UNE SOCIETE SANS EXPLOITATION
LES BASES DE L’EXPLOITATION
LE CAPITALISME ET L’ETAT
Un système fondé sur l’exploitation
Le monde dans lequel nous vivons est dominé par un système économique, le capitalisme. C’est une société fondée sur la recherche du profit, dans laquelle l’argent est la principale forme de relation entre les individus. Tout y est transformé en marchandise, puisque tout peut se vendre et s’acheter. Quelle est la marchandise la plus répandue dans le monde ? L’être humain, dont le travail est acheté chaque jour par les capitalistes sous la forme du salaire. Ce qu’ils achètent, ce n’est pas seulement le produit du travail, mais bien le savoir-faire, la capacité créatrice du travailleur lui-même.
L’immense majorité des travailleuses n’ont pas l’impression de créer quoique ce soit, parce qu’elles s’emmerdent à mourir dans un travail absurde, alors que le capitaliste se contrefiche de savoir ce qu’elles produisent, puisqu’il n’en connaît que le profit qu’il en tire. En vendant notre activité, celle-ci cesse de nous appartenir, et c’est nous-mêmes qui cessons de nous appartenir, d’être maître de nos activités. C’est ce qu’on appelle l’aliénation.
D’où est-ce que le capitaliste tire son profit ? Du travail de « ses » salariés. Plus précisément de la différence entre le prix de revient des marchandises et leur prix de vente. Le capitaliste pourrait donc augmenter ses profits en vendant plus ses marchandises. Mais si elles sont plus chères que celles d’un autre producteur, il risque d’en vendre moins et en définitive, de perdre de l’argent. Il a donc plutôt intérêt à essayer de faire baisser le prix du travail. Ce prix du travail, c’est non seulement le salaire, mais aussi les droits comme la sécurité sociale ou l’assurance-chômage, la sécurité et l’hygiène du lieu de travail, etc. L’exploitation résulte de cette recherche permanente d’une baisse du coût du travail.
Ce capitaliste peut essayer, sans abaisser les salaires ou les conditions de "ses" salariés, tenter d’acheter des machines et des matières premières moins chères. Pourquoi seront-elles moins chères ? Parce qu’elles sont réalisées dans des entreprises où le coût du travail est lui même moins cher, parce que les salaires y sont plus faibles et les conditions de travail plus mauvaises. Il concourt donc indirectement à l’exploitation d’autres travailleurs.
Mais, face au capitaliste, quel est l’intérêt du travailleur ? Avoir un niveau de vie correct et stable, des droits sociaux, de ne pas mettre sa vie et sa santé en danger, etc. Les intérêts de l’un et de l’autre sont donc inconciliables, puisqu’ils sont contraires en tous points. Les travailleurs, quel que soit leur emploi, leur salaire, leur savoir-faire, sont tous confrontés à cette contradiction : elle fait partie de la définition même du capitalisme.
En effet, même si chaque travailleuse fait un métier différent l’une de l’autre, qu’elle n’a pas le même salaire ni les mêmes conditions de travail, elle est tout de même victime de l’aliénation et de l’exploitation. Dans leur ensemble, les travailleurs forment donc une classe dont tous les membres ont le même intérêt, dans leurs conditions de vie quotidienne, à se défendre contre le capitalisme, à chercher à en finir avec ce système, donc… à ne plus être des travailleurs. Vis-à-vis de cette menace, les capitalistes, même s’ils sont en concurrence entre eux, se serrent les coudes pour défendre ce système qui leur profite tant ; ils forment donc également une classe sociale.
La contradiction entre travailleurs et capitalistes est nommée, tout simplement, la lutte de classes. D’un côté, les travailleurs se battent pour obtenir de meilleures conditions de vie et de travail, de l’autre, les capitalistes attaquent, chaque fois que c’est possible, les droits acquis des travailleurs afin d’abaisser le coût du travail. Tant que l’antagonisme durera, cette lutte existera, sous des formes variées. Pour qu’elle cesse, il faut que disparaisse ses fondements, l’aliénation et l’exploitation. Autrement dit, fonder une société nouvelle, fondée non plus sur le travail, mais sur l’activité libre.
Les rapports de production
On appelle « rapports de production » l’ensemble des conditions sociales et idéologiques qui définissent la relation entre le travailleur salarié et sa hiérarchie. Cela englobe non seulement l’ensemble des rapports internes à l’entreprise (règlements, représentation, management, etc.), mais bien plus largement, à tout ce qui peut influencer ces relations : lois et droits sociaux, statut des travailleurs, préjugés et hiérarchies sociales. Vouloir les réduire uniquement à ce qui se passe dans l’entreprise, et opposer le social au politique serait vain, car on voit bien que ces choses sont liées. Par exemple, s’il n’existe pas de droit de réunion dans un pays, le droit des travailleurs de s’exprimer dans leur entreprise est très restreint. Les rapports de production ne sont pas quelque chose d’abstrait, un concept d’économiste, mais la chose la plus concrète, la plus quotidienne du monde. Quand le contremaître vous fait une réflexion désagréable, ou que vous êtes plus mal payée que votre collègue masculin, vous les rencontrez sous leur forme la plus crue.
Ce qui détermine les rapports de production à un moment donné, c’est l’ensemble des luttes actuelles et passées qui ont contribué à les former. Dans ces luttes, visibles ou invisibles, dans les entreprises ou dans la cité, se crée un rapport de force entre les capitalistes et les travailleurs. Ce rapport de force peut passer par des affrontements violents, mais le plus souvent, par un statu quo entériné par la loi. Bien sûr, si les capitalistes sentent qu’ils peuvent abolir ces droits et ces lois sans rencontrer de résistance, ils ne se gênent pas pour le faire. Le salaire est un aspect des rapports de production, mais de nombreuses grèves éclatent autour d’autres questions : licenciements, sécurité, démantèlement des lois sociales, etc.
Dans cette définition, il faut faire une large part aux idéologies et aux préjugés. Une idéologie sert toujours plus ou moins à justifier un type de domination, mais cela ne suffit pas de dire cela de manière générale. Il ne faut pas hésiter à analyser et à réfuter toutes les idéologies, politiques ou religieuses, qui s’opposent aux intérêts des travailleuses. Leurs arguments ne sont pas anodins. La manière dont ils pénètrent parmi les travailleurs non plus. Car si les idéologies n’étaient partagées que par ceux qu’elles intéressent directement, elles seraient presque inoffensives. Mais tel n’est pas le cas : elles s’insinuent, sous la forme des préjugés les plus absurdes et les mieux ancrés, au sein de ceux et celles qui en sont les victimes. C’est le principe même de l’aliénation : réussir à faire considérer comme normal et même naturel une situation intolérable. Par exemple, faire croire aux femmes qu’il est naturel qu’elles soient inférieures aux hommes, ou que le travail est une forme d’accomplissement personnel.
L’Etat, un fabricant de paix sociale
La définition la plus classique de l’Etat, c’est le monopole de la force. C’est-à-dire qu’il est le seul à pouvoir faire usage de la violence d’une manière qui soit légitime. C’est effectivement sous cette forme brute qu’on le rencontre dans les moments de tension. Dans la plupart des pays du monde, même « démocratiques », la police est la réponse de l’Etat aux grèves et aux manifestations. Dans certains pays, c’est même l’armée qui joue ce rôle. Vu depuis les pays occidentaux, l’Etat est souvent conçu comme une démocratie, dans lequel le peuple à son mot à dire. Mais, pour prendre un seul exemple, le pays le plus peuplé du monde, la Chine, est un Etat autoritaire et non-démocratique. Vouloir analyser l’Etat sans en tenir compte serait ridicule.
Il serait faux de croire que les Etats ne protègent le capitalisme que par la répression ouverte, par sa police et son armée. La paix sociale est la forme la plus subtile de la guerre sociale. Elle est plus complexe à mettre en œuvre, mais plus profitable, car elle permet d’intégrer les travailleurs et de les faire concourir à leur propre exploitation. Dans les secteurs avancés du capitalisme, c’est même la seule solution possible. A l’aide de la force brute, il est possible d’obliger une personne à mettre en mouvement ses capacités physiques, mais c’est plus difficile de mettre en mouvement ses capacités intellectuelles et sa créativité. C’est l’une des raisons pour lesquelles les pays « avancés », dans lesquels le secteur « tertiaire » est dominant, sont généralement des démocraties - c’est-à-dire des pays fondés sur la paix sociale et l’intégration des travailleurs à l’Etat - alors que les pays où l’agriculture et l’industrie sont dominantes sont fréquemment des dictatures.
L’Etat fonde donc sa puissance sur le contrôle social des individus. Le fichage généralisé - qui est l’essence même du totalitarisme - en est l’expression la plus parlante. Le croisement de données issus de plusieurs fichiers informatiques permet à l’Etat de connaître tout sur une personne, de vérifier systématiquement ses déclarations. Il s’agit non seulement de fichiers à caractère policier (photos, empreintes, dossier personnel, et bientôt empreinte génétique), mais aussi des fichiers sociaux (sécurité sociale, chômage, impôts, etc.). Tout cela se fond dans un dispositif sécuritaire (multiplication des caméras de surveillance, présence policière et militaire dans les rues, lois répressives, etc.). L’expérience montre vite que ces dispositifs supposés lutter contre la « délinquance » se retournent très rapidement contre ceux et celles qui envisagent sérieusement un changement social et tentent de le mettre en pratique.
LA GLOBALISATION
La concentration du capital
On parle aujourd’hui de capitalisme global, de globalisation (ou mondialisation). Ce nouveau stade du capitalisme est engendré par la multiplication des entreprises transnationales, agissant dans plusieurs pays en même temps, et au capital fortement concentré.
Ce qu’on appelle le capital, c’est tout simplement la somme d’argent, sous la forme de monnaie ou de biens, qu’un entrepreneur - un capitaliste - investit dans la production de marchandises, biens ou services. De nos jours, le capitaliste n’est plus nécessairement une personne. Il peut être un groupe d’actionnaires, une multitude de petits actionnaires, ou encore l’Etat.
