Solidarity : Que savons-nous du vote FN, sur les plans sociologique, démographique, etc. ? En quoi la situation a-t-elle changé depuis 1983 ?
Y.C. : Avant de parler du vote FN, il faut d’abord mentionner l’importance de l’abstention, notamment parmi les ouvriers et les employés. Cette abstention augmente dans toutes les classes, donc aussi chez les prolétaires, ce qui limite de plus en plus la portée et le sens des élections « démocratiques » qu’elles soient locales, nationales ou européennes.
Comme l’écrit Le Prolétaire (1) (n°511 d’avril-juin 2014) , : « Les médias ont rapporté à l’envie que le FN était devenu le “premier parti ouvrier”, selon les sociologues, 43 % des ouvriers ont voté pour les listes du Front National aux élections européennes (38% des employés, 37% des chômeurs), alors qu’ils ne sont que 12% à avoir voté pour le PS et 11% pour le Front de Gauche. Chiffres à l’évidence impressionnants, mais, qui pour être jugés à leur valeur, doivent être mis en rapport avec le taux d’abstention. Or, celui-ci (....) est particulièrement élevé, parmi les catégories les plus prolétariennes : 69% d’abstentionnistes parmi les chômeurs, 68% parmi les employés, 65% pour les ouvriers, 70% parmi les personnes vivant dans un foyer au revenu inférieur à 1600 euros par mois ! Sur la base de ces chiffres, le nombre d’électeurs potentiels de la catégorie “ouvriers” à avoir déposé un bulletin FN lors des européennes tombe à 15 %. Mais en outre les études sociologiques ont établi depuis longtemps qu’un nombre significatif de prolétaires ne sont pas inscrits sur les listes électorales, soit parce qu’ils n’en voient pas l’utilité, soit tout simplement parce qu’ils sont de nationalité étrangère : selon certaines estimations, ce nombre pourrait atteindre les 20%. Les votants pour le FN ne constitueraient plus alors que 6,5% des ouvriers... » Mais ce qui est inquiétant dans ces résultats, comme le souligne l’organe du Parti communiste international, est que la principale motivation des ouvriers pour voter FN est leur hostilité à l’immigration.
Comme le montre la citation précédente, pour répondre à ta question, en l’absence d’analyses de terrain effectuées par des organisations révolutionnaires solidement implantées dans les quartiers et les entreprises, il faut puiser dans les statistiques officielles fondées sur la notion très franco-française, très approximative, de « catégories socio-professionnelles (2) ». Un tel concept ne facilite guère les comparaisons concernant l’influence de l’extrême droite sur la classe ouvrière dans les autres pays d’Europe occidentale (3) , même si certains spécialistes des sciences sociales s’y sont déjà essayé, notamment dans un ouvrage collectif intitulé Une droitisation de la classe ouvrière en Europe ? dirigé par Mathieu VIEIRA, Jean-Michel DE WAELE et paru chez Economica en 2010.
Si l’on compare les résultats des élections européennes de 1984, aux mêmes élections en 2014, le FN est passé de 17 à 28% des voix des artisans, commerçants et chefs d’entreprise ; de 14 à 15% des cadres supérieurs et professions libérales ; de 14 à 22% des professions intermédiaires (techniciens, contremaîtres, enseignants) ; de 15 à 35% des employés (soit les employés de bureau, mais aussi les agents hospitaliers, les pompiers, les policiers, les militaires et les gens de maison) et de 8 à 45% des ouvriers. Ainsi, le changement essentiel pour la base électorale du FN est facile à déceler : il touche la classe ouvrière.
Aux élections européennes, le vote FN s’est étendu de façon significative à toutes les régions de France, même s’il subsiste encore quelques poches de résistance. Comme l’écrit L’Internationaliste (4) (n° 173-174, juillet-août 2014) : « Le FN, qui était jusque-là confiné dans le Sud et le Nord-Est, devient un parti “national”. Il garde ses citadelles mais progresse partout (...). Il n’est resté derrière l’UMP qu’en Ile-de-France et, de justesse, dans l’Ouest. (....) C’est le parti qui a recueilli le plus de suffrages aussi bien chez les femmes que chez les hommes, chez toutes les classes d’âge, à l’exception des plus de 60 ans, et chez toutes les catégories professionnelles, à l’exception des cadres supérieurs. »
Selon des spécialistes comme Nonna Mayer et Florent Gougou (5), la base socio-électorale du FN a été enrichie, après 1995, par le vote croissant de jeunes ouvriers, dont les parents sont aussi des ouvriers, ou des jeunes mariés avec un ouvrier ou une ouvrière. Cette génération n’a pas connu la longue domination de la droite (1958-1981). Elle a connu le PC et le PS au pouvoir, puis le bilan catastrophique des gouvernements de gauche (1981-1986 et 1988-1993, et désormais 2012-2017... si Hollande arrive au bout de son mandat). Ces gouvernements n’ont pris aucune mesure radicale contre la hausse spectaculaire du chômage (de 1,6 millions en 1981 à 3, 2 millions en 1993, soit de 6,3 à 10% de la population active), la destruction de branches industrielles entières (charbon, sidérurgie, chantiers navals, textile, etc.) et les conséquences de l’internationalisation accrue du capital et de la production, ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation », mais qui est en fait un processus inhérent au capitalisme. Pour ces travailleurs, gauche au pouvoir = hausse du chômage, et ils ne cherchent pas à aller plus loin. Les quelques réformes sociétales introduites par la gauche au pouvoir (suppression de la peine de mort, abrogation de la loi « anticasseurs » de 1970, interdiction des tribunaux militaires, fin du délit d’homosexualité, prix unique du livre et du disque, loi sur les radios libres, réformes de l’audiovisuel, etc.) n’impressionnent guère ces prolétaires car elles n’ont pas transformé en profondeur leur quotidien sur le long terme.
De plus, au cours de ces divers séjours de la gauche au pouvoir et jusqu’à présent, le Parti socialiste a défendu la nécessité d’une économie compétitive, concurrentielle, fondée sur de talentueux investisseurs, censés être de gentils capitalistes utiles à « la France » et donc à tous les exploités ; le PS a salué les vertus de la création par chacun de sa « petite entreprise » et a même glorifié des patrons « exemplaires » comme l’escroc Bernard Tapie.
Selon les sociologues qui ont étudié le FN, les jeunes travailleurs qui votent pour ce parti détestent le mot de « solidarité ». Ils pensent que l’Etat ne se soucie que des étrangers, des migrants « illégaux » et des Français « paresseux » qui, selon eux, ne veulent pas travailler et préfèrent vivre des prestations sociales versées grâce à « leurs » impôts. Ils détestent les syndicats (en tout cas, certainement la CGT et Sud !) et les associations de défense des droits des sans-papiers, des sans logis, pour ne pas parler des groupes féministes ou antiracistes.
