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Italie : du bruit sur les rails

mercredi 21 avril 2004

Au terme d’une grève menée en février 2003, mouvement souvent spontané, consécutif aux réductions de coûts imposées par les Ferrovie dello Stato, les nettoyeurs des chemins de fer employés par des sociétés sous-traitantes semblent avoir gagné quelque chose. Une interprétation contestée par certains de nos lecteurs. Et réponse.

Le début du mois de février 2002 a été marqué en Italie par le mouvement de grève très dur (souvent spontané) des travailleurs des entreprises de nettoyage des chemins de fer, les Ferrovie dello Stato (FS). Ces grèves (qui se sont traduites par des occupations des rails et/ou des trains) ont causé un chaos total dans toutes les gares, de Turin à la Sicile, du nord au sud du pays. Les manifestations ont duré presque une semaine. Selon les villes, les travailleurs ont bloqué les gares pendant la matinée ou pendant l’après-midi. Les rares trains qui ont été épargnés étaient inutilisables à cause de leur saleté et du chaos général qui régnait dans les gares.

L’origine du mouvement provient du fait que les FS ont renouvelé l’appel d’offres pour le nettoyage des trains. En effet, les travailleurs ne dépendent pas directement des FS, mais sont employés par les sociétés bénéficaires du contrat. Or, la grande " victoire " des FS a consisté à avoir imposé, lors du dernier appel d’offres, une réduction de 40 % de leurs coûts pour le nettoyage. Il n’est pas nécessaire de préciser qui devait payer cette économie. Il est par trop facile de l’imaginer. Les sociétés sont parvenues à respecter les critères fixés par les FS tout simplement en réduisant leurs effectifs et en imposant d’autres conditions insupportables aux travailleurs " rescapés ". Concrètement, sur les 13 000 salariés, seuls 5 000 conservaient leur emploi, et ces 5 000 passaient de 38 ou 35 heures de travail à 24 ou 20 heures, en voyant ainsi leur salaire réduit de moitié. La rage des travailleurs a été déclenchée par le fait que les nouveaux contrats devaient prendre acte à partir du 22 février.

Ces luttes ont été accompagnées par la contre-offensive désormais rituelle : la presse qui accuse les grévistes de prendre en otage les " usagers ", les patrons (FS ou sociétés diverses) qui se déclarent surpris du manque de " loyauté " des travailleurs, surtout à la lumière des accords de " niveaux européens ", le gouvernement qui, tout en disant ne pas vouloir entraver le " dialogue social ", se dit préoccupé du maintien du blocus du service public et donc prêt à intervenir pour le " libérer " (comme le préfet de Turin a essayé de le faire), les syndicats qui cherchent leur petite place (et leur pain) à la table des accords. Toutefois les travailleurs ont tenu bon en arrivant à obtenir un premier succès : les nouveaux contrats d’adjudication ne sont pas rentrés en vigueur à la fin de février, les vieux contrats ont été prorogés jusqu’au 6 mai. A l’approche de cette date fatidique, les ouvriers ont manifesté la même détermination, le même courage. Ils ont repris leur lutte acharnée pour la sauvegarde de leur travail, ils ont pris à nouveau possession des trains et des gares, ils ont mis en scène des protestations symboliques très fortes (à Milan un petit groupe de ces travailleurs a grimpé sur la gare centrale et y est resté plusieurs jours).

Les " partenaires sociaux " comptaient sur ce délai pour jeter de l’eau sur le feu en attendant que le climat s’apaise... mais cette fois ils ont dû avaler la pilule : au début de mai, ils ont annulé les accords précédents. Les chemins de fer ont augmenté leur budget pour le nettoyage des trains et les patrons se sont engagés à employer tous les travailleurs. L’intervention directe du gouvernement a également assuré le respect de toutes les garanties sociales (dont auparavant ces ouvriers étaient dépourvus). La victoire des nettoyeurs des chemins de fer italiens semble donc complète. Il s’agit d’un résultat fort important eu égard à leur place dans l’organisation capitaliste actuelle (le secteur clé des communications) : il est indéniable qu’ils représentent un " lieu critique " décisif dans les contradictions de classe d’aujourd’hui. A cette aune, il nous semble que la victoire des travailleurs italiens n’est pas aussi négligeable qu’elle pourrait paraître dans le contexte de la lutte de classe (non seulement italienne). Nous donnons brièvement nos arguments à l’appui de cette thèse, en espérant qu’un débat puisse enrichir la discussion.

Un " lieu critique " décisif

Donc, en Italie on a eu un nombre de travailleurs non pas très important, non pas concentré sur un seul site, mais dispersé sur tout le territoire national, qui est parvenu à ébranler un tout petit peu le système économique d’un grand pays capitaliste (ne fût-ce que pour quelques jours). De plus, si nous pensons qu’il s’agit de travailleurs qui représentent l’échelon le plus bas de l’organisme social, des travailleurs, comme l’on dit, " non garantis ", nous donnons davantage d’importance à leur acte. En effet, eu égard au fait que le trafic ferroviaire a été paralysé durant toute une semaine (et pour deux fois consécutives), il ne nous semble guère exagéré de dire que le capitalisme italien a pris un coup, certes, bien plus dur que celui que lui apportent les diverses manifestations " citoyennes " (contre le " danger Berlusconi " ou pour la liberté - que cette liberté s’identifie surtout avec celle de la magistrature révèle pleinement le caractère social de ces agitations, ou mieux de ces brouhahas).