Les grandes entreprises, qui disposent de machines perfectionnées, produisent et vendent beaucoup plus de marchandises et leur coût de fabrication sont moindres. Celles qui ne peuvent pas produire assez disparaissent par le jeu de la concurrence. Au fil des années, cette concentration mène des entreprises de plus en plus grandes, mais aussi de moins en moins nombreuses à se partager le marché pour chaque type de marchandises. Cette concurrence n’en finit jamais de s’exercer : les gigantesques fusions d’entreprises actuelles en sont le témoignage.
Les grandes entreprises ont aujourd’hui atteint un niveau de concentration absolument phénoménal. Elles ont débordé des pays où elles avaient été créées, pour devenir des transnationales. Certaines d’entre elles sont plus riches que bien des Etats. Ces transnationales sont des blocs d’entreprises dont les activités ne sont pas nécessairement liées entre elles. Pour leurs propriétaires, elles n’existent que sous la forme d’actions, c’est-à-dire de parts de capital.
Quand on crée une entreprise, chacun des capitalistes reçoit des actions en proportion avec son apport de fonds, et chaque année, au moment des comptes, il reçoit une part du bénéfice proportionnel à son nombre d’actions. Ce système existe toujours, mais les actions sont devenues elles-mêmes des marchandises. Les profits engendrés par l’achat et la vente rapide d’actions sur le marché international sont devenus beaucoup plus lucratifs que ceux engendrés par leur possession.
Mais en définitive, les actions n’ont de valeur réelle que parce qu’elles ne sont que la contrepartie d’un capital, qui existe bel et bien sous la forme de biens et de monnaie. C’est pourquoi se produisent régulièrement des crises financières : la différence entre la valeur marchande des actions et leur valeur en capital est telle que le système s’effondre.
Avec ces deux notions liées entre elles : concentration du capital et crises financières, on peut comprendre deux tensions essentielles de la période actuelle. D’une part, le conflit entre capitalistes « nationaux » et capitalistes « transnationaux ». Les premiers n’ont pas un capital assez puissant pour résister au marché mondial unifié, alors que les seconds en sont les ardents défenseurs. C’est l’une des clefs de l’opposition entre libéralisme et protectionnisme. Bien sûr, du point de vue des travailleurs, ça ne change pas grand-chose de se faire exploiter par un patron mondial ou local.
D’autre part, il existe un conflit entre les défenseurs du capitalisme « industriel », fondé sur le capital réellement existant (monnaie, machines, terres, etc.) et le capitalisme « financier » fondé sur le marché des actions. Les premiers veulent réguler le marché, et invoquent fréquemment les conséquences sociales des crises, alors que les seconds considèrent que la régulation ne fait qu’empirer les choses.
La globalisation du capital entraîne donc des conflits d’intérêt entre capitalistes. Pour les résoudre, ils cherchent à obtenir le soutien des travailleurs, en jouant parfois sur des les intérêts immédiats d’une partie de ceux-ci… contre tous les autres.
Une production globale
Actuellement, pour produire une marchandise quelconque, c’est une chaîne de production mondiale qui est mise en œuvre. Non seulement les matières premières sont extraites dans différents pays, mais les pièces peuvent être fabriquées en un endroits de la planète et assemblées dans un autre. Un bateau fabriqué aux USA peut être la propriété d’une entreprise anglaise, battre pavillon libérien et employer des marins russes pour transporter des voitures construites selon des plans français, mais assemblées au Brésil avec des pièces issues de Chine et de Malaisie, à partir de matières premières sud-africaines, et destinées à être vendues sur le marché espagnol (en simplifiant une chaîne sûrement plus complexe).
La règle générale, c’est que, pour chaque secteur de fabrication, chaque sous-traitant, les capitalistes cherchent le moindre coût de production. Ce coût inclut à la fois le prix du travail et celui des transports. En fonction de cela, la chaîne de production est segmentée. L’une des caractéristiques du capitalisme global, c’est précisément l’augmentation du nombre d’entreprises transnationales, implantées dans plusieurs pays. Mais ce nombre ne représente lui-même qu’une faible partie de cette mondialisation de la production, en raison des sous-traitances et des échanges internationaux.
L’accumulation du capital, c’est ce qui pousse à créer des entreprises toujours plus importantes par le jeu des investissements, des rachats et des fusions. Il en va de même au niveau des pays. Ainsi, les régions et les pays tendent à se spécialiser dans un nombre limité de productions, quitte à abandonner toutes les autres et à recourir à l’importation pour compenser. Cette politique est aujourd’hui soutenue par les instances internationales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.
Mais il ne faut pas négliger un autre facteur : la lutte des travailleurs contre l’exploitation. Elle joue à la fois comme un facteur de fragmentation de la chaîne de production et de contrepoids à la concentration de la production. Pourquoi ? Parce que lorsque les capitalistes veulent abaisser le coût du travail et qu’ils savent qu’ils ne peuvent le faire sans se heurter à une vive résistance de la part des travailleurs, il est plus simple pour eux de fermer purement et simplement l’entreprise et d’en ouvrir une dans une région ou un pays où les travailleurs sont plus dociles.
Dans ce cas, la résistance ouverte (grèves) ou discrète (absentéisme, sabotage) amène une plus grande dispersion de la chaîne de production. De plus, les très grandes concentrations de travailleurs dans une même ville et une même activité (sidérurgie, mines, automobile, construction navale, pour prendre des exemples classiques) entraînent un sentiment de solidarité et de puissance ouvrière… coûteux pour les capitalistes ! Aujourd’hui, ils tendent plutôt à favoriser les petites unités rassemblant moins de travailleuses, ce qui permet de diviser, d’empêcher les rencontres et d’augmenter la concurrence entre les travailleurs.
Le système de la dette
La question de la dette publique a pris une importance considérable au niveau mondial. A partir de la grande crise économique de 1929, les états sont entrés dans une longue période de politique volontariste, face aux manque de capitaux, à la faiblesse des investissements privés et aux soubresauts financiers par une politique volontariste d’investissements publics. C’est ce qu’on appelle le capitalisme d’économie mixte (privé / public), à l’inverse du capitalisme libéral (prédominance du privé) ou du capitalisme d’état (prédominance du public) Mais comme l’Etat tire son argent du capital, par le biais de la fiscalité, il ne peut disposer de plus d’argent qu’il ne s’en produit. Cet argent, il a été le chercher ailleurs, sous la forme d’emprunts, à rembourser plus tard. C’est donc une perpétuelle fuite en avant, qui reporte sur la production future le soin de payer les investissements actuels. Mais c’est un argent qui, très rapidement, n’existe nulle part : il n’est plus dans les caisses des banquiers, et il n’a guère de chance d’y revenir, car les débiteurs sont incapables de payer.
Les Etats-Unis ont bâti toute leur puissance actuelle sur cet endettement : ils sont aujourd’hui le pays le plus endetté au monde, mais cette même puissance leur assure la bienveillance des créanciers. Par contre, les Etats nés de la décolonisation, ont également largement emprunté depuis leur création, pour financer le « développement », c’est-à-dire l’industrialisation. Aujourd’hui, ils sont incapables de rembourser, et empruntent pour payer… les intérêts de la dette. Mêmes les anciens pays socialistes du bloc soviétique ont été contraints d’emprunter au FMI, ce qui a joué un rôle non-négligeable dans les changements politiques à la fin des années 1980. Le tyran roumain Ceaucesu, renversé en 1989, connu pour avoir affamé la population roumaine et dirigé l’un de systèmes les plus totalitaires connus au monde, était considéré comme « le meilleur élève du FMI » pour sa politique de réduction drastique des investissements publics. Au moment où ces prêts ont été souscrits, avec la garantie du Fonds Monétaire International (instance dominée par l’Etat US, qui détient la plus grosse part et donc le plus grand nombre de votes), ils constituaient un bon moyen de maintenir les nouvelles classes dirigeantes, issues des divers fronts de libération nationale, en les transformant en collecteurs d’impôt, puisqu’ils étaient obligés de rembourser la dette. Cette situation a fait la prospérité des bureaucraties des pays décolonisés, qui n’oubliaient pas de prélever leur part au passage, tout en se livrant à un véritable pillage des ressources du pays.
En Afrique, on parle de kleptocraties, c’est-à-dire de gouvernements de voleurs, pour désigner ce système. Le dictateur Mobutu au Zaïre a longtemps représenté l’un des cas les plus criants de pillage institutionnel d’un pays. La dette n’est donc pas un problème entre banques et états, car ses conséquences pour les travailleurs sont évidentes : il ne reste pas un sou, au delà de la simple survie d’une quantité suffisante de travailleurs dans les secteurs les plus productifs, et les autres peuvent crever.
Ce qu’on appelle « néolibéralisme » est une théorie économique soutenue par les experts des instances internationales, plus particulièrement du FMI et de la Banque mondiale. Ils soutiennent, pour un paiement plus rapide de la dette, la réduction des dépenses de l’Etat. Or, dans la période de prédominance du capitalisme d’économie mixte (secteur privé fortement contrôlé par l’Etat), entre 1930 et 1980 environ, l’Etat avait développé des services sociaux - financés par l’endettement - afin de disposer au mieux de la force de travail (des travailleurs mieux nourris, mieux logés, mieux formés et en meilleure santé) et d’entraver la puissance ouvrière. Diminuer les dépenses de l’Etat, c’est donc la plupart du temps, éliminer ces services sociaux, entraînant un retour massif de la grande misère.
