Les attentats qui ont tué plus de 200 personnes dans trois gares de Madrid à l’heure de pointe, le matin du 11 mars, constituent une atrocité inommable. Quels qu’en soient les auteurs, ce sont tout autant les ennemis de la classe ouvrière et de la démocratie que les fascistes italiens qui ont tué 85 personnes en posant une bombe dans la gare de Bologne en 1980, ou les terroristes américains d’extrême droite qui ont tué 168 personnes en faisant sauter un immeuble à Oklahoma en 1995.
Il serait tout à fait stupide que les révolutionnaires essaient d’expliquer que les actes et les objectifs des poseurs de bombes ont quoi que ce soit de commun avec notre objectif de libérer l’humanité, et qu’ils participent au combat des peuples du tiers monde contre l’impérialisme. Ces gens-là se considèrent comme des soldats de Dieu et ils ont déclaré la guerre à tout ce que les révolutionnaires, ou même les libéraux, valorisent dans le monde moderne, et qu’ils considèrent comme un tremplin pour un monde meilleur.
Dans les déclarations de ceux qui ont massacré des citoyens innocents à Madrid, « 1492 » - date à laquelle le dernier État islamique en Espagne a été conquis par des chrétiens - joue un rôle aussi important dans leur décision de frapper l’Espagne que le fait que le gouvernement de ce pays ait soutenu la guerre de Bush en Irak.
Les poseurs de bombes sont assez futés, apparemment, pour calculer les effets de leurs attentats sur les élections espagnoles, mais leur intelligence est mise au service de l’obscurantisme le plus sombre du XXIe siècle. Une déclaration attribuée à al-Quaida affirme : « Il s’agit d’une riposte à votre collaboration avec les criminels comme Bush et ses alliés (…). Vous aimez la vie et nous aimons la mort (…). Si vous n’arrêtez pas vos injustices, davantage de sang coulera. »
Les poseurs de bombes de Madrid veulent que les troupes américaines et britanniques partent d’Irak, mais dans quel but ? Pour pouvoir perpétrer d’autres attentats comme ceux commis contre la fête religieuse chiite à Kerbala et à Badgad le 2 mars dernier, attentats qui ont fait autant de victimes qu’à Madrid ? Pour restaurer la suprématie religieuse des sunnites en Irak ? Pour transformer l’Irak, ou les territoires qu’ils réussiront à contrôler, en une base géante pour leur guerre contre la société moderne ?
Les principales cibles d’al-Quaida et de leurs semblables ne sont pas, en fait, les gouvernements américains ou espagnols, mais des gens du peuple - y compris des musulmans- à Madrid, comme à New York ou Istanboul, et surtout les citoyens ordinaires des pays musulmans, qu’ils soient religieux, agnostiques ou athées, qui rejettent le fanatisme dément, hostile à la vie, le culte de la mort prôné par al-Quaida.
Près de 100 000 personnes sont mortes durant la guerre civile en Algérie durant les années 90, tuées par les fondamentalistes islamiques ou par la dictature militaire. Des dizaines de milliers de gens ont été tués par les islamistes en Afghanistan ; des dizaines de milliers d’Iraniens ont été tués par des intégristes d’une autre tendance durant les vingt-cinq dernières années. Le terrorisme fondamentaliste à l’origine des attentats de Madrid n’est pas un châtiment infligé pour les guerres de Bush en Afghanistan et en Irak. Il existait bien avant ces deux guerres. La seule différence est que l’on parlait beaucoup moins de ses victimes.
Contre le terrorisme intégriste, nous devons être solidaires avec les peuples des pays majoritairement musulmans, ainsi qu’avec les citoyens ordinaires attaqués en Espagne ou aux Etats-Unis.
