Un lecteur se disant "maoïste" m’a envoyé deux lettres, dont j’ai publié la première avec la réponse ci-dessous, puis une seconde à laquelle je m’apprêtais à répondre. Choqué par mon article sur l’intervention d’un groupuscule "marxiste léniniste" contre Nicole Yardeni du CRIF à Marseille, ce lecteur me demande soudain de retirer sa lettre de ce site et de ne pas publier la seconde, tout en m’insultant copieusement. J’accède à sa demande, tout en me demandant si ce militant avait vraiment lu ce que j’ai traduit ou écrit sur les limites de l’antisionisme et sur la religion depuis 2002. Sans doute pas, ce qui en dit long sur ces militants qui prétendent vouloir "dialoguer" avec d’autres sans prendre d’abord prendre connaissance de leurs positions, ce qui leur éviterait toute mauvaise surprise.. Y.C..
Sur la religion et mes prétendues interprétations idéalistes.
Les « marxistes » de différentes tendances ont été jusqu’ici, du moins à ma connaissance, incapables d’offrir une analyse solide des différentes religions. Qu’il s’agisse de la défense actuelle par les marxistes d’un texte comme la calamiteuse Question juive de Marx (qui fut incapable de comprendre le sens et la portée de l’antisémitisme au sein du mouvement ouvrier à son époque, et dont cet écrit permit et permet tous les rapprochements politiques entre extrême gauchistes et ultragauchistes et fascistes au nom d’un anticapitalisme limité à la finance ou à la dénonciation abstraite du sionisme quand ce n’est pas du « sionazisme ») ou de la lèche faite au très réactionnaire Tariq Ramadan, au Hamas ou au Hezbollah, par de nombreux groupes ou individus d’extrême gauche (voire libertaires), on trouve aujourd’hui la même incompréhension à la fois d’une des dimensions du racisme (l’antisémitisme) et aussi du rôle social néfaste des religions.
N’étant pas « marxiste » l’accusation d’idéalisme ne m’impressionne guère. La question n’est pas pour moi de savoir si telle ou telle de mes affirmations est « idéaliste » mais si elle permet de comprendre ou pas le rôle social et politique actuel des religions.
Je te rappelle quand même que, même pour Marx, les idées pouvaient devenir des forces matérielles. Et s’il y a bien un domaine où les marxistes de toute obédience ont été incapables de décrire et d’analyser ce passage du domaine des idées à celui des forces matérielles, c’est bien celui des religions.
Soit ils ont sous-estimé les religions (censées être la simple conséquence de l’ignorance ou de la crédulité des masses, et donc disparaître avec l’éducation de tous et la révolution sociale), soit ils ont surestimé les religions et les hérésies (en les présentant, plus exactement en présentant certaines de leurs thèses, comme l’expression déformée de la révolte sociale des pauvres, de Kautsky aux situs en passant par Ernst Bloch).
Non seulement les religions sont des forces matérielles au sens le plus terre-à-terre (elles ont des appareils de formation, des écoles, des banques, de l’argent, des terres, des biens mobiliers et immobiliers, des liens précis avec des partis politiques, etc.), mais elles structurent et contrôlent les comportements concrets quotidiens de leurs fidèles. Contrôle social sophistiqué exercé par les religieux professionnels comme par les fidèles.
Les « rituels », les rappels à la loi divine (de la Torah au Coran en passant par la Bible ou le Nouveau Testament), les rites de passage (du baptême à la circoncision en passant par le mariage ou les enterrements), les événements festifs (pèlerinages, etc.), tout cela formate les individus, pas simplement leurs idées intimes, dans leur foyer ou dans leur vie privée, mais aussi leurs comportements sociaux, matériels donc, et aussi politiques.
Il n’y a pas pour moi d’« aspects positifs » des religions.
