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Sur l’antisémitisme en URSS après la révolution d’Octobre

samedi 8 mars 2014

Suite à des discussions avec des lecteurs très sceptiques sur les origines de l’antisémitisme de gauche, il m’a semblé utile de présenter deux textes et une affiche soviétique :

- le premier est un mémoire universitaire qui apporte quelques précisions sur les discussions au sein de la social-démocratie russe à propos du Bund avant 1917 (où l’on verra que Lénine et les bolcheviks avaient le plus grand mépris pour le Bund – organisation juive hostile au sionisme et portée aujourd’hui au pinacle par de nombreux antisionistes de gauche, notamment trotskystes) et sur la propagande antireligieuse, notamment contre le judaïsme, en URSS durant les années 1920 (pages 16 à 35) puis se concentre sur la propagande stalinienne antisioniste/antisémite durant les années 1967/1976

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- le deuxième est un article en deux parties de Stan Crooke de l’AWL sur les racines staliniennes de l’antisémitisme de gauche

http://www.workersliberty.org/node/1748

http://www.workersliberty.org/node/1749

Les deux textes sont hélas en anglais mais ils apportent des éléments historiques importants.

Ceux qui ne lisent pas l’anglais pourront lire en français un petit résumé du mémoire de Borgen-Gjerde dans l’article suivant http://mondialisme.org/spip.php?art..., dans la partie intitulée "Lénine, Staline et l’antisémitisme de gauche", partie que je reproduis ci-dessous.

L’affiche se trouve ici :

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et fait partie d’une exposition d’affiches antireligieuses, notamment antimusulmanes éditées pendant les années 20 en URSS.

Bonne lecture.

Y.C. ; Ni patrie ni frontières !

Lénine, Staline et l’antisionisme de gauche

À ce sujet, si l’on est un peu plus rigoureux et sérieux que le duo Hazan/Badiou, on pourra aussi télécharger et lire la thèse d’Asmund Borgen Gjerde « Reinterpreting Soviet “Antizionism”. An analysis of “antizionist” texts published in the Soviet Union, 1967-1972 », dont les premiers chapitres retracent les ambiguïtés des bolcheviks face à la question juive et au sionisme, afin d’expliquer comment l’antisémitisme en URSS n’a pas surgi sur un terrain idéologiquement vierge, et n’est pas soudain apparu au moment de la guerre des Six Jours (même si 1967 marque une rupture liée notamment à des changements importants chez les Juifs russes), n’en déplaise aux (néo)staliniens, (post)trotskystes, léninistes et (post)maoïstes de tous bords. L’intérêt de ce travail est aussi qu’il repose sur une série d’archives inédites, du moins pour les années soixante.

A. Borgen Gjerde explique bien comment, dans sa lutte acharnée contre le Bund avant 1917, Lénine, tout en dénonçant les pogromes, l’antisémitisme, les crimes des Cent-Noirs, les discriminations antijuives, etc., a toujours défendu l’idée que l’antisémitisme était un vestige du féodalisme, qui ne pouvait mobiliser que des paysans arriérés. Il refusait d’admettre que l’antisémitisme sévissait aussi dans les rangs de la classe ouvrière russe – ce que lui reprochait le Bund.

Comme chacun le sait, ou plutôt devrait le savoir, cette négation de l’antisémitisme ouvrier a été une constante chez ses successeurs, ou disciples, trotskystes, staliniens, maoïstes et ultragauches. Pour eux l’antisémitisme (et d’ailleurs aussi souvent le racisme, mais ce serait une autre discussion) est une idéologie qui ne sévit pratiquement que dans les rangs de la petite bourgeoisie (paysans, petits commerçants, artisans etc., toutes couches sociales censées être condamnées à disparaître par l’histoire et par l’évolution inéluctable du capitalisme).

Cela permet sans doute d’expliquer pourquoi la gauche, l’extrême gauche, et l’ultragauche occidentales se sont toujours montrées si lentes à réagir face à l’antisémitisme, de l’Affaire Dreyfus à l’assassinat d’Ivan Halimi, en passant par les déportations et le judéocide durant la Seconde Guerre mondiale. L’antisémitisme n’était (et n’est) souvent pour ces militants qu’un phénomène marginal, concernant seulement les petits bourgeois et les bourgeois : ceux qui le propagent (les médias capitalistes et les classes dominantes), ceux qui en sont infectés (les « classes moyennes ») et ceux qui en sont victimes (les usuriers du Moyen Age, l’officier Dreyfus au XIXe siècle, les commerçants, artisans, banquiers et capitalistes juifs au XXe ou au XXIe siècles). Et ces marxistes ont tranquillement ignoré les réalités sociales, les contradictions de classe au sein des communautés juives, notamment l’existence d’un prolétariat juif…

Borgen Gjerde souligne également que Lénine oscille entre deux images du Juif :

- le mauvais juif (bourgeois, réactionnaire, nationaliste, « cléricaliste », manipulé par les rabbins et les bourgeois juifs, attaché à ses traditions religieuses, culturelles, ethniques, qui veut perpétuer « l’esprit du ghetto » et considère l’antisémitisme comme éternel – et qui est donc sioniste)

- et le bon juif (prolétaire, internationaliste, universaliste, acculturé voire assimilé et soucieux de prendre ses distances avec ses « racines » juives qu’il considère comme une limitation, voire comme une prison identitaire insupportable – et donc antisioniste).

