Cet article est paru dans Echanges n°144, avec Violences quotidiennes au Bangladesh.
La pression sur l’ensemble des travailleurs de la confection au Bangladesh est aujourd’hui d’autant plus forte que ce pays devient de plus en plus un des paradis de la délocalisation pour cette branche du capital. Les troubles sociaux récurrents ne découragent pas ces transferts – les investissements étrangers – tant les perspectives de profit sont attrayantes. Dans « Une révolte ouvrière » (Echanges 118, automne 2006) et « Quelles suites aux émeutes de l’été 2006 ? » (Echanges 119, hiver 2006-2007), nous avions longuement exposé la situation du Bangladesh et des luttes (affrontements violents et émeutes des travailleurs du textile essentiellement). Peu de choses ont changé si ce n’est que la crise passe aussi pour renforcer encore les conditions d’exploitation – si c’est encore possible.
Il nous semble important de rappeler quelques-unes des données de base permettant de bien situer la condition prolétaire aujourd’hui dans ce pays dont les données géographiques et le passé colonial forment le cadre de la situation sociale.
Sur un territoire comptant pour le quart de la France (environ 22 départements français, moins que la Roumanie) vivent (on devrait dire survivent pour l’immense majorité des habitants) 152 millions d’habitants, deux fois plus que la population française ; ce qui donne une densité de population de 1 060 habitants au km² contre 120 en France, presque dix fois plus.
On pourrait penser que ce pays surpeuplé recèle des richesses qui permettent à tous d’y vivre hors de la misère. C’est tout le contraire. La plus grande partie du territoire est à moins de 12 mètres au-dessus du niveau de la mer et 10 % en dessous de ce niveau. On estime que si par l’effet de serre le niveau des mers s’élevait de 1 mètre, la moitié du pays disparaîtrait. Pour le présent, deux formes d’inondations sont une menace constante : d’un côté les fleuves Gange et Bramapoutre descendant de l’Himalaya recouvrent régulièrement les terres de leur delta commun, de l’autre, des typhons tropicaux poussant les mers dans les terres dévastent tout sur leur passage.
Les chiffres de cette insécurité géographique sont à la mesure du surpeuplement : en 1970, 500 000 victimes d’un cyclone ; en 1991, 130 000 ; en 1998 les inondations recouvrent 70 % du pays laissant 30 millions de sans-abri ; le 15 mai 2013 une autre inondation entraîne le déplacement de 800 000 personnes.
Sur ces campagnes peu accueillantes vivent les deux tiers de la population dans une pauvreté accentuée par ces désastres récurrents, ce qui a deux conséquences : l’une la persistance des relations sociales quasi tribales, l’autre une forte émigration tant vers l’étranger (une bonne part dans l’ex-pays colonisateur, la Grande-Bretagne) que vers les villes et leurs industries (Dacca la capitale compte 12 millions d’habitants avec son environnement d’usines et de bidonvilles, le port le plus actif, Chittagong, 4 millions).
La misère doublée d’une insécurité et la persistance des parfois terribles règles de vie coutumières, notamment pour les femmes, peut facilement expliquer que l’exode, même avec ses incertitudes et les dures conditions d’exploitation dans les bagnes de l’industrie textile sont moins pénibles que la survie dans les campagnes. Ces migrants de l’intérieur qui forment l’essentiel de la classe ouvrière, le plus souvent des femmes, ne dépassent pas 4 à 5 millions, soit à peine 3% de la population totale.
De nombreux conflits
Mais ce n’est pas tout. Les séquelles de la décolonisation laissent une situation politique inextricable, et de violents conflits politiques et religieux aggravent encore l’ensemble des conditions que nous venons d’évoquer.
Le Bangladesh était une partie intégrante de l’Empire britannique des Indes comportant un mélange religieux d’hindouistes (dominants) et de musulmans (minoritaires). Lors de la décolonisation en 1947, le colonisateur crut habile de séparer l’Empire des Indes en deux Etats : l’Inde à base hindouiste et le Pakistan à base musulmane. Ce dernier était divisé en deux parties, le Pakistan occidental (le Pakistan actuel à dominante musulmane) et le Pakistan oriental (l’actuel Bangladesh, avec une forte minorité hindouiste). Quand le Pakistan occidental tenta d’imposer sa loi à la partie orientale, en 1971, la guerre civile a éclaté dans cette partie qui, avec l’appui de l’Inde, put acquérir son indépendance en tant que Bangladesh.Cette guerre aurait fait entre 500 000 et 2 millions de victimes avec un cortège d’exactions, de massacres, de viols et de pillages ; plus de 10 millions de personnes émigrèrent en Inde. Après quarante ans, les plaies de cette guerre sont constamment rouvertes par l’affrontement des deux principaux partis ; le Bangladesh National Party (BNP), d’obédience musulmane, et la ligue Awami, d’obédience hindouiste, qui ont chacun séparément leurs extrémistes.