Les religieux expliquent tous que, hors de la religion, il n’y a pas de morale, pas d’éthique, pas de vie sociale possible, pas de règles de vie commune possibles. Donc que la société serait une « jungle » où les prédateurs et les plus forts s’attaqueraient impunément aux plus faibles et les liquideraient…
Or c’est historiquement faux. La réflexion morale ou éthique (y compris matérialiste ou athée) a toujours existé en dehors des religions, y compris en dehors des religions polythéistes. Le matérialisme et l’athéisme ont une longue histoire totalement méconnue, y compris des gauchistes actuels… Et cette réflexion philosophique, voire spirituelle, continue en dehors des religions, encore aujourd’hui. Les religions ne sont pas à l’origine de la réflexion morale (éthique), contrairement à ce qu’elles racontent et ce que prétendent la plupart des Etats, des universitaires, des journalistes, etc.
Pour ce qui est des actes de solidarité sociale, de fraternité, d’empathie vis-à-vis des exploités, des luttes collectives pour l’égalité, etc., ils ont toujours existé, avant l’apparition des religions instituées et en dehors des religions. La solidarité et la fraternité (ce que les croyants appellent « l’amour ») ne sont pas des idées religieuses, mais PRE-religieuses qui n’ont nul besoin d’une base divine pour exister, se perpétuer, se justifier.
Et je ne crois pas plus à un « islam populaire » qu’à un catholicisme « populaire » ou d’ailleurs à un fascisme « populaire », sinon dans un sens platement sociologique. La force de ces idéologies interclassistes est évidemment qu’elles sont implantées dans « le peuple », mais ce n’est pas un élément positif, bien au contraire qu’elles soient populaires !
Le fait que les religions ou les proto religions comme les bouddhismes essaient de récupérer ces actes, ces réflexions, ces solidarités, dans des organisations caritatives musulmanes, juives ou chrétiennes, dans les communautés ecclésiales de base brésiliennes (protectrices des syndicalistes et du PT sous la dictature de 1964 à 1985), dans les tentatives des prêtres ouvriers occidentaux de militer dans les usines et les syndicats, ou des prêtres partisans de la théologie de la libération de soutenir les guérillas dites « anti-impérialistes » ou de participer à l’organisation des paysans pauvres pour mieux recruter des fidèles, ne relève pas d’un prétendu rôle positif des religions mais tout simplement du fait que les religions sont des phénomènes multiformes, vivants, insérés socialement et que leurs dignitaires et idéologues ont intérêt à être attentifs à toutes les manifestations sociales et à s’implanter dans toutes les couches sociales. Des déshérités des bidonvilles aux think tanks des élites, aux cercles les plus fermés de la finance internationale et aux dirigeants des appareils de répression.
Que les pauvres, que les exploités, ne voient ou ne veulent voir qu’une partie de la réalité (celle qui leur convient, qui les valorise eux personnellement et valorise leurs croyances) ne doit pas nous inciter pour autant nous (athées, matérialistes) à oublier les différents niveaux d’intervention des appareils et mouvements religieux et la coexistence plus ou moins harmonieuse, en leur sein, de terrains d’intervention et de manipulation idéologique et politique dans des milieux très différents et d’intérêts sociaux (de classe) opposés.
C’est la fonction de toutes les religions : réaliser l’unité nationale, l’unité de la société (civile ou pas), derrière des idéologies populaires vagues, en tentant de pacifier les conflits de classe, tantôt en soutenant des dictatures, tantôt en chevauchant des mouvements sociaux, tantôt en se réformant partiellement face à certaines évolutions sociétales qu’elles n’arrivent pas à combattre frontalement [c’est ainsi aujourd’hui que l’Eglise catholique ne propage plus officiellement l’antijudaïsme fondement de l’ancien antisémitisme, c’est ainsi qu’apparaissent des « féminismes » (?!) islamiques, ou que les Eglises protestantes ont des femmes pasteurs et que certains catholiques se battent contre le célibat des prêtres].
Quand je dis que les idées deviennent des forces matérielles cela a d’autres conséquences concrètes.