Nous combattons les racistes, les fanatiques et les chauvins qui chercheront à manipuler la colère des gens contre les attentats de Madrid en la dirigeant vers les musulmans, les immigrés, les réfugiés et contre les libertés civiques. Si l’on cherche à trouver un semblant de rationalité à la stratégie d’al-Quaida, on peut avancer que son objectif est de stimuler la « guerre à la terreur » menée par les États-Unis, cette puissance arrogante, impérialiste et militariste, dans l’espoir que le chaos qui en résultera fera tomber les gouvernements dans les pays majoritairement musulmans et permettra aux fondamentalistes (ou aux plus extrémistes d’entre eux) de prendre le pouvoir.
Puisque nous sommes solidaires des victimes de la terreur dans le monde entier, nous devons rejeter les deux pôles de cette logique létale. Le fondamentalisme chrétien américain, même s’il est aujourd’hui un peu plus discret qu’auparavant, n’est pas moins réactionnaire, obscurantiste et hostile à la vie que son équivalent fondamentaliste musulman. Les fondamentalistes chrétiens forment l’un des piliers de la politique américaine menée par Bush. En 2001, lorsque les États-Unis et le Royaume uni ont commencé à bombarder l’Afghanistan, nous avons écrit : « L’alliance américano-britannique ne réussira pas ni à vaincre ni à couper les racines du fondamentalisme terroriste (…). Il est tout à fait possible que l’attaque américano-britannique liquidera Ben Laden ou certains de ses complices, mais cette intervention mobilisera de nouvelles recrues pour leur politique et pour d’autres terroristes fondamentalistes. "
Au mieux l’alliance américano-britannique fera reculer l’une des fractions terroristes-fondamentalistes. Mais elle ne coupera pas les racines du fondamentalisme, elle ne liquidera pas ou ne diminuera pas la terreur fondamentaliste contre les peuples des pays d’où viennent les terroristes. » Et c’est ce qui s’est passé. La dernière guerre contre l’Irak a débouché non pas sur une défaite mais sur une expansion du fondamentalisme terroriste. Les révolutionnaires doivent soutenir les forces démocratiques, laïques et socialistes du monde entier à la fois contre le militarisme des États-Unis et de leurs alliés, et contre le fondamentalisme terroriste.
Nous devons soutenir des groupes comme les nouveaux syndicats indépendants et les organisations de chômeurs en Irak.
Nous devons soutenir les refuzniks israéliens et le combat des Palestiniens pour une solution démocratique en Israël-Palestine - le retrait d’Israël des Territoires occupés, et l’autodétermination des Palestiniens dans le cadre d’un État indépendant, à côté d’Israël.
Bush et Blair ne vaincront pas le fondamentalisme terroriste. Seuls une renaissance du mouvement ouvrier international et un changement radical de ce mouvement, seules la solidarité de la classe ouvrière internationale et l’instauration une démocratie conséquente pourront finalement y parvenir.
A propos des différents types de terrorisme
Dans la terminologie marxiste classique, le « terrorisme » désignait un phénomène très différent du terrorisme qui a organisé les attentats de Madrid, Kerbala ou Bagdad. Dans la Russie tsariste, les « terroristes », par exemple, étaient des révolutionnaires qui décidaient de tuer le tsar ou des hauts responsables du gouvernement afin d’affaiblir un régime tyrannique et d’encourager le peuple à se révolter. Les marxistes leur témoignaient de la sympathie tout en critiquant l’inefficacité de leur tactique.
Les attentats contre des civils dans des cafés européens en Algérie, pendant la guerre d’Indépendance (1954-1962) appartenaient également à une autre catégorie de terrorisme que celui d’al-Quaida. Leur objectif était de forcer la France à partir et de permettre à l’Algérie d’obtenir son indépendance. Soutenir la cause que servaient ces attentats, et expliquer que la victoire de cette cause mettrait fin aux attentats avait un sens.
De même, les attentats de groupes comme l’IRA provisoire visaient généralement des cibles économiques, militaires, policières ou paramilitaires. Parfois ils ont abouti à des meurtres inexcusables de civils, parfois ils ont viré à des règlements de comptes communautaires contre les unionistes protestants. Tous ces attentats, même ceux que nous avons fermement condamnés, constituaient des armes tactiques au service d’une cause politique définie avec laquelle nous pouvions au moins sympathiser.
