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L’impact de la catastrophe japonaise

vendredi 24 juin 2011

Cet article est paru dans Echanges n° 136 (printemps 2011).

Alors que le capitalisme se veut être la fin de l’histoire, les deux catastrophes successives qui se sont produites au Japon viennent de montrer au monde entier la fragilité d’un système hyper-industrialisé. Comme toujours, il faut une catastrophe pour qu’enfin les technocrates et scientifiques daignent établir un état des lieux, pendant que la presse se déchaîne avec des « plus jamais ça ». Mais une fois l’orage passé, on en revient toujours aux pratiques critiquées la veille, qu’il s’agisse de la « crise financière » aussi bien que des catastrophes naturelles ou industrielles.

En effet, il faut se souvenir de l’accident nucléaire de Tokaimura du 30 septembre 1999 : cette ville japonaise de 35 000 habitants (située à 150 km au nord de Tokyo sur la côte Pacifique) fut touchée par une réaction nucléaire en chaîne. Une zone de 10 km autour du centre expérimental de traitement de l’uranium fut contaminée par un niveau de radioactivité dépassant 16 000 fois la norme. 300 000 personnes seront confinées chez elles. Le bilan officiel indique que 55 personnes furent irradiées.

Mais, comme nous le verrons, la succession des événements catastrophiques commence à devenir un véritable problème pour le capitalisme, qui en principe s’adapte très rapidement à celles-ci, comme facteur de relance de l’économie. C’est ce point particulier que nous allons aborder ici ; tout en soulignant que nous sommes toujours sous la menace d’une explosion nucléaire à Fukushima.

La situation économique

Le Japon est le quatrième exportateur mondial après la Chine, l’Allemagne et les Etats-Unis. Son PIB est de 5 460 milliards de dollars (2010) soit le double de la France, avec une population de 127 millions d’habitants (double de la France). Cette population est l’une des plus fortement concentrées au monde, elle est vieillissante et diminue.

Le Japon est le premier partenaire commercial des Etats-Unis, le premier investisseur en Chine, son premier fournisseur et client. Après une forte récession en 2009 (– 6,3 %), le Japon a renoué avec la croissance en 2010 (+ 3,9 % de croissance du PIB).

Le Japon, plus exactement sa banque centrale, mène une lutte permanente contre la déflation.

La dette japonaise est une des plus élevées au monde : 200 % du PIB ; mais elle est financée par l’épargne japonaise, ce qui vis-à-vis de l’étranger la rend relative. Le Japon comme la Chine a d’importantes réserves de change : 1 000 milliards de dollars.

Fukushima : les conséquences immédiates du cataclysme

C’est en boucle que les médias vont montrer une population impassible et disciplinée face à la double catastrophe engendrée par des séismes répétés à forte magnitude (7,1). C’est tout d’abord la production d’électricité qui devient insuffisante ; à partir de ce moment ce sont les infrastructures qui entrent en déficience, notamment les transports, nœud de la logistique japonaise du flux tendu et juste-à-temps. La circulation des personnes et des marchandises ne se fait plus normalement, des usines ne fonctionnent plus et l’expansion de la radioactivité à partir de Fukushima entraîne un important exode de population – on parle de 450 000 personnes, auxquelles s’ajoutent celles qui commencent à fuir Tôkyô, dont l’eau contient de la radioactivité, comme d’ailleurs l’alimentation. Les Japonais sont à ce niveau sans solution véritable, victimes de la solution nucléaire, mise en place par l’Etat. Pour savoir véritablement ce qui se passe, ils doivent écouter ce qui se dit dans les médias de l’étranger ; sur place la réserve est de mise.

Ce n’est pas encore Tchernobyl, nous dit-on pour nous rassurer, mais il est de toute évidence que la situation est bien plus grave, car la concentration de population y est très dense au Japon. Une ingénieure en thermodynamique russe pense qu’effectivement Fukushima est plus grave que Tchernobyl (1). Si elle a raison , voilà un extrait de la situation observée à Tchernobyl par le professeur Nesterenko :

« Le réacteur reposait entièrement sur une dalle de béton de 1 mètre d’épaisseur. En bas, sous le réacteur, on avait construit de puissantes chambres de béton pour la collecte des déchets radioactifs.

 » Comme le personnel continuait à pomper l’eau dans le réacteur avec les pompes de circulation, l’eau s’infiltra bien sûr dans ces souterrains en béton armé. Un grand risque apparut : si la masse en fusion perçait la dalle de béton sous le réacteur et pénétrait dans ces chambres de béton, il pouvait se créer des conditions favorables à une explosion atomique. Les 28-29 avril 1986, les collaborateurs du département de la physique des réacteurs de l’Institut de l’énergie atomique de l’Académie des sciences de Biélorussie ont fait des calculs qui montrèrent que 1 300 à 1 400 kg du mélange uranium+graphite+eau constituaient une masse critique et une explosion atomique d’une puissance de 3 à 5 mégatonnes pouvait se produire [c’est 200 à 330 fois la puissance de l’explosion d’Hiroshima]. Une explosion d’une telle puissance pouvait provoquer des radiolésions massives des habitants dans un espace de 300-320 km de rayon (englobant la ville de Minsk) et toute l’Europe pouvait se trouver victime d’une forte contamination radioactive rendant la vie normale impossible (2). »

Dans le cas de Fukushima, ce n’est pas un réacteur qui est en cause mais quatre. Personne n’ose envisager ce qui se passerait en cas d’explosion.

