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Katrina

Bloqués à La Nouvelle-Orléans, d’abord par les flots, puis par la loi martiale

vendredi 24 juin 2011

Larry Bradshaw et Lorrie Beth Slonsky sont des urgentistes (Emergency Medical Services, EMS) de San Francisco qui suivaient une conférence d’EMS à La Nouvelle-Orléans quand survint l’ouragan Katrina. Ils ont passé toute la semaine suivante empêchés de circuler d’abord par les flots, puis par le blocus total de la ville par la loi martiale.


Ce texte est paru dans Echanges n° 114 (automne 2005), avec l’avertissement suivant :

Ce texte est paru sur Internet sur plusieurs sites, en anglais et en français. Nous le publions pourtant, dans notre propre traduction, après en avoir débattu, parce que nous pensons que tous nos lecteurs ne sont pas forcément équipés et connectés à Internet, et que quand bien même nous le serions tous, le mode de lecture n’est pas le même. Ces sites sont (pour ce que nous avons trouvé) :

en anglais
- www. socialistworker. Site et journal de The International Socialist Organization (ISO), groupe trotskyste américain auquel appartiennent les auteurs de ce texte.
- www.counterpunch.org
- www.emsnetwork.org

en français
- www.legrandsoir.info
- www.e-torpedo.net


Deux jours après que Katrina eut frappé, le supermarché Walgreens au carrefour des rues Royal et Iberville dans le Quartier français historique de la ville restait fermé. Les produits laitiers dans les rayons étaient bien visibles à travers les vitrines. Depuis quarante-huit heures il n’y avait ni électricité, ni eau courante et le lait, les yaourts et les fromages commençaient à moisir par une chaleur de plus de 30 degrés.

Les propriétaires et les managers avaient mis sous clé la nourriture, l’eau en bouteille, les produits hygiéniques et les médicaments et avaient fui la ville. De l’autre côté de la devanture de Walgreens, les résidents et les touristes étaient de plus en plus assoiffés et affamés. L’aide fédérale et locale, promis-e à cor et à cris, ne se matérialisa jamais et les vitres de Walgreens cédèrent sous le poids des « pillards ».

On avait pourtant une alternative. Les flics auraient pu briser une petite vitre et distribuer les céréales, les jus de fruit et les bouteilles d’eau d’une manière organisée et systématique. Au lieu de cela, ils passèrent des heures à jouer au chat et à la souris avec les « pillards », ne faisant que les chasser temporairement. Nous avons finalement été évacués par hélicoptère il y a deux jours et nous étions à la maison le samedi. Il nous restait à voir comment la télévision et les journaux avaient couvert l’événement. Nous sommes prêts à parier qu’on ne verra nullement, à la télé ou à la « une » des journaux, des Européens ou de riches touristes blancs pillant Walgreens dans le Quartier français. Nous soupçonnons que les médias ont été inondés d’images des « héros » de la Garde nationale, des troupes et de la police luttant pour aider les « victimes » de Katrina. Ceux que vous ne verrez pas, mais dont nous avons été témoins, ce sont les véritables héros et héroïnes des secours après l’ouragan : la classe ouvrière de la Nouvelle-Orléans. Les ouvriers d’entretien qui utilisèrent les fenwicks pour transporter les malades et les infirmes. Les techniciens qui mirent en sécurité les générateurs et les maintinrent en fonctionnement. Les électriciens qui improvisèrent des connexions électriques entre les blocs d’immeubles pour partager le peu d’électricité ainsi produite. Les infirmières qui remirent en marche les respirateurs et passèrent des heures à tenter de ranimer les patients inconscients pour les maintenir en vie. Les portiers qui sauvèrent les gens bloqués dans les ascenseurs. Les ouvriers des raffineries qui enfoncèrent les portes du parc à bateaux et les « volèrent » pour sauver les voisins grimpés sur leurs toits pour échapper aux flots. Les mécaniciens qui aidèrent à remettre en marche les voitures qu’on pouvait trouver pour permettre aux gens de sortir de la ville. Et les travailleurs de l’alimentation qui improvisèrent des cuisines pour fournir des repas à des centaines de gens bloqués dans le quartier.

