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Le Portugal est-il soluble dans la crise ?

dimanche 19 janvier 2014

Ce texte est la présentation d’une brochure, Portugal, le pays où la colère est couleur, parue sous la signature du collectif Les Ponts tournants, et non Echanges et Mouvement en raison de désaccords internes ; Echanges et Mouvement en assure cependant la diffusion (echanges.mouvement@laposte.net). Cette brochure contient les deux textes ci-dessous et Sur le passage de quelques milliers de personnes à travers une assez courte unité de temps.


Présentation

Le cliché français du « bon immigré portugais », travailleur acharné, gentil, invisible, qui ne fait jamais grève ni même ne proteste, qui dit toujours bonjour à ses maîtres, est en fin de compte plus bête que méchant, du moins lorsqu’on le compare au mythe lusitanien du « bom povo português », peuple qu’on dit soumis, résigné, respectueux de l’ordre et de l’autorité. Alors que le premier autorisait en France un racisme inversé, le second renforce au Portugal l’attaque frontale que subissent les travailleurs, organisée par la « troïka » et l’Etat portugais, au service du capital, bien entendu.

Le premier des deux textes de la présente brochure explore l’apparente passivité des Portugais face à cette guerre d’agression menée sous couvert de la crise et dégage quelques pistes permettant d’aller au-delà de cette vision simpliste. Après un retour sur quelques aspects de la Révolution des œillets et des années post-1974, il met en évidence des fissures qui, pour la première fois depuis la période 1974-1975, ébranlent le consensus : grèves générales à répétition (bien que touchant avant tout le secteur public), mise en cause des gauches institutionnelles, tentatives d’action autonome des travailleurs (transports, dockers…), initiatives collectives d’auto-organisation.

Ces dernières, ouvertement anticapitalistes et autonomes par rapport aux partis et aux syndicats, sont certes – pour l’instant – très minoritaires, mais elles reflètent la grogne sociale montante. Elles surgissent non seulement dans la capitale mais aussi à Porto et dans des villes de moindre importance, et même dans des zones rurales. C’est au sein de l’une de ces initiatives auto-organisées, RDA, que s’est formé un collectif de jeunes radicaux, Edições Antipáticas, auteur du deuxième texte. Adoptant une approche chronologique, son analyse saisit de façon pertinente et intelligente les changements produits par la crise dans la société portugaise, l’impasse des vieilles pratiques politiques, les tentatives de leur dépassement et les nouvelles questions soulevées par les antagonismes et luttes récentes.

Ces deux textes partagent une vision lucide des mouvements sociaux de ces dernières années au Portugal et de leurs limites, mais aussi des perspectives et des espérances qu’ils laissent entrevoir.

Collectif les ponts tournants

lespontstournants@sfr.fr


Le Portugal est-il soluble dans la crise ?

Il y a quarante ans, le 25 avril 1974, un coup militaire dirigé par une organisation de jeunes officiers, le Mouvement des Forces Armées (MFA), fait tomber le vieux régime dictatorial salazariste, embourbé depuis 1961 dans une guerre coloniale sur trois fronts africains (Mozambique, Angola et Guinée-Bissau). Sa chute est suivie par une période de riches mouvements sociaux. Une deuxième intervention militaire, le 25 novembre 1975, met un terme à cette agitation sociale et politique. Ces événements, relativement récents, marquent encore la société portugaise aujourd’hui et ont une influence sur les mouvements sociaux qui surgissent dans les conditions actuelles de crise.

La mémoire du 25-Avril, mythe des vainqueurs

Il y a, bien évidemment, une mémoire officielle du 25-Avril 1974. Comme dans toutes les sociétés, elle est une construction des vainqueurs. Elle est, en fait, associée à la mémoire du 25 novembre 1975, le deuxième coup militaire qui a rétabli les conditions de fonctionnement de la démocratie parlementaire et a normalisé la situation sociale, l’intégrant dans le cadre d’un capitalisme à dominante privée. La mémoire populaire du 25-Avril s’identifie, globalement, à cette mémoire officielle : l’avènement de la démocratie parlementaire, de la vie politique institutionnelle, des libertés formelles, du cadre juridique de l’exploitation capitaliste, le respect de la propriété privée. Ces mythes et le mensonge politique alimentent l’amnésie sociale, sont une composante de la résignation actuelle.