Les Bourses s’affolent : quand le séisme touche le monde de l’argent

Devant l’impuissance, sauf à injecter de l’eau de mer en permanence sur les réacteurs, la finance japonaise et internationale a vite réagi ; les banques centrales sont intervenues pour essayer de maîtriser tous les dysfonctionnements pouvant faire perdre des milliards et relancer la crise financière qui couve toujours. « Il faut soutenir les marchés », c’est là l’obsession véritable des agents du capital. Alors dès la mi-mars, la Banque centrale japonaise (BoJ) procède à une injection massive de 15 000 milliards de yens (131,2 milliards d’euros) en une journée. Mais déjà les Bourses mondiales chutent de 5 % et les titres du secteur nucléaire vont prendre un sérieux coup ; Areva, par exemple, perdra 9 % le 15 mars. La compagnie d’électricité Tôkyô Electric Power (Tepco), qui exploite les centrales nucléaires japonaises du Nord-Est (Tôhôku), voit son action chuter de 23,5 % et tous les détenteurs de titres se précipitent pour vendre (de même pour le secteur automobile : perte entre 10,9 % et 8 %.)

En Europe, les répercussions vont s’abattre sur l’industrie de luxe, dont le marché japonais est l’un des grands demandeurs ; il représente entre 11 % et 15 % des ventes mondiales (180 milliards d’euros). LVMH , le numéro un mondial du luxe, dégringole en Bourse (Cac 40) de 3 %. Les milieux financiers se sont rapidement retrouvés face à une forte montée du yen, qu’ils attribuèrent au rapatriement massif de fonds japonais placés à l’étranger pour financer la reconstruction. Les membres du G7 sont intervenus par le truchement des banques centrales pour enrayer la hausse du yen.

Les conséquences industrielles

La presse donne un premier bilan chiffré de l’ensemble des destructions, de 200 à 300 milliards de dollars, trois fois plus que le coût des destructions de Kôbe en 1995. La banque centrale japonaise estime que l’économie est dans « un état grave ». Le taux de croissance du Japon pour 2011 est estimé dans le meilleur des cas à 1 % (généré par la reconstruction) mais ce pays pourrait de nouveau entrer en récession.

A la mi-mars 2011, trois jours après le séisme , le secteur de l’automobile était en berne. Toyota, Honda, Nissan, Sony, Mitsubishi Motors, Suzuki Panasonic, Tôshiba... subissaient d’importants dégâts et certains se trouvèrent dans l’impossibilité de sortir une seule voiture, faute d’approvisionnement de pièces détachées. Toyota, avec 12 usines fermées, indiquait perdre 72 millions de dollars par jour ; lors de la présentation de ses résultats annuels, le 11 mai (l’exercice fiscal au Japon court du 1er avril au 31 mars), il indiquait avoir perdu déjà 110 milliards de yens (environ 9,6 milliards d’euros) ; depuis le 11 mars, le nombre de véhicules sortis des chaînes de montage au Japon a chuté de 63 % ; 500 types de composants étaient fournis par des entreprises situées dans leszones sinistrées ; les usines de Toyota ont redémarré le 18 avril, mais elles tournent à 50 %de leurs capacités au Japon et à 40 % à l’étranger. Toyota, comme d’autres groupes, commencent à payer les revers du flux tendu (« zéro stock »).

Si l’on s’en tient à la situation présente (absence d’une explosion nucléaire ), le séisme japonais ne devrait pas entraîner un grand bouleversement de l’économie mondiale, seulement un ralentissement du déplacement/délocalisation vers la zone Asie-Pacifique. En effet le Japon représente environ 6 % du PIB mondial (Pdpa) et la région sinistrée 8 % du PIB japonais, ce qui ramène à considérer l’impact à 0,5 % de la production du monde. Les économistes sont très optimistes : ils pensent que le PIB mondial devrait croître de 4 % en 2011 ; autant dire que la crise serait surmontée et qu’un nouveau cycle d’expansion capitaliste serait possible. Même si cela devait se produire, le système ne serait pas tiré d’affaire et continuerait à buter en permanence sur toutes ses contradictions.

Le paradoxe veut que le séisme aura l’effet d’une guerre ayant dévasté le Japon, ce dernier ayant beaucoup de réserve de change et pouvant rapatrier des finances de l’étranger, ce qui va faire la joie de certains pays à l’exportation. Par exemple si le Japon remplace le nucléaire par des centrales thermiques, une hausse des importations d’environ 200 000 barils de pétrole est à prévoir, selon l’Agence internationale de l’énergie. Une telle importation devrait engendrer une augmentation durable des cours du pétrole et un renchérissement de tous les produits qui dépendent de cette énergie (agriculture notamment). Mais les nucléocrates français ont flairé l’affaire : Sarkozy et Lauvergeon, présidente du directoire d’Areva, se sont précipités au chevet du Japon pour placer l’EPR français dont ils voudraient faire reconnaître, lors du G20, la fiabilité et enfin définir une « norme de sûreté nucléaire internationale » visant à sauver le nucléaire . Le contexte est bon pour faire passer la pilule.

