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Rudolf Bkouche : Quelques commentaires

mardi 20 avril 2004

(La lettre ci-dessous a été écrite par un militant de l’UJFP que nous remercions de ses critiques pertinentes. Pour ne pas alonger le débat, nous n’avons pas souhaité expliciter nos désaccords tant avec l’idéologie multiculturaliste des camarades américains qui ont écrit « Comment renforcer la solidarité avec la Palestine en gagnant la sympathie des Juifs » qu’avec certaines des positions de Rudolf Bkouche et de l’UJFP. Le lecteur curieux d’en savoir plus pourra se reporter à la présentation de ce numéro ainsi qu’à la rubrique « Limites de l’antisionisme » dans les numéros précédents. Y.C.)

Bonsoir, Le texte que vous m’avez envoyé pose un problème réel, celui des formes de judéophobie qui existent parmi certains groupes qui soutiennent les Palestiniens. Faut-il réagir seulement sur le plan affectif ? Je ne le pense pas, mais cela demande un travail d’explication, soutenir les Palestiniens ne relève en rien de l’antisémitisme, même si le sionisme a conduit les Juifs, et particulièrement les Juifs israéliens dans une impasse. Il faut donc lutter sur deux fronts, la lutte contre toute forme de judéophobie, le soutien aux Palestiniens pour la reconnaissance de leurs droits, car c’est ce point qu’il faut mettre en avant pour lutter contre toute dérive.

Cela dit, les Juifs engagés dans le soutien aux Palestiniens doivent aussi dire les choses crûment aux Juifs, le sionisme est une impasse pour les Juifs et l’Etat d’Israël doit se débarrasser de cette idéologie. Il ne s’agit pas de diaboliser le sionisme, originellement il se veut un mouvement de libération nationale des Juifs (ce qui est distinct de ce que les auteurs de O Havruta O Mituta appellent la « libération » des Juifs), ce qui conduit les fondateurs du mouvment à penser un État pour les Juifs, ce qui en soi n’est ni juste ni injuste, c’est un choix politique tout à fait honorable.

Reste que, lorsque le territoire de l’État est la Palestine, pour des raisons historiques qui semblent justes, il faut bien que les dirigeants sionistes prennent conscience que ce territoire est peuplé et se retrouvent devant l’alternative suivante : abandonner le projet national, du moins en Palestine, ou conquérir le territoire pour en faire celui de l’État des Juifs. C’est malheureusement la conquête qui a été choisie, la suite en est une conséquence qui est encore loin d’être terminée. Cela il faut bien que les Juifs en prennent conscience, c’est devenu aujourd’hui une question existentielle.

Si on reprend les divers points de la lettre il faut alors préciser certains points :

1- Il est nécessaire de distinguer l’antisémitisme européen qui s’adressait à un peuple paria et la judéophobie qui se développe aujourd’hui parmi ceux qui confondent Juifs, Israéliens et Sionistes. C’est contre cette confusion qu’il faut combattre d’autant que cette confusion est entretenue par certaines organisations juives qui y trouvent leur compte (en particulier le CRIF pour parler de la France) parce que tout ce qui est antijuif ne peut que renforcer l’emprise du sionisme sur les Juifs.

2- Il importe de couper court à tout discours antisémite, ce qui est loin d’être le fait des seuls Juifs.

3- Si la souffrance juive existe et si elle a en mémoire le génocide du milieu du siècle dernier, il importe de rappeler que le mouvement sioniste n’est pas né de la Shoah mais d’un antisémitisme virulent qui s’est développé en Europe dans la seconde partie du XIXe et dont le génocide est l’extrême aboutissement. Cela ne justifie en rien l’injustice de 1948 et il importe de rappeler que nous ne pouvons accepter une injustice sous prétexte qu’une autre a été perpétrée (et je rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de la Shoah).

4- Il faut alors être capable de distinguer le conflit Israël/Palestine et l’Holocauste. Les Palestiniens, et plus généralement les Arabes, ne sont en rien responsables de l’Holocauste et l’on peut rappeler que l’Europe leur a fait payer un crime européen. Le dire n’est en rien antijuif, même si cela peut choquer, mais c’est aussi une façon de sortir d’un cercle qui opposerait d’une façon inéluctable Juifs et Palestiniens ou Juifs et Arabes.

5- Il n’y a pas à distinguer « bons Juifs » et « mauvais Juifs ». Ce n’est pas une question de culture juive, c’est une question d’engagement individuel par rapport à une question de droit. Il y a des Juifs réactionnaires comme il y a des Juifs progressistes, ce n’est pas une question de judaïsme. Il y a, comme dans tout peuple, une diversité juive, ce qui importe c’est de sortir du discours universel sur les Juifs qui renverrait à une essence juive introuvable. Cela dit, je pense qu’il importe de distinguer entre une critique de la religion juive et une critique contre les Juifs. Les intégristes juifs de ma famille ne valent pas mieux que les intégristes musulmans, bien mieux ils ont beaucoup de points communs. Quant à notre judéité, que signifie-t-elle ? une judéité fondée sur une religion qui reste somme toute assez fermée ou celle des Lumières juives qui se sont développées au XVIIIe siècle ? Le fait que beaucoup de Juifs se soient retrouvés à gauche relève moins de la judéité que de la condition de paria qu’ils vivaient en Europe. Persécutés, ils devaient se battre pour leur existence et se sont retrouvés naturellement du côté des opprimés. C’est ce sentiment d’être les héritiers d’un peuple opprimé qui a conduit certains d’entre nous à s’engager pour les droits des Palestiniens.