Les partisans du « capitalisme d’économie mixte » (c’est-à-dire contrôlé par l’Etat) prétendent que le néolibéralisme affaiblit l’état. C’est tout le contraire qui se passe : ce sont eux qui ont affaibli l’état en l’endettant, et le néolibéralisme vise à restaurer la puissance de l’état en desserrant l’étau de la dette. Les réformistes les plus conséquents, qui voient bien à quel point la question de la dette est explosive, suggèrent purement et simplement de l’annuler, afin de désamorcer la bombe et de restaurer l’ordre social : c’est la position officielle de l’église catholique, qui n’a pas hésitée a placer le deux millième anniversaire de la naissance de Jésus sous le signe de l’annulation de la dette du tiers-monde.
L’apparent radicalisme de cette solution masque mal le fait qu’elle n’a d’autre but que d’essayer de sauver la société d’exploitation de ses contradictions internes ... et d’effacer de nombreuses opérations véreuses dans laquelle elle est impliquée.
l’Etat dans le capitalisme global
À l’heure des transnationales, les grandes entreprises sont libres de choisir dans quels pays elles vont implanter leurs différentes branches, en fonction de leurs besoins : il y a un marché mondial des Etats et les différentes législations sont autant de marchandises vendues en échange des impôts. Cette liberté d’implantation des entreprises est un aspect essentiel du capitalisme global.
La mise en place de la phase actuelle du capitalisme - la globalisation - affecte la place de l’Etat dans la gestion du système. Le dogme économique en vigueur parmi les « élites » mondiales est le néolibéralisme, qui postule que l’Etat doit jouer un rôle minimal, centré sur l’administration de la justice et la police, et se garder d’intervenir dans l’économie. Mais ce dogme n’est pas là par hasard, il ne fait que refléter les problèmes concrets des Etats et notamment ceux du plus puissant d’entre eux, les USA. En effet, dans la phase précédente du capitalisme, c’est l’Etat qui a assumé le rôle moteur du système et organisé l’économie ; mais pour assumer ce rôle, il a dû emprunter massivement auprès de banques privées ou du Fonds Monétaire International. Depuis une vingtaine d’années, leur principale préoccupation est d’endiguer la dette, en réduisant les dépenses de l’Etat. Cette réduction a deux conséquences : elle touche de plein fouet les fonctionnaires et salariés de l’Etat, dont le statut et les revenus s’amenuisent, et elle détruit les droits sociaux institués dans la période précédente en coupant leurs financements : sécurité sociale, assurance-chômage, système de santé publique, écoles, etc. Cela ne signifie pas, comme on le dit souvent, que l’Etat soit affaibli. Au contraire, il fait une cure de jouvence en se débarrassant du poids de la dette.
L’autre aspect essentiel de la mise en place du capitalisme global, c’est la multiplication et la montée en puissance des institutions mondiales : Organisation des nations unies, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, G8, etc. Certaines de ces institutions existaient depuis la fin de la seconde guerre mondiale, mais n’avaient pas une telle puissance, une telle capacité d’intervention. D’autres sont entièrement neuves, comme l’organisation mondiale du commerce, dont l’existence est liée à l’unification du marché mondiale par l’abaissement des droits de douane pour les marchandises (une baisse moyenne de 90 % depuis 1945). L’ensemble de ces institutions forment la base d’un Etat mondial, parfois mal distinct des USA qui ont étendu leur domination au point d’être de fait un Etat à caractère mondial, dont les activités s’étendent sur l’ensemble de la planète.
LA MACHINE DE L’ETAT
L’Etat est un capitaliste
Dans le capitalisme, l’Etat est lui-même un capitaliste. Il possède un capital sous la forme de biens (son territoire, ses bâtiments, ses armes, etc.) et de monnaie (les salaires des fonctionnaires et tout ce qui rentre dans son budget). C’est particulièrement visible dans les pays où il existe un secteur nationalisé important, mais c’est tout aussi vrai des autres. D’où vient cet argent ? Des impôts, tout simplement. Les impôts sont le prix des services de l’Etat. De ce point de vue, il n’existe pas de service public gratuit : dès lors qu’on paye une taxe, même indirecte comme la TVA, on paye ces services. C’est un point important à conserver en mémoire pour ne pas s’illusionner sur l’Etat et la gratuité des services publics.
Les fonctionnaires et salariés de l’Etat sont dans la même situation que les autres travailleurs vis-à-vis de leur capitaliste. Les avantages existants dans certains pays, comme en France, sont le fruit de leurs luttes, et il est stupide de les dénoncer : il vaut mieux les réclamer pour tous les travailleurs. Ces avantages ne doivent pas faire illusion, car dans la même France, l’Etat est aussi le plus grand employeur de précaires payés en dessous du SMIC. En apparence, l’Etat n’a pas de propriétaires, mais seulement des gestionnaires : la classe politique et les hauts fonctionnaires. Cependant, il ne faut pas oublier que, dans le monde contemporain, les Etats ont largement recours à l’emprunt et que les possesseurs de bons du trésor sont, ni plus, ni moins, les actionnaires de l’Etat.
En tant que capitaliste, l’Etat peut prendre en charge n’importe quelle activité. En France, pendant très longtemps, l’Etat était le plus gros fabricant de voitures puisqu’il possédait la firme Renault. Il est toujours le propriétaire ou le principal actionnaire de nombreuses entreprises qui n’ont aucun rapport avec ce qu’on appelle souvent les « fonctions de l’Etat » : il est banquier, assureur, fabricant de cigarettes, etc. Cependant, il y a quelques activités qui sont propres à l’Etat dans la plupart des pays : les politiques fiscales et sociales, l’armée, la police, l’éducation. Toutes ces activités permettent de mieux comprendre le rôle exact de l’Etat. Au sein d’un territoire, il donne les règles qui organisent le travail : les droits sociaux, le prix du travail, le niveau de formation des travailleurs, l’encadrement et la répression des luttes sociales.
Que l’impôt soit payé directement par l’entreprise ou par les travailleurs, sous la forme de l’impôt sur le revenu ou de taxes comme la TVA, cela ne change pas grand-chose : c’est toujours un coût qui est inclus dans le prix des marchandises. La travailleuse le paye trois fois : une fois comme salariée exploitée par son entreprise, une autre fois comme citoyenne qui paye l’impôt, une troisième comme consommatrice qui paye des taxes… De ce point de vue, tous les travailleurs sont des employés de l’Etat, puisqu’ils lui rapportent tous de l’argent. La division entre des luttes sociales, dans sa propre entreprise, et les luttes directes contre l’Etat, est donc assez formelle, puisque le travailleur est toujours employé de l’une et de l’autre.
Dictature et démocratie
On a déjà remarqué que plusieurs des pays les plus peuplés au monde n’étaient pas pas des « démocraties ». Les Etats totalitaires (Chine, Corée du Nord,…), les dictatures (Togo, Pakistan,…), les monarchies (Arabie Saoudite, Japon…), les théocraties (Vatican, Maroc,...) les démocraties de façade (Turquie, Algérie…) forment la plus grande partie des Etats au monde. Aujourd’hui, démocraties et pays développés se confondent à peu près, bien que ce n’ait pas toujours été le cas. La démocratisation est même plus ou moins considérée comme un signe de développement. A l’inverse, néocolonialisme et dictature - d’une personne ou d’un parti - sont souvent liées. Par néocolonialisme, on entend la situation issue de la décolonisation : les anciennes puissances coloniales continuent à diriger et à exploiter les territoires des anciennes colonies, mais au lieu de le faire directement, elle le font par l’intermédiaire de l’Etat « indépendant ». Les luttes de décolonisation ont, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, été menées par des organisations et des personnes dont l’objectif était l’industrialisation, considérée comme une des clefs de l’autonomie. Mais ils partaient d’une économie coloniale fondée sur l’extraction des matières premières (mines et agriculture), sans usines de transformation - celle-ci étant réalisée en métropole. Leur population était donc majoritairement agricole, avec une minorité d’ouvriers industriels. Pour réaliser les plans des nouveaux dirigeants fraîchement arrivées au pouvoir, il fallait transformer ces agriculteurs - paysans et ouvriers agricoles - en ouvriers industriels et en techniciens. C’est pourquoi les Etats populistes - qu’ils soient « communistes » ou « nationalistes » - y sont en général assez bien parvenus. Certains ont réussi à susciter une certaine adhésion populaire à leur projet (Chine, Argentine,…). Mais surtout, ils ont réussi à intégrer la hiérarchie industrielle dans celle de l’Etat : les directeurs d’usine, les ingénieurs, les cadres, les techniciens sont en même temps les membres du parti au pouvoir, et la politique du pays reflète le rêve industriel de cette classe, de l’encadrement capitaliste. L’absence de démocratie, ce n’est pas seulement l’absence de droit de vote - qui existe d’ailleurs dans certaines dictatures, quoique de manière plus caricaturale qu’ailleurs - mais surtout de la liberté de la presse, de manifestation, de réunion et d’association : tout ce qui sert à la classe ouvrière pour manifester sa puissance et défendre ses intérêts, même au sein du capitalisme. La dictature permet d’exploiter les travailleuses avec efficacité, mais de ce fait, en bloquant toute possibilité d’aménagement social, elle transforme la situation en poudrière sociale.
La lutte des travailleurs pour leurs propres droits se confond souvent, dans les pays non-démocratiques, avec la lutte pour la démocratie, tout simplement parce que la possibilité de s’assembler, de s’associer, de débattre par oral ou par écrit, de manifester sa colère, sont l’expression et la condition la plus simple de toute lutte. C’est pourquoi les travailleurs sont au devant de la scène dans toute lutte pour la démocratie. C’est à la fois très positif, et bien souvent un piège, car dans le capitalisme, la démocratie est une forme d’état, fondée sur la « représentation », c’est-à-dire en réalité sur l’existence d’une classe politique et d’organismes intermédiaires entre le « peuple » et le « pouvoir ». Ce n’est pas un hasard si la démocratie représentative est fréquemment liée à l’émergence d’une « classe moyenne » dans un pays : c’est un système qui correspond à la fois aux représentations sociales de cette classe et au stade de développement du capitalisme qui l’a créée.