Plus récemment, il semble que le FN ait accru son influence non pas dans les banlieues les plus pauvres (par exemple, celles de l’ancienne « ceinture rouge » parisienne, dominée par le Parti communiste des années 1930 aux années 1980 (6) ) mais dans les villes où vivent très peu, ou pas du tout, de travailleurs étrangers, mais où la peur de perdre son emploi, de ne pouvoir payer son crédit immobilier, la crainte de vivre dans un climat d’insécurité ne cesse de croître. C’est du moins ce qui a été noté par les chercheurs après les dernières élections municipales et européennes de 2014.
Apparemment, ce ne sont pas non plus les travailleurs franco-français les plus pauvres, chômeurs ou non, qui votent proportionnellement le plus pour le Front National, mais ceux qui ont un emploi, un petit diplôme (CAP ou bac pro), qui ne vivent pas dans les banlieues les plus démunies, mais craignent de perdre leur statut social.
Solidarity : Certains disent que le score du FN le 25 mai 2014 n’est pas très important, car il était plus faible que lors des dernières élections présidentielles (le nombre des abstentions étant très élevé). D’autres affirment que ce score est important (les travailleurs se sont abstenus même si les sondages indiquaient que le FN pourrait gagner des voix voire arriver en tête). Qu’en penses-tu ?
Y.C. : Mis à part les années 1945-1947, au cours desquelles environ 55% des ouvriers votaient pour le Parti communiste et environ 20% pour la SFIO (ancêtre du Parti socialiste actuel), le pourcentage d’ouvriers votant pour les partis communiste et socialiste a régulièrement diminué depuis le début de la guerre froide. En 1962, les partis réformistes de gauche (Parti communiste, Parti socialiste, Parti socialiste unifié) recueillaient seulement 40% des votes ouvriers. 45% des électeurs ouvriers ont voté De Gaulle en 1969, 30% Chirac en 1988 (cette année Mitterrand bénéficia de 70% des votes ouvriers), 47% Chirac en 2002 et 50% Sarkozy en 2007. Donc il faut cesser de croire que la classe ouvrière a toujours voté en bloc pour les partis socialistes ou communistes qui prétendent la représenter au Parlement ; il y a toujours eu une frange significative d’électeurs ouvriers de droite (au moins 30%) qui ont soutenu le gaullisme après la Libération (donc le RPF puis le RPR), qui étaient adhérents à Force Ouvrière ou à la CFTC, quand ce n’étaient pas à des syndicats jaunes, qui n’étaient membres d’aucun syndicat, etc. Et si on englobe dans le concept de classe ouvrière les employés, la même affirmation reste vraie.
Ce qui est important et nouveau aujourd’hui, c’est la forte démoralisation et démobilisation des électeurs ouvriers votant PC et PS : ils préfèrent rester à la maison plutôt que de voter, même s’ils ont aussi le choix de soutenir LO, le NPA ou le Parti de Gauche (il est intéressant de noter que ce petit parti social-chauvin est un parti de la nouvelle petite-bourgeoisie salariée, comme l’ont montré les dernières élections et l’échec de Mélenchon à Hénin-Beaumont face à Marine Le Pen en juin 2012). L’abstention affecte tous les groupes sociaux, plus ou moins dans les mêmes proportions ; elle contraste fortement avec la mobilisation des électeurs du FN qui soutiennent la ligne de leur parti – même, par exemple, lorsque le FN appelle à voter pour un maire ou un député socialiste afin d’empêcher l’élection d’un candidat UMP qui les a dénoncés un peu trop violemment ou a refusé une alliance au nom du « front républicain ».
Mais pour le moment, selon les spécialistes de la sociologie électorale, la plupart des anciens électeurs de gauche sceptiques ne votent pas pour le FN. Ainsi, contrairement à une légende tenace, il n’y a pas eu de transfert massif du vieil électorat ouvrier de gauche (y compris du Parti communiste) vers le FN. Du moins pas jusqu’à maintenant, à l’échelle nationale, même s’il peut y avoir quelques inquiétantes exceptions locales à la règle !
Selon les sociologues, depuis 1984, et plus encore depuis 1988, trois phénomènes sont apparus et ont eu des effets cumulatifs :
1. Une baisse du vote ouvrier en général pour la gauche réformiste, processus qui s’est engagé dans les années 70 avant même le premier choc pétrolier de 1973 et le début de la longue « crise » dont le Capital n’est toujours pas sorti.
2. Un basculement des ouvriers déjà réactionnaires, qui votaient toujours à droite, vers l’extrême droite.
3. Une sympathie grandissante pour le FN chez les jeunes électeurs (cols bleus ou cols blancs) qui n’avaient jamais voté avant, n’ont pas de liens avec les partis « réformistes » traditionnels, les syndicats, les associations, etc.
Le vote de gauche, y compris le vote en faveur du Parti communiste, a toujours été inter-classiste, contrairement à la légende répandue par les staliniens, mais ce processus s’est accru : si le vote de la classe ouvrière (ouvriers et employés) pour les partis communiste et socialiste a diminué, la nouvelle petite-bourgeoisie, salariée ou pas (cadres, enseignants, professions libérales) vote de plus en plus pour la gauche « réformiste ».
Le déclin du vote ouvrier pour la gauche correspond donc aux profondes transformations du capitalisme français et européen, au fait que deux ouvriers sur cinq travaillent aujourd’hui seuls ou dans de petites structures isolées, qu’ils n’appartiennent plus à des collectifs ouvriers numériquement importants. Rappelons qu’en France les cols bleus et les cols blancs représentent tout de même 13 millions de personnes, soit 60% de la population active.
