mondialisme.org
Accueil du site > Echanges et mouvements > Europe : France, Espagne, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Russie, Roumanie, (...) > Royaume-Uni > Des émeutes prévisibles et providentielles : la Grande-Bretagne dans (...)

Des émeutes prévisibles et providentielles : la Grande-Bretagne dans l’été 2011

lundi 12 décembre 2011

Cet article est paru dans Echanges n° 138 (automne 2011.

“ Let sunshine win the day” (Cameron, leader du parti conservateur, en 2006 avant les élections qui le feront premier ministre) (1)

L’émeute et son extension. Des comparaisons avec la France de 2005

Les mesures d’austérité au Royaume-Uni ne sont plus à décrire tant par leur ampleur que par leur rigueur : elles ont été médiatisées en France pour faire croire que nous n’avions pas été aussi durement touchés par la crise et que le grignotage des salaires et de tous ses accessoires n’était pas grand-chose à côté de ce que l’on imposait aux Britanniques.

Comme partout où existent des discriminations raciales et sociales générant des tensions interethniques et des émeutes multiraciales, la crise et les restrictions exacerbent ces tensions. D’autant plus que, pour prévenir toute révolte sociale, des mesures de répression de toutes sortes ont été mises progressivement en place (y compris par le gouvernement travailliste précédent), à un niveau que les dirigeants d’ici n’osent même pas rêver. Ces mesures touchent l’ensemble de la population mais comme partout ce sont les « classes dangereuses », les paumés de la « société moderne » qui sont les plus durement touchés, et parmi eux les jeunes. Un seul exemple : dans la municipalité (borough) de Harringay (voisin de celui de Tottenham, où se produira le détonateur des émeutes de l’été) le chômage avait atteint 22 % de la population active et récemment le conseil a réduit des trois quarts l’ensemble des services dont bénéficiaient les jeunes (13 centres de jeunes fermés).

La France n’a pas l’apanage de la « révolte des banlieues », mais au Royaume-Uni, ainsi que nous l’expliquerons à propos des émeutes d’août, cette révolte se déroule dans les quartiers intérieurs des villes. Parmi celles qui ont défrayé la chronique médiatique depuis des années, on peut en citer une longue liste qui toutes évoquent un quartier d’une ville : Notting Hill (Londres 1958), Tottenham (Londres 1975), Saint Paul (Bristol 1980), Toxteth (Liverpool 1981), Brixton (Londres 1981), Handsworth (Birmingham 1985), Toxteth (Liverpool 2001), Moss Side (Manchester 2005), Lozell (Birmingham 2005) – et bien d’autres non médiatisées. Comme en France, les révoltes et mini-émeutes, pas assez importantes pour dépasser l’information locale, sont récurrentes. L’exemple le plus récent est celui d’une émeute qui éclate à Bristol le 24 avril 2011 : une descente de police dans un squat du centre-ville déclenche une nuit de révolte au cours de laquelle 300 manifestants prennent d’assaut et pillent un supermarché, s’affrontent durement avec les 160 flics venus en renfort de la police locale totalement débordée.

Pour tenter d’endiguer la violence montante, le gouvernement a lancé une « Operation Trident » présentée comme une action de protection de la population mais qui vise tout autant le démantèlement des gangs autour de trafics divers que toutes sortes de violence sociale (2).

C’est dans le cadre d’une telle opération, un raid contre un gang antillais, que le jeudi 4 août les policiers assassinent un Noir de 29 ans non armé à Tottenham, un district nord de Londres (3). La famille ne sera avisée de ce meurtre que 24 heures plus tard. Le samedi 6 dans l’après-midi, plusieurs membres (une centaine ?) de la communauté antillaise du quartier se retrouvent devant le commissariat pour demander des explications. Ils doivent patienter cinq heures avant qu’un gradé vienne plus ou moins les provoquer, notamment contre une jeune fille qui devait être plus véhémente que les autres. Peu à peu d’ailleurs, d’autres protestataires ont rejoint la première fournée de manifestants, pacifiques au départ mais de plus en plus frustrés. Les nouveaux venus sont arrivés avec des armes de fortune : machettes, couteaux, outils de jardin. La violence monte avec la superbe des autorités, se déchaîne et le nombre des attaquants, alertés par toute l’électronique habituelle, grossit. Les policiers sont en minorité et des renforts sont acheminés pour rétablir le rapport de force : 55 flics sont blessés mais les 130 arrestations ne calment pas la foule en colère. Pendant le week-end, l’émeute reprend à Tottenham et s’étend dans d’autres quartiers de Londres.