On sait toute l’importance que le " système de communication " revêt pour la dynamique du capitalisme contemporain - qu’il s’agisse des autoroutes, des chemins de fer, des avions, aussi bien que des communications postales ou " virtuelles ", etc.). Justement alors, dans le cadre de l’organisation productive actuelle du capitalisme international, la lutte des nettoyeurs a représenté un " lieu critique " décisif.

Il y a aussi un autre argument que nous voulons avancer pour démontrer qu’il n’a pas été question d’un " petit " mouvement (à supposer que l’on puisse graduer les luttes). Cette lutte aura été regardée de très près par de nombreux prolétaires (parce qu’elle a concerné tout le monde) et nous pensons qu’elle pourra donner des idées. La faiblesse présumée des travailleurs du nettoyage n’a nullement entravé la force de leur lutte. Le fait qu’ils soient venus à bout des ennemis de classe manifestement beaucoup plus forts qu’eux en témoigne. Cela ne signifie rien d’autre que le capitalisme n’est pas si puissant qu’il le laisse croire. Il a besoin de tout un chacun d’entre nous : il suffit qu’un de ses rouages se grippe pour mettre en crise tout son mécanisme. Certes, nous ne voulons pas exagérer la portée de ce mouvement. Mais il nous intéresse beaucoup parce qu’il nous offre une vision importante des possibles cheminements de la lutte de classe. C’est seulement à travers ce prisme que nous jugeons la lutte des nettoyeurs des chemins de fer italiens comme un fait important. Au-delà de son résultat concret, sa portée " symbolique ", à la lumière de tout ce que nous avons essayé de dire, est assez forte. Elle rentre dans une direction bien précise que semble prendre aujourd’hui le mouvement de classe un peu partout dans le monde.

La relative facilité avec laquelle les travailleurs entreprennent des luttes très dures, en Italie, en France (Pechiney, Cellatex, Bata, Mosley), en Corée (Daewoo), aux Etats-Unis (UPS), en balayant en quelques jours syndicats et patrons, nous dit qu’une nouvelle phase de la lutte de classe (dont on ne connaît pas encore les contours et les potentialités) est en train de voir le jour. En d’autres termes, le fait que ce genre de luttes n’est plus épisodique et se manifeste dans tous les coins de la planète doit peut-être nous amener à l’interpréter moins comme un signe de désespoir que comme une nouvelle expression de la lutte de classe.

Les syndicats traditionnels et l’" article 18 "

Notre propos pourrait être contredit par le fait que le combat des nettoyeurs s’est déroulé en même temps qu’une lutte très acharnée conduite par les syndicats officiels italiens (une grande manifestation avec trois millions de travailleurs à Rome puis une grève générale très suivie). Il pourrait paraître que les " nouvelles expressions de la lutte de classe ", comme celle des nettoyeurs, n’aient enfin pas assez d’importance face à la résurgence du mouvement traditionnel. A travers ce prisme il peut être intéressant de comparer la lutte des travailleurs du nettoyage avec le mouvement syndical " officiel " italien. On connaît les raisons de ce mouvement : il s’agissait de défendre l’article 18 du Statuto dei lavoratori, qui interdit le licenciement faute de " cause juste ". Le Statuto est le cadre législatif que l’" Autunno caldo " de 1969 réussit à obtenir pour améliorer les conditions de travail et les droit sociaux des travailleurs. Ce Statuto, tant célébré par les réformistes de tous bords, n’était que la réponse intelligente (parce qu’adéquate à l’époque) de l’appareil d’Etat pour intégrer une classe ouvrière en pleine révolte. Certes, il représente quand même une " anomalie " qui, en temps de crise, doit être cassée.

A propos de l’article 18, tout le monde, du patronat au gouvernement et à la presse, des syndicalistes aux travailleurs, s’accorde sur le fait qu’il n’est qu’un prétexte minime autour duquel se jouent des questions bien plus importantes (" réformes " sociales, salaires, conditions de travail, etc.). En effet, c’est la base ouvrière (en particulier les métallurgistes qui luttaient pour leur contrat) qui a fait remarquer l’importance " stratégique " de l’article 18 dans les plans du patronat. La disparition de l’article 18 aurait ouvert la porte à de véritables contre-réformes de la part des patrons et de leur comité d’affaires. L’article 18 n’a pas une réelle importance : il ne concerne que les travailleurs des grandes entreprises et les travailleurs dotés d’un CDI (toujours moins nombreux). Toutefois, nous ne pouvons pas dire que la lutte engagée en son nom cache seulement les velléités politiciennes du syndicat : il y a également, derrière ces mobilisations, un réel sentiment de rage des travailleurs qui en ont assez des coups pris pendant ces longues années. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi la lutte pour l’article 18 a été commencée par la base. La CGIL, dans un premier temps, a plus subi qu’organisé les événements tandis que les deux autres centrales (CISL, catholique, et UIL, centre-gauche) se sont même désolidarisées de la lutte. Le mouvement ne date pas de la grande manifestation de Rome, mais il se prépare depuis plusieurs mois avec de nombreuses initiatives autonomes animées surtout par de jeunes travailleurs qui viennent de rentrer dans les usines. Certes, maintenant le syndicat semble bien contrer le mouvement et il est à l’Œuvre pour canaliser la lutte en la dirigeant vers des fins qui lui sont utiles. Le syndicat, jusqu’à hier, a soutenu toutes les politiques anti-ouvrières gouvernementales, car elles étaient menées par les " amis " de la " gauche " au pouvoir : on se souvient encore des boulons que Bruno Trentin, soi-disant leader charismatique des travailleurs italiens, s’est pris sur la figure au début des années 1990.