Si les poseurs de bombes de Madrid réussissent indirectement à faire partir les troupes espagnoles d’Irak - comme cela est possible, puisque les attentats ont aidé à faire basculer les électeurs en faveur du Parti socialiste, qui s’est opposé à la présence de troupes espagnoles en Irak -, seront-ils satisfaits et cesseront-ils leurs attentats ? Non. Cela les encouragera.
L’injustice supposée qu’ils veulent éliminer ou combattre en faisant couler de plus en plus de sang n’est pas telle ou telle action des États-Unis ou de l’Espagne, mais l’existence même d’une société laïque, moderne et non islamique. Les meurtres indiscriminés de civils visant à punir et détruire ne constituent pas une mauvaise tactique, ce sont des atrocités.
Le « prix à payer » ?
Le mouvement antiguerre (Stop the War Coalition) a publié un communiqué sur les attentats de Madrid dans lequel il est dit : « Bush, Blair et Aznar étaient les trois principaux dirigeants qui ont mené l’Occident à la guerre. Maintenant ils doivent rendre des comptes pour les conséquences de cette guerre. Le résultat des élections en Espagne, qui a vu la défaite du parti d’Aznar, ne peut être interprété que comme un vote contre la guerre. Le gouvernement espagnol a soutenu avec enthousiasme les bombardements illégaux et l’invasion de l’Irak il y a un an : il vient d’en payer le prix politique. Les terribles attentats de Madrid sont considérés par de nombreux Espagnols comme le résultat de la politique belliciste de leur gouvernement. Ils ont refusé que ce même gouvernement utilise cette tragédie pour justifier sa politique. La guerre a augmenté la menace du terrorisme, elle ne l’a pas diminuée. »
Tout en déclarant que les attentats sont « terribles » et représentent une « tragédie », cette déclaration ne condamne pas les poseurs de bombes. Si vous la relisez attentivement, vous verrez qu’elle ne dit pas explicitement que les attentats étaient une manière brutale mais salutaire d’obliger l’Espagne à « rendre des comptes » pour la guerre en Irak ou de lui en faire « payer le prix », mais cette déclaration peut être interprétée dans ce sens.
La logique de ce texte est tout simplement l’inverse de celle des fauteurs de guerre américains qui prétendaient que l’Afghanistan et l’Irak devaient être bombardés afin que leurs dirigeants « paient le prix ». Il fallait s’opposer à la guerre américano-britannique contre l’Irak. Il faut s’opposer à l’occupation actuelle. Mais il est inutile d’avancer l’argument spécieux que le terrorisme fondamentaliste ne serait que la conséquence automatique de la guerre et de l’occupation.
Cet argument reprend ce que le SWP (principale organisation d’extrême gauche - trotskyste - britannique, NdT) avançait déjà dans sa brochure sur la guerre en Afghanistan, quand il refusait de s’expliquer clairement sur al-Quaida en employant des formules complaisantes du type : « la barbarie nourrit la barbarie », « la barbarie ne peut que provoquer davantage de contre-barbarie » ou les « terroristes ont été créés par l’Occident ». Plus crûment, cela sous-entendait « Mais ce sont des gens du tiers monde, que pouvons-nous en attendre ? » Un raisonnement sous-jacent aussi arrogant et européo-centriste a permis au SWP de pousser un soupir convenu devant la « tragédie » du 11 septembre 2001, tout en continuant à prétendre que le fondamentalisme islamique était « anti-impérialiste ».
Cette attitude aboutit à écarter complètement et à trahir les révolutionnaires et les démocrates des pays plus pauvres, qui combattent la barbarie du FMI et du capitalisme mondial, mais aussi « la contre-barbarie » fondamentaliste.