6- Qu’est-ce que l’identité juive ? le sentiment d’être juif, ce qui suffit. En quoi cela implique-t-il un État juif, voire un État juif né d’une conquête militaire, fût-ce sur le territoire de l’antique Israël ? En quoi la notion de peuple juif implique-t-elle que soit commise une injustice contre un autre peuple ? Je ne remets pas en cause la notion de peuple juif, elle existe puisque les Juifs se reconnaissent comme un peuple, mais un peuple doit-il nécessairement se concrétiser dans un État-nation ? On pourrait donner l’exemple des Roms.

7- Il est vrai que les Israéliens qui luttent au côté des Palestiniens sont des sionistes, ce que l’on ne saurait leur reprocher. Ils sont nés dans un pays qui s’est construit autour de cette idéologie et il est normal qu’ils en portent la marque (cela n’a rien de péjoratif). Ils ont cependant pris conscience des contradictions qu’ils vivaient, en particulier les refuzniks qui ont compris ce que l’armée attendaient d’eux. Les plus avancés ont fait le pas de critiquer non seulement la politique antipalestinienne de leur pays mais l’idéologie qui la sous-tendait. Cela dit, la position des juifs de la Diaspora ne saurait être la même, y compris pour ceux qui, pour diverses raisons, se sentent proches d’Israël, ce qui n’est pas critiquable. C’est aux Juifs de la Diaspora de soutenir ceux des Israéliens qui luttent pour la reconnaissance des droits des Palestiniens. Mais il est vrai que le sionisme, en instrumentalisant à son profit la souffrance juive passée et en particulier la Shoah, contribue à empêcher les Juifs de voir l’impasse dans laquelle ils ont été conduits, impasse qui pourrait se terminer par une nouvelle catastrophe pour les Juifs si ceux-ci ne se réveillent pas à temps. Il me semble important de le dire, c’est aussi lutter contre la judéophobie, c’est aussi vouloir que l’injustice de 1948 ne se répare pas par une nouvelle catastrophe pour les Juifs israéliens.

Il est vrai que l’expression « sionisme = racisme » est choquante, mais la politique sioniste a conduit le sionisme a pratiquer une forme de racisme à l’encontre des Palestiniens. Le mouvement sioniste ne pouvait sortir indemne de la conquête, d’autant qu’il se heurtait à la résistance des conquis. Peut-on rappeler que l’expression de « judéo-nazi » est due à un Israélien, juif orthodoxe, qui avait compris que l’occupation d’après 1967 ne pouvait que corrompre les Israéliens et qui fut à l’origine du mouvement des refuznicks, je veux parler de Leibowitz.

S’il est vrai que les Juifs d’Europe ont cru trouver en Israël la fin de leur souffrance, ignorant pour la plupart d’entre eux l’injustice qui était commise en leur non, cela montre comment le mouvement sioniste a su utiliser à son profit la souffrance juive. Raison de plus pour tenir un langage de vérité. Il faut rappeler que toutes les colonies de peuplement se sont construites à partir de populations parias. Je me contenterai de donner l’exemple du peuplement européen constitué des déportés de 1848, des déportés de la Commune, des Alsaciens refusant de devenir Allemands en 1871, puis plus tard des Italiens fuyant le fascisme et des Espagnols fuyant le régime de Franco. Devenus les « petits blancs » de la colonisation française ils étaient pour les Algériens les colons, même si la majorité d’entre eux vivaient chichement.

8- D’accord sur le mot « Israël » et l’on peut considérer que le nom d’Israël pris par l’État est une confiscation du judaïsme.

9- Il est nécessaire de soutenir les mouvements israéliens qui luttent pour défendre les droits des Palestiniens, ce qui implique de marquer la distinction entre les Israéliens, comme il est nécessaire de faire la distinction dans toute nation constituée entre les divers courants qui la traversent, de soutenir les uns et de dénoncer les autres.

10- Le terme « libération des Juifs » n’est pas clair. J’ai dit plus haut qu’il fallait distinguer la libération des Juifs en tant qu’elle correspond à leur reconnaissance comme citoyens des pays où ils vivent, ce qu’au XIXe siècle on appelait leur émancipation, et le sionisme en tant que mouvement de libération national du peuple juif.

J’arrête ici cette réponse déjà trop longue même si elle est trop rapide. Cela dit, je crois aussi dangereux la critique des Juifs en tant que Juifs que leur éloge systématique. Comme je l’ai déjà dit, les Juifs sont multiples et l’on ne saurait les prendre en bloc, pas plus que n’importe quel groupe humain. Lorsque j’étais jeune, nous étions quelques-uns à dire qu’un Juif a le droit d’être un salaud, voulant dire ainsi que si un Juif est un salaud, cela n’implique en rien que les autres le sont ; il faudrait ajouter que si un Juif est digne d’éloges, cela n’implique en rien que tous les Juifs sont dignes d’éloges.

Rudolf Bkouche

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