Le syndicat essaye aujourd’hui de manipuler les luttes en cours et de mobiliser ses troupes non pas afin de mener une autre politique, mais tout simplement pour se faire valoir aux yeux des nouveaux dirigeants politiques. On connaît la chanson : on sait que le syndicat laissera tomber les ouvriers dès qu’il aura retrouvé sa reconnaissance et sa place à la table du Cavaliere Berlusconi. Mais pour l’heure ce jeu ne paie pas. Le fait d’être dans une période de crise et face à un gouvernement animé par la claire volonté de frapper la classe ouvrière ne permet pas au syndicat de trouver l’issue traditionnelle aux luttes (un bel accord, et " tutti a casa " : il faut savoir arrêter une grève). En ce sens, il est obligé encore pour longtemps de mener une lutte très forte. Mais c’est justement là que ça fait mal. Si l’objectif déclaré de cette mobilisation reste pour le syndicat la reprise du dialogue social, il est clair que la lutte ne peut se résoudre que par un échec. Il s’agira cette fois d’un échec cuisant : les trois millions de travailleurs qui sont descendus dans les rues de Rome, la plus grande manifestation du mouvement ouvrier italien, se sentiront complètement désemparés. Effectivement, un mouvement de telle force devrait être invincible : ça n’est pas l’article 18, il pourrait faire trembler des Etats !

C’est à cette aune que devrait être mesurée toute critique du réformisme. Le réformisme n’est pas simplement impuissant ou inerte (comme souvent on le dit), à l’inverse il est même capable d’agir, au nom de ses objectifs. Mais, contrairement à ce qu’il veut faire croire, c’est lui, et non la " révolution ", qui mène toujours à la défaite. Cela advient du fait même qu’on reconnaît comme nécessaires et intarissables les lois du capitalisme. Les fermetures d’usines, les délocalisations, le chômage, la misère ne sont alors que les " conséquences logiques " d’un système que l’on ne peut enfin pas changer (et aujourd’hui même pas aménager.

Les récentes défaites électorales de la gauche un peu partout en Europe s’expliquent ainsi : les travailleurs ne votent plus pour les représentants de " gauche " car ils savent qu’ils ne peuvent rien pour modifier leur sort. Le réformisme essaie de mettre dans la tête des prolétaires l’idée que l’on doit enfin subir l’exploitation, comme une punition divine : il joue aujourd’hui le même rôle qu’ont eu pendant des siècles les clercs avec leurs idées.

Tout ceci produit des dégâts énormes car il pourrait sembler que même trois millions d’opposants ne peuvent rien contre les logiques du capital. C’est surtout ce point qui mérite d’être souligné. Le réformisme porte à la démoralisation des travailleurs et donc ouvre la porte à toutes les défaites. En ce sens la responsabilité des réformistes est toujours la même. Il pourrait être alors salutaire d’opposer à cette logique (triste et perdante) une autre possibilité. En l’occurrence, il nous semble que les travailleurs de la propreté des FS ont montré cette autre possibilité.

Ils se sont pris en main tous seuls, ils ont mené une lutte radicale et surtout ils ont GAGNE. Une expérience de lutte nous dit encore une fois que le chemin vers l’émancipation n’est dans les mains que des seuls travailleurs.

L.


DE BRUIT SUR LES RAILS EN ITALIE...

ET MAINTENANT, DU BRUIT DANS LES GROUPES

Dans le n° 100 d’Echanges, nous avons publié un article d’un camarade italien sur la grève des travailleurs des entreprises, sous-traitantes des chemins de fer italiens, préposées au nettoyage des trains. Un camarade allemand, qui lors de ce conflit se trouvait à Milan, où il a eu l’opportunité d’avoir des contacts avec lesdits travailleurs en grève, nous a fait parvenir la mise au point et critique suivante, à laquelle répond l’auteur du premier article. Cette discussion a entraîné un commentaire sur ces deux visions de la lutte de classe.

Je ne sais pas où l’auteur [de l’article "du bruit sur les rails"] a trouvé les informations sur la grève des travailleurs du nettoyage des trains. Peut-être il ou elle y a-t-il pris part dans quelque ville italienne, peut-être a-t-il discuté avec les participants, etc. Si bien que nos différents points de vue peuvent être basés sur le fait que nous parlons de différentes personnes dans des villes différentes.

J’étais à Milan lors de leur mobilisation en février et en avril, j’ai discuté avec quelques militants et des travailleurs qui y étaient impliqués et suis allé les rencontrer dans certains piquets de grève. Il y a aussi eu un collectif à Milan (collectivo per la rete dei lavatori) qui soutenait ces travailleurs. Quelques-uns d’entre eux ont réalisé une vidéo, d’autres préparent une brochure. Mes commentaires sont basés sur mes observations et sur les discussions avec ces travailleurs et ces camarades.

Ce que j’écris n’est pas uniquement sur la grève et son déroulement mais aussi sur la manière dont nous considérons les luttes en vue d’y déceler les tendances communistes et le chemin vers la révolution...

