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Baltimore, ville des gyrophares

samedi 25 février 2012

Cet article est paru dans Echanges n° 139 (hiver 2011-2012). Texte original sur http://insurgentnotes.com/tag/balti...

Quiconque entre dans Baltimore par le train de nuit en direction du sud entrevoit une perspective mémorable : un défilé de pâtés et de rangées de maisons, aux portes et fenêtres bouchées par des planches, et de rues désertes dans les quartiers ouvriers de l’est de la ville. À l’horizon, à perte de vue, on voit clignoter un arc de lumières bleues semblables aux gyrophares des voitures de police. Ces lumières sont les caméras mobiles de la police, montées sur les réverbères dans tous les quartiers défavorisés de la ville, et sont destinées à décourager le commerce de la drogue. Mais comme tout le monde le sait, ce n’est en réalité qu’un jeu du chat et de la souris qui repousse le commerce de la drogue un peu plus loin avant qu’il ne revienne lorsque les gyrophares se déplacent à nouveau ; c’est un jeu qui dure depuis des années sans effets visibles. Mais « Baltimore, ville des gyrophares » est plus qu’une métaphore, c’est la réalité dans laquelle baigne la plus grande partie de la ville et c’est aussi un indice de la profondeur de la crise sociale qui s’est incrustée ici avant que la débâcle de 2008 ne nous entraîne dans une récession sans fin.

Baltimore a été l’une des villes les plus durement touchées au début de la crise des subprimes, une situation que le documentaire American Casino a bien saisie. Des banques nationales comme la Wells Fargo ont consenti des prêts prédateurs dans des quartiers comme Belair-Edison et Sandtown qui ont amené environ un tiers des logements à être saisis, et c’est pourquoi la municipalité a vainement tenté de poursuivre la Wells Fargo en justice pour avoir délibérément ciblé des quartiers défavorisés. Mais hormis quelques tentatives avortées au début de la crise du marché immobilier, de la part de la défunte ACORN (Association of Community Organizations for Reform Now : association d’organisations communautaires pour une réforme immédiate, active de 1970 à 2010), dans le but d’occuper symboliquement des maisons, peu de gens ont protesté. Au contraire, les gens ont considéré ces saisies comme des échecs personnels dont ils avaient honte (1).

Je me souviens avoir assisté, il y a environ deux ans, à une conférence organisée par des groupes communautaires dominants qui travaillaient sur le problème des saisies. Les travailleurs sociaux et les organisateurs se demandaient pourquoi personne ne s’était présenté, malgré leurs efforts intenses pour rechercher les personnes qui avaient besoin d’aide. Une de ces organisatrices était allée dans une église de quartier parler des aides possibles pour éviter les saisies. Et ensuite, le prêtre est venu la voir discrètement et lui a murmuré que lui-même et sa famille allaient être saisis. Mais – et ceci est la clé du problème – il éprouvait trop de honte pour le dire devant ses paroissiens. Ce déni collectif explique que les gens déménagent la nuit sans rien dire aux voisins, évitant ainsi l’humiliation d’une expulsion publique à l’arrivée du shérif.

Dans le film American Casino, parmi ceux qui étaient interrogés à la suite d’une saisie, même ceux qui avaient vraiment conscience d’être arnaqués par les banques, très peu pensaient que leur souffrance personnelle était un problème collectif susceptible d’être résolu grâce à une action collective. Alors que les gens discernaient très bien les racines et les injustices systémiques à l’origine de leur drame personnel, la plupart ne pouvaient, en fin de compte, qu’envisager des solutions individuelles pour s’en sortir.

S’accrocher et faire avec

Jusqu’à présent ici, le recours à des solutions individuelles a été la principale réaction à la crise. Bon nombre des stratégies de survie qu’Henri Simon a signalées dans son article sur la crise aux Etats-Unis « Conséquences sociales, restructurations et mesures d’adaptation » (2) sont la nouvelle norme – ainsi que la prolongation de vieilles techniques de survie. On peut en ajouter d’autres : les stratégies qui permettent d’accroître ses revenus en fournissant des services « au noir » qui dépendent indirectement de l’exploitation de fonds publics ; la mise en place de centres de jours informels et de foyers de vie pour les bénéficiaires des aides et de la sécurité sociales. Des ouvriers qualifiés : couvreurs, charpentiers-menuisiers et électriciens, travaillent secrètement à prix réduits sur leur temps de travail, avec les outils et le matériel de leur entreprise, pour des familles ouvrières dans les quartiers défavorisés du centre ; pour ces ouvriers, ce n’est pas seulement une façon de se réapproprier leur force de travail, mais cela montre aussi que ce qui ressemble à première vue à de la survie individuelle fait preuve d’un sens profond de la solidarité avec d’autres.

