Un des fondateurs de la Ligue Spartacus, puis du Parti communiste (KPD), Otto Rühle prit une part active dans les conseils ouvriers de Dresde lors de la révolution allemande. Cette expérience des luttes ouvrières le mena à critiquer la conception bolchevique d’une révolution par en haut ; après une discussion avec Lénine avant le deuxième congrès de la IIIe Internationale (juillet 1920), où il avait été délégué par le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD), il refusait d’y participer et parcourait la Russie pour se rendre compte par lui-même de la situation avant de rentrer en Allemagne. Après l’échec des conseils ouvriers allemands au début des années 1920, il chercha des éléments d’analyse dans la psychologie d’Alfred Adler (1870-1937). Friedrich Georg Herrmann, qui a soutenu une thèse universitaire en 1972 sur Otto Rühle à ma connaissance jamais traduite en français, écrit que ce tournant dans sa vie intellectuelle a amené Otto Rühle à rédiger de nombreux articles de pédagogie, conjointement à une pratique de pédagogue jusqu’à sa mort en 1943, ainsi que trois ouvrages1927 et 1930 : Karl Marx. Leben und Werk, Hellerau, 1927, Die Revolutionnen Europas, Dresde 1927 et Illustrierte Kultur- und Sittengeschichte des Proletariats, Berlin, 1930. C’est en 1928, non en 1927, qu’Otto Rühle publiait sa biographie de Marx, Karl Marx. Leben und Werk, chez l’éditeur Avalun-Verlag. Une traduction française en paraissait aux éditions Bernard Grasset en 1933. A rebours des marxistes qui considèrent dans leur majorité le développement du capitalisme sous son seul aspect de la production des marchandises, dans cette biographie Otto Rühle renoue avec le cœur de la théorie et de la pratique de Karl Marx, l’activité humaine concrète. L’action révolutionnaire en Allemagne entre 1917 et 1921 s’étant heurtée aux faiblesses de la subjectivité humaine selon Rühle, cette biographie de Marx, écrit Friedrich Georg Herrmann, « à dépeindre la formation de la théorie marxienne en relation avec l’évolution personnelle de Marx. [Rühle] justifie cette décision en ce qu’il tient que l’homme sociable, seul capable de mener un combat de classe autonome, ne considère pas seulement l’œuvre mais aussi la personne qui l’accomplit. C’est parce que les acteurs de la révolution prolétarienne à venir doivent parvenir à la conscience et à l’initiative individuelle qu’ils peuvent se permettre de voir en Marx l’homme avec ses propres faiblesses dans leur ensemble. » Jusqu’aux années 1920, aucun militant politique n’avait osé interpréter les processus sociaux sous un angle psychologique qui tienne compte des individus, malgré quelques travaux pionniers comme ceux du psycho-sociologue Gustave Le Bon (1841-1931) : Psychologie des foules date de 1895 et Psychologie du socialisme, de 1902 ; encore moins sous l’angle de la sexualité malgré les travaux plus tardifs de Freud (1856-1939). Les marxistes étant presque tous influencés par un économisme qu’ils pensaient avoir trouvé chez Marx croyaient qu’il suffisait à la compréhension de la société existante. Les quelques disciples de Marx qui avaient su son insatiable curiosité des idées et des faits la passaient sous silence : sa « » (des réponses lapidaires à des questions de ses filles), la correspondance avec ses proches et les remarques de quelques intimes sur sa vie privée furent jugées futiles dès leur parution ; la lettre à Sigmund Freud, sans date, transmise à son correspondant par l’intermédiaire de Wilhelm Fliess (1858-1928), un ami de Freud en relations de loin avec Marx, n’était pas connueque des copies en aient circulé grâce à David Riazanov (1870-1938) dès 1925 (Joshua A. Scholomo, revue Sozialismus-Studien, vol. 3, 2ème année, novembre 1979). Pour Otto Rühle, il s’agissait non pas d’affaiblir les écrits de Marx en les ramenant à la sociologie comme Karl Korsch (1886-1961) s’est fait le critique de cette transmutation par les marxistes dans son ouvrage Karl Marx, mais d’étendre la portée de l’analyse de Marx au-delà des faits purements économiques par une prise en compte des ressorts de la psychologie. Cet essai, qui revenait aux écrits et à l’action de Marx et mettait fin à la séparation entre la conscience et son objet, souleva de fortes résistances chez de nombreux marxistes. Henry Jacoby (1905-1986), par exemple, dans