Le FN n’est ni le « premier parti de France » par le nombre de ses militants (les effectifs du FN font le yoyo depuis 40 ans) ni le « premier parti de la classe ouvrière », comme de nombreux journalistes et Marine Le Pen l’ont récemment déclaré. Il ne contrôle pas un seul syndicat à l’échelle nationale (même si des sympathisants et militants du FN ont pu se trouver majoritaires dans telle ou telle section locale, comme cela s’est passé à Nilvange et sa section d’employés de mairie, avec Fabien Engelmann, ex militant de LO et du NPA, aujourd’hui maire d’Hayange) ; le FN n’anime pas, pour le moment, de courant dans un syndicat, même s’il compte des syndicalistes dans ses rangs. Il n’a pas réussi ni même cherché à créer une organisation militante importante parmi les jeunes travailleurs. Il ne joue aucun rôle dans les grèves (bien au contraire il les condamne en les présentant comme des « prises d’otages) ; il ne combat pas pour de meilleures conditions de vie dans les banlieues populaires, fussent-elles peuplées de travailleurs franco-français, type villes nouvelles ou banlieues pavillonnaires. Le FN n’est pas en mesure, pour le moment, de contrôler des pans entiers du territoire comme la social-démocratie française et plus tard le Parti communiste l’ont fait. Nous devons évidemment être préoccupés par l’influence électorale et idéologique croissante du FN (par exemple, les résultats électoraux de ce parti d’extrême droite ont encouragé la droite dite « républicaine » à adopter ses propositions sur l’immigration, la sécurité, l’identité nationale, le prétendu « assistanat », les Roms, etc.), mais nous ne devons ni paniquer ni être paralysés par la « montée » du FN.
Solidarity : Un certain nombre de ses cadres dirigeants ont un passé fasciste, mais le FN semble éviter les combats de rue. Plus récemment, il a tenté d’acquérir une image « modérée ». Comment définirais-tu ce parti ?
Y.C. : C’est un parti d’extrême droite, qui contient de nombreux fascistes ou néofascistes, dont certains repentis peu crédibles, mais le FN n’a jamais été un parti purement fasciste, qui n’organisait que des cadres et des militants fascistes.
La gauche radicale et les anarchistes ont souvent présenté le FN comme un parti « préfasciste » ou « postfasciste », ce qui avait certainement une valeur polémique et un grand pouvoir de mobilisation, comme en ont témoigné les manifs anti Le Pen de 2002 par exemple, quoique l’on pense de leur contenu démocrate-bourgeois voire national-républicain. Mais cela a aussi eu pour inconvénient de considérer tous les électeurs du FN comme des sympathisants fascistes. Le moins qu’on puisse dire est que cette stratégie n’a pas empêché le FN de progresser dans les urnes, puis désormais d’apparaître au grand jour et de s’implanter désormais dans les institutions dites démocratiques. L’extrême gauche avait sans doute à l’esprit la stratégie tentée par une partie de la gauche dans les années 20 et 30 de créer des groupes d’autodéfense afin de combattre les fascistes dans la rue et d’obtenir, au minimum, leur interdiction par l’État bourgeois. Cette stratégie a échoué à l’époque pour plusieurs raisons qui ne peuvent être traitées ici.
On peut dire que l’extrême gauche actuelle a surtout contribué à renforcer la dénonciation du FN comme un parti « non républicain », dénonciation menée par une partie de la droite républicaine, le PS et le PCF, et propagée par les médias. L’extrême gauche a participé au « Front républicain » contre le FN, qui s’est traduit par le vote Chirac en 2002, à l’exception de Lutte ouvrière qui, pour une fois, s’est distinguée du magma gaucho-réformiste.
Cette stratégie a été au centre des manœuvres du Parti socialiste (appuyé par les quotidiens Le Monde et Libération et par la plupart des journalistes et intellectuels dits de gauche ou démocrates). Le PS et ses alliés ont exagéré l’importance et l’influence du FN, ont fait comme si le danger fasciste était imminent et que la démocratie bourgeoise était véritablement menacée. Cette opération était conçue par le PS comme un moyen
– de diviser la droite et l’UMP,
– de rassembler toute la gauche autour d’une conception très vague de l’antifascisme et l’antiracisme (d’où notamment la création de SOS Racisme en 1984 avec l’aide du Parti socialiste, suite au succès de la « Marche pour l’égalité » dite « marche des Beurs » en 1983, puis son utilisation contre le FN )
– et surtout de permettre au Parti socialiste de gagner les élections, compte tenu du système électoral très injuste en France (pas de proportionnelle).
Mais on peut dire aujourd’hui que l’avantage de cette stratégie pour le Parti socialiste a clairement pris fin puisque le PS, en ne remettant pas en cause le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, a en fait aidé le FN à se présenter comme une perpétuelle victime du « système »... à l’exception de la manœuvre tentée par Mitterrand en 1986 avec l’introduction de la proportionnelle intégrale aux législatives, donnant ainsi 35 députés au FN.
Donc, pour revenir à ta question sur la nature du FN, il faut analyser ses origines. Le projet initial a été conçu par des jeunes fascistes venant d’« Ordre Nouveau » (un groupe interdit en 1973, après qu’une de ses réunions contre « l’immigration sauvage » eut été attaquée par la Ligue communiste, lointain ancêtre du NPA).
Ce projet d’un Front unissant l’extrême droite, les groupuscules néo-fascistes et la droite antigaulliste a été en quelque sorte « kidnappé » par Jean-Marie Le Pen. Il avait beaucoup plus de contacts avec les politiciens bourgeois que ces jeunes types inexpérimentés et leurs mentors néo-fascistes plus âgés (depuis, ces jeunes fachos ont pris du galon et se sont reconvertis dans la droite dite classique, comme en témoigne le parcours des Madelin, Longuet, Goasguen, Novelli, Devedjian, qui ont milité à Occident, à Ordre Nouveau, ou au GUD, ces pépinières de l’extrême droite radicale). Le Pen entretenait également d’excellentes relations avec les ex-partisans du régime de Vichy voire avec des hommes qui avaient combattu sur le front russe dans la Légion des Volontaire français contre le bolchevisme (LVF) : Léon Gaultier, ancien lieutenant Waffen SS, cofondateur de la SERP, avec Le Pen en 1963, membre du conseil national du FN dès 1972 ; André Dufraisse, ex-membre du PPF et de la LVF, membre du bureau politique du FN de 1972 à sa mort ; François Brigneau, ancien membre de la Milice, vice-président du FN à sa création ; Roland Goguillot, alias Roland Gaucher, dirigeant des jeunesses du RNP de Marcel Déat, cofondateur du FN en 1972, puis membre de son Bureau politique ; Pierre Bousquet, ancien caporal de la division Charlemagne et premier trésorier du FN ; Victor Barthélemy, secrétaire de Jacques Doriot, chef du PPF, et membre du Comité central de la LVF, secrétaire général du FN de 1973 à 1978 ; Gilbert Gilles, exWaffen SS et adjudant de la division Charlemagne, chargé de mission de Le Pen en 1984.
