Ce treizième chapitre clôt la période qui va du déclin de la société féodale japonaise à la deuxième guerre mondiale, de l’agression militaire des Etats-Unis contre le Japon en 1853 à l’agression militaire du Japon contre les Etats-Unis en décembre 1941. La fin de la deuxième guerre mondiale marquant un changement dans les modes d’exploitation de la force de travail et, par ricochet, de la lutte de classes, je veux dresser un inventaire des résultats auxquels je suis parvenu dans l’analyse de la formation de la classe ouvrière au Japon qui, à mon avis, permettent de comprendre, sinon totalement du moins en partie, la situation des classes laborieuses au Japon de 1945 à nos jours.
Parce qu’en parcourant en à peine un siècle le développement capitaliste que plusieurs pays d’Europe avaient mis deux ou trois siècles à parcourir, le Japon offre aux classes laborieuses de tous les pays une image non seulement de leur passé mais aussi de leur avenir.
Il ne s’agit pas tant d’établir un relevé des faits que de chercher à les relier entre eux afin de comprendre la formation des hommes à travers la formation du capitalisme. Ce bilan doit s’apprécier en gardant à l’esprit qu’il se fait sur trois niveaux qui s’interpénètrent : l’individu, la classe sociale et la collectivité nationale car pas plus qu’il n’y a de nature humaine, il n’y a une fixation héréditaire du caractère d’un peuple, et le génie national ne peut être attribué qu’aux conditions de vie des individus en collectivité. C’est pourquoi j’ai cherché à montrer dans les chapitres précédents le danger, lorsque l’on se penche sur une société lointaine de la nôtre aussi bien que sur la nôtre, de vouloir trouver ses fondements dans des préjugés culturels plutôt que dans son histoire.
Confucianisme
Un de ces préjugés qui, si l’on en croit de nombreux écrivains, expliquerait à tout coup la présumée passivité des classes laborieuses au Japon, serait l’imprégnation de la société japonaise par une morale confucéenne. Par confucianisme, ces auteurs entendent généralement une doctrine érigée sur la piété filiale (kô en japonais) ; la vie sociale ressemblerait à la vie d’une grande famille qui relierait chaque sujet de l’empire par la vénération de ses ancêtres domestiques. Cette interprétation des faits en appelle à une théorie de l’Etat-famille (kokka kazoku) concoctée au Japon au xixe siècle par des idéologues de la restauration impériale.
Or à l’époque moderne, de la morale confucéenne au Japon on peut dire qu’elle n’a d’influence, si jamais elle en a eu, que parmi les élites parvenues au pouvoir en 1868. Il s’agissait alors pour les idéologues de la restauration de Meiji de faire obstacle au bouddhisme qui avait servi avec zèle le régime précédent des Tokugawa (1603-1867).
Les Japonais ne sont pas un peuple religieux mais plutôt superstitieux ; il n’attend pas d’un corpus religieux servi par des prêtres un guide pour la vie éternelle, mais cherche au hasard un manuel de savoir-vivre en collectivité. Bien que le quotidien du Japonais moyen semble à des yeux étrangers baigné de spiritualité, shintô (1), bouddhisme (2), christianisme se partagent la manne des clients. Il s’agit d’acheter ce que l’on croit le meilleur : on fera ainsi bénir sa voiture par un prêtre shintô pour éviter les accidents, on ira prier pour les morts dans un temple bouddhiste pour que le mort ne connaisse pas les tourments d’une vie éternelle, on se mariera formellement chez les chrétiens parce que la cérémonie est jolie, etc. Le confucianisme nie les tensions entre individus au sein de la collectivité humaine au profit d’une harmonie factice qui garantit le pouvoir des uns sur les autres et répond à ce besoin de codifier ce qui n’est qu’une manière de se comporter collectivement. Les Japonais adorent poser un nom de code sur tout ce qu’ils font : ils parlent en ce sens de honne (la vérité que l’on garde pour soi) et tatemae (ce que l’on présente aux autres) ; la morale confucéenne offre ce côté pratique de sembler réconciler honne et tatemae.