Une des caractéristiques de ces émeutes, qui les distingue de la révolte des cités françaises de 2005, c’est la constante du pillage plus que des incendies (4), c’est aussi la bataille rangée (flics en minorité) plutôt que la guérilla (le terrain s’y prête moins et c’est un caractère que l’on retrouve dans des émeutes antérieures). Comme le souligne un témoin : « Les jeunes sont restés dans leurs quartiers, ils n’ont volé que les choses qu’ils connaissaient déjà (5). »

Ce n’est pourtant pas tout à fait vrai ; sans doute l’essentiel des pillages concernaient –il l’informatique, les vêtements et les chaussures, c’est-à-dire des marchandises qu’ils connaissaient dans des lieux qu’ils connaissaient, mais il y eut aussi ce que la police appellera les « opportunistes » c’est-à-dire des gangs qui profiteront de ce que l’essentiel des effectifs policiers se trouvent dans les quartiers « chauds » (16 000 flics y seront déployés) pour faire des raids dans les rues commerçantes du centre de Londres (Oxford Circus, Chelsea) afin d’y récupérer des marchandises de valeur (pillage de bijouteries par exemple).

Ce même week-end et le lundi 8 août, les émeutes touchent d’autres quartiers plus éloignés du centre (Ealing, Peckham, Croydon) et quelques villes de province, celles-là même qui avaient connu des révoltes dans les années passées : Leeds, Liverpool, Nottingham, Bristol, Birmingham, Manchester, Gloucester.

Puis, aussi vite qu’il s’est répandu, le mouvement s’éteint au bout de quatre jours… pas tant à cause de la présence renforcée de la police ni de l’importance des arrestations, que parce que, pourrait-on presque dire, il n’y a plus rien à piller dans la « High Street » commerçante du quartier. En quatre jours, les émeutes auront fait cinq morts dont trois immigrés écrasés par une voiture dans des conditions douteuses, alors qu’ils tentaient de protéger leur commerce.

Les comparaisons avec les émeutes de 2005 en France n’ont pas manqué, mais à part la révolte suite à des exactions policières dans un contexte quotidien de misère sociale, de trafics divers et de harassement quotidien « à la suspicion » autant qu’au « faciès » (on peut penser à ce sujet aux émeutes de cette année à Grenoble dans le quartier de la Villeneuve déclenchée par le meurtre de sang froid par les flics d’un membre soupçonné d’un gang local plus qu’aux émeutes de l’automne 2005 après la mort de deux jeunes, électrocutés lors d’une poursuite par les flics à Clichy-sous-Bois), il faut noter d’importantes différences :

– une énorme différence d’extension géographique : mis à part Londres, l’émeute ne s’est étendue que dans moins d’une dizaine de villes de province, essentiellement dans les Midlands, alors que tout le Nord, l’Ecosse, l’Irlande du Nord et tout le Sud ont été épargnées, alors que ces régions ont la même structure de population et les mêmes problèmes sociaux. En France, en 2005, plus de 300 localités réparties dans la France entière, y compris des petites villes furent touchées par les émeutes ;

– une remarque identique quant à la durée des « troubles sociaux » en question : quatre jours pour le Royaume-Uni, un mois pour la France de 2005 (6) ;

– le terme « banlieue » n’est valable que pour la France : toutes les cités « chaudes » sont situées à la périphérie des villes, à cause de la « gentryfication » des centres urbains qui repousse les classes pauvres toujours plus loin de ces centres, avec des tendances à la ghettoïsation. Voir l’encadré ci-contre précisant les conditions géographiques des localisations des quartiers chauds britanniques qui explique la prééminence du pillage alors qu’en France c’est l’incendie de voitures et de lieux publics qui prédomine ;

– si l’émeute fut à l’origine, à Tottenham, à dominante ethnique – antillaise – elle fut rapidement pluriethnique avec une seule connotation sociale ; – ce qui frappe c’est, malgré le caractère finalement limité de cette révolte (bien que ce soit une des premières à s’être ainsi propagée hors du secteur initial, ce qui explique la réaction du pouvoir), la dimension de la répression et sa permanence dans le temps, dans le vain projet de prévenir toute autre explosion similaire.