Il avait aussi de bons amis parmi certains hommes politiques traditionnels de droite comme Georges Bidault et des militaires antigaullistes comme Pierre Sergent qui avaient fondé l’OAS (organisation qui tenta de renverser de Gaulle et de stopper les négociations pour l’indépendance de l’Algérie). Le Pen a réussi à regrouper dans le même « front » des païens néo-fascistes (Pierre Vial, ex-membre du GRECE et son groupe Terre et Peuple) ; des nationalistes-révolutionnaires (inspirés par le national-bolchevisme, une autre forme de fascisme) comme François Duprat et Alain Renault ; des traditionalistes catholiques (Bernard Anthony) ; des idéologues de la « Nouvelle Droite » et du Club de L’horloge (Jean-Yves Le Gallou, Yvan Blot), des nostalgiques de Vichy et du colonialisme français, sans compter des poujadistes (mouvement de petits commerçants où Le Pen fit ses premières armes en tant que député en 1956). Le Pen a toujours été un bon orateur (son charisme est apprécié par l’extrême droite mais aussi par... les médias !) et des monarchistes (J.F. Chiappe, G.P. Wagner, G. Luyt, etc.). Il a su jouer le rôle du Chef qui arbitre entre les différentes fractions et tendances à l’intérieur de son parti, tout en nourrissant et manipulant ces rivalités afin de rester à la tête de son organisation. Mais il n’a jamais été un organisateur sérieux parce qu’il voulait trop contrôler chaque décision de ses cadres et était beaucoup trop obnubilé par sa propre personne. Les réunions de la direction du FN ont toujours été pagailleuses et folkloriques, si l’on en croit les témoignages d’ex-membres.
La relation du FN avec la violence de rue n’a jamais été exactement la même que celle qu’entretenaient les fascistes traditionnels dans les années 1930 ou même les groupuscules néofascistes d’après-guerre. Le FN n’a pas essayé d’organiser ses propres milices (il a préféré tenter d’infiltrer les forces de police et l’armée, avec apparemment moins de succès – et heureusement !– que l’Aube Dorée en Grèce), mais il dispose d’un service d’ordre, le DPS (Département protection Sécurité) qui fonctionne également comme une agence de renseignement (censé compter1500 membres, il a été lié à de nombreux incidents violents dont on peut trouver la liste non exhaustive sur Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A...). Le FN a toujours maintenu des relations amicales plus ou moins cachées avec des groupuscules fascistes (l’avantage de ces groupes, c’est qu’ils peuvent être interdits le dimanche et recréés sous un autre nom le lundi). Le FN a toujours su les utiliser pour protéger ses réunions, coller ses affiches, renforcer son SO, et même faire le sale boulot (lutter contre l’extrême gauche dans les universités et parfois dans la rue) sans se salir trop les mains et sans altérer démesurément sa réputation.
La récente image plus « modérée » du FN a été construite avec l’aide des médias qui ont fermé les yeux sur de nombreux aspects glauques du FN (un seul exemple : l’attentat contre l’appartement des Le Pen en 1976 après sa captation d’héritage est régulièrement présenté comme une affaire politique, alors qu’il s’agit apparemment d’une vengeance mafieuse si l’on en croit l’enquête de Caroline Fourest et Fiammetta Venner (7) ). Ils ont sans cesse invité Marine Le Pen à s’exprimer à la radio ou à la télévision et ont contribué à faire passer le message qu’elle voulait bâtir un parti vraiment différent du FN et de sa vieille garde néo-fasciste.
Les médias et de nombreux chercheurs en sciences sociales pensent que Marine Le Pen veut rompre avec l’ancien projet d’unir tous les groupes néo-fascistes ou d’extrême droite, et souhaite « seulement » construire une machine présidentielle centrée autour d’elle-même et de ses plus proches collaborateurs – un projet peu rassurant quand on connaît leur itinéraire politique. La diffusion de cette nouvelle image a été permise, depuis 2002 (date de sa première apparition sur les plateaux télévisés), par le fait que la doctrine du FN est beaucoup moins inspirée, du moins officiellement, par les théoriciens contre-révolutionnaires et monarchistes du XIXe et du XXe siècle, par des idéologies ouvertement fascistes ou néo-fascistes. Le FN tente de désormais présenter un programme gouvernemental qui pourrait être accepté par une bonne partie de la « droite respectable » et même de la gauche réformiste (Marine Le Pen, lors de son discours d’investiture en tant que présidente du FN en 2011, s’est déclarée favorable à un « patriotisme social » et un « patriotisme économique » deux concepts chers à la gauche-social chauvine du PS et du PCF).
Depuis la scission de 1999 à l’intérieur du FN, pour diverses raisons complexes, de nombreux éléments proches des nationalistes-révolutionnaires, de la Nouvelle Droite et des nationaux-catholiques se sont trouvés marginalisés à l’intérieur de la direction et parmi les militants du FN. Soit ils sont partis pour former de nouvelles organisations (MNR, Parti de la France, etc.) ou revenir à leurs groupuscules fascistes d’origine (Oeuvre française par exemple), soit ils sont restés en adoptant un profil bas, soit, par opportunisme, ils ont adopté un discours plus « modéré » du moins en public.
Depuis des années, les historiens discutent sur l’étiquette qu’il faut accoler au FN : national-populiste, néo-populiste, populiste, extrême droite, droite radicale, nationaliste autoritaire, etc. La plupart des sociologues et des historiens n’ont jamais caractérisé le FN comme un parti fasciste et ils ont sans doute raison... mais pour des motifs que je ne partage pas.
Ils calomnient ou ridiculisent les antifascistes anarchistes ou d’extrême gauche comme étant aussi « totalitaires » que leurs ennemis (les écrits de P.A. Taguieff, polémiste nationaliste de gauche, fourmillent d’attaques venimeuses dans ce domaine tout en prônant le dialogue avec l’extrême droite et la Nouvelle Droite) ; ils sous-estiment les liens officieux entre le FN et les groupes plus radicaux dont le FN coopte régulièrement des militants en son sein ; ils ont une confiance aveugle dans les capacités assimilatrices des systèmes démocratiques français ou européens à pacifier le FN ou d’autres partis nationaux-populistes ; ils sous-estiment l’influence des médias sociaux sur les militants et sympathisants du FN (par exemple le rôle d’individus dangereux comme Soral et Dieudonné qui ont un programme antisémite et nourrissent l’antisémitisme populaire en combinant anticapitalisme superficiel, antisionisme et rhétorique anti-impérialiste). Enfin, nombre de ces historiens ou sociologues ne sont pas loin de penser qu’il pourrait y avoir un bon nationalisme de gauche et que défendre ce type de positions serait le seul antidote à l’implantation du FN dans les classes populaires. On voit que leur volonté de ne pas être « dogmatiques » ou « manichéens » les conduit de fait à préparer des passerelles intellectuelles avec l’extrême droite, ce qui ne peut que renforcer celle-ci.