Un observateur attentif remarquera cependant rapidement que cette prétendue piété filiale n’a aucune valeur universelle au Japon : elle ne s’adresse qu’à son supérieur hiérarchique, sans considération d’âge, rarement à un ancien du groupe s’il n’est qu’un subalterne, et quasiment jamais à une personne âgée n’appartenant pas au groupe ; j’ai ainsi souvent constaté dans le métro de Tôkyô de nombreuses personnes âgées qui restaient debout parce que personne ne leur offrait un siège et, tout comme à Paris, il y a des sièges réservés qu’aucun jeune n’est prêt à quitter de bon gré.
Paternalisme
Le Japon d’avant 1868 présentait tous les caractères de la société féodale telle que les historiens, principalement Marc Bloch (1886-1944) (3), l’ont décrite dans plusieurs pays d’Europe. En particulier, une réunion d’individus en familles, mesnies, fiefs et royaumes, censés apporter protection à chacun de ses membres dans des sociétés où la violence laissait peu de chances de survie à l’individu isolé. Il n’est par conséquent pas étonnant que ce besoin de survie se soit exprimé sous la forme de vertus familiales et qu’elles ne valent qu’à l’intérieur de tel ou tel groupe constitué ; lorsqu’une famille venait à déchoir ou à se dissoudre, les éléments qui la composaient devaient s’agréger à une autre. Au caractère religieux de l’ancien régime il faut joindre son caractère paternel, ou, pour employer une expression courante dans la France d’avant 1789, patronal.
Dans les campagnes japonaises cette organisation de type féodal s’exprime jusqu’en 1945 dans un type de relations sociales que les chercheurs japonais qui s’y sont intéressés ont appelé dôzoku (dô signifie identique, et zoku groupe, famille ou clan) (4) : cette « famille élargie » ne se conçoit pas uniquement en termes de relations entre personnes liées par le sang, mais comme un groupe local de familles et d’individus coopérant et vivant ensemble, pour certains sous le même toit. Un village (mura) ou un hameau (buraku) se composent alors d’une mosaïque de dôzoku. Cette structure régule le mode d’héritage de ses membres, organise les rapports économiques et les occupations ainsi que les rapports sociaux en son sein et avec l’extérieur.
Elle entraîne des relations qui repose sur des obligations (giri) entre participants à un dôzoku. Ces obligations sont mutuelles : le supérieur en accordant sa bonté à ses inférieurs (lui remettant des dettes, lui fournissant des semences en cas de manque, etc.), que l’on appelle on en japonais ; et l’inférieur, dont la reconnaissance envers son supérieur ne peut être apurée parce que non quantifiable, doit rendre à ce dernier des devoirs (corvées, cadeaux à l’occasion d’un événement extraordinaire tel que mariage ou deuil, etc.). Tout ceci sans contrat légal formel.
Nagai Michio rappelait en 1953 que, malgré la réforme agraire imposée par l’occupant américain après 1945, le système du dôzoku demeurait vivace, parce que cette réforme, qui fit de certains fermiers des propriétaires, ne s’appliqua pas à l’ensemble des terres agricoles, et absolument pas aux territoires couverts de forêts. Ce n’est qu’avec l’urbanisation croissante qu’il disparut peu à peu dans les années ultérieures.
Dans les villes, l’industrie japonaise s’est développée sur un type de relations économiques et sociales qui, quoique différentes, ressemblent au dôzoku par certains aspects : un système que les Japonais nomment oyabun (patron) kobun (subordonné). Cette organisation des rapports entre patrons et employés est un pur exemple de relations rituelles entre inégaux. Toutefois, le vocabulaire utilisé se réfère à la famille : oya signifiant parents et ko, enfant, ce dernier mot impliquant à la fois une idée de protection et d’infantilisation.
Au XXIe siècle, ces termes d’oyabun et kobun ont disparu du vocabulaire courant, mais les relations paternalistes qu’ils désignaient sont restées quasiment inchangées, principalement dans les petites et moyennes entreprises. Et dans la société japonaise toute entière, toutes classes sociales confondues, règnent des rapports qu’un psychanalyste japonais a décrit comme « relations suaves » (amae no kôzô) (5) qui introduisent entre les personnes des rapports de dépendance mutuelle où il s’agit de ne jamais chercher le point de rupture mais au contraire de parvenir à un consensus.
