L’extrême gauche et la Fraction Armée Rouge
Combat communiste n° 31, 15 novembre 1977
L’extrême gauche française, bien que n’étant pas soumise à un flot de calomnies et d’appels à la délation et à la répression policière comme en Allemagne, a néanmoins cédé à la pression de « l’opinion publique » et de la presse bourgeoise, pression qui s’est traduite notamment par l’exposé de positions plus qu’ambiguës par rapport à la Fraction Armée Rouge (que la propagande bourgeoise appelle la « bande à Baader »).
L’ambiguité de ces positions découle en fait de positions programmatiques floues et incohérentes sur les problèmes de la démocratie bourgeoise, de la lutte pour les libertés démocratiques et de la définition de ce qu’est le « mouvement ouvrier ».
La Fraction Armée Rouge fait-elle le jeu de la bourgeoisie ?
L’OCT, la LCR et LO ont toutes repris, d’une façon ou d’une autre, l’argument suivant lequel les actions de la Fraction Armée Rouge faisaient le jeu de la bourgeoisie. La LCR et l’OCT ont toutes deux écrit que le renforcement de l’appareil de répression en RFA était provoqué par les actions de la RAF. « La campagne hystérique actuelle du gouvernement ouest allemand (est) facilitée par les agissements de la Fraction Armée Rouge (1). » « La Fraction Armée Rouge provoque l’union sacrée derrière Schmidt (2). » « Ils (les terroristes) ne comprennent pas qu’ils font la part belle aux hommes du gouvernement et aux socio-pacifistes qui tirent profit de leurs actions aberrantes pour créer chez les masses un réflexe conditionné anti-violence et amalgamer au terrorisme toute forme d’affrontement dans les actions du mouvement antinucléaire par exemple. (…) Ils ne comprennent pas que leurs actions qu’ils croient exemplaires deviennent pur spectacle, radiodiffusé, télévisé, pour des masses au mieux indifférentes, le plus souvent hostiles car effrayées, conditionnées vers la peur (3). » « Les actions de la Fraction Armée Rouge donnent un motif à la bourgeoisie ouest-allemande qui prépare déjà un renforcement considérable des mesures répressives et d’embrigadement (4). »
LO, quant à elle, n’a pas utilisé exactement le même type d’arguments, préférant partir d’une condamnation morale de la prise d’otages et de l’exécution de patrons, pour justifier son absence de solidarité avec la Fraction Armée Rouge face à la répression. LO a de toute manière décrit de façon insultante les actions de la Fraction Armée Rouge, allant jusqu’à déclarer que les terroristes « ressemblent aux exploiteurs » et que, « à jouer au plus salaud avec les capitalistes et leurs valets politiques, fussent-ils socialistes, on est sûr de perdre » ( !).
LO, contrairement à ce qu’elle fait traditionnellement lors des actions des commandos palestiniens, n’a pas essayé d’expliquer les causes politiques du geste des camarades de Baader, mais s’est contentée d’une condamnation morale du haut de sa tour d’ivoire prolétarienne…
La Fraction Armée Rouge n’est cependant en rien responsable de la répression de la bourgeoisie allemande contre le mouvement ouvrier et les organisations de gauche et d’extrême gauche. L’appareil policier de la République fédérale allemande a été mis patiemment au point pendant trente ans sous les différents gouvernements chrétiens-démocrates, « de coalition », et aujourd’hui sociaux-démocrates.
L’argument suivant lequel l’utilisation de la violence par un groupe minoritaire provoque la répression et renforce l’État est l’argument de tous les libéraux, de tous les pacifistes et réformistes qui préfèrent se faire exterminer dans les geôles ou les camps, plutôt que de « provoquer » la bourgeoisie. Mieux vaut mourir debout que mourir à genoux, camarades de l’OCT et de la LCR…
Quant à l’argument avancé par Rouge, suivant lequel les « masses » sont contre la violence et approuvent la politique de répression gouvernementale à cause des actions des camarades de Baader, il s’agit d’une vaste fumisterie : la classe ouvrière a perdu ses traditions de lutte violentes non pas à cause de la « bande à Baader », mais à cause de la politique criminelle du KPD et du SPD dans l’entre-deux-guerres qui a ouvert la voie à la victoire du fascisme ; et les nazis ont exterminé un million de militants et sympathisants de militants des syndicats et partis de gauche dans les camps de concentration. Cette défaite gigantesque du prolétariat allemand il faudra encore plusieurs années, pour ne pas dire plusieurs dizaines d’années, pour la surmonter et pour que la classe ouvrière allemande retrouve ses traditions révolutionnaires.