Pour « dédiaboliser » le FN, Marine Le Pen s’est en fait livrée à un simple copier-coller de ce que Bruno Mégret (le numéro 2 du FN à l’époque) avait essayé dans les années 1990 : construire le parti « par le bas », en s’implantant dans de petites communes (de 10 000 à 100 000 habitants) ; faire élire de nombreux conseillers municipaux et autant de maires que possible ; conclure des alliances locales avec la droite afin de faire exploser ou au moins scissionner l’UMP ; essayer d’attirer de jeunes technocrates ayant une certaine formation universitaire et des hauts fonctionnaires, etc. Ce projet a échoué avec Bruno Mégret parce que Jean-Marie Le Pen n’admettait aucun rival qui présente une stratégie alternative. Il s’est débrouillé pour l’exclure, mais Marine Le Pen a repris rapidement exactement les mêmes idées quelques années plus tard... avec l’aide de son papounet. Le projet mégrétiste a également échoué parce que (à l’exception du maire d’Orange, Jacques Bompard, qui a quitté le parti tout en restant sur la même ligne politique), le FN a été incapable de gérer financièrement et politiquement les villes de Toulon (185 000 habitants), Vitrolles (36 000) et Marignane (32 000), acquises en 1995 et 1997.
Marine Le Pen s’est également inspirée des stratégies développées par Fortuyn et Wilders aux Pays-Bas (8) . Leur idée était d’apparaître comme les meilleurs défenseurs des libertés et de la civilisation occidentales (pour Marine Le Pen, cela a impliqué de récupérer un peu les Lumières, la Révolution française, Robespierre et la République qui ont toujours été diabolisées par les fascistes français... et par son père. Rappelons que, lors de la fête des Bleu-Blanc-Rouge, pendant des années était célébrée une messe en latin à laquelle assistait Le Pen ; rappelons aussi que les catholiques traditionalistes comme Walleyrand de Saint-Just, trésorier national du FN, membre de Chrétien Solidarité et proche de... Marine Le Pen, sont de fervents opposants de la Révolution française considérée comme « antinaturelle »).
Jusqu’ici, Marine Le Pen n’est pas allée aussi loin que ses modèles néerlandais qui défendent ouvertement les droits des homosexuels, mais elle a vendu aux médias et à l’opinion publique un « féminisme » au rabais (les femmes peuvent divorcer, travailler, élever seules leurs enfants, voire parfois être obligées d’avorter sans risquer d’aller en enfer) et une « tolérance » bon marché envers l’homosexualité (plusieurs de ses conseillers politiques sont gays ; cette situation crée des problèmes dans la vieille garde du FN tout en permettant à Marine Le Pen – à peu de frais – d’acquérir une réputation de femme « libérale » en matière de mœurs).
Il n’est guère important de savoir si sa démarche est « sincère » ou non. Ce qui compte c’est qu’elle a été présentée par les médias comme une femme « indépendante » qui avait des idées moins radicales que celles de son père et du « vieux » FN. Dans ce portrait idyllique de femme libérée et indépendante, les médias ont juste « oublié » de nous dire
– que Marine Le Pen, à 46 ans, vit toujours avec son papa dans un hôtel particulier d’une banlieue chic, avec domestiques, nourrice et chauffeur ;
– qu’elle n’a pratiquement jamais travaillé pour un autre employeur que son parti et son père (elle a commencé avec 4000 euros de salaire mensuel) ;
– que l’argent de son parti vient du patrimoine douteux de son père (Le Pen a réussi à convaincre le propriétaire alcoolique, dépressif et mythomane, d’une grande entreprise de construction – les Ciments Lambert - de lui laisser son argent quand il est mort en 1976) ;
– et que désormais elle est associée à la gestion de la COTELEC, société opaque qui draine les dons et cotisations des adhérents du FN sans le moindre contrôle du reste du Parti.
Marine Le Pen a également emprunté à l’extrême droite populiste néerlandaise l’idée de cibler les musulmans, à la fois en tant que migrants et en tant que pratiquants d’une religion « non occidentale ». C’était une trouvaille géniale pour elle, car elle peut ainsi défendre sa conception de la laïcité, valeur qui a toujours été traditionnellement de gauche, ou plus exactement républicaine, et qui a été attaquée pendant une longue période par la droite, l’Eglise catholique, les monarchistes et totalement ignorée par l’extrême droite traditionnelle. Son virage « laïc », en fait antimusulman, lui a permis de donner un gage de respectabilité démocratique, républicaine, aux médias sur lesquels ceux-ci se sont précipités sans le moindre esprit critique.
Solidarity : Par rapport aux partis fascistes des années 1930, le FN semble utiliser relativement peu la démagogie sociale. Est-ce une observation juste ? Si c’est le cas, pourquoi ? Quels sont les thèmes et les idées qui permettent au FN d’attirer la sympathie des électeurs ?
Y.C. : Le FN a de nombreux points communs avec les fascistes à l’ancienne : culte du Chef (Jean-Marie Le Pen et maintenant Marine Le Pen) ; modèle d’organisation militaire (« notre mouvement est une armée », affirmait un document du Parti dans les années 1990) ; nationalisme fondé sur une version mythique de l’histoire française ; soutien inconditionnel à la police et aux forces armées (y compris les opérations militaires françaises à l’étranger, du moins avant les années 1960) ; défense de la peine de mort ; racisme (déguisé grâce à l’utilisation du vocabulaire et de l’idéologie de la « Nouvelle Droite » : chaque culture doit se développer sur son lieu de naissance « naturelle » et ne pas « envahir » les autres cultures) couplé avec toutes sortes de mesures discriminatoires dans son programme ; sympathie pour les régimes autoritaires (Bachar el-Assad, Poutine, etc.) ; et désormais apologie de « l’Etat fort ».
Il faut aussi noter que le FN, comme les fascistes d’autrefois, ne s’intéresse pas vraiment à la cohérence idéologique, il a connu de nombreux virages politiques et défend sans cesse des positions contradictoires. Lorsque le FN a décidé de soutenir Saddam Hussein en 1990, avant la première guerre du Golfe, Le Pen a expliqué sa nouvelle stratégie dans une réunion de la direction du FN en ces termes : « Nous avons essayé de soutenir Israël, cela n’a pas fonctionné. » Difficile d’exprimer plus explicitement son opportunisme. Le FN dénonce le terrorisme arabo-musulman en Europe, mais a rencontré le dirigeant du Hezbollah à Beyrouth ; il avait mis au point un programme économique jugé « reaganien », il revendique désormais le modèle de l’État-providence français ; il veut protéger les pauvres à condition qu’ils soient franco-français mais ses mesures contre « les riches » sont plutôt timides ; la France doit sortir de la zone euro et rétablir le franc, mais le FN ne semble guère se soucier des répercussions économiques d’une telle mesure, etc.