Depuis l’indépendance, ces deux partis se sont partagé alternativement le pouvoir, mais entretiennent lorsqu’ils sont dans l’opposition une violence permanente en lançant des journées de grève, les « hartals », qui sont sans rapport avec les grèves dont il sera question ci-dessous mais qui laissent chaque fois un cortège de destructions et de morts. Actuellement, c’est la ligue Awami qui dispose du pouvoir et on peut supposer qu’elle a exhumé la hache de guerre pour masquer la violence des conflits sociaux dans le textile et parfois dans d’autre branches économiques. Quarante ans après les massacres de la guerre civile, certains responsables restés impunis jusqu’alors ont été condamnés à mort : des émeutes des extrémistes musulmans ont fait plus de 60 morts.
On doit ajouter qu’économiquement le pays, agriculture et industrie, a subi une mutation importante depuis les années 1970 : la prospérité économique était basée sur la production et l’industrialisation du jute, largement utilisé en raison de sa résistance, pour toute une série de productions textiles. L’irruption des tissus synthétiques a totalement ruiné cette production et industrie ; la conversion s’est faite principalement vers une autre industrie textile, celle de la confection.
La catastrophe du 24 avril 2013
Une récente conséquence de cette surexploitation de la force de travail, pas la première, pas la dernière, s’est passée à Savar, dans la banlieue de la capitale, Dacca : là, un immeuble de huit étages, le Rana Plaza, abrite une banque au rez-de-chaussée et cinq usines textiles où travaillent 3 200 travailleurs (une estimation car la corruption généralisée fait que tout est sous-évalué), des femmes pour la plupart. La construction de l’immeuble n’a été autorisée que pour cinq étages, mais de telles infractions couvertes par la corruption sont fréquentes, de même que les malfaçons.
Le mardi 23 avril, des fissures sont constatées dans les murs du bâtiment et les travailleurs en sont évacués : le propriétaire, convoqué, déclare que c’est sans danger. Le lendemain matin, la banque reste fermée mais les patrons des ateliers de confection contraignent les travailleurs à regagner leur poste. Quelques heures après l’immeuble s’écroule totalement : on retirera des décombres plus de 1 200 corps et plus de 1 000 blessés, plus ou moins sérieusement. On ne saura jamais les chiffres exacts car les effectifs n’ont pas été enregistrés. Le fait que l’immeuble se soit ainsi effondré comme un château de cartes et les photos du tas de gravats qui sont les seuls décombres confirment que l’immeuble de béton a été construit pratiquement sans armature métallique. L’effondrement a pu être causé par les trépidations des machines à coudre et il a été si soudain qu’aucun des travailleurs n’a eu le temps de gagner une sortie.
La dimension meurtrière de la catastrophe entraîne une médiatisation mondiale, une stigmatisation des donneurs d’ordre (multinationales de la confection et de la distribution) et une réaction violente de tous les travailleurs du secteur textile du pays. Un coin du voile est levé sur les conditions d’exploitation de ces travailleurs ce qui n’était guère connu auparavant. Mais plus que sur l’ensemble de ces conditions, l’accent est mis surtout sur l’insécurité qui n’est pas due tant aux matériaux utilisés (teintures, solvants..) qu’aux locaux : sorties bloquées pendant le travail pour éviter les sorties et/ou les vols, pas d’automatismes anti-incendies, extincteurs en nombre réduit ou hors d’usage, aucun contrôle ou contrôles arrangés par la corruption.
Depuis 2005 plus de 700 travailleurs ont été brûlés vifs dans des incendies. Un des derniers en date, le 24 novembre 2011, a tué 112 travailleurs et blessé 150 autres, le patron ayant retardé l’évacuation malgré l’alerte incendie. Le 8 mai 2013, un autre incendie a fait huit morts, la plupart asphyxiés par les vapeurs toxiques des tissus enflammés.
