Cet article est paru dans Echanges n° 81 (janvier-juin 1996)
Le 1er mai 1996, à Baltimore, deux travailleurs en grève des journaux de Detroit sont venus parler dans ce qui fut un meeting — peu suivi — de soutien à leur grève. J’étais impliqué dans le comité d’organisation de ce meeting. Comme cette lettre va toucher plusieurs personnes hors des Etats-Unis, je veux brièvement rappeler quelques faits concernant cette grève qui est présentement la lutte la plus significative aux Etats-Unis. En juillet 1995, 2 000 travailleurs appartenant à six syndicats différents se sont mis en grève contre les deux principaux journaux de Detroit - Free Press et Journal - qui, loin d’être concurrents, se sont retrouvés dans un JOA (Joint Operating Agreement - Accord pour des opérations conjointes), un accord en vertu duquel les deux journaux coopèrent de diverses façons, la plus significative étant une édition du dimanche commune. Deux énormes trusts nationaux des médias sont propriétaires des deux journaux - Knight, Ridder et Gannet -, ce dernier publiant USA Today.
Outre le fait que ces deux journaux exigeaient de leur personnel des concessions draconiennes (travail partiel, salaire au mérite, réduction des prestations maladies), les dites concessions s’ajoutaient à ce qui avait déjà été concédé lors de la signature du dernier contrat en 1989 (un gréviste nous a dit que sa paie annuelle avait alors diminué de 10 000 dollars (50 000 F) par an. On doit ajouter que Detroit est encore une des villes des Etats-Unis où la syndicalisation est la plus forte. Cette attaque sur les syndicats était une provocation ouverte et un signe certain de la confiance croissante des patrons dans le climat social actuel. De plus, la direction des journaux avait amené 2 000 gros bras d’une boîte de sécurité, Vance Security, pour « contrôler » la grève ; un retour un siècle en arrière à l’ère de Pinkerton (1) et un signe éclatant de la manière dont les relations de travail reviennent régulièrement à des méthodes du passé.
Au cours de l’été 1995, et jusqu’au début de l’automne, plusieurs milliers de manifestants tentèrent avec des piquets de masse de s’opposer à la sortie des journaux. Il furent attaqués par la police, des douzaines de travailleurs furent sérieusement malmenés mais, au moins une fois, les journaux du dimanche durent être évacués hors de l’imprimerie assiégée par hélicoptère. Pierres et bouteilles volaient sur les flics qui répliquaient à coup de grenades lacrymogènes et arrêtèrent pas mal de manifestants. Lors d’une tentative de faire sortir les journaux, six camions foncèrent à travers l’une des portes de l’imprimerie évitant de peu d’écraser plusieurs grévistes. Lors d’une manifestation, un camion de journaux fut mystérieusement renversé et incendié alors que les caméras de TV filmaient la scène : cet incendie était l’œuvre des séides de la firme Vance Security, un élément parmi d’autres d’une campagne de désinformation destinée à donner l’impression que les grévistes pratiquaient la violence. La police du district enquête auprès de Vance pour établir le rôle de cette firme dans cet incendie criminel.
Les journaux eurent recours aux tribunaux et obtinrent rapidement une injonction limitant les effectifs des piquets, ce qui eut l’effet de stopper immédiatement les manifestations. Comme un gréviste le soulignait, les tribunaux mettent les bouchées doubles quand il s’agit d’interdire mais sont incroyablement lents lorsqu’il s’agit d’un procès ordinaire. Le National Labor Relations Board (NLRB - Conseil national des relations sociales) est un organisme fédéral gouvernemental qui a pour mission d’instruire et d’arbitrer les conflits du travail, y compris les pratiques patronales abusives. C’est bien connu de toutes les directions de firmes, qui ne font que jurer qu’elles feront appel de toute décision du NLRB qui leur serait défavorable, « jusqu’à ce que chaque gréviste soit mort ».
Aujourd’hui — mai 1996 —, la grève en est au même point. Les syndicats ont lancé un boycott des journaux, qui a rencontré un succès remarquable : les ventes ont chuté par dizaines de mille, les principaux annonceurs se sont retirés et il est clair que les journaux perdent constamment de l’argent. Mais comme les propriétaires en sont de grandes firmes nationales qui peuvent se permettre de perdre des millions de dollars en travaillant à perte, le boycott, bien qu’effectif, n’a pas les conséquences qu’il pourrait atteindre.
Les grévistes, de leur côté, ont commencé à publier un journal du dimanche alternatif dans le but de briser le black-out quasi total des médias ; en mai 1996, cet hebdomadaire diffuse à plusieurs centaines de mille d’exemplaires dans la région de Detroit.
Une anecdote amusante sur le boycott des annonceurs : quand les grévistes démarchèrent la firme « 7-11 » (2 ) en la priant de ne pas assurer la diffusion des journaux, « 7-11 » rapidement retira les journaux de la distribution sans discuter. Cela surprit les grévistes jusqu’à ce qu’ils apprennent, quelques mois plus tard, en prenant la parole à un meeting à New York, que durant la grève des journaux de 1987, plusieurs boîtes de « 7-11 »avaient été mystérieusement vandalisées (vitres brisées, certaines incendiées). Signe évident que les dirigeants se tiennent au courant de tels faits.