La dénonciation permanente de « l’Europe » en des termes très similaires à ceux utilisés par la gauche social-chauvine (PCF, Parti de gauche, Gauche du PS, M’Pep, chevènementistes, etc.) ou même la gauche dite révolutionnaire et les altermondialistes a aidé le FN à accroître régulièrement son influence (un facteur évidemment nié par les organisations d’extrême gauche en 2005, qui, contre toute vraisemblance, ont refusé d’admettre que le non au TCE n’aurait jamais pu triompher en France sans les 6 millions de voix de l’extrême droite (9) ).
Il est évident que l’Union européenne est un bouc émissaire idéal pour les petits agriculteurs, petits commerçants, petits entrepreneurs sur lesquels pèsent de lourdes contraintes et beaucoup d’ouvriers et d’employés qui ont perdu leur emploi ou dont le travail a été « restructuré » de nombreuses fois au cours des vingt dernières années. Sans parler de toutes les mesures dont la gauche et l’extrême gauche prétendent qu’elles ont été « imposées par Bruxelles » – comme si elles n’avaient pas été conçues et approuvées par les présidents, premiers ministres et conseillers français, qu’ils soient de gauche ou de droite !
Le nationalisme du FN lui a également été très utile pour recruter, parce que son contenu a été élargi pour devenir plus attrayant et moins sectaire (à la fois sur les plans religieux et politique) : avant, ce nationalisme gaulois s’appuyait seulement sur un passé historique lointain influencé par le catholicisme traditionnel (Jeanne d’Arc, les rois de France, les héros guerriers de l’aristocratie du Moyen Age à 1789, les royalistes contre-révolutionnaires, la "Chouannerie”etc). Désormais, le FN intègre une partie du patrimoine de la Révolution française (le fait que la République ait résisté comme« nation » contre l’invasion des monarchies européennes étrangères (10) ), certains socialistes (Jaurès) ou dirigeants de gauche (y compris Mendès-France, qui était une cible de l’extrême droite antisémite dans les années 1950 !), la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale et parfois même de Gaulle. Cette utilisation de concepts, d’arguments ou d’idées de gauche est un bon exemple de « triangulation », procédé lancé par la "Nouvelle Droite” française au début des années 1970 pour recycler les idées néo-fascistes et racistes en leur donnant un habillage plus respectable et moderne. Limité à de très petits cercles intellectuels, cette triangulation est devenue massive à travers l’Internet et les réseaux sociaux (il suffit de consulter des sites comme Fdesouche, Boulevard Voltaire, Alterinfos ou Egalité et réconciliation (11) ) ; elle a été très efficace pour adoucir l’image réactionnaire du FN suscitée par ses origines fascistes, les nombreuses « blagues » antisémites de Jean-Marie Le Pen, etc.
Le fait de cibler les étrangers musulmans (ou prétendus musulmans) ou les personnes franco-africaines de confession musulmane a été très efficace pour gagner de l’influence : ce discours n’a pas seulement attiré les Français qui ont décidé de quitter l’Algérie en 1963 et leurs descendants (après tout, 50 années se sont écoulées depuis leur départ), mais aussi les jeunes qui ne se passionnent pas pour l’Algérie française ou l’ancien empire colonial français, mais ne sont pas prêts à accepter l’idée de vivre dans un pays dont « l’influence internationale » se réduit comme peau de chagrin. Ils ne veulent pas non plus vivre dans une société multiculturelle qui autorise les femmes à porter le hidjab (ou le niqab) dans la rue. Ils ne veulent pas que des mosquées soient construites dans leur quartier et ne tolèrent pas de voir de jeunes hommes (français ou pas) porter des vêtements traditionnels musulmans dans l’espace public, etc. L’éducation et les traditions républicaines, ou de gauche, n’ont pas préparé les Français à accepter une telle diversité chez leurs voisins immédiats, qu’ils s’agissent d’étrangers ou de Français qui pratiquent la religion musulmane et ne se sentent pas du tout honteux – et avec raison – de leurs croyances religieuses ou de leur pays d’origine. Cette « insécurité culturelle » (concept utilisé par certains intellectuels sociaux-chauvins) a été exploitée avec succès par le FN. Cibler l’islam est très efficace à trois niveaux :
– culturel : le FN se présente comme le meilleur défenseur de la civilisation chrétienne européenne, de son patrimoine architectural, de ses traditions régionales, etc. ; il soutient l’interdiction du hijab à l’intérieur des écoles et veut l’étendre dans les rues ; il s’oppose à la construction de lieux de culte musulmans ; il dénonce la viande halal dans les cantines scolaires et les horaires séparés pour les femmes dans les piscines ;
– politique et géopolitique : le FN évoque sans cesse tous les pays où les partis ou mouvements islamistes menacent les droits démocratiques ; il rappelle que la France a connu plusieurs attentats terroristes financés par des « puissances musulmanes » (Iran) ou perpétrés par des citoyens franco-maghrébins (Mohammed Merah) ; il souligne le danger d’un islamisme militant en France, ou pire encore d’une "islamisation”de ce pays ;
– économique : en ciblant les travailleurs étrangers dits « musulmans », le FN suggère fortement que si ceux-ci étaient expulsés vers leur pays d’origine, le chômage disparaîtrait par magie.
La façon dont la personnalité de Marine Le Pen a été vendue aux médias, et la façon dont eux-mêmes ont vendu cette « nouveauté » politique à l’opinion, ont également contribué à répandre l’illusion que FN était devenu plus « libéral » (c’est-à-dire « tolérant ») sur les questions sociales (femmes, homosexuels, divorce, avortement, etc.) Beaucoup de jeunes militants et sympathisants du FN pensent que Marine Le Pen et ses amis quadras ou quinquas à la tête du Front défendent des idées différentes de Jean-Marie Le Pen et sa vieille garde néo-fasciste. C’est sans doute une illusion, mais ce processus d’auto-persuasion est très efficace, spécialement quand de nouveaux militants sont étiquetés comme des fascistes par des collègues ou voisins de gauche, alors qu’ils n’ont jamais eu de liens avec de tels groupes.