Il détecte également une contradiction chez Lénine, contradiction qui explique, à notre avis, en partie la confusion théorique qui règne chez les antisionistes de gauche actuels : tantôt Vladimir Illitch considère les Juifs comme une nation (mais seulement ceux qui parlent le yiddish, l’hébreu étant pour lui la langue de l’obscurantisme religieux et du nationalisme bourgeois), tantôt il leur dénie ce statut de nation. Cette position est liée à sa conception particulièrement mécanique concernant une prétendue « double nature » des cultures nationales : celles-ci, selon Lénine, auraient une dimension réactionnaire( la culture bourgeoise, ici le sionisme et le judaïsme) et une dimension révolutionnaire (la culture du prolétariat, ici, celle des prolétaires et des intellectuels juifs socialistes internationalistes).

C’est sous Staline, selon Borgen Gjerde, et dès les années 1930, que la propagande soviétique a commencé à assimiler le sionisme non seulement à un agent de l’impérialisme en Palestine (cf. les déclarations de l’Internationale communiste lors des pogromes de 1929 en Palestine qui en soulignèrent seulement l’aspect « positif », la rébellion des masses arabes contre l’impérialisme britannique !), mais aussi au fascisme et au nazisme. Bien avant la Seconde Guerre mondiale (et bien avant le 11 septembre 2001 !!) les journaux soviétiques publiaient des caricatures montrant des rabbins qui brandissaient des armes et portaient des châles de prières ornés de svastikas. Un livre publié en URSS en 1946 défendait déjà la thèse (si répandue aujourd’hui dans les milieux antisionistes qu’elle est devenue une sinistre banalité) que les « sionistes » auraient emprunté le concept de la « race supérieure » au fascisme. Cela fait écho à un autre thème devenu courant dans la propagande antisioniste de gauche actuelle, et qui repose sur un contresens complet : l’assimilation entre la notion religieuse de « peuple élu » et celle fasciste de race supérieure, qui permet de comparer judaïsme et nazisme, ou sionisme et fascisme.

Mais le ver (ou en tout cas l’ambiguïté mortelle de l’antisionisme de gauche) était dans le fruit bien avant, puisque, du vivant donc de Saint Lénine et de Saint Trotsky, en 1921, furent montés des spectacles de rue à visée « pédagogique », sous forme de procès qui se terminaient par la condamnation à mort symbolique de la religion juive. C’est d’ailleurs de cette époque-là (les antisionistes juifs de gauche n’ont rien inventé !) que date tout un arsenal de propagande créé par les bolcheviks juifs (les Yevsekstii, sections juives du Parti communiste-bolchevik russe, créées en 1918 et chargées de diffuser le message révolutionnaire dans les masses juives en yiddish) qui reprenaient les stéréotypes antisémites : les publications de ces juifs communistes athées publiaient des caricatures de Juifs avec un long nez, des lèvres épaisses, de grandes oreilles, une barbe et des cheveux en bataille. Etant juifs, ces communistes pensaient pouvoir lutter contre le nationalisme juif, le sionisme et la religion juive avec ce type d’armes, sans que cela porte à conséquence. Pour eux, la fin justifiait les moyens. Une tradition « religieusement » conservée jusqu’à nos jours chez les antisionistes de gauche.

Cet article n’est pas le lieu adéquat pour développer en détail une telle hypothèse, mais on peut au moins avancer ici que cette vision léniniste binaire des Juifs, cette indécision sur l’existence d’une question nationale juive, et cette sous-estimation de l’antisémitisme chez les communistes, puis les staliniens, juifs a marqué, avec des nuances et des transformations, toute l’histoire de l’antisionisme de gauche, de Lénine jusqu’à des groupes comme l’UJFP ou Warshawski, par exemple aujourd’hui, en passant par l’UJRE, l’Union des juifs pour la résistance et l’entraide (si l’on consulte les archives de son organe La Presse nouvelle à la bibliothèque du MEDEM, on se rend compte qu’il a fallu des années aux staliniens juifs français pour admettre l’existence de l’antisémitisme en URSS et dans les démocraties populaires, et ce avec bien des contorsions).

Y.C.

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