1 - Il y a quelques aperçus dans l’article d’Echanges qui laissent supposer que la grève a créé un chaos total dans toutes les gares : " Les rares trains qui ont été épargnés étaient inutilisables à cause de leur saleté et du chaos général qui régnait dans les gares ", " le capitalisme italien en a pris un coup " (citations prises dans le texte). Ce n’était pas le cas. Pas plus les actions de février que celles d’avril n’ont bloqué les trains dans toutes les gares. Dans certaines gares, les trains ne furent bloqués que pour quelques heures. Lors du blocage de février à la gare centrale de Milan, les trains furent juste déroutés sur d’autres gares de la ville comme Garibaldi et Rogoredo (quelques stations de métro plus loin). Pendant les six jours de grève du zèle à Milan, également en février, les ordures s’accumulèrent dans les gares mais personne ne paraît s’en être soucié. Un travailleur déclara au cours de la grève d’avril que le FS (Ferrovie dello stato, l’entreprise d’Etat des chemins de fer) se fichait pas mal que les trains soient nettoyés ou pas. Ils laissèrent tout simplement les trains rouler comme ça. En fait, pendant quelques jours, quelques centaines de trains eurent du retard. Une forte pluie aurait eu le même résultat. Peut-on alors parler de " chaos total " ?

2 - Parlant de la fin de la grève en avril, l’article déclare : " Les ouvriers ont manifesté la même détermination, le même courage " [qu’en] février. Je ne pense pas que ce fut le cas. En février, les travailleurs réussirent réellement à prendre l’initiative hors du syndicat, à Milan essentiellement la CGIL. Les travailleurs alors descendirent sur les voies, bloquèrent les trains pendant huit heures, poursuivirent leur grève du zèle. Le syndicat, qui avait, depuis le début de cette action, au cours de l’été 2001, pris ce mouvement en charge, en perdit le contrôle et dut abandonner face à la détermination des travailleurs. Après que les contrats avec les " anciens " sous-traitants eurent été prolongés jusqu’au début mai, les travailleurs cessèrent leurs actions à regret... rien n’était résolu. A Milan, la CGIL prit son temps pour regagner le contrôle de la lutte. Ses représentants organisèrent une grève de deux jours fin avril, ceci de concert avec les autres syndicats. Ces deux jours de " grève " impliquèrent même des militants de base des CUB. Le but de tout cela était que les leaders de la CGIL négociaient avec le gouvernement, le FS et les sous-traitants pour un nouveau contrat à Rome, essayant de trouver un compromis. Ainsi la grève était calculée pour faire une démonstration, afin de faire tomber la tension et présenter le contrat comme étant le résultat d’une lutte. Un bien joli arrangement pour garder les travailleurs en laisse et le syndicat en place comme médiateur nécessaire pour toutes les parties...

" Ils ont mis en scène des protestations symboliques très fortes (à Milan, un petit groupe de ces travailleurs a grimpé sur le toit de la gare centrale et y est resté plusieurs jours). " Ils y lancèrent même une grève de la faim. Que faites-vous si votre pouvoir réside dans le fait que vous pouvez bloquer le trafic qui fait fonctionner le système capitaliste ? Est-ce que vous cessez de manger ou grimpez-vous à 20 mètres au dessus du sol pour éviter le trafic ?

Si vous désirez savoir comment les syndicats tentèrent de briser la colère et la détermination des travailleurs et de canaliser leurs actions dans des signes désuets de désaccord... alors vous avez eu tout ce qu’il faut...

3 - Quelques notes là-dessus. Vers la fin de la grève à Milan, les leaders syndicaux se pointèrent pour présenter une motion qui déclarait à peu près : " Finalement un signe prometteur pour l’avenir des travailleurs. " Sous ce titre figurait la position du syndicat. Ce n’était pas un contrat, il n’y avait aucune signature, rien. Les travailleurs se mirent en colère et commencèrent à protester violemment. Un personnage de la CGIL prit la défense de cette merde et fut attaqué par quelques travailleurs. Quelques Digos-cops (la police politique) les protégèrent. Alors ce " responsable " et d’autres syndicalistes allèrent parler aux travailleurs dans le hall de la gare centrale. De nouveau la colère et la violence. Quelques-uns des travailleurs qui occupaient le toit de la gare (presque tous membres de la CGIL) descendirent et réclamèrent un véritable contrat, sans quoi ils ne cesseraient pas la grève de la faim.

Les bonzes syndicaux comprirent qu’ils devaient faire descendre les occupants du toit s’ils voulait que le mouvement s’arrête. Ils montèrent sur le toit et commencèrent à discuter avec les grévistes de la faim, essayant de les persuader qu’ils étaient victorieux... Ils n’avaient rien à proposer et les événements ultérieurs de mai et juin montrèrent qu’effectivement rien n’était gagné, mais ils devaient faire tout leur possible pour montrer que la CGIL ne perdait pas le contrôle de la lutte (la poursuite des actions aurait montré au patronat que la CGIL ne contrôlait rien).

Les discussions durèrent longtemps... jusqu’à ce que Cofferati, le dirigeant CGIL et dernier espoir du " centre gauche " contre le gouvernement de droite, appelle un des grévistes de la faim et le persuade de descendre du toit. Finalement, la grève à Milan fut brisée par la police politique qui Ïuvrait avec la CGIL et rôdait sans arrêt autour de ces tentatives, par l’intervention des dirigeants de la CGIL et le fait que les travailleurs ne réussirent pas à exercer une pression suffisamment forte. Les travailleurs ne regagnèrent jamais le contrôle de leur lutte comme en février. En outre, quand ils tentèrent d’occuper les voies pendant une journée, ils furent appelés à cesser par les militants de base du CUB qui ne voulaient pas rompre l’accord qu’ils avaient passé avec la CGIL et qui précisaient qu’il n’y aurait pas de blocage avant le jour suivant. Les travailleurs n’étaient pas assez déterminés pour passer outre.