Communisme
Là où certains disent ou écrivent que les Japonais seraient dociles et, qu’à l’opposé, les Européens cultiveraient esprit critique et indépendance, je n’ai pu, pour ma part, que constater qu’il y a sans doute autant de Japonais affranchis que d’Européens non-assujettis, finalement très peu, et beaucoup d’assujettis partout. Au fond, chacun essaie de satisfaire ses intérêts et, s’il transgresse les interdits que lui impose la société dans laquelle il vit, c’est la plupart du temps en se cachant secrètement derrière la défense publique de ces interdits.
En obligeant les individus à vivre en groupe, la société japonaise les place dans un extrême isolement individuel qui empêche chacun de penser à sa propre condition. C’est pourquoi un patron anglo-saxon pouvait écrire en 1988 que le communisme était une réussite au Japon (6). Ni Douglas Moore Kenrick ni moi n’utilisons évidemment le mot communisme dans sa signification utopique, mais dans l’unique réalité de son application dans les pays communistes ou ex-communistes : planification de l’économie par en haut, soummission des travailleurs à leurs exploiteurs, interdiction de critique et Etat omnipotent aussi bien dans la répression de la population que dans la satisfaction de ses besoins.
Il n’y a, à notre époque, qu’une différence de degré entre les différents Etats du monde dans leur imposition du pouvoir à leurs populations, chacun ayant sa manière en fonction de ses singularités historiques. Dans le Japon d’avant la deuxième guerre mondiale, les entreprises n’étaient pas nationalisées mais l’Etat planifiait l’économie d’une main de fer avec l’accord tacite des entrepreneurs : contrôle des classes laborieuses à l’intérieur du pays, contrôle des importations et exportations de marchandises, recherche de sources d’approvisionnement en matières premières ayant conduit aux aventures coloniales, envoi de délégations dans plusieurs pays industrialisés aux fins d’en rapporter la technologie qui faisait défaut au pays, etc.
Le gouvernement japonais s’immisçait dans la vie privée des travailleurs par un maillage serré du voisinage par une police omniprésente, mais aussi par l’organisation des entreprises qui se chargeaient souvent de loger, ou d’aider à se loger, les travailleurs qui leur étaient indispensables et, par-là, pouvaient aisément surveiller leurs activités dans et hors le travail. Une forte tête était immédiatement repérée et risquait non seulement la perte de son travail mais aussi de son logement ; sans compter la circulation de listes noires entre patrons et de listes de burakumin qui empêchaient quiconque ne se pliait pas aux conventions de prétendre à toute profession autre que les plus basses et les moins bien rémunérées.
Cette surveillance perpétuelle, même dans une grande ville comme Tôkyô, s’appuyait sur le zèle des voisins à se dénoncer les uns les autres. Car le collectivisme bureaucratique suppose une stabilité de la vie en société au niveau le plus bas que puisse atteindre le moins doué du groupe et ne supporte pas la franchise des opinions ; il présume l’action en meute comme forme normale d’existence.
Si une personne n’a pas ce sens de la communauté, sa famille et lui risquent d’en souffrir : elle ne pourra se permettre aucune négligence sans que l’opinion publique se déchaîne, sa carrière sera interrompue si elle ne perd pas tout simplement son travail ; ses enfants seront mis à l’index par leurs camarades ou brimés. Si, au sein de l’entreprise, on ne participe pas aux multiples réunions et festivités qui rythment son activité, on est placardisé ; il est, en outre, nécessaire à toute carrière en devenir de rendre allégeance au chef (ne pas oublier son anniversaire de naissance par exemple), tandis que le chef ne devra pas non plus manquer de manifester à ses subordonnées sa considération par quelques menues attentions, à la manière de ce j’ai décrit plus haut dans la partie qui traite du système du dôzoku.
L’essentiel est de réduire à néant l’individu, de l’éradiquer aussi bien à l’intérieur de l’entreprise qu’à l’extérieur, qu’il se soumette aux règles supposées garantir une société harmonieuse industriellement compétitive. Avec pour conséquence principale que les membres de ladite société ne fondent plus leur comportement sur un savoir mais sur des démonstrations identitaires qui s’expriment dans le tatemae.