son ouvrage Von des Kaisers Schule zu Hitlers Zuchthaus. Geschichte einer Jugend links-außen in der Weimarer Republik (Frankfurt/M, dipa-Verlag, 1980, p. 82/83 ; cité par Lisbeth Exner, « Mythen. Franz Pfemfert und ’Die Aktion’ », dans Pfemfert, Erinnerungen und Abrechnungen. Texte und Briefe, belleville Verlag, s.d., p. 33/34) décrit la réaction, en 1925, de rejet de Franz Pfemfert (1879-1954), animateur de la revue Die Aktion, qui s’était pourtant très tôt rangé aux côtés d’Otto Rühle pendant la révolution : « Rühle donnait une conférence sur l’homme autoritaire dans l’école Weinmasterstraße à Berlin, au cours de laquelle il présenta la psychologie individuelle [nom que les spécialistes donnent aux conceptions psychologiques d’Alfred Adler] comme un apport à l’analyse marxienne de la société. Dès le début de la discussion, Franz Pfemfert se précipita à la tribune ; jamais auparavant je ne l’avais entendu parler d’une voix si criarde et si impérieuse comme à cette occasion. » En France, Simone Weil (1909-1943) écrivait dans La Critique sociale n° 11 ( mars 1934) : « ne peut pas ne pas aborder avec un préjugé favorable un ouvrage écrit par un homme indépendant et qui a su se conduire en vrai révolutionnaire aux heures les plus difficiles. Mais la lecture déçoit singulièrement l’attente. ( ...) Raconter la vie des grands hommes en la séparant de l’œuvre elle-même aboutit forcément à mettre surtout en lumière leurs petitesses, parce que c’est dans leur œuvre qu’ils ont mis le meilleur d’eux-mêmes ; mais le plus odieux, c’est qu’en général toutes les mesquineries, toutes les bassesses sont racontées de manière à apparaître comme la rançon du génie. La conclusion implicite de tous les ouvrages de ce genre, c’est que la mesquinerie, la vanité, l’intolérance, l’humeur despotique seraient essentiels [sic] au génie, au lieu que les plus belles qualités d’âme et de cœur seraient l’apanage exclusif des médiocres. (...) S’il faut chercher aux idées des explications psychologiques, de telles explications s’appliqueraient bien mieux à Otto Rühle lui-même, qui, après tant d’autres, puise évidemment une consolation au sentiment de sa propre médiocrité dans la pensée que le génie est une sorte de maladie. » Et Boris Souvarine (1895-1984), dans le même numéro de La Critique sociale : « y a une opinion vulgaire très répandue à propos du “mauvais caractère” de K. Marx. On la retrouve comme une obsession tout au long de l’ouvrage d’Otto Rühle. Tout homme simplement doué de caractère passe pour avoir mauvais caractère aux yeux des eunuques et des hypocrites, des gens bonasses, fadasses et mollasses. » (La Critique Sociale, Réimpression 1983, éd. de La Différence) La polémique s’est poursuivie longtemps : Paul Mattick (1904-1981) affirme en 1945 dans son texte « Rühle et le mouvement ouvrier allemand »’« était inévitable que la vogue de la psychologie pénètre dans le mouvement ouvrier. (...) Malheureusement, de notre point de vue, Otto Rühle fut un des premiers à revêtir les idées les plus populaires de Marx du nouveau langage de la psychologie et de la sociologie bourgeoises. (...) Dans sa biographie de Marx, Rühle applique sa nouvelle conception psycho-sociologique du marxisme qui ne pouvait aider qu’à soutenir la tendance à incorporer un marxisme émasculé dans l’idéologie capitaliste. » (traduction de Juliette A., dans Otto Rühle, Fascisme brun, fascisme rouge, éd. Spartacus, octobre-novembre 1975, p. 90/91) Le même Paul Mattick se demandait à la fin de sa vie si le marxisme n’était pas le dernier refuge de la bourgeoisie (Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ?, éditions Entremonde, 2011 ; traduction française d’un ouvrage posthume paru en anglais en 1983). La biographie de Marx par Otto Rühle était depuis longtemps introuvable en français, et la polémique autour de cet ouvrage s’était tue. Son auteur n’en a pas moins continué à subir des attaques, plus ou moins basses. J’ai relevé le coup de pied de l’âne dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international – Allemagne (Les Editions ouvrières, 1990) : « é (...) avec la psychologue Alice Gerstel, [Otto Rühle] popularisa les thèses de la psychologie des profondeurs de Jung (...) ». Dans cette notice sur Otto Rühle, j’ai noté plusieurs erreurs : par exemple, qu’Otto Rühle se serait