neutralité de l’Etat espagnol et du démantèlement des bases militaires américaines, et aussi de ce que nous pouvons faire contre « nos » entreprises, de telle façon que le prix de leur participation aux futurs bénéfices de l’agression de l’Irak soit inférieur à celui de leur implication dans le conflit ?
C. G. V.
(19 février 2003)
Voir aussi :
Autocélébration de l’impuissance (II)