La répression et les appels à la collaboration de classe contre les « classes dangereuses »

John Clegg (Parti libéral, membre d’un gouvernement de coalition avec les conservateurs), les émeutes à peine éteintes, lance un « appel au peuple » dans ces termes : « Ils (les habitants de quartiers d’immigrés) n’autoriseront pas leur communauté à être déchirée par une minorité de voleurs et de trouble-fête et dès maintenant tous les peuples de la capitale, du pays et aussi le gouvernement se tiendront épaule contre épaule avec ceux de Tottenham alors que nous commençons à réparer les dommages qui ont été causés. »

Cet appel définit, à mots couverts, la politique du gouvernement toute orientée vers une reprise en mains de la situation – une main de fer – avec l’appui de la fraction la plus conservatrice de la population :

– la criminalisation de tout acte d’hostilité, pas seulement en acte ou en possession d’objets récupérés, mais d’une simple présence sur un lieu site d’une émeute et y compris de simples paroles de défiance ou d’applaudissement mis par tous moyens sur Internet ;

– dresser la fraction bien pensante et conformiste de la population contre les perturbateurs de toutes sortes, les « classes dangereuses », en faisant valoir la « solidarité » avec les possédants et les dirigeants et l’instrumentalisant dans la délation généralisée ;

– le renforcement d’un système répressif déjà bien étoffé en prévision de troubles sociaux similaires ou étendus à tout autre (grèves, manifestations, occupations, etc..) à la fois par l’exemple de la répression (médiatisée à l’extrême), une « réorganisation » des forces de police et une extension de l’arsenal juridique et pénal.

Des instructions spéciales seront données par le gouvernement pour que toute personne arrêtée sur les lieux d’affrontement et/ou de pillage (qu’elle y soit fortuitement ou pas), qu’elle soit en possession ou non de marchandises récupérées quel que soit son âge (des mômes de 11 ans seront ainsi arrêtés) devra être internée même pour des délits dérisoires (des bouteilles d’eau par exemple). Même de simples mots, mis par imprudence, naïveté ou volonté de provocation, sur internet deviendront des délits lourdement punis (7).

La prééminence dans les poursuites des atteintes à la propriété plutôt qu’à l’ordre public ne témoignent pas seulement de l’importance des pillages mais surtout de la volonté de gagner le soutien d’une bonne partie de la population, la même visée par la propagande forcenée autour des considérations « morales », des « valeurs » et d’une vindicte publique contre les « criminels » avec la « honte » qu’on pense leur infliger en diffusant largement des photos de visages ou grandeur nature de pied en cap des « délinquants » extraits des innombrables vidéos de surveillance. Les « appels au civisme » c’est-à-dire à la délation accompagnant cette énorme médiatisation sur tous supports (journaux, affiches, expositions mobiles, télés, etc.) atteint une dimension inédite – bien qu’elle soit déjà pratiquée depuis fort longtemps dans le Royaume-Uni, mais à titre individuel pour la recherche de « criminels » (8) et pas à cette échelle collective nationale. Bien que l’on doive se méfier des déclarations optimistes des autorités quant à l’efficacité de ces médiatisations, on doit quand même, étant donné ce que l’on constatait antérieurement, accorder un certain crédit à cette déclaration : « Le public a répondu de manière fantastique. Nous avons reçu plus de 500 appels qui ont permis de procéder à des arrestations (9). »

L’appareil judiciaire fonctionnera presque immédiatement à plein et fonctionne encore à retardement. Le 15 août, la semaine suivant le début des émeutes, déjà 3 000 jugements sont prononcés ou en instance de l’être ; le 6 septembre, 3 000 autres sont aux prises avec l’appareil judiciaire. Largement médiatisées, les condamnation, la plupart à des peines de prison fermes, frappent tous âges, tous délits et on n’en finirait pas de les recenser. Les prévisions, après dépouillement de toutes les vidéos et des dénonciations, seraient de 30 000 poursuites. En septembre, la population des prisons augmentera de 100 pensionnaires par jour. On peut faire une comparaison avec la France de 2005 après un mois d’émeutes : au total 3 000 arrestations, 600 emprisonnés et 422 condamnations.

Mais il y a plus, et en partie des mesures pour l’avenir :

– aux condamnations s’ajouteraient des « sanctions familiales civiles » : l’exclusion des avantages sociaux si un membre de la famille est tout simplement poursuivi notamment l’expulsion d’un logement HLM ;

– l’équipement de la police, peu adaptée à ces combats de rue, la répression ayant été conditionnée pendant les années du conflit religieux et social en Ulster (il n’existe pas de police anti-émeute comme les CRS ou les unités spéciales de gendarmerie en France et la France a récemment offert son expertise dans la guerre des banlieues ) ;

– d’autres mesures sont envisagées pour l’encadrement « moral » comme par exemple des exemptions fiscales pour les couples qui se marieraient.