4 - " La victoire des nettoyeurs des chemins de fer italiens semble donc complète. " Discutant avec les travailleurs après la grève d’avril, c’était comme si on assistait à des funérailles. Ce qui était présenté comme une victoire par la CGIL et les suivistes des médias était le dernier clou sur le cercueil appelé le futur précaire de ces travailleurs. Revenons en arrière : environ deux tiers des travailleurs de Milan viennent du sud de l’Italie, beaucoup ont quarante ans ou plus, la plupart sont des hommes. Ils ont fait ce boulot dégueulasse pendant des années. La plupart ont des contrats de travail à durée indéterminée. L’autre tiers sont des immigrants (extra comunitari comme on les appelle) des gens hors Union européenne, venant d’Afrique du Nord, d’Amérique du Sud, des Philippines. La plupart d’entre eux ont des contrats temporaires limités à quelques mois, quelques jours. Beaucoup sont placés par des agences d’intérim, ils parlent à peine l’italien et n’ont jamais eu de travail stable.

On ne peut décrire ici les divisions parmi ces travailleurs, le racisme de certains " Italiens ", etc. Mais c’est un fait que pour les travailleurs " italiens " la lutte était le résultat d’une inquiétude et de craintes concernant leur futur comme travailleurs précaires. Après tout, ils défendaient leur bifteck. Et les travailleurs " étrangers ", eux, n’avaient rien à perdre. Ils étaient déjà dans la merde la plus profonde. " La victoire de nettoyeurs des chemins de fer italiens semble donc complète " : pourriez-vous lire cette phrase à haute voix à ces travailleurs, s’il vous plaît ?

Le contrat qui fut présenté au début de mai précisait en vérité que tous les sous-traitants qui répondraient aux offres des chemins de fer devraient reprendre les travailleurs des " anciens " sous-traitants. Mais en quoi cette clause pourrait-elle concerner les travailleurs temporaires immigrants pour la plupart et ceux ayant des contrats à durée indéterminée ? Les autres ? Vous pouvez avoir un contrat à durée indéterminée avec une firme qui existera pendant deux années ou plus parce qu’après le nettoyage sera assuré par un autre sous-traitant ? Un contrat de travail pour deux années illimités ? En outre, les sous-traitants qui début mai ont signé ce contrat en faisaient des interprétations différentes. Mazzoni par exemple, la firme qui était supposée prendre la plus grande partie du nettoyage à Milan, parlait de 500 licenciements sur les 1 100 travailleurs qu’elle était supposée réembaucher.. trois semaines seulement après avoir apposé sa signature sur ce chiffon de papier.


A la lecture de cette critique, le camarade italien (originaire de Naples) apporte les précisions suivantes :

Si nous devons considérer " les luttes en vue d’y déceler les tendances communistes et le chemin vers la révolution " (citation prise dans le texte), nous ne pouvons pas être d’accord. Les luttes ne se déroulent jamais en vue de la révolution, c’est seulement dans la tête des intellectuels que cela se passe ainsi. Les luttes sociales sont toujours des luttes pour des buts immédiats, et seul le cours de la lutte peut déterminer, éventuellement, une prise de conscience révolutionnaire (dans le film Le Cuirassé Potemkine on voit bien la façon dont une lutte se développe). C’est cette question qui constitue notre désaccord. Il est préférable que cela soit précisé avant toute chose. En ce qui concerne la grève en question, j’essayerai de répondre point par point à mon interlocuteur :

1 - Tout d’abord l’auteur de la lettre semble contester l’ampleur de la lutte des nettoyeurs des trains italiens. Il va jusqu’à comparer les problèmes causés par le déroulement de la grève à ceux que peut causer une forte pluie (sic). Même si cela était exact, je ne pense pas que pour les patrons et le gouvernement, une gêne causée par un agent naturel ait la même signification qu’une grève faite par des hommes en chair et os, mais passons. Il est vrai que dans les villes les plus importantes, la direction des chemins de fer, les syndicats et la police ont pu prendre des mesures destinées à faire face à la situation, mais cela ne signifie pas que la grève n’a pas eu d’importance.

D’ailleurs le déroulement de la lutte dans d’autres villes nous démontre que la direction n’a pas toujours eu la vie facile (à vrai dire, même pour Milan je conteste ce point de vue, les travailleurs ont fait ce qu’ils ont pu). Ainsi à Naples, la ville où j’était au moment des faits, les travailleurs ont bloqué non seulement la gare centrale, mais aussi les voies qui desservent la ville. Ils ont vraiment interrompu le trafic. Le lundi 11 février, les travailleurs se sont installés sur les rails dans la gare de Gianturco (aux portes de Naples) et ont ainsi paralysé la circulation des trains entrant ou sortant de Naples ; les rares trains qui ont pu partir ou arriver avaient vraiment de gros retards, tandis que de nombreux trains devaient être supprimés. Le lendemain matin la protestation a continué : bien que les travailleurs aient fait la grève seulement pendant deux heures, ils ont fait supprimer plus d’une vingtaine de trains et ont provoqué de retards pour les autres (le train provenant d’Autriche a eu plus de deux heures de retard, deux TGV pour Milan sont partis avec plus d’une heure et demie de retard). Le mercredi 13, la grève s’est étendue aussi à la gare de Salerne (une grande ville au sud de Naples) et surtout elle a donné des idées à d’autres prolos : les chômeurs de la partie orientale de Naples ont bloqué la ligne Naples-Ottaviano de la Circumvesuviana (une sorte de RER napolitain).