Lorsque j’ai demandé comment il survivait à une de mes connaissances – un plâtrier noir de 57 ans, obligé de retourner vivre dans une caravane à la campagne en Virginie, en partie en raison de problèmes personnels et en partie à cause de l’effondrement de l’industrie du bâtiment –, il m’a répondu ainsi par courrier :

« Dieu merci, la caravane et le terrain sont payés pour des années et je n’ai donc à payer que les impôts fonciers. En fait, j’ai cultivé de l’herbe pendant les deux premières années après mon retour, mais j’ai arrêté de peur de me faire repérer par des dealers plus jeunes et violents et par les racketteurs. Les gens qui m’avaient connu jeune commençaient à soupçonner mes activités puisqu’il n’y avait pas de constructions en cours. Je vis (très) simplement parce que mes économies ont terriblement fondu. J’ai vendu mes actions Home Depot, Diebold, AFLAC et Exxon successivement, dans cet ordre. J’ai eu le tort de croire que j’allais trouver des travaux de plâtrerie quelque part grâce à tous les contacts que j’ai dans différents Etats. Je n’ai pas cru que ça allait devenir aussi grave. Je cache mes revenus pour obtenir des bons d’achat alimentaires et pour le carburant. J’ai eu un peu de travail en plâtrerie depuis mon retour, et avant, j’allais souvent travailler dans la région de Washington DC pour des clients qui me connaissent depuis longtemps. »

Dans une ville comme Baltimore où le commerce de la drogue est, en dernier recours, le principal employeur, il est impossible de juger du rôle que ce secteur joue pour fournir ou compléter les revenus de tous ceux qui ne peuvent pas trouver de travail ou un salaire convenable dans l’économie formelle. Les marchés de la drogue, visibles aux coins de rues et cibles des « gyrophares », ne sont que la partie émergée de l’iceberg, et ils influencent et conditionnent (surtout négativement) les facettes de la vie sociale, les interactions quotidiennes et la confiance mutuelle. En plus de la distribution directe et de la vente de drogue à un coin de rue, cette économie a des répercussions secondaires et tertiaires sur l’économie locale et aussi sur les stratégies individuelles pour gagner sa vie. Une femme, que j’emmenais autrefois en voiture après l’école, ancienne droguée à l’héroïne, qui ne touchait plus de prestations sociales mais avait toujours Medicaid, utilisait l’Oxycontin qu’elle se procurait légalement et l’échangeait avec voisins et amis contre la garde des enfants. Une autre femme, avec qui j’avais travaillé dans le temps, avait installé un salon de coiffure pendant les week-ends dans son sous-sol pour y couper les cheveux des dealers, et disait qu’elle gagnait ainsi plus d’argent en quelques heures de travail que pendant toute la semaine.

Le fait de se fier à des stratégies individuelles de survie, légales ou « illégales » selon les circonstances, n’est pas un signe de « fausse conscience » ou de régression, mais doit être replacé dans son contexte, qui est l’atomisation et l’isolement, conséquences des dernières décennies de déclin de la sociabilité et lui-même imputable à l’instabilité économique et à ses effets sur la vie personnelle et les habitudes de consommation.

Le déclin du social

A Baltimore, les institutions collectives traditionnelles, des syndicats aux organisations communautaires, ont peu à peu disparu au cours de ces dernières décennies. Les pratiques des syndicats du bâtiment dans le secteur de Baltimore offrent une illustration pathétique de ce déclin car ils sont obligés d’engager et de payer des grévistes pour occuper leurs piquets de grèves, c’est dire à quel point ces organisations sont incapables de susciter un véritable intérêt et une participation de la part de leurs adhérents. Le café du coin où l’on peut s’asseoir, autrefois un point de rencontre important dans les quartiers ouvriers, a été transformé en restaurant fournissant des plats à emporter, protégé par du plexiglas, où toute interaction a lieu derrière des grilles et des vitrages sécurisés. Les distractions arrivent à domicile par le biais de la télévision câblée et de ses centaines de chaînes, ce n’est plus l’occasion de sortir et de rencontrer les autres. La nécessité d’avoir plusieurs emplois ampute considérablement le temps libre. Ces faits, et nombre d’autres tendances, expliquent l’individuation et l’atomisation dans la classe ouvrière de Baltimore, ce qui a énormément affaibli et miné le sentiment d’appartenir et de participer à une identité collective plus élargie.