« Notre ( !?!) démocratie bourgeoise »
L’analyse erronée des causes profondes de la répression actuelle en République fédérale allemande est évidemment liée à un fétichisme, à un culte de la démocratie bourgeoise (et aussi à un souci de respectabilité) que partagent les groupes d’extrême gauche en France comme en Allemagne. Quand Krivine parle de « notre démocratie bourgeoise », quand l’OCT écrit dans son journal que « la liberté est en danger de mort » et fait appel à tous les « progressistes » ( !), que font ces organisations sinon propager des illusions sur la démocratie bourgeoise ?
L’État policier allemand préfigure ce qui nous attend en France si les luttes de classe se développent. Il ne faut donner aucune illusion à ce propos : nous devons certes lutter pour défendre les libertés d’organisation et d’expression de la classe ouvrière, mais nous devons expliquer qu’il est inévitable que la démocratie bourgeoise se rétrécisse comme une peau de chagrin si le prolétariat entre dans une lutte à mort contre la bourgeoisie. Et ce ne sont pas les actions des terroristes qui provoqueront un tel durcissement, mais bel et bien l’action révolutionnaire de la classe ouvrière.
Alors plutôt que de pleurnicher sur les acquis de « notre démocratie bourgeoise », il nous faut inlassablement expliquer que les droits démocratiques des travailleurs ne sont garantis ni par une Constitution, ni par une loi, ni par un Parlement ou un gouvernement de gauche, mais par la seule lutte de classe. Le souci de respectabilité qui amène les organisations d’extrême gauche à se démarquer de façon erronée de la Fraction Armée Rouge n’empêchera pas ces organisations demain de subir les coups de la bourgeoisie : treize organisations « gauchistes » n’ont-elles pas été interdites le 13 juin 1968 ? Une organisation révolutionnaire qui veut s’installer dans le (relatif) confort de la démocratie bourgeoise prépare ses militants à de graves déconvenues.
La Fraction Armée Rouge fait-elle partie du mouvement ouvrier ?
Cette question peut sembler un peu académique, et elle l’est en effet. Car expliquer que Alvaro Cunhal, Georges Marchais, Edmond Maire ou André Bergeron (5) font partie du « mouvement ouvrier » ne signifie nullement qu’ils défendent plus les intérêts du prolétariat qu’Andreas Baader ou Yasser Arafat. Néanmoins, dans la mesure où les groupes d’extrême gauche se sont posé le problème en ces termes, il nous faut bien répondre à la question. Pour nous, il est clair que la Fraction Armée Rouge n’est pas une organisation communiste-révolutionnaire… pas plus d’ailleurs que le PCF, le FLN algérien ou les maquisards de Dhofar. Mais est-ce une raison pour refuser de défendre ces camarades face à la répression ?
On s’étonne d’autant plus d’un tel refus que des organisations comme la LCR non seulement ont défendu contre la répression, mais ont même défendu politiquement (il s’agissait, selon elle, d’une simple « erreur ») les actions de Septembre Noir et de l’Armée Rouge japonaise à l’aéroport de Lod (en Israël) et lors des jeux Olympiques de Munich. Pourtant, ni Septembre Noir, ni l’Armée Rouge japonaise ne constituent fondamentalement des organisations plus « ouvrières » ou « communistes » que la Fraction Armée Rouge. La LCR et l’OCT soutiennent les actions de commandos des mouvements nationalistes bourgeois et ce soutien est lié aux illusions qu’entretiennent ces organisations sur tous les mouvements tiers-mondistes qui adoptent une phraséologie socialisante.