Néanmoins il y a une petite différence avec une guerre : le risque de guerre n’est pas garanti par les assurances alors que les catastrophes naturelles le sont, par un système de réassurance ; il en résulte qu’une bonne partie des 34,6 milliards de dollars de coût du sinistre sera épongée par les réassureurs internationaux. En comparaison, le sinistre de l’ouragan Katrina en Louisiane en 2005 avait engendré un coût de 71,2 milliards de dollars. En France, la SCOR évalue sa quote-part à 185 millions d’euros.

Les réactions sociales

Apparemment il n’y a pas de réactions ouvrières : il semble que les usines fermées pour différentes raisons aient payé au moins une fraction des salaires. Certaines ont déjà repris leur activité.

Les seules protestations associant organisations étudiantes, syndicales ou parallèles comme les Zengakuren (3) (peut-être seulement les éléments marginaux les plus radicaux) semblent quasi quotidiennes depuis le 20 mars dans différentes villes, parfois devant le siège de la firme de Fukushima. Elles ne rassemblent pas les foules, mais parfois entre 1 000 et 2 000 manifestants mêlant étudiants et travailleurs, souvent attaqués par la police (blessés et arrestations). Antinucléaires, les slogans semblent déborder, dans le genre « Luttons pour vivre », « Changeons le monde comme en Egypte ». Rien de plus.

Le journal Le Monde du 5 avril 2011 (« La contestation antinucléaire devient plus visible au Japon ») relevait que « dans un pays qui n’a plus connu de grand mouvement de contestation de rue depuis les années 1970, c’est une évolution notable. “Le 12 mars, nous n’étions que 20”, rappelle Ryota Sono, jeune militant qui suit le mouvement depuis le séisme. Ce dimanche 3 avril, 350 personnes ont bravé le froid tokyoïte pour défiler dans le quartier de Kasumigaseki, siège de nombreux ministères et agences. (...) Depuis le 12 mars, pas une semaine ne passe sans une ou deux manifestations à l’appel d’organisations comme Gensuikin, les syndicats Doro-Chiba (4) ou Zengakuren, voire Tanpoposha (5), une association née en 1989, quand le Japon s’inquiétait de la pollution radioactive des produits alimentaires provoquée par l’accident de Tchernobyl.

 » L’affluence croît : 1 000 personnes dans le quartier tokyoïte de Shibuya le 20 mars, 1 200 personnes le 27 dans celui de Ginza. D’autres rassemblements sont attendus, notamment une “manifestation super massive contre les centrales nucléaires”. »

Dimanche 10 avril, le mouvement anti-nucléaire a réussi à faire descendre dans les rues de Tôkyô plus de 15 000 personnes, contre quelques centaines une semaine auparavant. Une mobilisation sans précédent dans l’archipel depuis vingt ans. Selon l’agence de presse Kyodo (http://japon-gekokujo.over-blog.com..., ce sont en effet 17 500 personnes qui ont participé à deux manifestations dans la capitale pour protester contre les centrales nucléaires.

Les écologistes sont-ils déjà irradiés ?

Il n’y a guère qu’en Allemagne que les anti-nucléaires se mobilisent et organisent de puissantes manifestations. En France, les manifestations anti-nucléaire sont restées très localisées, bien que nombreuses elles n’ont pas été à même d’engendrer un mouvement d’ensemble pour le moment. Nous ne voyons pas une grande motivation du mouvement écologiste (6) pour aller dans ce sens. On a même l’impression que le nucléaire fait parti du patrimoine historique du pays dont il faudrait être fier.

G. Bad

NOTES

(1) http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2...

(2) « Les véritables dimensions de la catastrophe de Tchernobyl, lettre du professeur Nesterenko à Wladimir Tchertkoff, Solange Fernex et Bella Belbéoch », http://www.dissident-media.org/info...

(3) Abréviation de Zen Nihon gakusei jichikai sôrengô : Confédération des associations étudiantes du Japon.

(4) Abréviations pour respectivement : Gensuibaku kinshi Nihon kokumin kaigi, Rassemblement des citoyens japonais pour l’interdiction des bombes atomiques, et Koku tetsudôrôkesha rôdô kumiai Chiba, section de Chiba du Syndicat ouvrier des conducteurs de chemins de fer japonais.

(5) Tanpoposha : Société du pissenlit.

(6) Le président de l’Observatoire du nucléaire, Stéphane Lhomme, s’est attaqué de front à Nicolas Hulot : « Il faudra maintenant que Nicolas Hulot lève l’ambiguïté sur la durée de sortie du nucléaire, il n’est pas un écologiste crédible, pour moi il reste le candidat des multinationales, avec EDF, Bouygues et L’Oréal comme sponsors. »

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