Pour revenir à ta question, les spécialistes comme Nonna Mayer et Florent Gougou avancent une hypothèse intéressante : ils pensent que les cols blancs et les cols bleus n’ont plus aujourd’hui d’illusions ni sur la gauche traditionnelle ni sur les partis de droite qu’ils considèrent (à juste titre) comme plus ou moins identiques. Donc, ils ne sont pas tellement intéressés par les promesses concrètes du FN (que, de toute façon, ce parti ne pouvait concrétiser jusqu’aux municipales de 2014, puisqu’il n’avait même pas un seul maire qui aurait pu faire la différence à l’échelle locale). Ils sont plutôt à la recherche d’une vision globale, d’un « grand récit » politique, qui dépeigne leur situation et les perspectives de la France, et propose des solutions très générales. Le FN leur offre donc une vision nationale et mondiale réactionnaire, en défendant l’identité nationale française et la priorité nationale.
Solidarity : Comment analyses-tu la forte baisse du vote pour l’extrême gauche aux européennes - de 6% en 2009 à 1,6% en 2014, à une époque de grande désillusion envers les partis traditionnels de gauche ?
Il ne faut pas prendre au sérieux les résultats électoraux de l’extrême gauche : celles et ceux qui votent pour LO ou le NPA peuvent voter pour la droite, la gauche ou même le FN à d’autres élections. Il est intéressant de noter que Lutte ouvrière (LO) a obtenu en 2012, lors de l’élection présidentielle, trois fois moins de voix (202 548) que 38 ans auparavant (595 247 en 1974), même si elle a eu deux petits succès temporaires : en 1995 et 2002 (1,6 millions de voix). L’autre candidat trotskiste (Olivier Besancenot) de la LCR a également reçu un nombre important de voix en 2002 (1,2 millions), mais que reste-t-il des 2,8 millions de votants LCR /LO de 2002 ? Quelques miettes ! Le NPA a eu 411 000 voix aux présidentielles de 2012 et 74 000 voix aux européennes de 2014.
En 2002, le FN avait obtenu 4,8 millions de voix au premier tour et 5,5 millions au second, et ce second événement (la présence de Le Pen au second tour) a été beaucoup plus important et a eu une influence beaucoup plus durable que les résultats de l’extrême-gauche. Quels que soient les élections (municipales, régionales, nationales ou européennes), les électeurs d’extrême gauche n’ont jamais représenté la « périphérie large » (les sympathisants) des groupes trotskystes : cette périphérie représente peut-être, en comptant large, 100 000 personnes. Certainement pas 2,8 millions !
Le bilan de l’activité des cinq eurodéputés LCR / LO élus en 1999 avec 906 000 voix est proche de zéro, selon leurs propres témoignages : ils ont utilisé l’argent obtenu pour construire leurs organisations ou financer d’autres campagnes électorales (quitte à s’endetter lorsqu’ils ont pris des vestes), mais ils n’ont jamais été en mesure de faire quoi que ce soit au Parlement européen ou, plus important, à l’extérieur de cette institution avec leur mandat, en dehors de quelques visites symboliques à des grévistes ici et là et de quelques voyages internationaux (mais pour cela, nul besoin d’être député !). Alain Krivine, dirigeant de la LCR, raconte dans son autobiographie (Ça te passera avec l’âge, Flammarion) qu’il avait le droit de parler 90 secondes pour défendre ses idées au Parlement européen ! 9O SECONDES ! Le Parlement européen n’est en aucun cas une tribune révolutionnaire généreuse où l’on peut propager les idées socialistes ou communistes, comme c’était le cas dans certains parlements nationaux au XIXe siècle. Tu ne peux pas imprimer et distribuer un discours de quatre-vingt-dix secondes pour « éduquer les masses », comme le faisaient Guesde et Jaurès ! Le fait pour l’extrême gauche de se présenter aux élections est juste un moyen de collecter de l’argent et d’obtenir une retraite très confortable : être seulement cinq ans député européen rapporte une retraite mensuelle de 2 500 euros, ce qui est pratique si tu veux continuer à être un militant révolutionnaire après ! Et aussi, mais très secondairement, pour attirer l’attention des médias... de temps en temps et à condition qu’ils te trouvent suffisamment vendable ou « sexy » pour cela...
L’extrême gauche est très faible en termes de militants (quelques milliers), même si souvent les animateurs de grèves locales appartiennent à Lutte Ouvrière ou au NPA (Nouveau Parti anticapitaliste). Mais ces « dirigeants » influencent très peu de militants parmi la classe ouvrière, même si le Parti communiste a perdu une partie de son contrôle sur la CGT et de nombreux membres. Les syndicats français sont de plus en plus faibles (moins de 8% des salariés, contre 16% en 1978, et 30% en 1945). Tous les salariés qui sont prêts à « faire le boulot » peuvent être élus à un poste syndical (et même à plusieurs postes en même temps...), étant donné le manque de volontaires, mais cela ne signifie nullement que les idées « révolutionnaires » de ces militants de LO ou du NPA, même s’ils travaillent dans la même entreprise depuis 20 ans, aient un grand impact sur leurs collègues !
La propagande d’extrême gauche lors des élections est généralement très vague. Elle ne mentionne quasiment jamais le socialisme, la destruction de l’Etat, l’utilisation de la violence armée, la gestion des lieux de travail par les salariés, l’abolition de la différence entre travail manuel et travail intellectuel, etc. Cette propagande n’est pas vraiment différente de la propagande insipide du Parti communiste ou du Parti de Gauche. Les groupes d’extrême gauche affirment que les riches gagnent trop d’argent, que les capitalistes ne doivent pas recevoir des subventions de l’État, que les banques sont avides et cupides. Rien de vraiment socialiste...
Et, au deuxième tour des élections, les groupes d’extrême gauche appellent généralement à voter pour la gauche, ou « contre la droite » (quelle est la différence ?). Voire même pour Chirac contre Le Pen comme en 2002. Ils ne pèsent rien sur le plan électoral. Il n’est donc pas surprenant que « leurs » 2,8 millions d’électeurs de 2002 se soient évaporés.
De son côté, le FN, qui a commencé sa carrière électorale exactement au même moment que les trotskystes et avait obtenu 190 921 votes aux élections présidentielles 1974, n’a cessé de croître pour atteindre un pouvoir de nuisance de plus en plus grand : il a atteint son apogée en 2012 (6,4 millions de voix), a obtenu moins de voix en 2014 (4,7 millions), mais a toujours reçu entre 2 et 5 millions de voix depuis 40 ans, sauf en de rares occasions (son score est descendu à 1 million de voix seulement lors de 5 élections sur 23, entre 1984 et 2014).