Mais d’une façon très sommaire, les stratégies individuelles de survie dont je viens de parler, telles qu’elles sont mises en œuvre dans ce contexte, portent en elles le germe d’une réaction collective possible et plus étendue, offrant de lointains espoirs pour un avenir meilleur, alors que plus de gens sont eux-mêmes submergés par la profondeur et la rapidité de la crise actuelle. Des stratégies de survie, utilisées comme palliatifs temporaires en attendant un rebond économique, seront expérimentées jusqu’à leur épuisement à mesure que la crise durera, mais aussi empirera sans qu’on puisse en voir la fin – hormis les mesures réitérées d’austérité et de déclin du niveau de vie. A moins, bien entendu, que la résistance ne prenne une tournure qualitative et quantitative différente.

Une autre possibilité réelle, et qui n’est pas forcément en contradiction avec la première, est que les réseaux de distribution de la drogue se retranchent un peu plus dans les quartiers défavorisés de la ville, à mesure que la crise des recettes fiscales que connaissent sur place les autorités de l’Etat taillera dans les services publics et que l’Etat se réduira à la seule présence de la police. Voici un exemple de ce qu’un tel avenir pourrait nous réserver, et cela rappelle Naples ou Ciudad Juarez : en 2011, les autorités de Baltimore ont arrêté l’un de ces réseaux, la très bien organisée Black Guerilla Family, qui avait réussi à infiltrer des projets de médiation populaire contre la violence, en collaboration avec la police et l’antigang, et avait même produit, grâce à un groupe qui lui servait de façade, une brochure rédigée par son chef appelant à devenir entrepreneur et à organiser « l’entraide » communautaire, brochure signée par des hommes politiques locaux et à leur grand embarras par la suite.

C’est pourquoi, si l’on veut comprendre l’impact du mouvement Occupy Baltimore, il faut faire plus qu’évaluer ce que le mouvement a pu ou non faire par lui-même ; il faut ancrer ses expériences dans cette description plus complète de la décomposition et de la recomposition des classes à Baltimore, qui a accompagné le même schéma de désindustrialisation, d’exode banlieusard et de désinvestissement en vidant d’autres villes autrefois industrielles comme Detroit, Saint Louis et Cleveland.

Impact du mouvement Occupy Baltimore

Je ne peux rien dire du fonctionnement interne de Occupy Baltimore car je ne suis pas allé sur le lieu de rassemblement pour m’en faire une idée personnelle avant qu’il soit évacué pacifiquement par la municipalité à la mi-décembre. Je discuterai plutôt de ce que je crois être l’influence de Occupy sur la ville, avec ses forces et ses faiblesses.

Depuis le début, ici, Occupy a pu puiser dans les réseaux militants qui existent autour du café-librairie Red Emma’s. Tout de suite donc, Occupy a bénéficié de l’organisation informelle de ces réseaux et n’a pas eu à les créer de toutes pièces, comme ce fut le cas dans d’autres villes. Occupy Baltimore a aussi été avantagé par la stratégie de non-intervention de la police et de la municipalité qui, associée à la perspicacité tactique des organisateurs locaux, lui a permis d’éviter les confrontations qui ont été le lot des Occupy Oakland, Denver et ailleurs.

La couverture médiatique a aussi été majoritairement favorable à Occupy Baltimore. Il est vrai qu’il y a eu quelques articles négatifs, surtout en rapport avec une prétendue criminalité qui aurait été le fait d’éléments marginaux gravitant autour du camp à son apogée. Et, comme on pouvait le prévoir, la filiale locale de la Fox a essayé de monter un sujet sur la découverte de matériel pour l’usage de drogue dans certaines tentes. Mais ce furent des exceptions. De façon surprenante, le Sun, quotidien local, a publié une tribune éditoriale dont l’invité était Occupy Baltimore, et c’est là un égard que ce journal accorde rarement à tout ce qui ressemble à une opinion. Dans une large mesure, si cette sympathie s’est exprimée, c’est parce que Occupy Baltimore, comme ailleurs, ralliait le soutien disproportionné de membres jeunes de la « classe créative » locale, sous-employés ou au chômage : étudiants en art, programmateurs en informatique, travailleurs des médias, musiciens, marginaux beatniks et bohèmes du centre-ville, etc., blancs, éduqués et sachant s’exprimer.