Le conflit israélo-palestinien en offre aujourd’hui un excellent exemple. Idéologie nationaliste areligieuse au départ, le courant dominant du sionisme actuel s’appuie de plus en plus sur l’interprétation la plus réactionnaire possible de la religion juive et de son histoire fantasmée (tout aussi fantasmée que celle des musulmans et des chrétiens d’ailleurs puisqu’ils partagent les mêmes prophètes…) en la mobilisant au service de l’Etat d’Israël, exactement comme le mouvement national de libération palestinien, à travers le Hamas, utilise l’islam pour construire l’idéologie du futur Etat national palestinien. Ce mouvement national palestinien a éclipsé pour le moment les courants nationalistes plus laïques, même si ceux-ci, tout comme le FLN algérien, n’ont jamais été athées et encore moins rationalistes, et ont toujours essayé de s’appuyer sur les traditions, les institutions et les sentiments religieux des habitants des pays dits arabo-musulmans.
De même les conflits qui opposent actuellement les sunnites et les chiites dans tout le Proche et Moyen-Orient ne sont pas une création ex nihilo des néo-conservateurs ou de l’impérialisme américain. Ils ne peuvent se comprendre pleinement si l’on se focalise seulement sur les intérêts matériels au sens le plus simple (le pétrole, les visées géopolitiques des grandes puissances ou des sous-impérialismes comme la Turquie ou l’Iran, les rivalités interétatiques locales, etc.) et si l’on refuse de regarder la réalité matérielle qui existe derrière ces deux branches de l’islam. On ne peut passer sous la table 1400 ans d’histoire islamique conflictuelle, l’existence d’appareils religieux rivaux, d’universités religieuses rivales, de programmes d’information et de (désin)formation religieuse diffusés sur des chaînes rivales, de prêches délivrés par des clergés rivaux dans les mosquées, de rites tout à fait différents qui structurent les mentalités et les comportements quotidiens des sunnites et des chiites, de partis politiques ou d’Etats influencés par ces deux branches de l’islam, etc.
Pourquoi critiquer les religions me demandes-tu ?
Justement parce qu’elles sont à la fois des facteurs de confusion idéologique et des freins à la lutte de classe. Des forces matérielles contre-révolutionnaires. Le combat contre « l’obscurantisme » n’est pas un combat philosophique à la Onfray (beurk…) c’est un combat contre des forces politiques organisées, ici comme dans tous les pays, y compris au sein du prolétariat et de la paysannerie (les Frères musulmans en sont un excellent exemple. Vois ce que cet « islam populaire » est en train de faire, une fois arrivé au pouvoir…).
Tu peux mener toutes les « enquêtes » que tu veux, il faut être clair sur le rôle social et politique néfaste des religions et de leurs partisans militants.
Comment critiquer les religions est une autre affaire, plus complexe qui demande du doigté et effectivement de tenir compte du contexte politique (FN, propagande de l’UMP et du PS, propagande des médias, etc.) et notamment du racisme anti-Arabes bien réel en France (et non d’un imaginaire « racisme antimusulmans », expression qui n’a aucun sens surtout lorsque l’on sait qu’une bonne partie des intégristes porteurs de burka et autres sont justement des Franco-Français de souche convertis !!).
En tant que soutien des « sans papiers », je n’aborde JAMAIS de moi-même ces questions, y compris vis-à-vis de celles qui portent le hijab voire la burqa. Je respecte leur droit à avoir des croyances et à les manifester dans l’espace public sans raser les murs et à être fières de leur religion. MAIS, quand j’ai la chance de connaître mieux ces personnes et surtout quand elles abordent ELLES-MEMES la question religieuse je leur dis ce que je pense. Sans les insulter, les traiter d’imbéciles ou d’obscurantistes (je ne tiens pas à les choquer bêtement), mais en rappelant certains faits historiques élémentaires : par exemple que le voile n’est un prescription coranique pas plus que l’excision d’ailleurs. En rappelant que ceux qui financent les mosquées, la formation des imams, l’édition de livres religieux, etc., sont des multimilliardaires et des Etats dictatoriaux et non des pauvres travailleurs…. Je ne me livre pas à des discussions théologiques (je n’en ai pas la compétence), mais si on me pose la question je dis que je ne crois pas en Dieu. Et d’ailleurs ce sont souvent les musulmanes qui me disent « C’est dommage que ce soit des athées comme toi, ou des catholiques, qui nous soutiennent et non nos frères et sœurs musulmans…. ».