Des camarades présents à Rome m’ont fait part du même chaos dans les gares de la capitale. Même si dans cette ville, la direction a pu trouver des solutions-tampons comme à Milan, le 13 février les travailleurs ont quand même réussi à bloquer la ligne qui relie l’aéroport de Fiumicino au centre-ville jusqu’à 19 heures et ont paralysé la gare la plus importante de Rome (Roma Termini) pendant trois heures. Le jeudi 14, les travailleursdeRomesont aussi sortis des gares et ont bloqué la circulation automobile à Porta Pia, en stoppant le trafic sur deux artères très importantes de la ville (via XX-Settembre et via Nomentana), la police a même dû canaliser un cortège spontané et non autorisé des travailleurs sur la Piazza della Croce Rossa. Le même jour d’autres travailleurs ont bloqué encore les trains à l’aéroport international de Fiumicino et se sont répandus aussi sur le parking pour empêcher toute communication vers l’aéroport.

Tout cela pour dire que la grève a concerné à peu près toute l’Italie. C’est la raison pour laquelle, sans vouloir faire aucune apologie, j’ai pensé que ce mouvement a été vraiment inquiétant pour le capitalisme. Ce dernier n’envoie pas de préfets ou de flics quand il pleut (ou plutôt si, mais pas pour les mêmes raisons).

2-3 - Passons maintenant à la grève d’avril (je rappelle que les luttes de février avaient réussi à faire reporter les licenciements jusqu’au mois de mai). Le correspondant se souvient, comme si de rien n’était, que la grève de février a été importante. Après avoir dit que : " Pas plus les actions en février que celles d’avril bloquèrent les trains dans toutes les gares ", il écrit : " En février, les travailleurs réussirent réellement à prendre l’initiative hors du syndicat (...) Les travailleurs alors descendirent sur les voies, bloquèrent les trains pendant huit heures, poursuivirent leur grève du zèle... " Je remarque ici une contradiction : n’avait-il pas dit que les effets de cette grève n’étaient pas plus que ceux d’une simple pluie (en février et en avril) ? D’ailleurs ce n’est pas faux de dire qu’il y a eu des différences entre la lutte de février et celle d’avril. Effectivement, l’élan spontané de février a été amoindri par l’influence néfaste que les syndicats ont commencé à exercer. Mais cela ne veut pas dire que les travailleurs s’étaient endormis. Il a tout de suite paru clair à tout le monde que la lutte serait reprise de plus belle, comme en février, si on ne trouvait pas rapidement une issue au conflit. En avril, les travailleurs étaient encore prêts à la lutte, et c’est seulement pour cela qu’ils ont pu rapidement arracher un " chiffon d’accord " aux syndicats et aux patrons.

Dans ce cadre, la lettre soulève un problème réel, à savoir le rôle joué dans les luttes par le syndicat. Il est vrai qu’au cours de ces mois de lutte, le syndicat a pris le contrôle de la situation, mais il a pu le faire seulement car il est le seul à détenir le pouvoir légal de signer les contrats. C’est pourquoi je ne pense pas que les travailleurs sont devenus tout d’un coup dupes. Il se sont battus pour la sauvegarde de leur travail et ils ont cru que le syndicat pouvait les aider dans cette tâche. D’ailleurs, à la différence du camarade allemand, je n’ai voulu porter aucun jugement moralisant (style avant-garde consciente) sur l’attitude des travailleurs. Je ne crois pas à l’histoire du complot permanent des syndicats contre des travailleurs qui, sans eux, seraient en position de se libérer. Je ne pense pas que les prolos n’aient pas fait ce qu’il fallait parce qu’ils en ont été empêché par des bonzes. Je dois aussi avouer que je ne suis pas à la recherche d’une " conscience de classe " dans le prolétariat. Même si " elle " n’est pas au rendez-vous, une lutte peut quand même dégager des aspects positifs.

4 - Le point 4 est l’ultime cause de notre désaccord. D’après le camarade allemand, l’accord est une duperie. Tout d’abord, je reconnais que je n’ai pas eu vent de la situation des travailleurs immigrés (à Naples, je n’en ai pas vu). Mis à part cette question, il est important de souligner encore une fois que le but de la lutte des nettoyeurs n’était rien d’autre que la sauvegarde de leur travail. De ce point de vue, l’accord semble (je dis bien : semble) les rassurer. En effet, l’accord du 2 mai dit textuellement que le poste de travail est garanti pour " tous les travailleurs qui sont actuellement occupés ", ainsi que les salaires.

Mais, au-delà même de son contenu, j’ai dit que l’accord est une victoire car il a été imposé par la mobilisation autonome des travailleurs. C’est cette mobilisation, au départ très courageuse, qui m’a fait dire que la lutte des nettoyeurs des trains italiens a été importante. Le camarade allemand ne dit même pas un mot sur la signification de ce mouvement : il n’y avait pas la conscience de classe, donc il n’y a que des aspects négatifs. Je dois rappeler à mon correspondant les conditions de départ de la grève : plus de la moitié des travailleurs avaient perdu leur travail. Voilà pourquoi l’accord, malgré la crainte d’une volte-face des patrons, a été tout de même jugé positif par les travailleurs (au moins à Naples). Ils n’étaient pas dépités (donc je lis cette phrase à voix haute, tant pis pour les tribunaux révolutionnaires !). Ils se sentaient forts non pas en raison de l’accord, mais en raison de la lutte qu’ils avaient su mener. Ils ont peut-être obtenu un chiffon de papier, mais tout contrat de travail n’est pas autre chose que de la paperasse pour les patrons. C’est le rapport de forces qui les contraint à en tenir compte. De même que je ne pense pas qu’au cours de cette lutte les travailleurs aient été des sots, qui se sont faits avoir, ainsi je crois fermement qu’ils ne le seront pas demain.