En même temps, Occupy Baltimore a réussi à obtenir un soutien et un aval significatifs de la part des syndicats dominants. Des syndicats comme SEIU ont tout d’un coup adopté le slogan de Occupy pour leurs tracts. Le 26 octobre, les dirigeants de 13 syndicats municipaux, y compris l’Ordre fraternel de la police, ont envoyé une lettre au maire de Baltimore, Stephanie Rawlings-Blake, l’appelant à se « désister » et à ne pas évacuer mais à poursuivre le dialogue avec les protestataires (3). L’AFL-CIO du Maryland DC a suivi fin novembre en soutenant la résolution de Occupy, appelant les maires des deux villes à ne pas expulser les camps de Occupy (4). Il ne fait aucun doute que ce soutien est en grande partie motivé par le désir de ne pas être pris au dépourvu, et de ne pas être à la traîne d’un mouvement qui menaçait de se transformer en épanchement massif de colère contre les banques et les inégalités de revenus et d’échapper au contrôle des organisations traditionnelles comme les syndicats et le Parti démocrate ; dans le contexte des pratiques sclérosées du syndicat ouvrier local, c’étaient des mesures significatives, même si ces résolutions manquaient de force et ainsi n’étaient, à toutes fins utiles, qu’affectation et prise de position.

Occupy Baltimore a remporté une autre vraie victoire avec une rencontre publique, organisée par un comité de développement économique alternatif, à laquelle Occupy et la Société de développement de Baltimore (BDC) (5) ont pris part. La BDC est un partenariat d’entreprises public-privé difficile à définir, financé en partie par des fonds publics provenant des impôts locaux. Elle est en outre exemptée des lois sur la transparence des administrations qui exigent des réunions publiques ; la BDC a toujours résisté aux contrôles externes. Le fait que le directeur de la BDC se soit senti obligé de recevoir le comité « Un autre développement est possible à Baltimore » et Occupy, dans une rencontre très bien orchestrée sur les marches des bureaux de la BDC, pour un « dialogue » public, trahit une fois de plus, d’une part la crainte que le mouvement Occupy puisse sortir des circuits d’endiguement habituels, et d’autre part le désir de la municipalité et autres de « vivre dangereusement », c’est-à-dire poursuivre un dialogue rituel et symbolique jusqu’à ce que le mouvement se relâche et ne soit plus considéré comme une menace.

Mais l’influence que Occupy a exercé sur les adhérents ordinaires des syndicats et sur d’autres travailleurs est plus importante que la réaction des dirigeants syndicaux. Par exemple, lors d’une réunion d’évaluation des deux mois de Occupy Baltimore, à laquelle j’ai assisté à la mi-décembre, et qui avait ­attiré presque 200 personnes, pour la plupart nouvelles venues en politique, un organisateur de Unite a pris la parole dans l’assemblée pour dire à quel point les syndiqués se sentaient « stimulés » chaque fois qu’ils rendaient visite au camp. Il est impossible de connaître l’importance de cette pollinisation croisée. Bien qu’elle affecte relativement peu de monde, cette nouvelle perméabilité entre ce qui était séparé auparavant, en allant à l’encontre de l’atomisation et grâce au partage des expériences et du dialogue, permet d’envisager des possibilités inconnues ici depuis de nombreuses années, en dépit de tous les graves défauts du mouvement Occupy. C’est un processus qui s’est sans doute reproduit, de façon plus ou moins extensive, dans les centaines de camps Occupy du pays. En soi, cela ne suffira pas à effacer des décennies de défaites, mais c’est un début prometteur.

C. P.

NOTES

(1) Voir les témoignages parus dans Echanges n° 135 (hiver 2010-2011), notamment « Le mur de la honte et du silence ».

(2) Insurgent Notes n°1 , paru d’abord dans Echanges n° 130 (automne 2009), suivi de (2).

(3) Déclaration complète sur : http://weblogs.baltimoresun.com/new...

(4) Déclaration sur : http://occupybmore.org/comment/229