Contrairement à l’extrême gauche, le FN a pu mobiliser efficacement ses électeurs en leur démontrant deux choses symboliques importantes que l’extrême gauche n’a jamais pu faire :
– tous les partis du « système » sont unis contre le FN (ce parti semble donc beaucoup plus « persécuté » et « radical » que l’extrême gauche pour la bourgeoisie et ses médias – un comble quand on sait ce qu’est le FN !) ;
– tous les partis refusent de changer le système électoral et d’instaurer un scrutin proportionnel. Leur attitude signifie que la démocratie est une escroquerie, ce qui ouvre de nombreuses portes à toutes sortes d’idées néo-fascistes, de la destruction des syndicats et l’apologie du corporatisme à la défense des régions « naturelles » contre le « totalitarisme » de l’Union européenne (l’extrême gauche n’a jamais réussi, elle, à convaincre ses 2,8 millions d’électeurs que la démocratie bourgeoise est une farce...)
Alors, quand tu me demandes pourquoi 6,4 millions de personnes en 2012, ou même 4,7 millions d’électeurs en 2014, ont voté FN, j’ai envie de te répondre que peut-être une bonne partie de ces gens désabusés ont voté pour un parti qui a une stratégie plus efficace que l’extrême gauche. Un parti qui mène une guerre politique et culturelle, à travers les anciens et les nouveaux médias, beaucoup plus convaincante que la nôtre– hélas....
Pour terminer sur une note un peu plus positive, je pense qu’il faut revenir à quelques vieilles idées révolutionnaires de base :
– Les élections ne devraient pas être notre principal champ d’activité, contrairement à la tradition de l’extrême gauche française depuis 40 ans ; il faut en finir avec le crétinisme électoral ;
– Nous devons toujours mettre en avant des principes et des slogans internationalistes, ou mieux anationalistes, plutôt que de courtiser les préjugés nationalistes comme l’extrême gauche le fait souvent sur des questions nationales ou internationales ; nous devons mener un combat culturel et idéologique contre l’extrême droite et la Nouvelle Droite, mais aussi contre tous ceux qui, dans la gauche ou le mouvement ouvrier, propagent, consciemment ou inconsciemment, leurs idées et construisent des passerelles vers l’extrême droite ;
– Notre classe n’est pas « 99% » de l’humanité, mais la classe ouvrière, ce qui signifie qu’une révolution sociale impliquera donc des choix drastiques et ne satisfera pas également les besoins immédiats de tout le monde sur cette planète, de l’ex-capitaliste ou de l’ex-cadre supérieur au chômeur ou au paysan pauvre ;
– Il n’y a pas de raccourcis : les campagnes électorales, les alliances politiques douteuses avec les réformistes au nom de la lutte contre le racisme ou de l’antifascisme ne remplaceront jamais notre propagande socialiste et le travail d’organisation locale dans les quartiers populaires, sur les lieux de travail, à l’intérieur des écoles et des universités, le soutien aux luttes ouvrières et à l’auto-organisation des travailleurs, notamment immigrés ;
– Nous ne pourrons jamais « transformer le monde » si nous ne détruisons pas l’État. Aucune coopérative de travailleurs, aucune association favorable au commerce équitable, aucune zone libérée autonome, ne nous libérera jamais de la domination du capitalisme, du salariat, de la monnaie et des hiérarchies sociales multiples qui nous pourrissent la vie.
Y.C., Ni patrie ni frontières, 21/06/2014 et 13/7/2014
Notes
1. Organe trimestriel du Parti communiste international, un des petits groupes qui appartiennent à la tradition de la Gauche communiste italienne, dite « bordiguiste », défend des positions abstentionnistes en matière électorale depuis les années 20 et se montre critique vis-à-vis des Front uniques politiques, des « gouvernements ouvriers » et autres gouvernements « populaires » ou « de gauche ».
2. Cf. l’article « Classes sociales et « catégories socio-professionnelles » en France : un casse-tête » http://www.mondialisme.org/spip.php...
3. Nous reviendrons sur cette question dans le deuxième article qui porte sur l’influence du FN dans la classe ouvrière.
4. Cette publication est l’organe d’un petit groupe français lié à Lotta Comunista, dont l’histoire est liée à celle de la Gauche communiste italienne, mais avec un itinéraire séparé et original. On trouvera des éléments utiles sur ses origines dans le livre de Guido La Barbera, Lotta Comunista - Le groupe d’origine, 1943-1952, Editions Science marxiste, 2012. Et pour ce qui concerne la France on lira avec profit le livre de Michel Roger, Les années terribles (1926-1945), La Gauche italienne dans l’émigration, parmi les communistes oppositionnels, Editions Ni patrie ni frontières, 2012.
5. Cf. l’article de Florent Goyou dans Une droitisation de la classe ouvrière en Europe ? et son intervention dans cette vidéo http://www.world-for-fun.1s.fr/vide... http://www.dailymotion. com/video/x1lfoqe_le-fn-parti-des-ouvriers-rencontre-de-l-observatoire-des-radicalites-politiques_news
6. En 1977, le PC gérait 54 municipalités dans la banlieue parisienne et 33% des populations de cette région, il ne gère en 2014 plus que 16 municipalités et 10% des habitants. A l’échelle de la France, il gérait 1500 communes, au lieu de 750 aujourd’hui, dont seulement 2 villes de plus de 100 000 habitants.
7. Cf. le documentaire de Caroline Fourest et de Fiammetta Venner, Marine Le Pen, L’héritière, http://www.youtube.com/watch?v=Wb2P... et leur livre sur le même sujet Marine Le Pen, paru chez Grasset en 2011 puis en Livre de poche en 2012.
8. Cf. le petit livre informé mais politiquement gentillet de Laurent Chambon, Marine ne perd pas le Nord, Le Muscadier, éditeur ; et surtout La Fable de l’illégalité (1998-2007) : sans-papiers, immigration et intégration forcée aux Pays-Bas,, recueil d’articles de militants du groupe De Fabel van de illegaal aujourd’hui Doorbraak, paru aux Editions Ni patrie ni frontières en 2008 (358 pages, 10 euros).
9. Cf. « La triste farce de la “victoire”du non », http://mondialisme.org/spip.php?art....
10. Lors de son discours de Valmy en 2006, discours apparemment écrit ou au moins fortement influencé par le fasciste Alain Soral, Le Pen a affirmé : « Les soldats de Valmy se sont battus en criant comme nous : “ Vive la Nation !” »
11. Cf. Extrême gauche, extrême droite : L’inventaire de la confusion, NPNF n° 36/37 notamment le chapitre sur les sites http://www.mondialisme.
Chaleureux remerciements à C., E., J.P. et L. qui ont pris la peine de lire cette interview avant sa parution en anglais. Ils ne sont évidemment pas responsables de mes opinions et de mes erreurs éventuelles mais leurs critiques m’ont été fort utiles.