L.


COMMENT VOIR LA LUTTE DE CLASSE ?

Nous nous trouvons [avec les deux textes publiés ci-dessus], en quelque sorte, en présence de deux versions de la grève des nettoyeurs de trains en Italie, qui, à notre avis, posent des questions qui dépassent largement l’interprétation des faits mais suscitent un débat théorique. Un débat qui n’est pas nouveau mais qui a pris plus d’importance dans les récentes décennies : celui sur la " conscience de classe ", celui sur la relation entre les " organisations révolutionnaires " et les organisations autonomes de lutte du prolétariat, celui des organismes de gestion d’une société communiste, celui des " minorités agissantes " et de l’activisme, celui de la manière dont la présente société accouchera d’une société communiste. Nous n’avons pas la prétention de traiter en ces quelques lignes de l’ensemble de ces problèmes mais seulement les évoquer à propos des cette polémique.

Relativement aux faits eux-mêmes, les deux versions données par les camarades italien et allemand ne sont pas à proprement contradictoires ; comme le soulignent ces deux correspondants, les divergences peuvent procéder d’informations distinctes venant de lieux et de contacts différents. Il est évident qu’une grève aussi dispersée - quant à ses lieux d’action et quant à l’appartenance à des entreprises distinctes - pouvait difficilement trouver une unité d’action et pouvait se heurter à des situations différentes dans les mesures prises localement pour rendre la grève inefficace.

Pourtant, ces deux versions révèlent de grandes divergences venant de l’interprétation de ces faits. Ce que le camarade allemand pose d’emblée lorsqu’au début de sa critique, il déclare : " Ce que j’écris n’est pas uniquement sur la grève et son déroulement mais aussi sur la manière dont nous considérons les luttes en vue d’y déceler les tendances communistes et le chemin vers la révolution. "

Nous pourrions presque écrire la même chose car lorsque nous essayons d’analyser les luttes dans Echanges, nous cherchons effectivement à y déceler la manière dont les travailleurs défendent leurs intérêts avec les formes qui leur paraissent les plus adéquates à leur lutte. En des termes plus généraux, à y déceler les tendances dans leur action et, concomitamment, dans leur conscience, ce qui peut se relier à ce que nous pensons être, à la lumière des luttes passées, un courant d’autonomie, ce que certains pourraient effectivement qualifier de " communiste " et de " pas vers la révolution ".

Mais la manière dont le camarade allemand développe sa critique en posant le préambule que nous venons de citer, laisse, à notre avis, supposer, que toute lutte (et celle-ci en particulier) possède ce potentiel révolutionnaire qui est ou une velléité sans lendemain et/ou brisée par l’intervention des syndicats. Sans doute, en tête de notre bulletin d’informations brèves sur les luttes dans le monde, nous mentionnons une phrase de Paul Mattick père (qui nous paraît plus que jamais d’actualité) : " Arrivé à l’apogée de sa puissance, le capitalisme est arrivé au plus haut point de sa vulnérabilité ; il ne débouche nulle part ailleurs que sur la mort. Si faibles que soient les chances de révolte, c’est moins que jamais le moment de renoncer au combat. " Mais, précisément, il ne parle pas de " communisme ", ni de " révolution ", mais de la lutte, de la révolte dans tous domaines, à tous degrés, y compris et surtout dans le quotidien de l’exploitation.

Lorsque les travailleurs entrent en lutte, ce n’est jamais pour " établir le communisme " par une " révolution " : l’immense majorité d’entre eux n’ont aucune idée de ce que pourrait être le communisme, sauf que ce serait une société dont serait exclu ce dont ils souffrent et où ils pourraient réaliser ce qu’ils désirent, pas plus qu’ils n’ont une idée de la révolution, c’est-à -dire comment parvenir à cette société qu’ils voient en quelque sorte en négatif de la société qu’ils vivent.

Jusqu’à une période récente, pour l’immense majorité des exploités (qu’ils soient " pour " ou " contre "), " communisme " était le régime installé en Union soviétique suite à la révolution bolchevique de 1917, qu’une habile propagande entretenue à la fois par les supporters et les opposants faisait considérer comme l’idéal de cette société future. Si une telle idéologie véhiculée par cette propagande a pu trouver crédit pendant près de cinquante ans, ce n’était pas tant par sa force de conviction ou ses contraintes, mais parce qu’elle correspondait au niveau de développement économique mondial et au niveau correspondant de développement et des rapports sociaux contenu dans les formes d’exploitation dominantes qui en découlaient.

Si un tel " communisme " n’est plus du tout porteur de ce futur, ce n’est pas tant dû à l’effondrement de l’Union soviétique et aux " révélations " (de faits déjà connus, auparavant trop connus d’une infime minorité prêchant dans le désert) qui ont suivi, ni à la croyance dans le futur d’un " capitalisme triomphant ", mais à l’évolution économique et sociale mondiale. Evolution qui a entraîné d’autres perceptions de ce que pourrait être un autre futur, d’autres niveaux et formes de lutte contre des formes différentes d’exploitation, rendant inopérantes et illusoires ce que proposaient les idéologies dominantes, les organisations héritées de la période précédente et les formes de luttes qu’elles pouvaient préconiser.