Les analyses de cette révolte

Les discussions et articles vont bon train à la fois sur la nature des émeutes (prolétarienne ou pas ?), sur l’importance qu’elles ont par rapport aux révoltes précédentes (un changement de niveau quant à des perspectives révolutionnaires). De tels débats avaient également surgi, presque dans les mêmes termes, lors des émeutes de 2005 en France (voir note 6). Sur leur nature, mis à part ceux qui parlent de « lumpen proletariat » ou de « sous-classe incontrôlée », la plupart admettent, parfois avec réserves, qu’il s’agit bien de prolétaires en lutte. Le débat se déplace alors sur la notion de « conscience de classe ». Comme l’écrit un de ces commentateurs, « toute personne qui n’est pas née au sein de la classe capitaliste est impliquée dans la lutte de classe dès qu’elle est en âge de travailler. Au niveau le plus élémentaire, la lutte de classe est la lutte pour survivre sous le capitalisme. Cela peut prendre différentes formes : voler, échapper au travail par tous moyens, se révolter. »

Un autre commentateur constate que « les émeutes créent une petite brèche dans l’ordre capitaliste, laquelle crée un espace pour les gangs, les petits délinquants et tous les marginaux, leur permettant de se livrer à leurs pratiques. (…) De ce point de vue, il y a une différence importante entre les émeutes en Grande-Bretagne et les actions similaires en Grèce. Dans le premier cas, les émeutes surgissent sur un fond de mécontentement croissant, dans le second dans un large mouvement de résistance contre des mesures d’austérité imposées par l’Etat. ». On peut contester un tel point de vue, car les mesures d’austérité sont à peu près identiques dans les deux Etats, peut-être plus progressives en Grande-Bretagne (bien qu’elles aient connu une accélération récente) et plus brutales en Grèce. La question que certains posent en raison de la généralisation (limitée) de l’émeute en Grande-Bretagne c’est que, même par rapport aux émeutes françaises de 2005, on n’assiste pas à la montée d’un autre niveau de lutte.

Un autre débat, éternel celui-là et qui touche toute lutte de classe, est celui sur la conscience de classe. Avec le pillage, le débat se concentre sur le rejet, conscient ou non, des relations avec la marchandise, le même type de débat fréquent dans les luttes ouvrières sur la « conscience révolutionnaire ».

Peut-on conclure, avec un troisième commentateur, qu’avec l’approfondissement de la crise du capitalisme, la future lutte de classe prendra la forme d’émeutes dans les rues, de grèves et de toutes autres actions sur les lieux de travail ? Les émeutes pourront amener à prendre conscience du rejet de la relation à la marchandise alors que les luttes sur les lieux de production donneront le sens de la nature précise de classe du conflit. Seul le développement des différentes formes de lutte dans la crise pourra apporter la réponse à toutes .ces questions, hors de toutes les spéculations présentes.

H. S.

NOTES

(1) « Laissez le soleil occuper le jour. »

(2) Les pouvoirs de la police ont été étendus par une législation « Stop and Search » qui autorise l’interpellation de toute personne sur le simple « soupçon » d’après son apparence ou son comportement. Une étude menée en 2010 a souligné qu’un Noir a 26 fois plus de chances d’être arrêté en vertu de cette législation qu’un Blanc. Ces flics en civil sont armés, contrairement à la légende des « Bobbies », flics de base en uniforme qui effectivement ne le sont pas.

(3) Le 6 octobre le décès, suite à une crise cardiaque, d’une femme antillaise lors d’une perquisition musclée à Tottenham, quartier de Broadwater Farm (celui-là même où débutera l’émeute de 2011), avait provoqué indignation et révolte. D’autant plus que cela coïncidait avec le meurtre par la police d’une autre femme antillaise à Brixton la semaine précédente. Au cours de ces émeutes, un flic avait été tué à coups de machette, presque décapité.

(4) Comme nous le signalons par ailleurs, le fait que les cités sont dispersées dans les quartiers de Londres, tout près de la seule rue commerçante comportant tous les magasins et supermarchés, a orienté les émeutes prioritairement sur le pillage, bien qu’il y eût des incendies divers de voitures et de magasins mais peu de locaux publics symboliques de l’autorité.

(5) Le Monde du 21 août 2011.

(6) Voir la brochure La Révolte des cités françaises, symptôme d’un combat social mondial (avril 2006), toujours disponible à echanges.mouvement@laposte.net

(7) Quelques exemples des peines : 16 mois de prison ferme pour une boîte de biscuits à Londres ; 16 mois de prison ferme pour une bouteille d’alcool à Manchester ; 2ans de prison ferme pour un flacon d’une huile onguent.

(8) C’est une pratique constante au Royaume-Uni que « d’associer » (malheureusement assez efficacement) une partie de la population à des recherches policières de tous ordres (depuis un accident routier à un criminel quelconque) par voie d’affiche (du style « wanted » avec photo) ou d’émission de télé, autrement dit de pratiquer un « civisme de délation ».

(9) Libération du 16 août 2011.

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0