La plupart de ces travailleurs avaient perdu leur maison et n’avaient aucune nouvelle de leurs familles. Pourtant ils restèrent là et assurèrent le fonctionnement de toute l’infrastructure des 20 % de la ville qui n’étaient pas sous les eaux

Le deuxième jour, environ 500 d’entre nous étions laissés à nous-mêmes dans les hôtels du Quartier français. Nous étions un mélange de touristes étrangers, de participants à des conférences comme nous et des locaux qui avaient cherché dans les hôtels sécurité et abri contre Katrina. Quelques-uns avaient des portables et contactèrent des amis ou des parents hors de la Nouvelle-Orléans. On nous racontait constamment que toutes sortes d’aides, y compris la Garde nationale et quantité de bus, convergeaient vers la ville. Les bus et toutes les autres aides annoncées devaient être invisibles, car nous les attendons encore. Nous avons alors décidé d’agir par nous-mêmes. Nous avons mis notre argent dans un pot commun et on réunit ainsi 25 000 dollars [environ 20 000 euros] pour commander des bus et nous évacuer de la ville. Ceux qui n’avaient pas les 45 dollars nécessaires furent pris en charge par ceux qui avaient plus d’argent. Nous avons attendu les bus pendant 48 heures, passant les dernières douze heures hors de l’hôtel, partageant les rares provisions d’eau, de nourriture et d’habits en notre possession. Nous avons organisé des priorités pour que les malades, les vieux et les bébés partent les premiers. Nous avons ainsi attendu tard dans la nuit l’arrivée « imminente » des bus. Les bus n’arrivèrent jamais. Nous apprîmes plus tard que dans la minute de leur arrivée aux frontières de la ville, ils avaient été réquisitionnés par les militaires.

Le quatrième jour, notre hôtel n’avait plus ni eau, ni carburant. Les toilettes devenaient dangereusement insalubres. Comme le désespoir et la désespérance grandissaient, les attaques de rue et le niveau de l’eau commencèrent à monter. Les hôtels nous mirent dehors et fermèrent les portes, nous disant que les « officiels » leur avaient dit de nous aviser de nous rendre au Convention Center pour y trouver des bus. Comme nous nous dirigions vers le centre de la ville, nous avons finalement rencontré la Garde nationale. Ils nous dirent que nous ne pourrions pas entrer au Superdome, l’abri le plus important de la ville, qui se transformait en enfer humanitaire et sanitaire. Ils ajoutèrent que le seul autre abri, le Convention Center, sombrait dans le chaos et la merde totale et que la police ne laissait plus personne y entrer. Tout naturellement, nous avons demandé : « Si nous ne pouvons aller dans les deux seuls refuges de la ville, que pouvons-nous faire ? » Les gardes nous dirent que c’était notre problème et que non, ils n’avaient pas d’eau à nous donner. Ce fut la première de nombreuses rencontres avec une « application de la loi » hostile et barbare.

Nous avons marché jusqu’au centre de commandement de la police à Harrah’s dans Canal Street, où on nous dit la même chose – que nous devions nous débrouiller tout seuls et qu’eux non plus n’avaient pas d’eau à nous donner. Nous étions alors plusieurs centaines.

Nous nous sommes réunis pour décider de ce que nous pourrions faire. Nous nous sommes mis d’accord pour camper à l’extérieur du poste de commandement de la police. Nous serions bien visibles pour les médias et, clairement, un embarras pour les élus municipaux. La police nous dit que nous ne pouvions pas rester là. Nous avons passé outre et commencé à installer un camp.

Peu de temps après, le chef de la police traversa la rue pour s’adresser à nous. Il nous dit qu’il avait une solution : nous devions marcher jusqu’à la voie express Pontchartrain, traverser vers la rive sud du Mississippi par le grand pont de la Nouvelle-Orléans, où la police avait des bus prêts à nous emmener hors de la ville. La foule cria de joie et certains commencèrent à prendre la direction indiquée. Nous les avons rappelés et avons expliqué au chef qu’on nous avait déjà donné pas mal de fausses informations. Etait-il sûr que des bus nous attendaient là-bas ? Le chef se tourna vers la foule et déclara solennellement : « Je vous jure que les bus sont bien là-bas » Nous nous sommes alors organisés et les 200 que nous étions partîmes vers le pont dans une grande excitation et pleins d’espoir. Comme nous marchions près du Convention Center, beaucoup de locaux voyant notre détermination et notre optimisme nous demandèrent où nous allions. Nous leur annonçâmes la grande nouvelle. Des familles rassemblèrent immédiatement leurs effets et, rapidement, notre foule doubla de volume et puis doubla encore. Il y avait des bébés dans des poussettes, des vieux s’appuyant sur quelqu’un pour marcher, des gens en chaise roulante, d’autres s’aidant de béquilles. Nous avons marché ainsi deux à trois miles [quatre à cinq kilomètres] vers la voie rapide et sur le plan incliné conduisant au pont. Il commença alors à pleuvoir à verse mais cela ne refroidit pas notre enthousiasme.