Les syndicats ont aussi imprimé un panneau en lettres blanches et rouges vif à piquer dans les pelouses, devant des maisons (3), soulignant « Ici, pas de Journal ni de Free Press » ; on peut voir ce panneau devant les maisons de plus de 100 000 personnes. Mais on peut voir aussi, à ce sujet, combien vicelards sont les propriétaires de journaux qui ont promis, en douce, de verser 10 dollars (50 F) pour chaque panneau qui leur serait remis. Les panneaux ont commencé à disparaître mystérieusement chaque nuit (probablement les flics de Vance) ; souvent, on a pu constater des traces de pneus sur la pelouse, ce qui est bien la marque d’un coup de main… Pour en apporter la preuve, un membre du syndicat a fixé une alarme secrète à son panneau ; quand il fut piqué, l’alarme a sonné et il put prendre le voleur la main dans le sac : c’était un jaune du journal qui avait dans son van une demi-douzaine de panneaux semblables volés ailleurs.
Tout aussi mystérieusement, on ne trouve pratiquement plus dans toute la zone de Detroit de boîtes à journaux (2) en fonctionnement — pour quelque étrange raison.
Les dirigeants nationaux de l’AFL-CIO ont proclamé que gagner la grève de Detroit était une priorité. Malgré cette rhétorique, il est clair qu’ils n’en ont nullement apporté la preuve. Bien qu’ils aient avancé de l’argent pour permettre le démarrage du journal des grévistes et envoyé quelques hauts bureaucrates à Detroit, ce que le syndicat considère comme une priorité est de récolter des votes pour Clinton en novembre — une tâche à laquelle l’organisation syndicale a consacré, pour mettre son action en conformité avec la parole de ses dirigeants, 36 millions de dollars (180 millions de francs). Ils ont décidé pour juillet 1996 une Marche nationale à Detroit (ce qu’un gréviste appelle dans sa naïve confusion un « jour de grève nationale »). Il y a encore d’énormes illusions ou espoirs parmi les grévistes sur l’AFL-CIO et le nouveau leadership de Sweeney (4), bien que quelques critiques aient pu s’exprimer en sourdine.
L’expérience de la grève a eu clairement un effet de radicalisation. Un des orateurs lors du meeting, un teamster gréviste, a raconté comment il pouvait vivre à Sterling Heights, un faubourg blanc de Detroit, probablement un de ces secteurs où les travailleurs blancs ont déménagé pour échapper à la violence du centre de la ville, côtoyant la police locale qu’il retrouvait parmi les supporters de l’équipe locale junior de base-ball. C’est à Stirling Heights que se trouve la principale imprimerie des journaux de Detroit, et ce fut là que se tinrent, l’été 1995, les piquets de masse les plus militants. Maintenant, il a dû se battre avec les mêmes flics dans les rues quand ils se ruaient sur les piquets, engoncés dans leurs survêtements de cuir et leurs casques, frappant tout le monde à droite et à gauche. Cela n’était pas prévu dans le « rêve américain ». C’était quelque chose que l’on pensait réservé aux ghettos noirs, pas aux banlieues des travailleurs blancs, là où toujours chacun « respectait les règles ».
Mais, comme la grève des journaux de Detroit le démontre amplement, il n’y a plus aujourd’hui de zone de sécurité aux Etats-Unis. Tout est bon à récupérer et personne n’est à l’abri du massacre actuel sur les salaires et les conditions de travail.
C.P.
2 mai 1996
PS : lors de l’organisation de ce meeting, j’ai tenté d’y intéresser les syndicats locaux pour qu’ils viennent et fassent quelque chose. Et — c’est bien significatif, à la fois de l’érosion de la solidarité de base et de l’inertie totale des appareils syndicaux traditionnels (y compris les gauchistes et les « progressistes » profondément enterrés dans ces structures bureaucratiques) — il n’y a eu pratiquement pas une réponse. Un signe évident de l’épuisement du mouvement ouvrier traditionnel…
NOTES
(1) Dans la deuxième moitié du xixe siècle, une agence privée, Pinkerton National Detective Agency, fournissait sur demande aux patrons des contingents de gardes armés chargés de briser les grèves par la force. Il en résultait, dans beaucoup de conflits, de véritables batailles rangées avec tués et blessés de chaque côté.
(2) Aux Etats-Unis, chaque journal est souvent déposé dans de petites boîtes dans la rue avec un côté vitré qu’il suffit de soulever pour prendre le journal en déposant le prix correspondant, ce dont se charge la firme « 7-11 ».
(3) A Detroit, comme dans beaucoup de villes américaines, hors du centre — « downtown » —, les maisons sont séparées de la rue par un espace, souvent une pelouse.
(4) Sur le changement de direction de l’AFL-CIO, voir : « AFL-CIO. Under Sweeney No Gain for Workers : le changement de direction à la tête du syndicat américain ne changera pratiquement rien pour les luttes » (The People, 9 décembre 1995)
• Sur cette grève de Detroit : « Labor Today : Showdown in Motown » (Z Magazine, janvier 1996).