Répliques ouvrières et répliques du capital
Dans les heures qui ont suivi l’effondrement de l’immeuble, les travailleurs de toutes les usines (essentiellement textiles) de la zone industrielle concentrée autour de Dacca se sont mis en grève. Les grévistes, comme souvent, se sont répandus autour des usines, bloquant les axes routiers, s’affrontant avec les flics de l’unité spéciale anti-émeutes le Rapid Action Battalion (RAB), incendiant voitures, camions et usines. Cela dura près d’une semaine bien que le gouvernement, pour prévenir des troubles plus importants, eût ordonné la fermeture des usines de la zone.
Parallèlement, le gouvernement tente de calmer le jeu mais cela ne peut aller bien loin car plus du tiers des membres du Parlement et du gouvernement sont eux-mêmes patrons ou liés de près à cette industrie textile. Pour satisfaire en apparence au mouvement de révolte, des poursuites sont engagées contre quelques têtes, responsables directs de la catastrophe : le propriétaire de l’immeuble est arrêté alors qu’il tentait de gagner l’étranger ainsi que six patrons ou responsables des entreprises textiles concernées ; gageons qu’ils retrouverons leur liberté lorsque cette tempête sera calmée. Le syndicat patronal du textile (BGMEA, Bangladesh Garment Manufactures and Exporters Association) décide que les salaires seront payés de toute façon et offre une indemnisation d’un mois de salaire (30 euros) pour compenser le préjudice physique et/ou moral. Le gouvernement décide de fermer immédiatement pour des raisons de sécurité seize usines... sur 5 400 du secteur, et de poursuivre des enquêtes de sécurité dans les autres (vu ce que donnaient ces enquêtes précédemment, on peut se douter de ce qu’elle seront). Les multinationales de la confection et/ou de la distribution déversent dans les médias leurs bonnes intentions et leurs protestations d’ignorance des conditions d’exploitation de la force de travail qui produit cette manne de produits au meilleur coût et leur permet d’engranger la plus grande partie de la plus-value.
Ces protestations, comme auparavant, resteront lettre morte et il n’est pas inutile de voir comment dans ce domaine du textile, comme dans d’autres, sur un plan mondial, se déroule le processus de production au moindre coût en éludant l’ensemble des contraintes éventuelles étatiques dans le domaine social et/ou environnemental. Les donneurs d’ordre, acheteurs initiaux, sont les multinationales (dans le textile, les marques comme Adidas, Benneton, H&M, Gap, etc.) ou les chaînes de distribution (Walmart, Carrefour, C&A...). Ces entreprises lancent un appel d’offre pour un produit défini à des conditions précises et donnent le marché au mieux offrant, où qu’il soit, souvent dans le textile des firmes taïwanaises, coréennes, japonaises... rarement locales. Ces sociétés qui ont pris la commande possèdent des usines dans différents pays, le plus souvent dans tout le Sud-Est asiatique. Pour tenir les prix, elles peuvent, ou déplacer les usines là où la force de travail peut être exploitée dans les pires conditions (le Bangladesh est bien placé au bas de l’échelle des conditions d’exploitation), ou sous-traiter tout ou partie du travail concerné en ne conservant que la partie finale de la confection ; souvent les contrôles ne sont effectués que dans cette partie finale alors que la masse des sous-traitants y échappe. Une pratique courante pour faire face aux aléas de la production et aux réactions ouvrières consiste à fermer l’usine et à en ouvrir une autre ailleurs sous un autre nom mais avec les mêmes conditions.
Pour garantir leur réputation, les diverses multinationales citées ont dû aller au-delà des prétendus audits antérieurs. Le 12 mai, les principaux donneurs d’ordre européens signent avec des fédérations syndicales internationales, sous l’égide d’ONG, un accord qui ne change rien aux conditions de travail par lequel les entreprises signataires s’engagent à mettre en place, dans les 45 jours à venir , un plan pour protéger les travailleurs du textile contre les incendies, l’effondrement des bâtiments avec la mise en œuvre de moyens « garantissant un niveau raisonnable de santé et de sécurité ». Cet accord ne couvre même pas toute l’industrie textile. Les mesures concernées ne seront sévèrement appliquées qu’à un tiers des usines, le dernier tiers ne pâtissant que d’un minimum de contraintes. De plus, quatorze des plus grandes sociétés américaines du textile et de la distribution ont refusé de signer cet accord.