Comme nous approchions du pont, des policiers locaux en armes formèrent une ligne au pied du pont. Avant même que nous soyions, à portée de voix, ils commencèrent à tirer au-dessus de nos têtes. Cela précipita la foule dans toutes les directions. Comme elle s’égaillait et se dispersait, quelques-uns d’entre nous engagèrent la conversation avec des flics. Nous leur racontâmes notre conversation avec le chef de la police et les assurances qu’il nous avait données. Les flics nous dirent alors qu’il n’y avait pas de bus. Le chef nous avait menti simplement pour se débarrasser de nous.

Nous avons demandé pourquoi nous ne pouvions traverser le pont puisque de toutes façons il comportait six voies et bien peu de trafic. Ils nous répondirent qu’il n’était pas question que la rive sud devienne la Nouvelle-Orléans et qu’il n’y aurait pas de « Superdomes » dans leur ville. « Superdome » était un mot codé pour désigner pauvres ou Noirs qui ne devaient pas traverser le Mississippi,ni sortir de la Nouvelle-Orléans. Notre petit groupe fit retraite sur la Nationale 90 pour chercher abri contre la pluie sous un pont. Nous avons discuté des possibilités qui s’offraient à nous et, à la fin, nous avons décidé de nous installer au milieu de la voie express Pontchartrain, à mi-chemin entre les sorties menant à O’Keefe et à Tchoupitoulas. Nous pensions que tout le monde nous verrait bien et que nous trouverions une certaine sécurité à être ainsi en hauteur sur l’autoroute ; que nous pourrions alors attendre et surveiller l’arrivée des bus que nous n’avions pas encore vus.

Tout le long de la journée, nous vîmes d’autres familles, des individus ou des groupes faire la même tentative sur le plan incliné conduisant au pont pour tenter de le traverser et n’arriver qu’à en être chassés, parfois avec des coups de feu, parfois simplement par un refus, d’autres fois durement pris à partie et humiliés. Des milliers d’habitants de la Nouvelle-Orléans étaient ainsi empêchés de quitter la ville à pied.

Pendant ce temps, les deux seuls abris de la ville sombraient davantage dans le sordide et la ruine. La seule façon de traverser le pont était d’être en voiture. Nous vîmes des travailleurs voler des camions, des bus, des pick-ups, des vans ou toute voiture qu’ils pouvaient faire repartir. Tous ces véhicules étaient bourrés de gens tentant d’échapper à la terrible misère qu’était devenue la Nouvelle-Orléans. Notre petit campement commença à grossir. Quelqu’un avait volé un camion de livraison d’eau et nous l’avait amené. Parlons du pillage ! A environ un mile [1,7 km] de l’autoroute, un camion de l’armée perdit deux palettes de rations dans un virage. Nous avons transporté le tout dans notre campement avec des Caddies. Maintenant que nous étions assurés d’avoir nourriture et eau, la coopération, la communauté et la créativité s’épanouirent. Nous avons organisé le nettoyage et pendu les sacs poubelles le long des rambardes. Nous avons fait des lits avec des palettes en bois et des cartons. Un conduit d’évacuation d’eau devint la salle de bain et les enfants en assurèrent l’intimité avec du plastique, des parapluies cassés et autres objets de récupération. Nous avons organisé un système de partage des rations militaire ; chacun pouvait échanger sa part, de sorte que la compote allait aux bébés et les bonbons aux enfants.