Ce collectivisme n’est pas sans avantages pour les classes laborieuses dans leur lutte contre leur exploitation : je lisais ainsi dans un article intitulé « Pédale douce au travail », paru dans Le Monde du 10 janvier 2006 : « C’est l’une des surprises de l’enquête “Global Workforce Study” présentée fin 2005 par le cabinet Towers Perrin et réalisée auprès d’un panel de 86 000 personnes interrogées dans 16 pays sur leur engagement au travail. Les taux les plus faibles concernent le Japon (2 %), l’Inde (7 %), la Chine (8 %) et la Corée (9 %) tandis que les taux d’engagement les plus élevés sont relevés au Mexique (40 %) et au Brésil (31 %). Parmi les raisons avancées pour expliquer ces scores, le collectif l’emporterait en Asie sur l’engagement individuel : chacun fait son travail sans plus. »
On peut avancer une autre explication au faible taux de productivité des travailleurs japonais : celle, d’abord, qui touche aux réticences des grandes entreprises japonaises à licencier par crainte de ne pas retrouver du personnel formé à leurs besoins lors de la reprise des affaires ; la production étant alors réduite pour cause de main-d’œuvre en sureffectifs. Le corrolaire en est un taux de chômage relativement bas. Jusque dans les années 1990, où il y eut un bouleversement notable de la société japonsaise, les gouvernants et les entrepreneurs préféraient sous-employer les travailleurs plutôt que les lâcher dans la nature. En effet, le labeur du matin au soir constitue la meilleure des polices ; il tient chacun en bride et entrave le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine ; il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières (7).
Travail et éducation
En 1872, l’ordonnance de 1643 qui interdisait l’achat et la vente de terres agricoles (denpata eitai baibai kinshi rei) est abolie et, dans la foulée, des millions de certificats de propriété sont émis. Les titres de propriété individuels remplacent la propriété collective antérieure : pour les paysans pauvres, soit un titre de propriété foncière leur sert de garantie pour obtenir un crédit, soit ils vendent leur terre en cas de difficultés. Le titre individuel de propriété favorise une concentration de la propriété foncière entre quelques gros propriétaires, entraîne l’exploitation industrielle de la terre dans les campagnes et un important exode rural en direction des villes.
Dès la fin du XIXe siècle, ces paysans qui se lançaient dans les villes pour trouver du travail furent persécutés par les patrons et la police et la violence, individuelle ou en petis groupes affinitaires, devint leur seule arme. Puis la révolution russe de 1917 fit naître l’espoir d’une vie nouvelle et les classes laborieuses japonaises crurent alors que l’action organisée pouvait changer bien des choses : les syndicats s’unifièrent et les grèves s’étendirent. Mais la répression policière, les tendances isolationnistes propres au paysannat japonais, la corruption des bonzes syndicaux et les querelles stériles entre partis stoppèrent rapidement leurs velléités activistes. Chacun se replia sur les solidarités propres à sa communauté villageoise d’origine ou s’en remit pour quelques-uns aux élections promises à partir de la promulgation de la loi sur le suffrage universel masculin en 1925, les premières s’étant déroulées en 1928, espérant par un vote changer la société sans prêter le dos aux coups de matraques.
Par ailleurs, la soumission aux conditions de travail nouvelles exigées par l’industrie manufacturière avait été préparée par les modifications dans l’éducation dès le début de l’ère Meiji : l’enseignement obligatoire est imposé dès 1873. L’éducation de masse se devait de ne pas éveiller le sens critique et pour ce faire, les législateurs commencèrent à éradiquer la culture chinoise qui imprégnait les élites de la société avant 1868. La simplification des idéogrammes et la constitution, après la deuxième guerre mondiale, d’une liste a minima connue sous le nom générique de tôyô kanji (idéogrammes d’usage courant), qui contient environ (parce qu’elle ne cesse d’être révisée) 2 000 caractères, réservée aux études primaires et secondaires, ont effacé la mémoire écrite des Japonais soumis à l’éducation obligatoire.