Le problème fondamental est de savoir si les militants de la Fraction Armée Rouge sont ou non des militants qui luttent contre la société capitaliste. Nous pensons que oui, même si nous sommes en désaccord total avec leur politique qui n’est pas la nôtre : la classe ouvrière n’a pas besoin d’être réveillée à coups d’ « actions exemplaires », mais d’être éduquée de façon communiste dans la lutte de classe quotidienne, tout comme en s’organisant en Parti.
Ainsi, quand la LCR écrit que « rien dans les méthodes ne distingue ces actions de braqueurs de banques (6) », elle abandonne la tâche élémentaire des révolutionnaires qui consiste à lutter pour la libération immédiate de tous les prisonniers politiques de gauche en Allemagne, y compris des soixante militants de la Fraction Armée Rouge.
Contrairement à ce qu’écrit Alain Brossat dans Rouge, à aucun moment la LCR (ni LO d’ailleurs) n’a réclamé la libération des prisonniers politiques depuis le début de l’affaire Schleyer (7). Quant à l’OCT, elle en a parlé une seule fois dans son journal. L’appel au meeting contre l’extradition de Klaus Croissant (8) ne contenait aucune référence aux prisonniers politiques de la Fraction Armée Rouge.
L’attitude du GIM (section allemande de la Quatrième Internationale) qui termine son communiqué en déclarant : « Nous réclamons la détention collective et non individuelle de tous les prisonniers politiques en RFA (9) » est tout aussi scandaleuse : sous prétexte (du moins nous l’espérons) d’avancer une revendication « transitoire » (vers… la libération des prisonniers politiques ?), le GIM adopte un silence prudent. Quelles que soient nos divergences avec les militants de la Fraction Armée Rouge, c’est leur libération immédiate que nous devons réclamer et pas seulement la levée de la mesure d’extradition contre Klaus Croissant.
(1) Rouge, 26 octobre 1977.
(2) Rouge, 18 octobre 1977.
(3) Rouge, 17 octobre 1977.
(4) L’Étincelle, hebdomadaire de l’Organisation communiste des travailleurs (OCT), organisation maoiste « soft » aujourd’hui disparue (NDLR).
(5) Respectivement dirigeants du Parti communiste portugais, du Parti communiste français, de la CFDT et de FO (NDLR).
(6) Rouge, 17 octobre 1977.
(7) Hans Martin Schleyer, dirigeant du patronat allemand, enlevé puis exécuté par la Fraction Armée Rouge (NDLR).
(8) Avocat des militants de la Fraction Armée Rouge (NDLR).
(9) Rouge, 21 octobre 1977.
La logique d’une politique
(A propos de l’exécution d’un responsable du PCI par les Brigades rouges) (Combat communiste n° 44, 20 février 1979)
Un responsable syndical, membre du PCI, a été assassiné en janvier 1979 à Gênes et il semble que les Brigades rouges aient revendiqué cet attentat. Ce syndicaliste, qui était un fonctionnaire permanent du Conseil d’entreprise et non un ouvrier comme cela a pu être dit, avait en effet dénoncé à la police un travailleur sympathisant des Brigades rouges qui distribuait des tracts clandestinement. Il avait ensuite témoigné contre lui à son procès et celui-ci avait écopé de quatre ans de prison. À cette occasion, le PCI s’est efforcé de mobiliser les travailleurs pour protester contre cet attentat avec beaucoup plus d’énergie qu’il ne le fait quand des militants ouvriers tombent sous les balles de l’extrême droite ou de la police (ce qui arrive régulièrement en Italie). Il nous est difficile de dire dans quelle mesure les débrayages et les manifestations qui ont suivi ont correspondu à une véritable émotion dans la classe ouvrière. L’ensemble de la presse (de droite et de gauche) et la radio avaient en effet battu le rappel et le président de la République était venu en personne à l’enterrement du syndicaliste.