On le sait pertinemment – et toutes les sources le confirment désormais –, la majorité des militaires putschistes du 25-Avril n’envisageaient au départ qu’une modernisation du vieux régime et la mise en place d’un projet néo-colonialiste. Intuitivement, par leur intervention directe dans les événements, les classes populaires ont anticipé ce scénario, forçant les militaires à modifier leurs plans. Les manifestations de rue et attaques contre les sbires de l’ancien régime ont très vite dérivé sur des grèves et des occupations d’entreprises, sur l’épuration des patrons et cadres liés à l’ancien régime, des expropriations par les salariés agricoles des grandes latifundia du sud du pays, la constitution de coopératives de production et des tentatives d’autogestion. La forte opposition populaire à la poursuite de la guerre a également provoqué des mutineries dans les casernes et l’effritement de la hiérarchie militaire. Ce processus de radicalisation des luttes s’est rapidement confronté à la stratégie politique du parti communiste, lequel, à peine sorti de la clandestinité, avait intégré le gouvernement provisoire mis en place par les militaires. L’ampleur du mouvement social a favorisé l’éclosion de l’auto-organisation et l’apparition d’un projet indépendant de tonalité autogestionnaire qui va s’opposer à celui, autoritaire, de nature capitaliste d’Etat, porté par le Parti communiste (PCP). Pendant des longs mois d’agitation sociale – période qui s’achèvera le 25 novembre 1975 – ces deux courants vont s’affronter entre eux mais aussi avec les forces locales défendant l’ordre du capitalisme privé (le Parti socialiste portugais, allié avec la majorité de l’appareil militaire) soutenues par les gouvernements européens et américain.

Pourtant, et malgré la force de ce mouvement et l’intensité de ces affrontements, un des mythes mensongers qui continue à courir aujourd’hui, est l’idée selon laquelle la rupture avec l’ancien régime autoritaire et colonialiste fut l’œuvre généreuse des militaires… Et c’est ainsi que, dans la situation actuelle de désespoir, « la parole populaire » se met à spéculer sur un possible nouveau coup d’Etat capable de mettre un terme à une situation devenue insupportable. Une autre façon d’exprimer l’impuissance et le manque d’espoir dans l’affirmation d’une collectivité de lutte. Il faut rappeler que cette attente est tributaire des vicissitudes de l’histoire portugaise depuis un siècle, marquée par de récurrentes interventions de l’institution militaire dans la vie politique de la bourgeoisie. Bien entendu, ces spéculations ignorent les modifications du cadre historique, l’intégration du pays dans l’Europe et les transformations de l’institution militaire.

Avec la crise actuelle, les politiques d’austérité et l’appauvrissement social, d’autres aspects du 25-Avril, qu’on croyait enfouis dans l’inconscient collectif, ont ressurgi. En particulier, les aspirations d’égalité et de justice sociale, le rejet de la politique institutionnelle. Il importe de souligner au passage que – et au contraire de ce qui se passe en Grèce – la période actuelle de profonde crise sociale sans perspectives politiques nouvelles n’a pas favorisé les groupes d’idéologie fasciste et l’attente de l’homme providentiel. Le salazarisme reste une référence honnie, même si, de façon ponctuelle et superficielle, des propos populaires peuvent se référer à cette longue période autoritaire comme une époque finalement « moins mauvaise » que le présent. Ce qui, en soi, en dit beaucoup sur la faillite du projet démocratique et la corruption qui gangrène la vie politique. Faillite qui est aussi illustrée par le taux élevé d’abstention aux élections, qui a pratiquement doublé de 1974 à aujourd’hui. Ainsi, lors des élections municipales de fin septembre 2013, le taux d’abstention a atteint des niveaux historiques, de l’ordre de 48 %, auquel il faut ajouter les 7 % de votes blancs et nuls.

Globalement, on peut donc dire que la mémoire du 25-Avril est une construction en partie mensongère et mythifiée. On sait peu, ou rien, des mouvements autonomes et indépendants, des pratiques auto-organisatrices et de démocratie directe qui ont caractérisé la période de subversion sociale vécue après le coup militaire. Le mythe officiel met l’accent, au contraire, autour de l’idée de la démocratie parlementaire, de délégation de pouvoir, mais aussi autour de symboles telles les chansons. La déformation du passé est également flagrante dans ce cas particulier. Le chanteur engagé José Afonso (décédé en 1987) s’est toujours opposé à la ligne capitaliste du Parti socialiste et à l’autoritarisme bureaucratique du Parti communiste. Il a soutenu les expériences d’auto-organisation, d’expropriation et autogestion d’entreprises et de latifundia. En toute logique, il a alors été traité par ces organisations de « dangereux extrémiste ». Or, de nos jours, ces milieux se le sont réapproprié comme « camarade » !? Significatif, par contre, est le fait que sa chanson Grandola, vila morena soit redevenue la référence de fraternité et de désir de justice sociale, contre les politiques d’intensification de l’exploitation.