« Egalité de traitement entre les religions », tout à fait d’accord (cf. « Les révolutionnaires, la laïcité et le multiculturalisme, http://www.mondialisme.org/spip.php... ») , mais dans quel sens : la généralisation du Concordat alsacien ou sa suppression ? L’entretien des églises par l’Etat ou leur dévolution à l’Eglise catholique pour qu’elle en assure l’entretien ? Le financement de tous les enseignements confessionnels ou la suppression de toutes les subventions au privé ?
L’objectif des Tevanian, Bouamama et consorts du PIR est de de s’aligner ouvertement sur le droit bourgeois anglosaxon, belge, ou allemand, ou suédois. Le financement par l’Etat des Eglises, des écoles confessionnelles, et des religieux. Derrière leur critique du « laïcisme » ou d’une laïcité colonialiste (comme si les sociétés dominées par l’islam n’avaient pas été colonialistes, racistes et esclavagistes…), il y a la défense hypocrite et masquée de revendications identitaires religieuses.
Cela ne me gêne pas que les imams, les rabbins, les prêtres et les pasteurs défendent leurs droits démocratiques et cherchent à renverser le rapport de forces et à changer les lois existant en France. Cela ne me gêne pas que leurs fidèles les appuient. C’est leur droit mais c’est aussi mon droit de ne pas vouloir donner plus de pouvoir et de moyens financiers publics aux religieux qu’ils n’en ont déjà.
Par contre quand il s’agit d’intellectuels ou de militants athées, rationalistes ou marxistes, je pense qu’il faut les mettre devant leurs contradictions ou les démasquer s’ils agissent en agents d’influence au service des religions, quelles qu’elles soient.
Il y a un paquet d’intellectuels catholiques et protestants qui plaident pour une « laïcité ouverte ». Et on sait très bien quel est leur projet politico-religieux quand ils critiquent la laïcité. Sauf qu’on ne le dénonce jamais parce qu’ils occupent une place importante dans les médias.
Cela dit, la laïcité est-elle une conquête prolétarienne pur jus ? Bien sûr que non ! C’est un aspect du rapport de forces entre les Eglises, l’Etat et le mouvement ouvrier à un moment donné.
Faut-il supprimer la laïcité pour s’aligner sur les régimes juridiques qui prédominent dans la plupart des pays occidentaux ? À toi de me le dire.
Je n’ai pas à défendre la laïcité de façon abstraite ni à m’allier avec ses partisans républicains bourgeois ou fascistes. Mais je dois expliquer que les religieux ont TOUS des objectifs politiques. De même que les catholiques traditionalistes et l’extrême droite ont un objectif social et politique en refusant le mariage homosexuel, dit « pour tous » (tout comme l’UOIF…), les partisans du port du hijab dans l’espace scolaire ou dans les administrations publiques ont un objectif politique. On est très loin d’ « idées spontanées » comme tu l’écris.
Y.C., avril 2013
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Ni patrie ni frontières a publié de très nombreux textes sur la religion que l’on pourra trouver dans les 41 numéros de la revue Ni patrie ni frontières parus depuis 2002, et dont certains ont été rassemblés dans
la compil’ n° 2 : Islam, islamisme, islamophobie http://www.mondialisme.org/spip.php...
la compil’ n° 5 : Religion et politique
http://www.mondialisme.org/spip.php...
Nous avons aussi réédité une anthologie de l’Encyclopédie anarchiste portant sur la religion
La Raison contre Dieu, recueil d’articles extraits de l’Encyclopédie anarchiste
http://www.mondialisme.org/spip.php...