Ce qui est certain c’est que cette affaire est l’aboutissement logique de la politique du PCI comme de celle des Brigades rouges. Le PCI, depuis son entrée dans la majorité, est le plus farouche défenseur de l’État bourgeois au nom de la « défense de la démocratie ». Il s’oppose violemment à tous ceux qui le combattent ou le contestent et se fait l’auxiliaire du patronat et de la police. Il appelle ainsi ses militants à dénoncer, non seulement les terroristes, mais les militants d’extrême gauche, ceux qui refusent sa politique d’austérité, auxquels il s’efforce de les amalgamer.
Ceux qui acceptent de jouer ce jeu (quelles que soient par ailleurs leurs intentions subjectives ou leurs illusions) deviennent ainsi ni plus ni moins des mouchards de police. Il est inévitable qu’ils soient amenés à en subir les conséquences. Car la logique d’un groupe qui se lance dans l’action armée, comme les Brigades rouges, est aussi de se défendre par tous les moyens contre la répression et la délation. Exécuter ou intimider les mouchards est une méthode d’autodéfense qu’ont employée et emploient la quasi-totalité des mouvements de guérilla ou de « résistance armée »… Les Brigades rouges se livrent à une guerre privée contre l’État bourgeois et ses représentants, en dehors de tous liens, de tout contrôle des travailleurs et sans se préoccuper des conséquences de leur politique au sein de la classe ouvrière - ou sans les voir. Le propre des organisations de ce type est en effet de penser qu’une minorité armée et décidée peut se substituer à la classe ouvrière pour abattre le système capitaliste ou du moins « réveiller » le prolétariat grâce à des actions d’éclat. La logique de cette politique amène les Brigades rouges à employer la violence, non plus seulement contre des personnalités de l’État bourgeois, mais contre un membre du Parti communiste italien. Celui-ci, même s’il a joué le rôle objectif d’un agent de la bourgeoisie en mouchardant son collègue, continuait sans doute à apparaître aux yeux d’une partie des travailleurs comme leur « représentant ». Pour cette raison, un tel acte risque de contribuer à creuser le fossé entre les travailleurs qui ont une certaine sympathie - ou au moins comprennent sans l’approuver - la politique des Brigades rouges et ceux qui font encore au moins en partie confiance au Parti communiste italien. Ceux-ci vont encore plus qu’auparavant considérer les Brigades rouges comme des ennemis de la classe ouvrière, voire des fascistes et, par voie de conséquence, mettre dans le même sac ceux qui refusent de les condamner.
Comment les Brigades rouges vont-elles évoluer ?
Plus grave encore, certaines déclarations et certains communiqués après l’exécution d’un juge « libéral » laissent penser que les Brigades rouges s’apprêteraient à choisir comme cible non plus les représentants les plus caractéristiques de l’État bourgeois, ceux qui symbolisent la répression et l’autoritarisme et sont haïs des travailleurs, mais des hauts fonctionnaires libéraux ou réformistes dans la mesure où ceux-ci, en rehaussant l’image de l’État, sont les défenseurs les plus dangereux de la bourgeoisie…
Rien n’indique que les Brigades rouges vont effectivement s’engager dans cette voie, mais ce ne serait pas la première fois qu’un groupe de militants engagés dans une lutte armée sans liens sociaux, enfermés dans leur propre système, dériveraient pour en arriver à une politique, des actes et des méthodes non plus seulement erronés, mais complètement absurdes. On se souvient ainsi de la dégénérescence de la Fraction Armée Rouge du Japon dont les membres en arrivèrent à s’entretuer… Ce n’est pas pour autant que nous hurlerons contre eux avec les loups. Nous ne devons en effet pas oublier que si des jeunes révoltés et prêts à tout s’engagent ainsi dans des voies sans issue, c’est avant tout parce que la crise du capitalisme les y pousse, et parce que le passage au service de l’ordre bourgeois des grandes organisations dites « ouvrières » n’offre aucune perspective à leur révolte et les accule à des actes désespérés.