Une jeune cinéaste française a récemment réalisé un film sur une des luttes radicales de la période révolutionnaire, chez Sogantal, une entreprise du textile (1). Après la fuite du patron (français), les jeunes ouvrières avaient occupé l’usine et essayé de la faire fonctionner de façon autogérée. La cinéaste découvre avec étonnement une absence de mémoire de l’événement dans la localité où se sont déroulés les faits. Montijo, une bourgade ouvrière située de l’autre côté du Tage, face à Lisbonne, est aujourd’hui une place forte du PCP, et la mémoire de cette grande grève autogestionnaire fut tout simplement effacée de la propagande syndicale et de parti. Voilà comment ces organisations bureaucratiques déconstruisent l’histoire selon leurs intérêts. Il ne s’agit pas d’absence de mémoire sur des grèves ou mouvements menés par le syndicalisme révolutionnaire de 1912 ou 1920… mais d’une lutte qui a eu lieu il y a trente-huit ans et dont les protagonistes vivent toujours sur place !

Les racines de l’amnésie

Le processus d’amnésie sociale est complexe. Il s’enracine dans la reproduction même du système capitaliste. Dans le cas portugais, des circonstances spécifiques participent de cette fabrication de l’effacement de mémoire. Il y a eu, tout d’abord, le travail répressif du fascisme salazariste sur l’histoire sociale du début du xxe siècle, haute période de l’activité syndicaliste révolutionnaire et anarchiste. Puis, la grande rupture de l’émigration de masse, mouvement qui efface passés, mémoires, vécus. Enfin, surtout, le fulgurant processus de l’intégration européenne, de l’aliénation marchande, l’idée ensorceleuse selon laquelle on entrait dans une nouvelle époque d’aisance pour tous. Un présent moderne où le passé pauvre est occulté, où le futur n’est qu’un présent éternel, fondé sur l’aliénation de l’« avoir », de l’accès à la consommation, fût-ce par le recours au crédit.

Puis, en quelques années, les effets dévastateurs de la crise sont arrivés, remettant brutalement cet avenir radieux en question. Rien qu’en 2011, le revenu annuel moyen de chaque Portugais a été amputé de 800 euros sous l’effet combiné des réductions de salaires et de pensions et des augmentations des prélèvements obligatoires (2). La moyenne idiote – qui divise le revenu total par l’ensemble des habitants, des bourgeois rentiers aux salariés – est largement en dessous de la réalité mais permet néanmoins de mesurer la violence de l’attaque contre les conditions de vie des salariés et classes populaires. La peur du retour à la pauvreté d’antan a des conséquences paralysantes. Ce qui peut expliquer, en partie tout au moins, l’atonie, la résignation fataliste et le manque d’énergie de la société portugaise.

Dans la jeunesse, on observe deux mouvements qui ne sont contradictoires qu’en apparence, la radicalisation d’une minorité et une émigration massive. Dans les deux cas, le réel s’est imposé face aux illusions. Le chômage de masse et la dégradation rapide des conditions de vie de la majorité de la population a emporté l’illusion de la fameuse « classe moyenne », dont l’avènement avait été présenté comme la marque de fabrique de la modernisation européenne. Les membres de cette « classe moyenne », la jeunesse éduquée en particulier, sont désormais forcés de prendre le chemin de toujours, celui de l’émigration, preuve irréfutable de sa condition prolétaire.

On l’a assez dit et on le sait d’expérience, l’histoire ne se répète que sous la forme de farce. Qu’un nouveau 25-Avril ne soit pas possible est l’évidence même ! La société portugaise est aujourd’hui différente de celle qui étouffait dans le cadre juridique et politique du régime autoritaire salazariste, aux prises avec une guerre coloniale. Sa fragilité actuelle est, évidemment, aussi le résultat de ce passé. Mais la crise profonde qui la traverse a peu à voir avec le salazarisme d’antan. Le fascisme portugais et la guerre coloniale, faits historiques complémentaires, furent des épisodes tardifs dans le parcours d’une société pauvre et avec un devenir capitaliste fragile.

L’intégration européenne lui a apporté une assistance respiratoire mais au prix d’une aggravation de ses faiblesses. Car cette intégration a achevé la destruction du maigre tissu productif, agricole, industriel. Et on retrouve le fil du processus de décadence d’un des plus anciens Etats-nation de l’Europe occidentale, dont l’histoire fut, depuis la perte du Brésil au début du xixe siècle, une succession de désastres et faillites. Il faut souligner, à contre-courant, les mouvements culturels et politiques qui se sont affirmés dans la société portugaise au cours des deux derniers siècles et qui ont exprimé des valeurs cosmopolites, modernes, universelles. Parmi eux, le syndicalisme révolutionnaire du début du xxe siècle et l’élan autonome et apartidaire de l’après 25-Avril 1974. Ces courants ont revendiqué l’internationalisme et la possibilité d’un fédéralisme ibérique, idée relativement neuve, contre la médiocrité étouffante du ­nationalisme.