La « classe moyenne » est composée de travailleurs salariés qui participent à l’encadrement du système, soit directement (cadres, agents de maîtrise,…), soit idéologiquement (enseignants, psychologues, travailleurs sociaux,…). C’est ce qu’on a parfois appelé les « travailleurs intellectuels ». Leur position est donc contradictoire, car ils sont exploités au même titre que les autres travailleurs salariés - et dans certains cas, leurs salaires ne sont pas si confortables que ça - mais leur place dans la hiérarchie sociale, la considération dont ils jouissent, et l’objectif même de leur travail, les placent dans une situation particulière. Alors que les travailleurs manuels tendent à être dépossédés de leur savoir-faire et à ressentir leur travail comme inintéressant au possible, les membres de la classe moyenne se sentent souvent valorisés par leur savoir-faire et s’investissent dans leur activité comme si elle leur appartenait pleinement. Le système représentatif, fondé sur une hiérarchie « ouverte », c’est-à-dire accessible à ceux qui disposent d’une bonne instruction, leur convient parfaitement, car il justifie leur propre place dans le capitalisme tout en lui donnant des allures démocratiques. Hiérarchique, mais sociale, la démocratie est à l’image de la contradiction de la « classe moyenne ».
En outre, si la dictature et le totalitarisme sont à même d’exploiter les capacités des travailleurs manuels, il lui est beaucoup plus difficile d’exploiter celle des travailleurs intellectuels, qui ont besoin de discuter et de s’instruire pour réaliser leur travail - ce qui favorise la contestation. Plus le capitalisme dépend des connaissances technologiques des travailleurs, plus la « recherche et développement » et notamment la programmation informatique sont importantes, plus la proportion des travailleurs intellectuels augmente - cela recoupe en partie le « secteur tertiaire » des économistes. La démocratie, dans laquelle la négociation et la discussion jouent un rôle bien plus important que dans la dictature, est bien adaptée aux aspirations et au mode d’existence de cette classe. C’est en partie pour cela que les pays « développés » sont des démocraties, et que les étudiants - futurs intellectuels - fournissent fréquemment les forces démocratiques des pays moins « développés ».
La « vie politique »
La démocratie affirme que tout individu à le droit de participer à la vie de la société et à prendre part aux décisions. Mais dans la pratique, elle délègue à une classe de personnes le soin de diriger les affaires publiques : c’est le principe du parlementarisme. La citoyenneté se réduit, dans la plupart des cas, à déposer périodiquement un bulletin dans une urne, pour élire un représentant politique ou syndical - qui sait mieux que les autres ce qu’il faut faire. La politique est une profession spécialisée, dans laquelle on peut faire carrière et, même à bas échelon, gagner de l’argent. Elle n’est donc, comme toute forme de travail, qu’une marchandise. L’argent de la classe politique vient de plusieurs sources : rétributions pour des fonctions exercées, avantages en nature, corruption. De plus, après chaque élection, des postes administratifs sont fréquemment attribués aux partisans les plus proches (c’est ce qu’on appelle le clientélisme). En outre, il existe de nombreux permanents politiques et syndicaux, qui sont salariés par leurs organisations. L’ensemble de ces personnes forment la classe politique, dont les revenus sont directement liés à l’activité politique au sein du système d’état.
Les partis politiques ont un sens et une forme différente selon qu’ils participent ou non aux élections. En règle générale, il fait meilleur vivre dans un pays où le droit de vote existe, ne serait-ce que parce qu’il est lié à tout un tas d’autres droits démocratiques qu’on ne peut critiquer que quand on les a. Mais dans ces pays - et c’est aux Etats-Unis, où règne l’Etat le plus puissant au monde - une partie croissante de la population ne participe pas aux élections, soit qu’elle en soit exclue, soit qu’elle s’en désintéresse totalement. Le principe général des élections consiste à dire que les électeurs déterminent, par leur vote, la conduite de l’état. En pratique le choix est toujours limité à une alternance entre droite et gauche, quoique la différence ne soit pas toujours nette.
On ne peut pas attendre des élections qu’elles changent la vie, parce que ce n’est pas à ça qu’elles servent : elles permettent simplement de renouveler périodiquement le personnel politique. C’est pourquoi les partis électoraux sont structurés entièrement pour servir « d’écuries » d’où vont sortir les candidats aux différents postes. Il y a souvent plus de conflits à l’intérieur des partis pour la répartition des meilleurs places qu’entre les partis rivaux. C’est d’autant plus vrai dans les pays décentralisés, où les postes à pourvoir sont nombreux, et dans les pays comme la France où les partis politiques sont financés par l’état. Il n’est pas vrai que les résultats des élections soient indifférents pour les travailleurs, mais les différences ne sont pas telles que ça vaille le coup de s’en mêler.
Dans les pays où les élections n’existent pas, le problème se pose-t-il différemment ? La conquête des droits démocratiques est une chose importante, même si elle ne résout pas tous les problèmes qui se posent aux travailleuses. Mais, on a vu de nombreuses situations où des « réformes démocratiques » permettaient de lâcher un peu de lest tout en maintenant l’essentiel, c’est-à-dire la domination capitaliste. Il existe une bonne façon de trier entre les partis : expriment-ils réellement la volonté de la population d’instaurer ces droits et libertés (liberté d’association, de la presse, de pensée, etc.) ou les intérêts d’un état ou d’une transnationale ? Le critère le plus sûr, c’est qui finance le parti ? Ses adhérents ou une puissance extérieure ? Dans le capitalisme, qui transforme tout en marchandise, les plus belles idées sont à vendre.
L’IDEOLOGIE NATIONALE
La nation, un terme ambigu
On se fait souvent beaucoup d’illusions sur la nation, parce que c’est un mot extrêmement ambigu. Il a souvent une connotation positive, populaire et démocratique. Mais il désigne surtout une communauté fermée, avec des critères linguistiques, culturels ou « ethniques ». Ce n’est pas une notion qui va de soi, comme on le croit trop souvent. Les nations actuelles sont le résultat de la fusion et de la disparition de celles qui les ont précédées, et tout laisse penser qu’elles continueront d’évoluer. Essayer de croire qu’elles sont fixées une fois pour toute, c’est la base même du racisme.
On parle souvent d’états-nations. C’est une idée née au 19e siècle, selon laquelle les frontière des états devaient coïncider avec celles des nations. En réalité, cela a abouti surtout à créer les nations elles-mêmes, parce que leur réalité était beaucoup trop floue pour se laisser enfermer par des frontières. Des savants, des professeurs et des prêtres se sont ingéniés à « unifier » et à « purifier » les langues nationales en interdisant les patois et les dialectes locaux, ils ont exhumés des coutumes et des chansons qu’ils ont érigés en héritage national, et ainsi de suite. Ce processus n’a jamais abouti réellement, puisque dans tous les pays, plusieurs langues, plusieurs cultures, plusieurs religions se partageaient le même territoire. On a vu ces dernières années cette absurdité poussée à bout avec la guerre de Yougoslavie et la « purification ethnique » visant à créer des territoires homogènes, ou encore au Rwanda avec le génocide des Tutsis par les Hutus, qui a causé un million de mort. Il ne faut pas chercher très loin pour voir que l’idée d’Etat-nation est une absurdité.
Mais alors pourquoi en parle-t-on si souvent comme quelque chose qui va de soi ? L’Etat, on l’a vu, parvient à diriger le pays parce qu’il s’octroie le monopole de la politique, qu’il absorbe la part de pouvoir à laquelle chacun a droit. Pour faire cela, il doit posséder un minimum de légitimité, d’adhésion populaire. De cette manière, l’état masque le fait qu’il n’est qu’une machine à pomper des impôts et des taxes. L’idée de nation est l’un des moyens les plus couramment utilisés pour obtenir cette adhésion. L’Etat se positionne comme le garant de la nation, dont il entretient la culture, la langue et, généralement, la religion. Par là même, il se donne les moyens de créer la culture elle-même, de conserver ce qui va dans le sens de ses propres buts et de d’éliminer le reste, plus ou moins violemment. C’est une autre raison qui fait de la nation une question ambiguë : quand les valeurs culturelles deviennent, pour une raison ou une autre, contraires à celles de l’Etat, elles deviennent le signe d’une communauté contre l’état. C’est à la fois positif, en ce sens que cela permet de s’unir dans la lutte contre l’état, et négatif dans la mesure où cette revendication se fait autour d’une communauté fermée, au risque d’engendrer l’exclusion et le racisme.
Le racisme
Dans la période actuelle, le racisme est une question centrale. Il y a dans le monde des millions de réfugiés et d’immigrés, clandestins ou non, qui le vivent tous les jours comme une réalité inhumaine. Il s’applique non seulement aux immigrés de fraîche date, mais aussi aux deuxièmes, troisièmes générations parfois. Aux USA, il continue d’affecter la réalité quotidienne de millions de noirs, dont les ancêtres sont arrivés d’Afrique depuis plus de deux siècles. Pourquoi le racisme fait-il partie des rapports de production ? Parce qu’il permet aux capitalistes de disposer d’une main-d’œuvre moins chère, susceptible d’accepter de travailler dans les plus mauvaises conditions d’horaires, d’hygiène et de sécurité. La concurrence entre les travailleurs « blancs » et « noirs », ou entre « nationaux » et « immigrés » permet de jouer l’un contre l’autre. Ce n’est peut-être pas la cause unique du racisme, mais cet aspect est bien compris et largement utilisé par les capitalistes.
Le capitalisme développe une vision « biologique » de l’humanité, qui est générée par la recherche de la productivité maximale. Depuis plusieurs siècles, on a privilégié l’intensif sur l’extensif, l’amélioration des capacités de production à l’augmentation du nombre de producteurs. L’idée a donc germé d’améliorer non seulement les machines, mais aussi les producteurs eux-mêmes. Cette idée a été expérimentée sans vergogne sur les animaux, où la sélection des races permet d’obtenir les meilleurs producteurs en viande, lait ou laine. Mais, comme dans toute expérimentation sur les animaux, il y avait en germe l’idée de poursuivre sur les humains.