Conservateurs et progressistes se sont toujours gaussé des aspirations des classes laborieuses à se cultiver, leur niant la capacité à s’approprier la culture bourgeoise ou à s’instruire avant toute transformation de la société. Il est vrai que l’école obligatoire tue dans l’œuf toute volonté de se cultiver et que les enfants des classes laborieuses en sortent avec le dégoût de s’instruire. Mais il est tout aussi vrai que les idéologues, nourris de culture bourgeoise, poursuivent avec zèle le travail de l’école : ânonnement de données futiles, refus de l’histoire et du développement des facultés créatrices et critiques, théories merveilleuses d’une société nouvelle à venir sans jamais avoir commencé à œuvrer pour abattre celle où ils vivent. Le pire ennemi de l’intelligence aujourd’hui n’est plus l’ignorance, mais l’instruction faussée et tronquée telle qu’elle est enseignée à l’école. Peut-on pour autant avancer, comme certains, que les futurs révolutionnaires se rencontrent uniquement chez les moins cultivés d’entre nous, toute culture étant asservissement ? Cette rhétorique a pour seul but de renforcer le poids d’une minorité en cherchant à nous faire croire que la culture se résume à des mots ou des slogans sans conséquences mâchés par une élite nourrie de culture conventionnelle faisant profession d’anti-intellectualisme.
L’enjeu de la scolarité obligatoire dans tous les pays fut d’éduquer de bons ouvriers en faussant, ou supprimant totalement, la mémoire historique. Au Japon, c’est passé, et ça passe encore de nos jours, par un encombrement de la mémoire, la langue japonaise s’y prêtant particulièrement parce que les idéogrammes offrent plusieurs lectures de manière illogique, qu’il faut par conséquent les mémoriser, que ces idéogrammes ont donné par ailleurs naissance à une écriture syllabaire qui s’agrège fréquemment à eux, enfin que de nombreux mots étrangers sont amalgamés au japonais d’une manière extrêmement fantaisiste (8).
Avant la deuxième guerre mondiale, cette mémoire historique persistait chez de nombreux Japonais qui avaient connu directement des ancêtres ayant vécu avant l’industrialisation du pays planifiée par les gouvernements successifs depuis la restauration impériale de 1868. D’où cette indocilité de la classe ouvrière entre les deux guerres.
L’école, la famille et l’ensemble des instances répressives étatiques allaient se charger de supprimer toute indocilité par la guerre. La tâche fut relativement aisée parce que, mises à part les émeutes du riz en 1918, les conflits des travailleurs contre la montée du capitalisme au Japon sont demeurés localisés ; ils ont pu parfois être nombreux à un moment donné, sans cependant parvenir à se coordonner pour raisons de régionalismes dans les relations personnelles, de divisions entre usines, et à l’intérieur d’une même usine entre travailleurs du fait de leurs origines régionales ou nationales : les Japonais d’origines territoriales diverses résistèrent longtemps à l’assimilation dans les zones où ils avaient émigré à l’intérieur du pays, et y formèrent pendant plusieurs décennies des colonies ; c’était pire encore avec les collègues non-Japonais. Ces façons de penser et d’agir héritées d’un passé précapitaliste, entretenues par les syndicats, les partis politiques et la police, ont empêché que les revendications des travailleurs s’étendent à tout le pays.
La guerre
En 1873, le gouvernement japonais instaurait le service militaire obligatoire, contre lequel la population résistera longtemps, le considérant comme un impôt du sang (ketsuzei) ; puis lançait en 1874 une première expédition contre Formose (actuellement Taiwan). Depuis le XIXe siècle, le développement économique du Japon a emprunté les lignes des guerres étrangères : contre la Chine (1894-1895), contre la Russie (1904-1905), en profitant de la première guerre mondiale, en s’invitant dans la deuxième, puis en appuyant logistiquement les Etats-Unis dans leurs guerres en Corée et au Vietnam.