Si on évoque le 25-Avril, non comme un événement mythique dont on attend la répétition, mais comme une référence à la nécessité d’un mouvement social, alors on parle d’un nouveau mouvement, dans une situation nouvelle. Ce qui soulève d’autres questions.

Depuis mai 2011, le gouvernement portugais est placé sous la tutelle de la « troïka », un organisme composé par trois institutions internationales, la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international. Les technocrates de cet organisme suivent et contrôlent sur place l’activité économique et la politique de l’Etat portugais. Dans la pratique, ils imposent les mesures d’assainissement du secteur bancaire, les mesures de démantèlement des services de l’Etat et les mesures d’austérité. Les effets dévastateurs de ces mesures ont provoqué des mouvements sociaux dans le pays sans précédent depuis des décennies.

La fin du consensus réformiste

La nouveauté dans la situation actuelle réside dans le fait que certaines mobilisations des dernières années contre les politiques d’austérité constituent les premiers mouvements relativement indépendants depuis les années de la révolution portugaise de 1974-1975. Bien sûr, des militants d’organisations politiques y sont présents et actifs. Mais ce qui les caractérise est le fait qu’elles se font hors des stratégies des partis et des syndicats de gauche, à la suite d’appels réalisés dans les « réseaux sociaux » par des activistes qui ne parlent qu’en leur propre nom. Quand on se réfère ici à la « gauche » on laisse évidemment de côté le Parti socialiste portugais, appareil institutionnel puissant et très corrompu, lié aux lobbys capitalistes divers et à la mafia du béton, qui domine la vie politique depuis le 25 novembre 1975. Le précédent gouvernement socialiste s’est d’ailleurs largement compromis avec les premières mesures d’austérité imposées par Bruxelles et le parti cherche aujourd’hui, dans l’« opposition parlementaire », à se refaire une virginité. En plus de l’« historique » Parti communiste portugais, il faut mentionner le Bloc de gauche (Bloco de Esquerda [BE]), organisation de gauche socialiste plus « moderne », composée d’anciens maoïstes, de trotskistes et de communistes indépendants. Il faut souligner que, malgré la crise sociale, les récentes consultations électorales montrent une baisse de l’audience du BE, alors que le PC en sort légèrement renforcé (3).

En novembre 2010, lors d’une des premières grèves générales de la période récente, un regroupement d’individus et de collectifs, anarchistes, indépendants, autonomes, radicaux d’origines diverses unifiés par un positionnement anticapitaliste, a marqué sa présence dans les manifestations de rue, à Lisbonne. Pour la première fois depuis les années 1974-1975, comme l’écrit un collectif qui fut partie prenante de cette initiative, la gauche n’était plus « l’horizon politique ultime de l’écrasante majorité des personnes qui sortaient dans les rues pour protester » (4). Son cadre protestataire réformiste était mis en question.

Les organisations à gauche du PS, surtout la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP), syndicat majoritaire d’obédience communiste, ont immédiatement compris que leur hégémonie était menacée. Sans attendre, ils ont agi de sorte à isoler « leur » base du danger de contagion, la protéger « de la fièvre radicale ». Dans un premier temps, le service d’ordre de la CGTP est allé jusqu’à encercler dans la rue ces quelques centaines de manifestants radicaux, les dénonçant à la police. Mais l’évolution de la situation, l’amplification du mécontentement populaire contre les successives mesures d’austérité, a rendu hasardeuse la poursuite d’une telle besogne. Non seulement, le petit cortège anticapitaliste s’est renforcé au cours des manifestations, mais ce furent bientôt les organisations de gauche qui ont été forcées de faire profil bas, leurs militants intégrant de façon individuelle les manifestations organisées à l’appel des réseaux sociaux.