La définition de « races » humaines sur des critères biologiques est donc liée à cet ensemble idéologique. Le nazisme a montré de manière claire jusqu’où pouvait aller cette recherche « d’amélioration » de l’Homme, mais d’autres idéologies et d’autres régimes l’ont expérimentées au cours du 20e siècle. Les « purifications ethniques » ne sont rien d’autre que le produit indirect du racisme et du nationalisme.
L’immigré clandestin est une marchandise. Dans les siècles précédents, l’esclavage était l’une des sources de profit les plus juteuses pour les capitalistes, que ce soit en Europe, dans le monde arabe ou même en Afrique noire. Dans le monde actuel, le trafic d’êtres humains est l’une des activités les plus lucratives qui soient. Les filières qui organisent le passage d’immigrés clandestins, qui payent leur voyage pour un prix prohibitif -parfois en travaillant gratuitement plusieurs années - ou de prostituées importées d’Europe de l’Est ou d’Afrique noire, ne sont pas seulement des gangsters, ce sont avant tout des capitalistes, qui transforment des êtres humains en marchandises.
L’argent qui est issu de ce secteur « illégal » du capitalisme circule ensuite, par le biais du blanchiment, dans l’économie classique, qui vit ainsi de l’argent du crime. C’est l’illégalité elle-même qui rend ces trafics si profitables. Par les lois racistes contre les immigrés, les états permettent aux trafiquants de s’enrichir.
Des problèmes à l’échelle planétaire
Les frontières entre les pays ne reposent pas sur grand chose. Même quand on parle de frontières « naturelles »comme les fleuves ou les montagnes, on ne résout pas la question : il y a des tas de pays qui sont traversés par de grands fleuves ou des chaînes de montagnes sans qu’il y ait de frontière pour autant. En fait, elles sont simplement déterminées par l’histoire des conquêtes et des déplacements de populations. Il y a un critère essentiel pour les états, c’est le contrôle des matières premières. La Kanaky n’existe pour l’état français que parce qu’elle contient un énorme gisement de Nickel, et que les droits de quelques kanaks sont bien peu de chose à côté de cela. En Afrique, le Congo-Kinsaha a toujours été une zone d’affrontement en raison de sa richesse minière, et le régime d’Apartheid en a été toléré en raison du sous-sol particulièrement riche de la République Sud-Africaine. On pourrait multiplier les exemples.
Mais cela révèle quelque chose : les ressources naturelles essentielles sont réparties de manière très inégale sur la planète. Un pays ne peut vivre isolé du reste du monde sans renoncer à toute la technologie contemporaine, ce qui est mal vécu par les habitants. Toutes les parties du monde sont donc interdépendantes les unes des autres. Dans ces conditions, l’idée d’indépendance n’a qu’une portée très relative. Et surtout, il est impossible de faire coexister deux mondes, l’un débarrassé du capitalisme et l’autre encore plongé dedans, car ils entretiendraient nécessairement des rapports commerciaux, donc capitalistes. De même, certains problèmes se posent à l’échelle de la planète. Par exemple, quand des capitalistes décident de détruire la forêt amazonienne donc de détruire la couche d’ozone, ou d’utiliser l’énergie nucléaire dans un pays, ils ne mettent pas seulement en danger la population de ce pays, mais celle de l’ensemble du monde. Là encore, l’indépendance ne protège en rien.
Libération et nationale sont des termes contradictoires
Tout au long du 20e siècle, la question coloniale a été centrale dans les luttes les plus importantes, aussi bien dans les pays colonisés que dans les pays colonisateurs. Une fois la décolonisation officiellement aboutie, elle est revenue sous une forme plus insidieuse, chaque état ayant apparemment un gouvernement indépendant : c’est la néocolonisation. C’est toujours cette situation que nous vivons aujourd’hui.
Dans les pays colonisés, la lutte contre le capitalisme était identifiée à la lutte contre l’état colonisateur, puisque les travailleurs indigènes étaient exploités par des capitalistes de la métropole. Et dans les pays colonisateurs, l’opposition aux guerres coloniales a été l’occasion de luttes sociales importantes (Algérie pour la France, Vietnam pour les Etats-Unis, Angola et Mozambique pour le Portugal, par exemple). Le refus de la conscription, du départ de jeunes soldats, et le refus des soldats eux-même de cautionner ces guerres en ont été la manifestation visible. Il est évident que le colonialisme était la manière dont les capitalistes occidentaux exploitaient le reste du monde : c’est ce qu’on appelle couramment impérialisme. Mais pourquoi la néocolonisation s’est-elle imposée si facilement, et pourquoi la libération nationale n’a-t-elle pas éliminée l’exploitation capitaliste ?
Tout d’abord, parce que dans de nombreux pays, y compris lorsque les luttes anticoloniales étaient menées par des communistes, les capitalistes nationaux ont été considérés comme les alliés des travailleurs contre les capitalistes coloniaux et les puissances impérialistes. C’était plus ou moins vrai, car si certains avaient à se plaindre de la concurrence internationale, d’autres tiraient leurs profits de la situation coloniale. Mais cela ne faisait que refléter le fond de la pensée des « anti-impérialistes » : ils voulaient faire dans leur pays ce que les nations européennes avaient fait au 19e siècle, créer un état unifié et modernes dont ils seraient les dirigeants, et pour cela, ils avaient besoin des capitalistes pour mener à bien cette tâche. Mais bien souvent, ceux-ci se sont dérobés et c’est l’état lui-même qui a mis en œuvre la politique d’industrialisation et d’unification, pas toujours avec succès. Inutile de rappeler que l’industrialisation, c’est toujours des milliers de travailleurs ruraux qui se retrouvent précipités dans le monde sinistre des usines, avec la recherche d’une productivité maximum, donc aucune règle d’hygiène ou de sécurité et des horaires inhumains. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que les « anti-impérialistes » prétendent agir au nom des travailleurs : ils ont besoin de leur adhésion idéologique pour obtenir de tels sacrifices. Cela nous incite, une fois de plus, à une règle de prudence absolue : il n’y a jamais de capitalistes meilleurs que d’autres, qu’ils soient publics ou privés. Il y a tout au plus des capitaliste plus ou moins puissants, auxquels les travailleurs peuvent imposer plus ou moins leurs conditions.
L’idée de libération nationale repose donc sur des termes contradictoires. En effet, devenir indépendant se résout toujours à créer un Etat, ne serait-ce que pour entretenir une armée capable de faire respecter cette indépendance. Cela ne veut pas dire qu’il faut se désintéresser du problème colonial, bien au contraire, car la situation d’un état est décisive pour les droits sociaux et démocratiques, donc pour les rapports de production.
Mais cela signifie que les luttes ne doivent pas se fixer pour but de créer un nouvel Etat, car elles n’arriveront qu’à engendrer un nouveau monstre, comme de nombreux pays décolonisés en ont fait l’expérience. Elles doivent porter sur les rapports de production eux-même, c’est-à-dire contre le racisme, l’absence de droits démocratiques (droit de réunion, liberté de la presse, etc.) et contre l’exploitation des travailleurs par les capitalistes privés et publics, sans égards pour les tentations étatiques des classes moyennes.
LA LUTTE CONTRE L’EXPLOITATION
L’AUTONOMIE
Les syndicats
On a vu plus haut le rôle des partis politiques. De la même manière qu’on ne peut pas attendre d’eux qu’ils changent le système, même s’ils peuvent le moderniser ou l’aménager périodiquement, il faut être lucide sur le rôle des syndicats. Historiquement, la création des syndicats a représenté l’expression de la puissance des travailleurs - en tant que travailleurs. Mais leur rôle a rapidement évolué, car le capitalisme s’est adapté à leur existence. Tout dépend de leur degré d’intégration dans l’état. S’ils sont amenés à gérer des fonds importants ou des droits sociaux (sécurité sociale en France, assurance-chômage en Belgique, par exemple), à avoir des permanents en grand nombre ou à être représentés dans de nombreux conseils élus, ils auront un rôle conservateur.
Efficaces dans les petits problèmes quotidiens, dans la négociation, ils seront un véritable boulet dans les luttes sociales, qu’ils chercheront à maintenir sous leur coupe. En effets, ils sont devenus eux-mêmes des éléments du système capitaliste, et leurs permanents sont des cadres de ce système ; leur logique, c’est la bonne santé du syndicat dans son ensemble, pas la victoire de telle ou telle lutte. Dans certains pays, il n’existe qu’un seul syndicat lié à l’état (en Chine, par exemple), ou un syndicat unique par entreprise (comme aux Etats-Unis ou au Canada). Ce rôle d’encadrement leur est dévolu de manière presque officielle.
Dans les pays où existe la liberté syndicale ou des syndicats clandestins, il peut y avoir des fédérations peu ou pas intégrées à l’état, beaucoup plus revendicatives. Mais, pour devenir plus efficaces, elles auront souvent tendance à essayer de s’y intégrer, comme l’a fait Solidarité en Pologne dans les années 1980. Le syndicat est donc un outil parfois pratique, dans une entreprise, pour régler un problème, mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils deviennent un jour une force de changement social.
Pourquoi un tel pessimisme sur les structures existantes ? Parce que l’observation, depuis qu’il existe des partis et des syndicats, a montré ce qu’ils deviennent avec le temps, même lorsqu’ils sont animés de la meilleure volonté et par les meilleures personnes à leur création. Une structure politique ou syndicale n’existe que par ses adhérents. Si ceux-ci sont mobilisés pleinement, qu’ils s’activent tous les jours, prennent pleinement part à l’ensemble des décisions et à leur mise en œuvre, la structure est vivante et démocratique. Mais cet élan ne dure qu’un temps.