Remplir un vide
Comment sommes-nous arrivés à une situation dans laquelle les habitants de Madrid, Kerbala, New York, Bali, Istanbul, Quetta ou Londres savent qu’à n’importe quel moment un passant ou un automobiliste présent dans l’une de ces villes peut faire sauter tous ceux qui l’entourent, y compris des enfants, parce qu’il a la rage contre le monde entier ?
Lénine, le dirigeant bolchevik de la révolution russe de 1917, n’avait aucune complaisance pour le capitalisme de son époque. Il a connu la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle huit millions et demi de soldats, ainsi qu’entre 5 et 13 millions de civils, ont été tués, aboutissant à un massacre qui dépassait toutes les guerres précédentes.
Cependant, à la fin de la Première Guerre mondiale, Lénine estimait encore que certaines conquêtes de la civilisation se perpétuaient même sous le capitalisme. Dans L’Etat et la révolution (écrit en 1917), il expliquait que dans une société socialiste développée, il n’y aurait aucunement besoin d’une armée ou d’une police spécialisée pour traiter les agressions, les mauvais traitements et les violences individuels. « Le peuple en armes lui-même s’en chargera, de la même façon que n’importe quelle personne civilisée, dans le monde actuel, s’interpose dans une bagarre ou empêche une femme d’être agressée. »
Il lui semblait évident que « n’importe quelle personne civilisée » aiderait ses congénères à garantir la sécurité des rues et des endroits publics. Malgré tous les progrès de la technologie qui sont intervenus depuis, notre société a considérablement régressé. Tout d’abord nous avons connu les horreurs de la crise de 1929, du nazisme et du stalinisme. Aujourd’hui la déclaration attribuée à al-Quaida sur les attentats de Madrid - « nous aimons la mort » -exprime, de façon extrême, la démoralisation et de l’atomisation des individus qui se développe sans cesse.
Comme l’écrit Marx dans le Manifeste du Parti communiste, il ne subsiste plus « d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du"paiement au comptant" ». Ou plutôt, il ne reste plus que des gens qui veulent contrôler des rapports fondés sur l’argent en imposant par la force la crainte d’un ordre basé sur la crainte de Dieu et provenant d’un passé imaginaire. La catastrophe du stalinisme et les défaites endurées par la plupart des luttes ouvrières depuis vingt ans ont encore affaibli les espoirs d’une amélioration suscitée par le combat collectif et créé un vide rempli par des rapports fondés sur l’argent et l’obscurantisme.
Le fondamentalisme islamique est avant tout un courant politique, pas une croyance religieuse. Il s’est développé après les échecs du nationalisme laïc dans le monde musulman, ou plutôt suite au chaos provoqué par ses demi-succès. Il est grosso modo l’équivalent, au sein du monde musulman, de ce qu’était le fascisme en Europe.
Dans le Capital, Marx a écrit que, dans les régions où le travail des esclaves ou des serfs était intégré au marché capitaliste mondial, « les horreurs civilisées de la surexploitation se greffaient sur les horreurs barbares de l’esclavage, du servage, etc. » et que les pays capitalistes moins développés souffraient « non seulement du développement de la production capitaliste mais aussi de l’incomplétude de ce développement ».
Ce qui s’est produit avec le fondamentalisme islamique représente, sur le plan politique, un peu le même type d’amalgame de maux d’origine diverse : une culture fondée sur les antiques « crimes d’honneur », la guerre sainte de l’islam et les croisades de la chrétienté a fusionné avec les techniques modernes des bombardements intensifs.
Lorsqu’en 1917 Lénine évoquait les « personnes civilisées » qu’il avait connues lors de son exil dans diverses villes d’Europe occidentale, il pensait au résultat des luttes du mouvement ouvrier pendant des dizaines d’années. Ces luttes avaient créé un sentiment de dignité, de respect de soi-même, et de responsabilité sociale collective chez les classes ouvrières qui s’étaient formées dans des conditions d’extrême dégradation humaine, et elles avaient aussi imposé un certain degré de civilisation aux classes moyennes et aux classes dirigeantes.
C’est ce que nous devons reconstruire aujourd’hui.