La radicalisation du mouvement

La grande manifestation nationale du 12 mars 2011, qui a regroupé des centaines de milliers de personnes, fut la première d’une série de mobilisations de ce type. Au-delà du discours consensuel de l’appel à manifester, centré sur « le droit du citoyen à la politique », la revendication d’indépendance politique devenait la référence dominante. Pour reprendre les termes du texte cité ci-dessus, « Des choses qui étaient inimaginables il y a quelques années sont désormais banales, des idées se répandent, des possibilités s’étendent, des positions se radicalisent et tout devient plus compliqué (5). »

On va alors assister à une radicalisation progressive d’une partie de la jeunesse et des travailleurs, lesquels vont parfois dépasser les tactiques calculatrices des organisations, critiquer les fondements du système et expérimenter de nouvelles formes d’action et d’organisation. Les grèves vont devenir plus actives, avec la constitution de piquets de grève, surtout dans les transports. De façon spontanée, des actions collectives de protestation vont émerger dans la société, au cours de manifestations ou lors de grèves générales à l’appel des syndicats. Le rejet de la classe politique va s’exprimer par des protestations individuelles et collectives, rendant problématique toute sortie publique des membres du gouvernement. Le rejet des forces politiques est tel que les partis sont mal acceptés dans les manifestations et les interventions publiques de leurs chefs souvent huées. Le 15 septembre 2012, des appels lancés sur Facebook autour du slogan « Que se lixe a troika ! » (« Que la troïka aille se faire voir ! ») ou QSLT, vont faire descendre un million de personnes dans la rue (pour une population de dix millions). Dès le départ, ce slogan cachait un regroupement de quelques militants indépendants avec des militants du Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda [6]) et du PCP. A Lisbonne, la participation de travailleurs, chômeurs, jeunes et vieux des quartiers populaires, va changer la nature des mobilisations qui deviennent plus offensives. A plusieurs reprises, les manifestants tentent de s’attaquer au Parlement. Episode significatif et nouveau, au cours d’un meeting, le chef de la CGTP se fait conspuer par des dockers de Lisbonne, fortement mobilisés contre les mesures d’austérité et décidés à en découdre au côté des jeunes. Désormais, le refus de crier les slogans des organisations politiques s’exprimera souvent à travers le silence. Certes, la CGTP et le puissant syndicat des professeurs (lui aussi dirigé par des cadres du PCP) sont toujours capables de faire sortir dans la rue des centaines de milliers de personnes, mais ces mobilisations restent des cortèges dépourvus d’énergie contestatrice, soumis aux directives « responsables » des ­bureaucraties.

La grande manifestation du 2 mars 2013 marque pourtant un tournant dans cette série de manifestations à caractère plus indépendant. « Que se lixe a troika ! » épouse progressivement une tactique frontiste, selon laquelle « son projet ultime était d’imposer une situation politique propice sur laquelle la gauche institutionnelle pourrait surfer et de constituer le ciment permettant la construction de la mythique union de (presque) toutes les gauches (7). » D’où le discrédit rapide de ce réseau qui se présentait naguère comme « indépendant », et dont les appels dans les « réseaux sociaux » trouvent désormais peu d’échos (8). Ainsi, en octobre 2013, ce sont finalement les vieilles organisations de la gauche, surtout le PCP et la CGTP, qui sont venues renforcer les rangs clairsemés des manifestations organisées par QSLT.

Les vieilles recettes de la gauche

L’etat actuel de la conscience sociale évolue en rapport avec ces mobilisations. Il y a, d’une part, la conscience que la situation est nouvelle, que la crise du système est réelle et durable. L’idée selon laquelle on vivrait un moment passager est désormais révolue et il est difficile de soutenir qu’on va pouvoir revenir à la situation « normale » du passé… Cette vision plus lucide est aussi source de paralysie. Car comment faire ? Il y a une classe politique décrédibilisée et la fin de l’illusion de l’alternative politique. D’autre part les propositions syndicales – grèves générales à répétition et manifestations enterrement – sont mollement suivies, faute de mieux. Alors qu’il est devenu manifeste qu’elles ne parviennent pas, tant soit peu, à infléchir les politiques en cours. Le fait est que les énormes manifestations indépendantes des dernières années n’ont pas généré de nouvelles pratiques et formes d’organisation. Probablement parce qu’elles expriment l’ambiguïté de ce moment transitoire. Il y a, à la fois, une conscience que les vieilles recettes de la politique et du syndicalisme sont inopérantes dans la nouvelle situation et une paralysie de la pensée et de l’action, l’incapacité à faire du neuf.

La gauche portugaise, du PS à la gauche socialiste du BE, défend une interpretation essentiellement monétariste de la crise, lui attribue des causes extérieures, financières et spéculatives. Avec des conséquences qui se manifestent, certes, dans l’immédiat de la vie sociale : de l’endettement individuel à l’augmentation des écarts de revenus, du rôle prédateur du système bancaire à la corruption des élites. Mais ces causes laissent inexpliqués les fondements du déséquilibre du système, ce qui se passe dans la sphère de la production de profit et le terrain de l’exploitation. Les remèdes politiques proposés divergent. Le PS reste acquis à la foi néolibérale, tandis que la gauche socialiste se revendique de l’interventionnisme néo-keynésien et de la régulation politique de la sphère financière. Dans les deux cas, on pense l’économie dans une perspective de salut national.