Progressivement, ce rôle est dévolu à quelques-uns, dont l’activité est de plus en plus la lutte pour les postes électoraux - même sous couvert de luttes de tendances et de courants de pensée - et de moins en moins la lutte politique ou syndicale. Ils deviennent des spécialistes, et très souvent, des permanents. Leur source principale de revenus, ou plus simplement, de considération sociale, vient de leur position dans la structure. À ce moment-là, le parti ou le syndicat a déjà cessé de vivre en tant que tel, il n’est plus qu’une bureaucratie qui ne songe qu’à sa propre survie.
L’autonomie
De cette analyse des partis et des syndicats, il ressort que les travailleurs ne peuvent pas compter, dans leurs luttes contre les capitalistes, sur l’aide réelle des partis et des syndicats, même si ceux-ci se considèrent comme leurs représentants. En France, on a vu souvent le Parti Communiste, qui se voulait l’avant-garde des ouvriers, et son syndicat, la Confédération Générale du Travail, casser des grèves et des mouvements sociaux. En 1936, en 1945-7, en 1968 notamment, ce sont eux qui ont appelé à cesser la grève. L’idée d’autonomie est née de ce simple constat : puisqu’on ne peut pas compter sur les partis et les syndicats, il faut assumer nos luttes nous-mêmes, d’un bout à l’autre. Cette idée peut se généraliser à toutes les formes de luttes, pour les conditions de travail dans l’entreprise, pour les conditions de vie et d’environnement, pour affirmer ou revendiquer les droits d’une catégorie de population, etc.
L’autonomie, c’est l’élan qui amène chacune à prendre en charge un aspect de la lutte et collectivement, à les prendre en charge tous, de la décision à la mise en application. Les organisations ne sont donc pas à bannir absolument. Dès que deux personnes décident d’un commun accord de réaliser un projet en commun, il y a une forme de structure. Dans une lutte, dans une grève, c’est la même chose. Mais le principe d’autonomie, c’est de considérer que le mode d’organisation que se donne la lutte n’est pas nécessairement adaptée à une autre. Elle est liée aux problèmes réels qui se posent, au degré d’engagement de chacun, au nombre de personnes impliquées. Ce n’est pas pareil d’organiser une grève dans une petite entreprise que dans un secteur d’industrie complet, et c’est encore différent de lutter contre un projet d’enterrements de déchets nucléaires. L’essentiel, c’est de garder en tête le fait que, une fois le mouvement terminé, la structure a également fini son rôle et que si on ne le dissout pas, elle ne pourra que mourir à petit feu, ou pire, devenir une nouvelle institution.
Pas d’autonomie sans initiative individuelle. L’autonomie est une initiative collective et spontanée : elle ne peut naître que de l’esprit d’initiative de ceux qui participent au mouvement. En général, quand un problème se pose, on se contente de râler ; au mieux, on va voir le syndicat ou l’association spécialisée pour lui demander de faire quelque chose à sa place. L’autonomie, c’est exactement le contraire. Quand un problème se pose, il faut agir, ne compter que sur ses propres forces, faire preuve d’initiative et de courage. Si cette initiative exprime le sentiment collectif, elle pourra compter sur l’initiative des autres, à la seule condition de ne jamais chercher à la conserver pour soi, à s’en faire une position.
On dénonce fréquemment l’individualisme des sociétés modernes, sans prendre garde du fait que l’individu n’y a pas sa place. On a constaté que le travailleur était dépossédé de son travail, que celui-ci lui apparaissait comme absolument étranger, indifférent. Il en va de même pour la vie politique, puisque le jeu des partis et des élections dépossède le citoyen de toute implication réelle dans la vie de la société. Ce n’est pas seulement un problème de participations aux décisions, mais aussi d’engagement personnel dans leur mise en œuvre. La société capitaliste est tout entière fondée sur cette séparation entre l’individu et la production des biens et des idées. Une minorité de spécialistes et de profiteurs organise l’ensemble de la vie sociale au détriment de tous les autres. Mais si ce système existe, c’est bien parce que ces individus, isolés par cette séparation, ne reprennent pas en main leurs droits. L’engagement social, que se soit sur son lieu de travail ou en dehors, ou encore l’adoption de choix de vies particuliers sont donc, avant toute chose, une lutte personnelle contre l’aliénation, une lutte contre sa propre tendance à la passivité. En s’engageant, l’individu tente de reprendre en main sa propre vie, de vivre vraiment. Mais ça n’est pas facile, parce que pour sortir vraiment de l’aliénation, il faut abolir la société qui la produit, abolir le capitalisme. C’est pour cette raison que l’engagement militant dans une association ou un groupe politique mène souvent à multiplier les actions en tout genre, ou au contraire les discussions sans fin : l’important dans ces groupes n’est pas d’en finir avec cette société, mais d’avoir l’impression d’être maître de sa propre vie. Le militantisme peut alors se transformer en une autre forme d’aliénation ; c’est encore plus vrai dans les groupes hiérarchisés, où les militants ne produisent pas eux-mêmes les réflexions et les actions, mais attendent des dirigeants qu’ils leurs proposent une ligne de conduite. Le principe d’autonomie, c’est donc aussi ne jamais séparer la pensée et l’action.
TRAVAILLEURS CONTRE EXPLOITATION
La puissance des travailleurs Les travailleurs représentent la majorité de la population mondiale. Par travailleur, on désigne non seulement les salariés, en situation précaire ou non, mais aussi les apprentis et les chômeuses ; c’est-à-dire tous ceux qui vivent de leur travail ou de leur absence forcée de travail, qui n’ont aucun poids dans les décisions qui concernent leur activité et surtout, qui rapportent ou rapporteront de l’argent à un patron public ou privé.
Bien entendu, chacun voit son travail et les problèmes qui en découlent d’une manière différente selon ce qu’il fait, selon ses conditions de travail et sa place dans l’entreprise. C’est une question à laquelle il faut être très attentive, car c’est souvent cela qui va déterminer les réactions d’une personne dans les mouvements sociaux. Notamment, ceux qui ont choisi leur métier vont se focaliser sur les problèmes d’organisation, sur la manière dont ils pourraient l’exercer plus efficacement, plus rationnellement ou plus sereinement, alors que ceux qui ne l’ont pas choisi insisteront davantage sur les conditions de travail et sur les salaires. D’autre part, ceux qui exercent des responsabilités ou encadrent du personnel n’auront pas la même approche que ceux qui n’ont que le droit d’exécuter des directives. Les premiers, qui forment l’encadrement du système capitaliste, pensent pouvoir l’organiser mieux que les capitalistes, d’une manière plus efficace et plus humaine ; mais ils seront plus réticents à l’abolir complètement, même s’ils donnent un autre nom à leur société. Les seconds le feront d’autant plus volontiers qu’ils n’ont rien à y perdre.
Le capitalisme est fondé sur le travail, sur l’activité créatrice des travailleurs. Ces dernières années, les économistes ont beaucoup insisté sur le fait que la spéculation financière rapportait beaucoup plus de profits que la production industrielle (sur laquelle elle est normalement fondée). C’est oublier que le secteur financier emploie des centaines de milliers de travailleurs dans le monde, dont le métier consiste à « produire de l’argent ». Ils ont aussi affirmé que la part de services (secteur tertiaire) était supérieure à celle de la production de biens (secteurs primaires et secondaires). Cela ne change pas grand-chose à l’affaire : dans les deux cas, le capitaliste emploie des travailleuses et tire ses profits de leur travail. Enfin, les capitalistes emploient de plus en plus de machines et de moins en moins de travailleurs, au moins dans certains secteurs de l’économie. Il n’en reste pas moins que, quel que soit leur nombre dans une entreprise, ce sont les travailleurs qui en forment la part active, vivante et réfléchissante. Jusqu’ici, les capitalistes n’ont pas réussi à évincer l’humain de la production.
Il en résulte que les travailleurs forment la véritable puissance dans ce monde, puisque sans eux rien ne peut fonctionner. S’ils s’arrêtent de travailler, s’ils refusent de faire ce qu’on leur demande de faire, la production s’arrête et les profits disparaissent. Or, on peut constater tous les jours, si les travailleurs détiennent la véritable puissance, ils n’en profitent pas vraiment. Exploités, aliénés, mal payés, bafoués dans leur dignité, ils n’ont aucun pouvoir sur leur travail, aucun droit véritable sur leur propre vie quotidienne. Le capitalisme tient tout entier dans cette contradiction : les travailleurs créent tout ce qui existe dans le monde, mais sont dépossédés du monde qu’ils créent. Ils leur faut donc dépasser cette contradiction en avançant l’idée selon laquelle les travailleuses possèdent à la fois la puissance d’abolir le capitalisme - en refusant de travailler pour le profit des capitalistes - et de créer un autre monde, dans lequel le monde appartient à ceux qui le créent chaque jour, et non à une classe de profiteurs.
L’organisation de l’activité
Dans le système capitaliste, les travailleurs ont un pouvoir de décision très limité sur leur propre activité. Cela varie selon les métiers et les responsabilités, mais en dernier ressort, il y a toujours une hiérarchie qui impose ses vues. Pourtant, la plupart du temps, ceux-là même qui décident seraient bien incapables de faire ce travail, alors que leurs salariés savent parfaitement ce qu’il faut faire. Cette contradiction est à la base de bien des tensions, bien des conflits plus ou moins exprimés autour de la capacité d’organiser la production. Les patrons, publics ou privés, prennent leurs salariés pour des incapables, alors que chaque jour, ce sont les salariées qui souffrent de l’incapacité des patrons à organiser correctement le travail. L’entreprise est souvent présentée comme un modèle d’efficacité, mais chacun sait que ça n’est pas vrai. Un temps fou est perdu à faire des choses absurdes, qui n’ont pour raison d’être que l’étrange logique du patronat. Seules les travailleuses ont la capacité à organiser leur activité correctement, selon les critères essentiels du confort, de l’hygiène, de la sécurité, de la bonne entente entre les personnes et du bon sens.