Ainsi, dès 1918, le Japon votait une loi préparant une guerre à venir, dite Loi de mobilisation des industries d’armements (Gunju kôgyô dôin hô). Puis, en 1927, créait un Bureau des ressources (Shigenkyoku kansei) officiellement destiné à l’étude des moyens matériels et à la préparation de la production militaire (9). Fritz Sternberg (1895-1963), social-démocrate allemand, relevait cette différence entre le Japon et les futurs belligérants de la deuxième guerre mondiale qui, selon lui, n’avaient pas préparé militairement le guerre : « Au Japon c’est au contraire en pleine crise mondiale, alors que la production continuait à baisser dans les pays capitalistes occidentaux, que les dirigeants se mirent à renforcer le secteur militaire de l’économie. L’Empire nippon se lança alors dans l’invasion de la Mandchourie, entreprise qui avait exigé une préparation industrielle aussi bien que militaire. En Allemagne, l’économie de guerre ne fut organisée qu’après 1933, et dans les pays anglo-saxons seulement au cours même de la deuxième guerre mondiale, alors que le Japon avait déjà commencé à développer la sienne au plus fort de la grande crise (10). »
Rappelons que, pour le Japon, la guerre a commencé en 1931 en Mandchourie. Pendant la première guerre mondiale, le pays, s’était tenu à l’écart du conflit pour mieux profiter des opportunités qu’il lui donnait de pousser ses pions sur le continent asiatique ; le traité de Versailles, en lui confiant les anciennes colonies allemandes dans la région, confirma son pouvoir. Mais entre 1926 et 1928, la révolution chinoise et les luttes entre chefs de guerre du Nord et du Sud mirent en péril les intérêts du Japon en Chine, et en juin 1928, des militaires japonais assassinaient Zhang Zuolin, qui contrôlait le Nord de la Chine, espérant déclencher une révolte des Chinois qui aurait permis l’intervention de l’armée japonaise. Ce plan échoua.
Le prétexte pour envahir la Mandchourie ne survint que le 18 septembre 1931, avec la destruction d’une voie ferrée appartenant à une société japonaise à Moukden (actuellement Shenyang, dans le nord de la Chine). L’attentat avait été organisé par des militaires japonais. A partir de cette date, la guerre en Asie est marquée par la montée en force de l’armée japonaise jusqu’à l’attaque de Pearl Harbor les 7-8 décembre 1941 (11) : le Japon quitte la Société des nations en 1933 et révoque en 1936 les traités sur la limitation navale (traité de Washington de 1922 et Conférence navale de Londres de 1930) puis, en 1940, se rallie aux puissances de l’Axe.
Dans la nuit du 7 au 8 juillet 1937, les Japonais s’étant plaint auprès des Chinois d’avoir été pris pour cible par l’armée chinoise près du pont Lukouqiao (Rohôkyô en japonais, que l’on appelle aussi pont Marco Polo parce qu’il a été décrit par celui-ci), cet incident fournit un second prétexte à l’armée japonaise pour étendre son emprise autour de Tianjin et Beijing. S’ouvre alors une guerre ouverte en Chine, l’armée de Jiang Jieshi (Tchang Kaï-chek) et les communistes de Mao Zedong appelant à la lutte nationale contre l’envahisseur japonais ; elle allait affaiblir l’armée japonaise malgré des succès dus à sa supériorité technologique.
Lorsque le Japon attaque les Etats-Unis en décembre 1941, le pays est économiquement exsangue. En 1934, de mauvaises récoltes avaient entraîné une surmortalité due à la famine dans le nord du Japon. La précarité de l’emploi explose : à la fin de cette année-là, plus de 30 % des entreprises employant plus de 100 personnes, soit 754 usines, occupent 80 000 employés vacataires. Le nombre des accidents du travail augmente : les chiffres officiels sont de 521 morts, soit 47 % de plus qu’en 1933, et de 13 955 blessés, soit 51 % de plus. Dans les mines, on dénombre 911 morts et 73 134 blessés. A partir de 1938, la production sidérurgique, qui atteint encore 5,489 millions de tonnes, commence à décroître, et ceci jusqu’en 1941 ; dans le même temps, la superficie rizicole cultivée est de 3,220 millions d’ares, puis décroît jusqu’en 1946. Cependant, l’année 1938 voit le nombre des ouvriers de l’industrie lourde et chimique dépasser celui de l’industrie légère (12).
La première guerre mondiale avait marqué la disparition momentanée du travail féminin, majoritaire auparavant et la mécanisation s’imposait dans une majorité d’entreprises entre la première et la deuxième guerres mondiales. Cette mécanisation disqualifiait une grande partie de la classe ouvrière en lui ôtant son savoir-faire, mais dans le même temps cette disqualification lui conférait une plus grande homogénéité. C’est ainsi que, malgré la guerre, les conflits du travail se poursuivirent jusqu’en 1941. Les syndicats ouvriers avaient été laminés ; selon la Kindai Nihon sôgô nenpyô, il n’en restait plus que 11, comptant 895 adhérents, cette année-là. Mais les conflits, bien que moins nombreux que dans les années précédentes, s’élevaient quand même à 159, impliquant 10 867 participants, parmi lesquels les statitisques relèvent 98 cas avec 5 977 participants coréens (13).