Aujourd’hui, comme autrefois, les luttes éclatent sur une défense d’intérêts immédiats et elle ne visent pas plus qu’autrefois à une transformation sociale. Ces revendications peuvent paraître terre-à-terre et visant tout au plus à un aménagement des conditions d’exploitation et pas du tout à faire cesser cette exploitation par un moyen quelconque. Ce qui les différencie profondément des luttes d’il y a un siècle, c’est que, apparemment, pour atteindre à des buts du même ordre (modifier quelque peu les conditions d’exploitation) elles impliquaient la confiance (on pourrait presque dire l’obéissance) à des organisations (syndicats, partis...) et à des leaders qui eux, souvent, étaient porteurs de cette idéologie d’émancipation ; ils intégraient cette lutte dans une stratégie, dans ce qu’ils voyaient comme un combat global porteur d’une perspective révolutionnaire.

Aujourd’hui, une telle situation s’est totalement modifiée dans les faits, non par l’effet d’une propagande quelconque ou l’influence d’un groupe ou d’un autre, mais, comme nous l’avons souligné, par l’évolution globale du système d’exploitation. Syndicats et partis ou petits groupes, ceux-là même qui étaient encore il y a peu - souvent en façade - porteurs de cette idéologie " émancipatrice ", ne disposent plus que d’un pouvoir légal qui a fixé définitivement le cadre d’une fonction de régulation de l’exploitation de la force de travail, fonction qu’ils accomplissaient autrefois en toute ambiguïté.

Si l’on considère les luttes sur des décennies, on ne peut que relever les manifestations diverses d’une sorte de balbutiement d’un courant autonome que l’on peut relier à la phrase célèbre : " L’émancipation des travailleurs sera l’Ïuvre des travailleurs eux-mêmes ", phrase accaparée par ceux qui, tout en étant déparés du combat de classe par leur vision idéologique, prétendaient s’identifier à ce combat pour tenter de lui imposer une direction qu’il n’avait nullement dans l’esprit de ceux qui luttaient. La lutte dans les chemins de fer italiens est un exemple parmi tant d’autres de cette défense d’intérêts immédiats spécifiques en se donnant, pour son efficacité, des formes d’organisation qui ne sont pas ce que leur offre les défenseurs patentés.

Qu’on nous comprenne bien, le but de leur lutte était simplement de conserver leur emploi et leurs conditions présentes de travail : rien de plus. L’organisation de leur lutte, pour imparfaite, fragile et éphémère qu’elle ait été, découlait, non de leurs idées sur " l’autonomie ", encore moins d’un " combat révolutionnaire ", mais de ce qu’il leur paraissait normal de faire pour parvenir à leur but, que tous ceux qui vivaient la même situation se retrouvent ensembles (peut-on rappeler ici le slogan " Tous ensemble " des grèves dans la France de 1995).

Vouloir chercher dans cette lutte des " tendances communistes " et un " chemin vers la révolution " conduit, à notre avis, d’une part à donner une importance démesurée à cette tendance à l’autonomie, d’autre part, dans la mesure où cette tendance ne se développe pas, à maximiser le rôle des organisations traditionnelles dans l’évolution de la lutte. Aucune lutte ne possède en elle-même à l’origine un " potentiel révolutionnaire ". Même si on peut considérer que son développement peut éventuellement lui donner ce potentiel, la conscience d’une tout autre finalité que ce qui fut à l’origine de la lutte ne se développe qu’au fur et à mesure que cette lutte s’étend et change de niveau.

Dès son origine, toute lutte rencontre d’emblée une répression. La grève ou toute autre forme d’action perturbant le procès de production sort obligatoirement du cadre légal qui lui est assigné par le système, et dont le respect assure le fonctionnement sans heurts de l’appareil productif, l’extorsion de la plus-value et la réalisation du profit capitaliste. Toutes les forces répressives tentent de faire tout rentrer dans le cadre légal, ce qu’on appelle, en d’autres termes exprimant plus la réalité de leur fonction, " rétablir l’ordre social ". C’est d’abord la contrainte du management, puis l’intervention des appareils syndicaux, puis la police et, si cela est nécessaire, l’armée - ces forces se conjuguant éventuellement ou se substituant les unes aux autres selon les dangers encourus par le système.

Entre les tendances à l’autonomie, à " se défendre soi-même " et ces forces répressives, se déroule toujours (d’ailleurs y compris hors de toute grève, dans le quotidien même de l’exploitation) une dialectique action/répression qui s’exprime dans un rapport de forces mouvant qui n’est autre que l’affrontement capital/travail. Dans l’abstrait, on peut toujours penser que c’est de cet affrontement que surgiront les poussées qui aboutiront au renversement de l’ordre social actuel et à l’édification d’un monde nouveau. Mais dans la réalité d’une lutte comme celle des nettoyeurs de trains italiens, si la forme qu’elle a pu prendre traduit bien qu’elle se trouve dans ce courant d’autonomie dont on a pu voir ailleurs les manifestations récurrentes, ses objectifs et son déroulement sont bien restés dans les limites tolérables pour le système, donc relativement aisément réintroduites dans le cadre légal.

Ce qui nous intéresse, comme le souligne le camarade italien, c’est ce qu’elle révèle d’une auto-organisation et nullement d’y chercher des choses qui ne s’y sont pas passées, de perspectives qui n’ont certainement jamais germé dans l’esprit de ceux qui luttaient et donc que les forces de répression n’ont nullement eu à endiguer.

H. S.

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