S’agit-il d’autogestion ? Pas au sens où ce terme a généralement été employé. Si des travailleurs, comme cela arrive parfois, rachètent leur entreprise en difficulté ou créent une société coopérative, ils peuvent effectivement mettre en place une forme d’autogestion, où tout le monde participe aux décisions. C’est sans doute mieux que d’avoir un patron, mais cela ne résout pas tout : l’entreprise continue de fonctionner au sein du système capitaliste et elle est soumise aux mêmes limites. Elle doit produire toujours plus tout en abaissant les coûts de production, c’est-à-dire les salaires et les droits sociaux de ses employés ou ceux de ses fournisseurs (puisqu’elle recherchera les matières premières ou des équipements les moins chers possibles). Elle reproduira donc les normes des autres capitalistes, ou s’effondrera. L’autogestion peut donc être une solution correcte pour ne pas se retrouver au chômage lorsqu’une entreprise coule, mais il ne faut pas en attendre une rupture avec le capitalisme.
Il faut également se méfier d’un danger : celui de voir le pouvoir des patrons remplacé par celui des spécialistes, des techniciens et des bureaucrates. Jusqu’ici, cela a été le triste sort de toutes les expériences d’autogestion à grande échelle. En effet, il existe dans toutes les entreprises publiques et privée une large couche de cadres, d’ingénieurs et de techniciens, qui ont le même problème que les travailleurs : ils savent parfaitement ce qui ne marche pas dans l’entreprise ; ils savent que la haute hiérarchie les empêche de travailler de manière efficace (en leur refusant des crédits, en donnant des consignes idiotes, etc.) ; ils savent qu’ils pourraient faire tourner l’entreprise sans les patrons. Par contre, ces cadres et techniciens ont besoins des travailleurs pour réaliser leurs projets, et ils peuvent très bien essayer de faire passer leur pouvoir pour celui des ouvriers : c’est exactement ce qui s’est passé jadis en URSS et dans les pays de l’Est, mais aussi dans beaucoup de pays décolonisés.
La démocratie dans l’entreprise permet de résoudre bien des problèmes dans l’organisation de l’activité quotidienne, et de fonctionner selon des critères humains plutôt que selon la seule norme de la rentabilité - qui existe même dans les services publics, sous une forme plus insidieuse. Mais cela ne résout pas tout : il faut poser le problème du rapport entre la production d’une entreprise et son environnement proche ou lointain.
Deux exemples simples pour bien se faire comprendre : Une entreprise de production électrique peut-elle construire des éoliennes géantes sans consulter l’avis des habitants de la région ? Une usine peut-elle utiliser d’immenses quantités de matières premières sans prendre en compte le volume des réserves naturelles existantes ? Le fait que ces entreprises soient contrôlées par leurs travailleurs ne résout rien : la démocratie véritable exige de consulter l’ensemble des personnes concernées par une décision. Et cet ensemble, ce peut-être la planète entière dans biens des cas. L’usage du nucléaire ou la déforestation, par exemple, ne saurait concerner les seuls habitants d’une région, ce sont des problèmes qu’on ne peut discuter qu’à l’échelle mondiale. Il est stupide et irréaliste de continuer à poser ces questions à l’échelle nationale, où même, le plus souvent, de ne pas les poser du tout, et de mettre la population devant le fait accompli. Au-delà de l’autogestion, c’est la démocratie intégrale dans toutes les décisions économiques majeures qui est la garantie du bien-être des habitants de la planète et des générations futures. Cela, les capitalistes, qui ne réfléchissent qu’en fonction de leurs profits, ne peuvent le réaliser. Les travailleurs et les travailleuses ont la puissance de le faire, la puissance de construire une autre société.
Le refus du travail
Refuser de travailler, c’est la plus puissante expression de la puissance des travailleurs. Ce n’est pas en soi quelque chose d’extraordinaire, plutôt un geste quotidien même. C’est la pause que l’on prolonge un peu, la panne de réveil un matin de temps à autre, la cadence ralentie quand le chef a le dos tourné, le bavardage avec les collègues. C’est le chômeur qui trouve qu’il vaut mieux gagner peu à ne rien faire que de trimer pour un salaire à peine plus élevé. Ce sont les mille et une stratégies que l’on invente chaque jour quand on est fatigué, quand on en a marre, quand on est stressée par le boulot ou par la hiérarchie. C’est aussi le jeu installé discrètement sur l’ordinateur du service, sans compter les petites compensations, les photocopies personnelles faites au bureau et les outils empruntés. En fait, tout le monde pratique plus ou moins le refus du travail au niveau individuel, et la somme de ces refus fait perdre un fric assez conséquent aux capitalistes. Tant mieux : puisqu’ils ne nous proposent rien d’autre que de perdre notre vie à la gagner, il est bien normal qu’on se venge !
Ce refus de travailler s’exprime aussi de manière collective, dans les débrayages et les mouvements de grève. Quelquefois, les médias s’offusquent de l’argent que les grèves font perdre aux entreprises. Mais c’est précisément leur but ! C’est pour cela que la grève est l’arme la plus ancienne des travailleurs : elle exprime leur puissance collective vis-à-vis du patron, leur capacité à l’empêcher de faire des profits. Il y a donc une véritable continuité entre le refus de travailler individuel et collectif. Encore faut-il nuancer ce qu’on appelle collectif. Aujourd’hui, une entreprise en grève au sein d’un groupe, ou une catégorie de salariées au sein d’une entreprise, n’ont plus le même poids qu’autrefois, parce que les capitalistes possèdent généralement des unités de production dispersées géographiquement, sans liens entre elles. Ainsi, si l’une d’entre elle s’arrête, ils continuent de gagner de l’argent ailleurs. Ils n’hésitent pas non-plus à fermer une entreprise trop remuante, où les salariés ne se laissent pas faire, pour en ouvrir une dans un autre pays, une autre région. Dans le capitalisme global, où dominent les grandes entreprises transnationales, la puissance des travailleurs ne peut plus s’affirmer qu’à l’échelle mondiale.
C’est pour cette raison qu’il faut rejeter les frontières et les nations, qui empêchent cette puissance de se manifester, chercher toujours l’unité au delà des barrière imposées. Les théoriciens de l’ancien mouvement ouvrier avaient conscience du fait que les travailleurs détenaient la véritable puissance puisque le capitalisme reposait totalement sur le travail. Mais ils n’en tiraient pas toutes les conséquences. Surtout, ils ne voyaient pas que, du point de vue de la grande majorité des travailleurs, le travail est résolument inintéressant, fatigant et destructeur, et que ces travailleurs n’ont qu’une idée en tête : arrêter de travailler.
Vouloir éliminer physiquement les capitalistes, ou qu’on décrète que l’état est aux mains des ouvriers, ne change absolument rien à l’affaire, et les « Etats ouvriers » ont réclamé toujours plus de travail, toujours plus de production. Le point de vue des travailleurs, exprimé plus ou moins consciemment, c’est qu’il faut abolir le travail, un point c’est tout. Il y a donc, dans tout changement social, une contradiction majeure entre ce point de vue et l’idée de reconstruire une société. C’est cette contradiction inévitable qui est le moteur même du mouvement de ruptures violentes, rapides et répétées qu’on appelle une révolution.
LA REVOLUTION CONTRE L’EXPLOITATION
Les conseils de travailleurs
Pourquoi parler de conseils de travailleurs ? Parce que, comme on l’a vu, dans le monde capitaliste, ce sont les travailleurs qui possèdent, par les armes de l’autonomie et du refus du travail, la puissance de dissoudre la société existante. Ces conseils ne sont pas l’invention d’un théoricien, mais issus de la créativité même des travailleurs en lutte, en Russie, en Allemagne, en Italie dans les années 1917-1923, puis, sous divers noms, dans de nombreuses luttes et insurrections ouvrières tout au long du 20e siècle. Leur point commun, c’est d’avoir mis en place un organe de discussion et de décision pratiquant la démocratie directe, d’avoir assumé l’ensemble des tâches dans la lutte, d’avoir défendu strictement les intérêts des travailleurs. Il ne s’agit pas de considérer les Conseils comme une panacée, mais au contraire de réfléchir sur l’échec de ces expériences, sur les problèmes qu’ils se sont posés et sur ceux qui pourront se poser à nous dans un mouvement social en rupture avec l’ordre établi.
La démocratie directe dans les luttes, cela ne veut pas seulement dire que toutes les décisions doivent être discutées et approuvées par tous et toutes en assemblée générale. Cela veut dire qu’elles doivent être mises en œuvre par tous et toutes quand c’est possible, et surtout, que leur application soit strictement contrôlée par ceux-là même qui y ont pris part. La participation à la discussion et au vote n’est pas une garantie suffisante de démocratie. Les anciens pays socialistes savaient parfaitement utiliser des « conseils » institutionnalisés pour faire accepter aux travailleurs… des conditions d’exploitation pires encore que celles qu’ils connaissaient. La démocratie réelle ne peut vivre de manière statique, institutionnelle. Elle ne peut survivre non plus à l’étouffement du débat, à l’écrasement des minorités, à la contrainte. Elle n’existe que dans le mouvement, dans le débat réel, dans le refus des structures rigides et de l’autorité.
Les conseils, ou quelque autre nom qu’on leur donne (comité, assemblée générale, coordination, etc.) apparaissent dans le mouvement social parce que la lutte elle-même génère l’obligation de s’unir, de discuter collectivement et de prendre des décisions. Au départ, il ne s’agit que d’organiser la lutte, donc de se situer dans le "contre", d’organiser le refus. Mais si la lutte se transforme en affrontement ouvert avec le pouvoir, ce sont les conseils qui deviennent rapidement la réalité du pouvoir, parce que les travailleurs se réapproprient leur puissance. Ils deviennent alors les organes essentiels de la révolution en marche, qu’ils le veuillent ou non. Si le pouvoir en place est renversé et que les conseils parviennent à empêcher qu’il soit pris en main par une clique quelconque - même se réclamant des travailleurs et des conseils eux-mêmes - ils deviennent le seul pouvoir réellement agissant, et ils tendent à se consacrer à la mise en place de la société nouvelle.