Pearl Harbor donnera le coup d’arrêt à ces conflits de travailleurs. Du côté japonais comme du côté américain il s’agissait d’éliminer un concurrent et d’apporter une solution aux soubresauts de la politique internationale symptomatiques, entre 1914 et 1945, de sociétés en mutation comparativement à l’avant-1914.
J.-P. V.
NOTES
(1) Le shintô est une religion animiste qui repose sur une fondation légendaire du Japon issu de la procréation par les divinités Izanagi et Izanami du frère et de la sœur Susano onomikoto et Amaterasu ômikami : « Susano onomikoto est moins l’antithèse de sa sœur qu’un concurrent, un gêneur, un tourbillon brutal lancé au cœur d’une société policée. » (Vadime et Danielle Elisseeff, La Civilisation japonaise, éd. Arthaud, 1989, p. 17). Selon cette vision du monde, l’archipel japonais résulterait de la dispersion séminale issue de la copulation entre Amaterasu et le géniteur de son fils Ninigi no mikoto ; et ce dernier serait à son tour le géniteur du premier des empereurs japonais, Jinmu tennô, dont descendrait toute la lignée impériale jusqu’à nos jours. Après la restauration impériale de Meiji, en 1868, les idéologues de la cour ont répandu cette conception de l’empereur dieu vivant qui reflète l’extrême hiérarchisation de la société japonaise.
(2) Le bouddhisme a au Japon une longue tradition de moines-guerriers (sôhei). Les sectes bouddhistes furent au début de l’ère Meiji particulièrement persécutées parce qu’elles incarnaient l’ancien régime des Tokugawa. Puis, la Constitution de 1889 donna une réponse définitive à la question religieuse dans son article 22 en faisant une place aux bouddhistes en échange de leur soumission au pouvoir impérial. Pendant la deuxième guerre mondiale, les bouddhistes, zen et autres, participèrent avec ferveur aux combats ; lire à ce propos Brian Victoria, Zen at War, Weatherhill Inc., 1997 (traduction française : Le Zen en guerre, 1868-1945, éditions du Seuil, 2001).
(3) Marc Bloch, La Société féodale, éd. Albin Michel, 1939.
(4) Pour cette partie, j’ai utilisé un rapport présenté en anglais devant The Ohio State University Research Foundation : Michio Nagai [Nagai Michio], DOZOKU [Dôzoku], A Preliminary Study of the Japanese “Extended Family” Group and Its Social and Economic Functions (Based on the Researches of K. Ariga) (Une étude préliminaire de la « famille élargie » japonaise et ses fonctions sociales et économiques), Report by the Ohio State University Research Foundation, septembre 1953. L’auteur s’est fondé sur plusieurs travaux d’Ariga Kizaemon et Tsuchiya Takao, parus dans les années 1930 et 1940, qui ne sont pour l’heure, à ma connaissance, traduits dans aucune langue occidentale.
(5) Doi Takeo, Amae no kôzô, éd. Kôbundô, 1946 (traduction française : Le Jeu de l’indulgence. Etude de psychologie fondée sur le concept japonais d’amae, L’Asiathèque, 1988).
(6) Douglas Moore Kenrick, Where Communism Works. The Success of Competitive Communism in Japan (Là où marche le communisme. La réussite du communisme compétitif au Japon), Charles E. Tuttle Company, édition de 1990 (1re édition : 1988).
(7) Friedrich Nietzsche, Morgenröthe, livre troisème, aphorisme 173, « Les apologistes du travail », (traduction française : Aurore. Pensées sur les préjugés moraux. Fragments posthumes (1879-1881), in Œuvres philosophiques complètes, éd. Gallimard, 1970, p.136).
(8) Pour exemple, l’anglais platform (quai d’une gare) est devenu hômu en japonais ; television, terebi ; etc. Un apprentissage rationnel de la langue faisant appel a minima à la mémoire laisserait à cette dernière des capacités à engranger des faits plus utiles.