Le PCP – comme son homologue grec – reste proche d’une ligne néo-stalinienne. Il garde des liens directs avec le syndicat majoritaire, la CGTP, dont la direction lui est acquise. Le PCP propose un projet confus de « socialisme patriotique » pour sortir de la crise, fondé sur la négociation de la dette et l’abandon de l’euro. Ce discours trouve une acceptation très marginale dans la société, séduit certains secteurs nationalistes et conforte les travailleurs désorientés par l’impuissance. Il provoque aussi un débat politique dans les milieux radicaux. En effet, après les années d’intégration européenne, avec un tissu productif très faible, le projet de sortie de l’euro signifierait inévitablement la faillite de l’Etat, une inflation gigantesque, l’effondrement du niveau de vie déjà bas, le remplacement de l’austérité de la troïka par l’austérité d’un « gouvernement patriotique de gauche » aux implications capitalistes d’Etat. Autrement dit, il annonce la nécessité d’un gouvernement autoritaire, seul capable d’assurer un consensus social minimum. Au Portugal, le modèle nationaliste de sortie de l’euro est porté par le PCP et la CGTP, et non par la droite extrême ou même fasciste, politiquement inexistante. Pendant que la riche bourgeoisie portugaise et les rares (mais puissants) capitalistes locaux d’envergure internationale misent sur la sortie des capitaux et l’investissement dans les zones plus rentables de la périphérie – au Brésil et dans les ex-colonies africaines, l’Angola en particulier –, le PCP concentre le feu de sa propagande sur le secteur financier et les méfaits de la « direction allemande » de l’Europe.

Tentatives d’auto-organisation

Face à l’austérité et à la troïka, pour le moment, la seule alternative revendiquée comme telle est celle du retour à un nationalisme économique. Elle n’a, pour le moment, aucune viabilité et reste de la pure propagande démagogique.

Si on se place sur le terrain de vie concrète de la société en revanche, on peut souligner une timide renaissance de l’activité d’auto-organisation, d’association. Celle-ci a de vieilles racines dans l’histoire portugaise et a constitué un des piliers des organisations anarchistes et syndicalistes révolutionnaires du début du siècle dernier, pour être ensuite reprise par le PC. Combattu par le fascisme, l’esprit associatif fut finalement terrassé par l’individualisme et l’égoïsme de l’euphorie marchande démocratique. Aujourd’hui, il s’agit avant tout de construire des collectivités capables de recréer une sociabilité et de faire face aux problèmes pratiques de survie, alimentaires en premier lieu. Ce qui n’ouvre évidemment pas sur un projet de refonte globale de la société. Mais, dans une société vidée d’énergie de lutte et soumise aux catégories fétiches et déterministes de « la crise », l’affirmation d’initiatives autonomes et indépendantes de l’Etat est essentielle. Inutile de le préciser, les organisations politiques et syndicales ne jouent aucun rôle dans ces initiatives collectives qui partent en général de la base de la société, et sont parfois soutenues par le pouvoir ­municipal.

Au cours des dernières années, il y a eu (à Porto, à Lisbonne, à Setubal) quelques cas isolés d’occupation d’espaces et de maisons, dans le but de créer des lieux collectifs, des centres sociaux. L’expérience la plus importante et riche de répercussions fut celle de l’occupation par de jeunes activistes de l’école abandonnée de Fontinhas, dans un quartier pauvre de Porto, en 2011. Un an plus tard, l’expulsion des lieux par la police a rencontré une forte résistance montrant que l’occupation s’était enracinée dans la vie du quartier. A contrario, on remarquera l’inexistence d’un mouvement d’occupation de logements vides – il y a plus de 750 000 logements libres dans le pays et le nombre des sans-abri augmente sans cesse –, ainsi que d’opposition aux expulsions pour endettement. De même, jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas constaté d’expropriations collectives de biens alimentaires dans les grandes surfaces, comme celles organisées en Espagne, alors même que la faim est de retour dans les zones urbaines et rurales et que les organismes de charité alimentaire se disent débordés par la ­demande.