Il y a quelque chose que nous avons vu constamment dans l’après-Katrina. Quand les individus ont à combattre pour trouver de la nourriture et de l’eau, leur but est de s’occuper d’eux-mêmes, de tout faire pour trouver de l’eau pour leurs enfants ou de la nourriture pour leurs parents. Mais quand ces besoins de base sont satisfaits, les gens commencent à regarder vers les autres, à travailler ensemble et à reconstruire une communauté. Si les organismes de secours avaient fourni la ville en nourriture et en eau dans les deux ou trois jours du désastre, il n’y aurait eu ni désespoir, ni frustration ni horreurs. Poussés par la nécessité, nous avons offert de la nourriture et de l’eau aux familles et aux individus qui passaient. Beaucoup décidaient de rester et de se joindre à nous. Notre campement grossit jusqu’à compter 80 à 90 personnes. Une femme qui posssédait un transistor nous a appris que les médias parlaient de nous. Bien en vue sur l’autoroute, chaque organisation de secours ou d’information nous voyait lorsqu’elle entrait dans la ville. On demandait aux officiels ce qu’ils pensaient faire pour toutes ces familles demeurant sur l’autoroute. Ils répondaient qu’ils allaient s’occuper de nous. Quelques-uns d’entre nous eurent un serrement de cœur : « S’occuper de nous » était de mauvais augure. Malheureusement notre sentiment n’était que trop juste. A la tombée de la nuit, un flic se pointa, sauta hors de sa voiture de patrouille, brandit son arme vers nous et cria : « Sortez de cette foutue autoroute. » Un hélicoptère surgit et utilisa le vent de ses pales pour disperser notre pauvre campement. Comme nous battions en retraite, le flic chargea dans sa voiture notre nourriture et notre eau. Nous étions une fois de plus contraints à quitter l’autoroute, à la pointe du fusil. Apparemment, tous les organismes chargés d’appliquer la loi se sentaient menacés quand nous nous rassemblions en groupes de vingt personnes ou plus. Ils voyaient dans tout rassemblement des « victimes », une « populace hostile » ou une « émeute ». Nous nous sentions en sécurité quand nous étions ensemble. Mais notre volonté de rester unis ne pouvait résister parce que toutes les organisations officielles présentes nous contraignaient à nous disperser en petits groupes atomisés. Dans la confusion de la dispersion et de l’anéantissement de notre campement, nous nous sommes de nouveau séparés. Réduits à un petit groupe de huit personnes, dans la nuit, nous avons cherché refuge dans un bus scolaire abandonné sous l’autoroute à Cilo Street. Nous nous cachions contre de possibles attaques criminelles, mais nous nous cachions surtout de toutes les polices avec leur loi martiale, leur couvre-feu et leur politique de « tirer à vue ».

Le lendemain, notre groupe de huit marcha presque toute la journée et prit contact avec les pompiers de la Nouvelle-Orléans ; nous fûmes héliportés par une équipe de recherche des survivants. Nous fûmes déposés près de l’aéroport et pûmes prendre un bus de la Garde nationale. Les deux jeunes qui nous transportaient s’excusèrent pour le peu d’aide que nous avions reçue de la Garde nationale de Louisiane. Ils nous expliquèrent qu’une bonne partie de leur unité était en Irak et que par suite ils étaient trop peu nombreux pour accomplir les tâches qu’on leur assignait.

Nous sommes arrivés à l’aéroport le jour où les héliportages commençaient massivement. L’aéroport était devenu un nouveau « Superdome ». Nous huit fûmes coincés dans une foule indescriptible, les vols étant retardés de plusieurs heures à cause d’une visite éclair de G. W. Bush, le temps d’une photo. Après, un avion-cargo des garde-côtes nous évacua sur San Antonio (Texas). Là, nous connûmes à nouveau l’humiliation et la déshumanisation des secours officiels. On nous mit dans des bus qui nous conduisirent dans un grand champ où on nous obligea à rester assis pendant des heures et des heures. Certains bus n’avaient pas d’air conditionné. Des centaines d’entre nous furent contraints d’utiliser dans le noir deux WC dégueulasses qui débordaient. Ceux qui avaient réussi à garder quelques biens (souvent des effets personnels dans des sacs plastiques) furent fouillés par deux fois avec des chiens renifleurs. La plupart d’entre nous n’avions pas mangé de la journée ; ce qui restait des rations de l’armée avaient été confisqué à l’aéroport parce qu’elles déclenchaient les détecteurs de métaux. Aucune nourriture ne fut distribuée aux hommes, femmes, enfants, vieux et infirmes, alors que nous avions attendu des heures pour être « examinés médicalement », afin d’être sûr que nous n’étions pas porteurs de maladies transmissibles. La chaleur de l’accueil des Texans ordinaires contrastait tout à fait avec le traitement officiel. Nous vîmes un travailleur de la compagnie aérienne donner ses chaussures à quelqu’un qui était pieds nus. Des étrangers dans la rue nous offraient de l’argent et des objets de toilette avec des mots de bienvenue. Absolument toutes les aides officielles était brutales, ineptes et racistes, provoquant des souffrances tout à fait inutiles. Des vies furent perdues qui n’auraient pas dû l’être.

L. B. et L. B. S.

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