(9) Nakamura Takafusa, « Transformation Amid Crisis : The 1920s » (Crise et transformation : les années 1920), dans Lectures on Modern Japanese Economic History [Conférences sur l’histoire économique du Japon moderne], LTCB International Library Foundation, 1994, p. 22.
(10) Fritz Sternberg, Le Conflit du siècle. Capitalisme et socialisme à l’épreuve de l’histoire, éd. du Seuil 1958 (éd. originale : Kapitalismus und Sozialismus vor dem Weltgericht, Rowohlt Verlag, 1951), p. 363/364.
(12) Kindai Nihon sôgô nenpyô (Chronologie générale du Japon moderne), Iwanami shoten, 2001 (1ère édition : 1968).
(13) Ibid.
(11) J’ai souvent entendu dire que le président des Etats-Unis, Franklin Roosevelt, connaissait le projet d’attaque japonaise sur Pearl Harbor, mais qu’il avait laissé faire afin de provoquer l’indignation de ses compatriotes qui, en 1941 encore, ne manifestaient majoritairement qu’indifférence envers cette nouvelle guerre. Un ami a attiré, à ce sujet, mon attention sur un ouvrage paru aux Etats-Unis qui semble confirmer cette rumeur : Gregory Douglas, Gestapo Chief. The 1948 Interrogation of Heinrich Müller, éd. Bender Publishing, 1996, dans lequel se trouve une transcription d’un message téléphonique de Winston Churchill à Roosevelt, daté du 26 novembre 1941, décrypté par les services allemands, message dans lequel Churchill avertit Roosevelt de l’imminence de cette attaque.
La situation de la classe laborieuse au Japon dans Echanges :
I. Introduction. La bureaucratie. Les employeurs. Les travailleurs
n° 107, hiver 2003-2004, p. 37.
II. La guerre sino-japonaise (1894-1895). L’entre-deux guerres (1896-1904). La guerre russo-japonaise (1904-1905). Lutte de clans au sein du gouvernement
n° 108, printemps 2004, p. 35.
III. Avant 1914 : La composition de la classe ouvrière. La discipline du travail et l’enseignement. Industrialisation et classe ouvrière . Les luttes ouvrières. Les syndicats
n° 109, été 2004, p. 25.
IV. Les origines du socialisme japonais : Le socialisme sans prolétariat. Ses origines intellectuelles japonaises, le bushidó. Ses origines intellectuelles étrangères. Marxisme contre anarchisme
n° 110, automne 2004, p. 25.
IV bis. Chronologie juillet 1853-août 1914
n° 112, printemps 2005, p. 18.
V. Bouleversements économiques et sociaux pendant la Grande Guerre. Un ennemi : l’Allemagne. Le commerce. L’industrie. La classe ouvrière. Les Coréens au Japon
n° 114, automne 2005, p. 32.
VI. Les grèves pendant la première guerre mondiale. Les conflits du travail de 1914 à 1916. Un tournant : 1917-1918. Les émeutes du riz .
n° 115, hiver 2005-2006, p. 41
VII. La dépression de 1920-1923. Le grand tremblement de terre du Kantô. La crise bancaire de 1927. La crise de 1929
n° 117, été 2006, p. 39.
VIII. Entre première et deuxième guerres mondiales. Le taylorisme. Les zaibatsu. La lutte des classes. Les Coréens
n° 119, hiver 2006-2007, p. 24.
IX. Les origines réformistes du syndicalisme ouvrier. Parlementarisme et syndicalisme. Les conflits entre syndicats prennent le pas sur la lutte de classes. La guerre contre la classe ouvrière
n° 121, été 2007, p. 21.
X. Les travailleurs des campagnes. Les Coréens. Les burakumin. Patronat et fonctionnaires. Les yakuza n°124, printemps 2008, p. 23.]
XI. Les partis de gouvernement. Les socialistes. Les anarchistes. Le bolchevisme.. - Osugi Sakae. - Kawakami Hajime. - Katayama Sen.
XII, 1. Qu’est-ce que la littérature prolétarienne ? Les écrivains prolétariens japonais. Les Semeurs. Revues et organisations.
XII, 2. Le roman prolétarien. – « Chronologie », de Kobayashi Takiji (1903-1933).
XII, 3 Le théâtre prolétarien. La poésie prolétarienne.
XIII. (Ci-dessus.)