L’impuissance des grèves générales successives incite à passer à d’autres formes d’action. Lors de la grève générale de juin 2013, des piquets de grévistes et de jeunes ont cherché à fermer des commerces de luxe dans le centre de Lisbonne et, à Lisbonne toujours, un groupe important de manifestants a quitté le cortège syndical pour tenter de bloquer une autoroute de sortie de la ville. L’intervention policière y fut démesurée, plus de 200 personnes furent arrêtées et entraînées dans une grossière manipulation policière et médiatique à la sauce « anti-terroriste », qui s’est vite dégonflée devant la justice. La direction de la CGTP s’est alors empressée de se désolidariser des manifestants pour préserver son image respectueuse de l’ordre. Ce qui n’a pas empêché, quelques mois plus tard, lors d’une manifestation en octobre 2013, la même CGTP de proposer, à son tour, le blocage du grand pont de Lisbonne, proposition vite abandonnée face au refus ferme des autorités. Enfin, toujours lors de la grève de juin 2013, des actions de solidarité ont été organisées à Porto afin de soutenir quelques rares travailleurs de grandes surfaces, sanctionnés pour avoir participé à la grève. Là aussi, la bureaucratie syndicale a montré sa nature, s’opposant aux actes de solidarité, qui, selon elle, « n’aident pas à résoudre les problèmes des travailleurs » (9).

Dans un océan de passivité, de résignation et de fatigue, ces petits signaux semblent montrer un changement d’attitude dans des secteurs minoritaires des travailleurs et de la jeunesse. Ainsi, fin novembre 2013, une manifestation spontanée d’un millier de jeunes professeurs précaires réussit à bloquer le centre-ville de Porto. Et un mois plus tard, ils se remettent en grève contre l’évaluation imposée par le ministère de l’Education, occupant les salles d’examen, lisant à haute voix les réponses aux questions ou brûlant les convocations... Leurs collègues qui ont cinq ans d’ancienneté ou plus, dispensés d’évaluation et censés encadrer l’épreuve, sont nombreux à boycotter celle-ci par solidarité. Bilan de la journée : près de la moitié des inscrits n’ont pas passé l’épreuve ; dans quarante écoles, elle n’a pas eu lieu. Compte tenu de la poursuite implacable des mesures d’austérité, il n’est pas exclu que la classe dirigeante se trouve obligée de faire face à des luttes plus agressives et moins consensuelles.

L’imprévisible, notre territoire fertile

Une alternative globale ne pourra devenir réalité qu’à partir d’une large mobilisation sociale bâtie hors des vieilles institutions politiques et syndicales. Celles-ci fonctionnent selon leur nature, selon la logique du système capitaliste et dans un cadre de reproduction du monde tel qu’il a été, tel qu’il va. Après des années de « construction européenne », ces organisations sont réduites à proposer un retour au passé comme « règlement » des problèmes globaux d’aujourd’hui. Inutile de le rappeler, mises à part quelques déclarations d’intention, rien n’est fait pour mettre en rapport les luttes qui se déroulent de part et d’autre des ­frontières.

La situation portugaise est à cet égard révélatrice. En effet, les mouvements qui se déroulent en Espagne contre la destruction des services publics, contre les expulsions, pour des occupations et expropriations, sont la plupart du temps, du côté portugais, passés sous silence ou largement ignorés. Alors que la solidarité pourrait, au contraire, donner un élan à l’opposition aux politiques du capitalisme européen. Le retour à des discours « nationalistes » est la caution de la défaite, la confirmation de ce que nous savons : que les vieilles organisations ne défendent les salariés que dans les périodes où l’exploitation peut se reproduire avec rentabilité pour les capitalistes. A plus forte raison, on ne peut attendre de celles-ci qu’elles mènent une lutte pour transformer à la base le système à l’origine du désastre qui se profile devant nous, et au fonctionnement duquel elles ont participé de façon « responsable ». Ce sont ces évidences générales qui éclatent au grand jour aussi au Portugal, petit pays fragile de la périphérie du capitalisme européen.

La poursuite de la récession économique accroît les inégalités, gangrène le quotidien et décompose le tissu social. Ce pays, aujourd’hui si convoité par le touriste en quête de tranquillité et par les jeunes (et moins jeunes) Européens à la recherche d’une vie paisible sous le soleil du Sud, est un pays qui se meurt (10). Avec un indice de fécondité de l’ordre de 1,28 et une population en décroissance depuis des années, le Portugal est aujourd’hui le huitième pays du monde en termes de vieillissement, un cinquième de la population ayant dépassé les 65 ans. Un sur quatre de ces « anciens » est en situation de pauvreté, forcé de choisir entre un repas par jour et se soigner (11)… Pauvreté qui s’étend comme tache d’huile aux prolétaires de tous les âges. A peine 40 % des chômeurs sont encore maigrement indemnisés et ceux qui peuvent marcher prennent le chemin de l’émigration ou des contrats de « travailleurs détachés » en Europe (12). Alors que les radiations à tour de bras des bénéficiaires du RSA et les coupes dans les allocations familiales aggravent la détresse et la misère des familles pauvres et de leurs jeunes.