On peut penser que finalement, au-delà de cet effet d’annonce, peu de choses changeront ; surtout, peut-être avec plus de sécurité, l’essentiel des conditions d’exploitation (salaires temps et rythme de travail) subsistera. Les salaires restent à environ 30 euros par mois (quand ils sont payés) pour dix à quinze heures quotidiennes (extensibles sans contrepartie) six jours sur sept.
Le Bangladesh a encore la réputation d’avoir les salaires les plus bas du monde : sur la base 100 en 1996, ces salaires de base ont été multiplié par 6 en Chine et seulement par 3 au Bangladesh, même après leur doublement en 2010 ; ces bas salaires expliquent que malgré les troubles politiques et sociaux qui interrompent souvent la production, les commandes continuent d’affluer de la part des multinationales. Il y a bien ces salaires minimum bloqués depuis quatre mois, mais il faut souvent des grèves pour les faire appliquer. Sur le papier les travailleurs peuvent former un syndicat (c’est encore confirmé dans l’accord que nous venons d’évoquer) mais dans la pratique, toute tentative est durement réprimée, tout militant est immédiatement viré, souvent avec l’appui des autorités. En 2012, un militant syndical qui s’était plaint du harcèlement des forces de sécurité a été assassiné et son corps abandonné sur une autoroute.
Les usines fermées à cause de grèves ou sur ordre gouvernemental rouvrent toutes après environ une semaine d’arrêt et le travail reprend, avec des travailleurs sans doute excédés parce que rien n’est résolu des conditions de leur exploitation, mais poussés par l’impérieuse nécessité de pourvoir au quotidien que leur apporte cette exploitation éhontée.
La lutte de classe continue
Depuis la mi-mai 2013, des milliers de travailleurs de douzaines d’usines de la banlieue de Dacca continuent de manifester pour les salaires et la sécurité suivant le schéma habituel : barrages routiers violence policière... Le 27 mai, 20 000 travailleurs de la confection à Ashulia bloquent l’autoroute proche : 50 blessés. Le 15 juin, 5 000 travailleurs de l’entreprise Utah Fashion à Tejgaen, dans la banlieue de Dacca, trouvent la porte fermée suite à des revendications de pause et de primes. Ce lock-out déclenche la réaction habituelle : blocage routier, répression policière, destruction de véhicules et déprédations sur les usines. Même scénario le même jour, indépendamment, à Gazipur contre Uni Gears, suite à une revendication de salaires.
Jusqu’à quand ? pourrait être la question. Comme nous venons de le montrer, pour autant que les deux tiers de la population de ce pays continueront de subir les terribles pressions géographiques, coutumières et politiques, des milliers de Bengalis chercheront à y échapper dans l’exil incertain vers l’étranger ou dans la dure exploitation capitaliste. Cela peut relativement paraître comme une évasion vers un « meilleur » et, notamment pour les femmes, un moyen d’échapper aux terribles coutumes plus ou moins tribales. Le capital peut continuer à puiser dans ce réservoir d’esclaves salariés, d’autant plus que, pour importante économiquement qu’elle soit pour le Bangladesh, cette activité dans l’industrie textile n’emploie que 3% de la population totale. Mais, émancipés des tutelles des structures des campagnes, ces migrants n’en deviennent pas moins des prolétaires assujettis à la dure loi de l’exploitation de leur force de travail. Ils luttent dorénavant comme prolétaires pour obtenir de meilleures conditions de travail et, dans le contexte à la fois de la présence quotidienne de la violence, de la loi d’airain des capitalistes locaux et de la corruption, doivent utiliser eux-mêmes cette violence.
Mais un autre dilemme se pose dans cette lutte : les capitalistes mondiaux doivent protéger l’énorme plus-value qu’ils dégagent de cette surexploitation et, dans la mesure où ces luttes garantiraient de meilleures conditions de travail, elles amoindriraient cette plus-value ; d’où une migration des investissements vers des lieux d’exploitation, en Asie ou en Afrique, offrant de « meilleures » (pour le capital) conditions d’exploitation. C’est le dilemme qui se pose à tous les exploités du monde et que seule résoudra la fin du système capitaliste.
H. S.