suicidé alors qu’il est mort d’un arrêt du cœur ; l’ensemble à l’avenant. Je ne m’attarderai ici que sur cette affirmation qu’Otto Rühle propagea les théories de Carl Gustav Jung (1875-1961) parce qu’elle est particulièrement sournoise, C. G. Jung ayant assumé la présidence de la Société médicale générale de psychothérapie (Allgemeine Ärtzliche Gesellschaft für Psychotherapie) de 1933 à 1939 en composant avec le régime national-socialiste, complaisamment ou non le sujet reste controversé. En réalité, Alice Rühle-Gerstel (1894-1943)était une disciple du psychologue Alfred Adler ; un article, « Le marxisme à la lumière du marxisme », signé Alice Ruhle-Gerstel, dans le n° 4 (avril 1933) de la revue Masses, animée par René Lefeuvre, fondateur des éditions Spartacus, ne laisse aucun doute à ce propos. Alfred Adler, beaucoup moins connu que C. G. Jung, refusant les théories de Freud sur la sexualité, trouvait la cause des névroses et autres psychoses dans le sentiment d’infériorité induit dès l’enfance par les relations sociales ; c’est l’approche de Rühle dans sa biographie de Karl Marx. Il va sans dire que quelques contemporains d’Otto Rühle ont apprécié sa biographie de Marx. Bertolt Brecht (1898-1956), par exemple, répondant à un journaliste qui lui demandait de citer quatre livres parus cette année-là dont il recommandait la lecture, citait entre autres en décembre 1928, « biographie de Marx par Rühle pour sa claire analyse d’une grande théorie » (cité par Friedrich Georg Herrmann, note 12, p. 47 ; voir aussi Klaus Völker, Brecht Chronicle, A continuum book, The Seabury Press, 1975 [éd. allemande : 1971], p. 53). Le lecteur d’aujourd’hui, plus ou moins familiarisé avec les théories psychologiques, se demandera, une fois refermé l’ouvrage de Rühle, à quoi a rimé tout ce bruit pour des passages qui, hormis dans la dernière partie, occupent si peu de place et restent au fond extrêmement sommaires. Tous les connaisseurs de la vie de Marx savent combien il se montrait dur avec ses camarades d’idée et tendre avec les enfants ; que lors d’une visite à Trèves, sa ville natale, il écrivait dans une lettre à sa femme : « On me demande chaque jour, de gauche à droite, des nouvelles de la plus belle fille de Trèves, de la reine des anciens bals. Il est diantrement agréable pour un homme de voir ainsi sa femme continuer à vivre dans la mémoire d’une ville sous les traits de la princesse enchantée. » (éd. Entremonde, p. 21) ; qu’il fut inapte à tout travail salarié ; etc. Au fond, les critiques de la biographie de Marx par Otto Rühle sont passés à côté du contenu essentiel de l’ouvrage : un retour au cœur de l’analyse de Marx, l’activité humaine concrète, ainsi que je l’ai écrit plus haut ; et un exposé de la théorie marxienne qui accorde toute son importance à la continuité de cette théorie depuis les écrits de jeunesse jusqu’aux trois tomes du Capital, en opposition frontale avec les conceptions des sociaux-démocrates et de leurs camarades léninistes de toutes obédiences qui donnent l’humanisme révolutionnaire de Marx comme nul et non avenu. Cette réédition du Karl Marx. Vie et œuvre d’Otto Rühle par les éditions suisses Entremonde serait donc la bienvenue si elle n’était entachée de nombreux défauts qui risquent de relancer une polémique stérile parmi les francophones qui se limiteraient à lire cette version française. Une version qui, bien que rien ne l’indiquât à l’époque, était du romancier Alexandre Vialatte (1901-1971), par ailleurs traducteur de Franz Kafka. Maurice Nadeau écrit dans Le Roman français depuis la guerre (éd. Gallimard, 1963, p. 126/127) : « Vialatte s’est plus fait connaître par ses remarquables traductions de Kafka que par ses romans. (...) Chroniqueur et critique, Alexandre Vialatte laisse courir son imagination, sa fantaisie, sur les thèmes que lui procure une actualité dont il transforme merveilleusement la grisaille. » Appréciant peu la littérature de Franz Kafka, je n’ai pas cherché à vérifier si les traductions de Vialatte sont si remarquables que Nadeau l’affirme ; par contre, j’ai comparé la biographie de Marx par Otto Rühle dans son édition originale avec sa traduction en français, et le constat est sans appel : la traduction de Vialatte est outrageusemement mauvaise, Vialatte ayant sans doute laissé un peu trop courir son