Malgré la résignation, l’inaction et l’impuissance, il est manifeste que la tension sociale ne retombe pas et la fissure dans le consensus social laisse apparaître le contenu de classe de la société. Gouverner l’appauvrissement des pauvres alors que les riches sont de plus en plus riches, se révèle une rude tâche qui préoccupe les serviteurs de la bourgeoisie. Signe supplémentaire de la crise de l’appareil d’Etat, l’insatisfaction gagne jusqu’aux institutions qui sont les remparts de protection du système. Comme le montre, en novembre 2013, la manifestation de dizaines de milliers de policiers à Lisbonne, qui a abouti à l’invasion du périmètre de sécurité du Parlement (13). Si on ne peut plus compter sur ses propres mercenaires…

Dans de telles circonstances, le réveil de franges de la jeunesse et de minorités de salariés décidés à s’opposer à la destruction concrète de leurs conditions de vie est un signe émancipateur. Il préserve le fil et la continuité de la révolte contre le système inique et sa violence. Pour reprendre la réflexion du texte Sur le passage de quelques milliers de personnes à travers une assez courte unité de temps, cet espoir est aussi « un appel à parcourir ensemble le chemin accidenté et semé de bifurcations qui s’ouvre devant nous, avec les choix et les risques que cela implique. Nous sommes face à l’inconnu et à l’imprévisible. Nous vivons des temps intéressants (14). » On serait tenté d’ajouter que si l’inconnu est un avenir que nous partageons avec nos ennemis, défenseurs du système capitaliste, l’imprévisible est, par contre, notre territoire fertile, celui du projet émancipateur.

Charles Reeve

Décembre 2013

NOTES

(1) Nous ouvrières de la Sogantal (1974-1977), de Nadejda Tilhou, Alter Ego Productions, 2008.

(2) Etude publiée dans le Publico, 29 juillet 2013.

(3) Au niveau électoral, le PCP affiche actuellement des scores avoisinant les 10 % alors que le BE tombe en dessous des 5 %.

(4) Sur le passage de quelques milliers de personnes à travers une assez courte unité de temps.

6) Parti fondé en 1999, rassemblant plusieurs groupes ou partis d’obédience marxiste version léniniste (ex-maoïstess, trotskistes, dissidents du PC…).

(7) Voir Sur le passage de quelques milliers de personnes à travers une assez courte unité de temps.

(8) Pour un historique du réseau « Que se lixe a troika » et des manipulations des partis politiques, « Que se lixe a troika, um movimento em negação ».

(9) Communiqué du syndicat CGTP de l’entreprise, publié dans la presse.

(10) Pour venir en aide aux gangs du béton et de la spéculation en difficulté, le gouvernement vient de faire passer deux mesures afin d’apporter un souffle d’air au marché de l’immobilier qui a perdu 30 % de sa valeur entre 2008 et 2012. Tout d’abord, l’octroi du statut de « résident non habituel » aux retraités aisés européens qui achètent ou louent un bien et l’occupent pendant 183 jours par an. Ceux qui touchent des retraites du privé sont, en plus, exonérés d’impôt ! S’adressant à la bourgeoisie parasitaire des pays dits « émergents », le gouvernement a créé le programme des « visas dorés », qui offre un visa portugais (européen) de cinq ans à toute personne achetant un bien immobilier de plus de 500 000 euros. Ainsi que l’accès à la nationalité portugaise au bout de cinq ans. Nababs chinois, russes, angolais et brésiliens se bousculent aux portes des consulats portugais.

(11) Rapport du Conseil économique et social portugais, 30 septembre 2013.

(12) L’Europe compte plus d’un million de « travailleurs détachés », dont le salaire est de 30 % à 40 % inférieurs à celui du pays d’« accueil ». Les Portugais et les travailleurs de l’Est constituent l’essentiel de cette main d’œuvre « low cost ». Rien qu’en France, on évalue à environ 20 000 le nombre de travailleurs portugais dans cette situation.

(13) Au cours des années, des manifestants ont tenté cette « prouesse » à plusieurs reprises. A chaque fois ils en ont été empêchés par la police d’intervention. Laquelle, cette fois-ci, a fait preuve de solidarité corporatiste envers ses propres camarades.

(14) Sur le passage de quelques milliers de personnes à travers une assez courte unité de temps.

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