imagination. Les termes de Rühle y sont rendus dans un vocabulaire approximatif, sinon inexact, et des paragraphes entiers ou des parties de phrases ont échappé au traducteur. Toute réédition exigeait, par conséquent, un gros travail de réécriture que les éditions Entremonde n’ont pas fait, et elles ont ajouté, en outre, de nombreuses coquilles à cette mauvaise traduction ; on trouve, par exemple, chez Grasset le morceau de phrase suivant : « marchandises (...) se livrent là aux plus folles fantaisies (...) » (p. 372) qui devient chez Entremonde : « Les marchandises (...) se livrent là aux plus toiles fantaisies (...) » (p. 312). Enfin, la biographie de Marx par Rühle s’appuie sur un nombre important d’extraits des ouvrages de Marx. Or, bien que l’éditeur Entremonde écrive dans une note préliminaire : « ’une manière générale, nous avons préféré pour les citations de Karl Marx retenir la traduction donnée dans la Bibliothèque de la Pléiade plutôt que les traductions d’origine réalisées par Alexandre Vialatte », le lecteur attentif que j’ai été a surtout noté une majorité de citations reprises de la traduction de Vialatte chez Grasset. Il ne me semble pourtant pas très difficile de retrouver de bonnes traductions de Marx, et elles ne sont pas toujours bonnes dans la Bibliothèque de la Pléiade, pour quelqu’un ayant une connaissance moyenne des écrits de Marx. J.P.V.
Otto Rühle affirma, dès 1920, la nécessité de combattre les conceptions léninistes de la révolution et prit vivement position contre les théories bolcheviques, puis contre les conceptions traditionnelles du mouvement ouvrier organisé en partis et syndicats dont il réclamait la disparition en faveur d’organisations d’usine regroupant le plus grand nombre de travailleurs. Il est en outre l’auteur de nombreux écrits pédagogiques dont, à ma connaissance, aucun n’a été traduit en français jusqu’à ce jour. Les quelques données bibliographiques qui suivent sont destinées aux lecteurs qui voudront mieux cerner la pensée d’Otto Rühle et y trouver peut-être des outils pour leurs propres réflexions : Friedrich Georg Herrmann, Otto Rühle als politiker Theoretiker, thèse soutenue en 1972 à la Freie Universität Berlins sous la direction du professeur Kotowski, publiée en deux parties dans la revue IWK en 1972/1973 (je n’en possède qu’une mauvaise copie parue en brochure sous le titre Otto Rühle, ein deutscher Revolutionär) D. Riazanov, Fr. Engels, Rosa Luxembourg, La Confession de Karl Marx, éd. Spartacus, 1969 Joshua A. Scholomo, Correspondance entre Marx et Freud, revue Sozialismus-Studien, vol. 3, 2ème année, novembre 1979(je n’en possède qu’une traduction espagnole publiée dans la revue mexicaine Palos de la crítica n° 1 [juillet-septembre 1980]) Alice Rühle-Gerstel, Kein Gedicht für Trotski. Tagebuchaufzeichnungen aus Mexico, Verlag Neue Kritik, 1979 Alice Ruhle-Gerstel, « marxisme à la lumière du marxisme », Masses n° 4 (avril 1933) ; et sa critique par Léon Limon, « Acrobatie dialectique », Masses n° 5 (mai 1933) (copies à Echanges) Ouvrages d’Otto Rühle traduits en français : La Crise mondiale ou Vers le capitalisme d’Etat (sous le pseudonyme de Carl Steuerman), éd. Gallimard, 1932 « révolution n’est pas une affaire de parti », in La Gauche allemande. Textes du KAPD, de l’AAUD, de l’AAUE et de la KAI (1920-1922), supplément au n° 2 d’Invariance, série II, 1972. La révolution n’est pas une affaire de parti est aussi le titre d’un recueil de textes paru aux éditions Entremonde en 2010 qui regroupe « Rühle et le mouvement ouvrier allemand » de Paul Mattick, « Lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme » et « révolution n’est pas une affaire de parti » d’Otto Rühle (dans les mêmes traductions que parues antérieurement avec quelques variantes et coquilles) « Lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme », in Korsch/Mattick/ Pannekoek/Wagner/Rühle, La Contre-révolution bureaucratique, éd. 10/18, 1973 (rééd. Adel, disponible à Echanges) Facisme brun, fascisme rouge, éd. Spartacus, 1975 (contient « Rühle et le mouvement ouvrier allemand » de Paul Mattick) Plusieurs textes d’Otto Rühle ont été traduits, ou repris d’autres recueils, dans la revue, irrégulière et hors commerce, (Dis)continuité. Contacts : François Bochet, Le Moulin des Chapelles, 87800 Janailhac ; f.bochet@free.fr