Chacune de ces étapes renferme des pièges dangereux, dans lesquels toutes les révolutions précédentes ont fini par sombrer. Il faut être clair : ces différentes étapes, qui peuvent se succéder à un rythme plus ou moins rapide et imprévisible, ne seront pas assumées par les mêmes conseils, par les mêmes personnes. À chacune d’entre elles, des personnes parmi les plus actives, les plus fiables et les plus "révolutionnaires" reviendront à l’ordre ancien, n’osant pas aller jusqu’au bout du mouvement de dissolution de la société existante. D’autre les remplaceront, devront s’opposer à toute tentative de statu quo, de restauration de l’ordre ancien même sous couvert de "défense de la révolution". Nous devons essayer, autant que possible, de connaître et de prévoir, en analysant l’échec des révolutions passées, ces pièges et les moyens de les défaire.
Limites et dangers des conseils
L’un des dangers qui menace les Conseils, c’est l’isolement dans les entreprises. Il est évident qu’il est plus facile de créer une vaste assemblée dans une grande entreprise, ou dans une zone industrielle, que dans une région moins peuplée ou moins équipée. Mais le risque, c’est de ne se préoccuper que de sa propre situation, de rester isolé dans une lutte dans une seule entreprise, une seule branche ou une seule région. Si la lutte est isolée, elle meurt à petit feu car les capitalistes se contentent de la contourner, de réorganiser la production dans une autre région ou sur un autre coin de la planète. C’est pourquoi certains secteurs, comme la production de matières premières et les transports, ont un rôle stratégique crucial pour la réussite d’un mouvement, car les capitalistes ne peuvent pas les contourner si facilement.
D’un autre côté, il ne faut pas oublier que, dès que la situation se durcit ou s’étend, le pouvoir en place est contraint de réagir violemment pour « ramener l’ordre » et qu’il n’hésitera pas à utiliser la police et l’armée pour le faire. Les Conseils sont alors contraints de s’étendre et de poser la question du renversement du pouvoir en place. Cela veut dire que les Conseils ne doivent pas seulement se développer dans les entreprises, et en leurs seins, parmi les ouvriers, mais doivent s’étendre à la société tout entière : aux cadres, aux administrations, et même à la police et à l’armée. Leur refus de participer à la répression est la meilleure garantie contre la dégénérescence en bain de sang du mouvement révolutionnaire. C’est pourquoi, même quand l’affrontement est inévitable, il faut toujours laisser ouverte la possibilité d’accueillir les soldats et les policiers qui refuseraient d’y participer.
Les Conseils sont des assemblées ouvertes. Tous les travailleurs peuvent s’y exprimer et participer aux décisions. Mais, comme toute assemblée, les beaux parleurs, les démagogues et les manipulateurs peuvent exercer une influence néfaste. Ce n’est pas une raison en soi pour considérer que la démocratie est impossible, mais il faut quand même rester méfiant. Dès que la question du renversement du pouvoir aura été posé de manière concrète, il ne manquera pas non plus de partisans de la "prise du pouvoir", c’est-à-dire de la création d’un nouvel état, en s’appuyant sur les Conseils pour valider leur putsch. C’est le pire danger qui peut exister pour une révolution, et il se posera nécessairement. Le principe de base à conserver en mémoire, le seul peut-être qu’il faut retenir, est le suivant : ne prenez pas le pouvoir, empêchez qu’il soit pris par d’autres. Faire la révolution ne consiste pas à prendre le pouvoir mais à le détruire sous toutes ses formes.
On a déjà largement souligné le fait que la puissance des travailleurs s’exprime en termes contradictoires : ils ne veulent plus être des travailleurs, et ils veulent que leur savoir-faire, leur capacité à assumer la direction du travail, soient pleinement reconnus. Cette contradiction est le moteur de la révolution, mais l’affrontement entre ces deux tendances peut cesser un jour de devenir une question théorique pour se transformer en une réalité douloureuse. Toutes les révolutions passées ont expérimenté en même temps la chute formidable de la productivité - expression des travailleurs qui refusent l’exploitation - et la nécessité d’augmenter la production pour satisfaire aux besoins de la révolution elle-même - expression de la tendance à vouloir gérer le système. La première tendance exprime pleinement la dissolution de la société capitaliste fondée sur le travail. La seconde est sans doute nécessaire pour édifier une société nouvelle, mais elle n’est pas en rupture avec le capitalisme. Là encore, c’est l’expérience des révolutions du 20e siècle qui nous l’enseigne.
Ne vous inquiétez pas, même si vous vous dites qu’il faudra bien maintenir la production à un niveau suffisant pour garantir l’abondance, il ne manquera pas de bons esprits pour penser comme vous et donner une forme organisée à cette pensée. C’est pourquoi, il est absolument nécessaire de se concentrer sur le refus du travail, le refus de l’exploitation et de la participation à sa propre douleur, de tuer le capitalisme en le touchant au cœur.
Une révolution politique et sociale
En refusant de continuer à exécuter les consignes des capitalistes, en décident eux-mêmes dans leurs assemblées et surtout dans leurs actions, les travailleurs sapent l’état capitaliste et lui substituent la démocratie directe. Mais il semble peut probable que les capitalistes se laissent faire, et ils ne manqueront pas de trouver des partisans, que ce soit parmi ceux qui ont tout à perdre du changement social ou parmi les forces répressives qui leurs restes « loyales ». Si cette révolution commence dans quelques pays et tarde trop à embraser le reste du monde, les Etats ne manqueront pas de soutenir cette contre-révolution, plus ou moins directement.
Il ne faut donc pas se faire trop d’illusions sur le fait que la révolution est indissociable de la guerre contre la contre-révolution. Dans cette guerre, le danger est grand d’oublier que la révolution n’est pas « politique », c’est-à-dire qu’elle ne vise pas à changer le gouvernement de l’Etat, mais à l’abolir. C’est une révolution sociale, qui bouleverse tout les rapports sociaux existants. Vouloir faire la guerre selon les normes capitalistes, c’est la perdre à coup sûr, en se transformant soit même en capitaliste. Les révolutions du siècle passé sont mortes de cela. Cela implique trois choses essentielles. Primo, que le cours de la révolution ne doit pas être soumis à la guerre, mais l’inverse. Notamment, que toute idée de "rétablir la production" pour l’effort de guerre, doit être rejetée absolument. Secundo, que l’armée révolutionnaire ne doit pas se comporter ni comme une armée capitaliste : elle est au service des travailleurs, fonctionne sans hiérarchie fixe et sans discipline imposée, selon le principe des conseils de travailleurs. Tertio, que la priorité doit porter sur l’incitation à la désertion des soldats adverses, selon le principe essentiel que le refus du travail est l’arme des travailleurs, même dans la guerre.
Que signifie concrètement la révolution sociale ? C’est transformer l’ensemble des rapports sociaux entre les personnes. La première étape de cette révolution est l’abolition des structures capitalistes. On a souvent ramené la révolution sociale à l’abolition de la propriété privée, ce qui permettait d’entretenir une confusion dangereuse en l’opposant à la propriété publique, elle même ramenée à la propriété de l’Etat (« nationalisation »). Or, plus que d’abolition de la propriété privée, c’est de la mise en commun des moyens de production (terres, entreprises) et des espaces sociaux (villes, habitats) qu’il s’agit. Mais comme on l’a vu, cette mise en commun n’a pas de sens si elle s’accompagne du maintien des relations sociales qui dirigent le travail. Toute la difficulté de la révolution sociale réside dans le fait qu’elle pose de manière centrale la contradiction interne du travail : tendance à la gestion directe de l’activité d’un côté, refus du travail de l’autre. Ce n’est pas une difficulté théorique : toutes les révolutions passées sont mortes de n’avoir pu dépasser cette contradiction.
En tant que tel, les « conseils de travailleurs » n’ont qu’un rôle transitoire, puisqu’ils sont liés à au mouvement révolutionnaire, à l’abolition de la société de classes et d’exploitation. Progressivement, le principe de démocratie intégrale s’applique à l’ensemble des aspects de la vie sociale.
UNE SOCIETE D’ENTRAIDE
Quelques objections courantes
Avant d’aborder les grandes lignes de ce que pourrait être une société sans exploitation, il faut tout de suite couper court à un faux débat. Lorsqu’on aborde ce thème, qu’on essaie des avoir quel autre monde est possible, il ne manque pas de bons esprits pour trouver des failles, des imperfections, des contradictions, et d’en conclure que « ça ne marchera jamais ». Que ces causeurs aillent demander aux milliards d’affamés, de pauvres et d’exploités s’ils pensent vraiment que le système actuel « marche », et on reparlera. D’autres, d’accord pour un changement radical, repoussent éternellement la question de savoir lequel, en se contentant de dire qu’on ne peut pas prévoir ce que voudront les travailleurs quand ils feront la révolution. C’est sans doute en partie vrai, mais nous pouvons non seulement dire ce que nous ne voulons plus : la pauvreté, l’exploitation, les massacres, la répression, la tristesse. A la lumière des expériences historiques, nous pouvons aussi dire que nous ne voulons pas d’un « socialisme » totalitaire, d’une vie prise en charge par un état tout puissant et un parti unique, d’un communisme qui ne diffère du capitalisme que par la couleur du drapeau. Nous pouvons alors esquisser ce que serais une société libérée de l’exploitation, de l’argent et de l’état.
Dans la société fondée sur l’entraide, c’est-à-dire la libre participation de chacun aux projets collectifs, la liberté n’existe réellement que si chacun à la possibilité réelle de refuser de participer. Dans les sociétés qui ont existé jusqu’ici, il existe toujours plus ou moins un lien entre la participation à la production et à la consommation. Dans le capitalisme, celui qui ne travaille pas n’a pas droit à un revenu, quand bien même il n’aurait pas choisi de ne pas travailler. Nous partons du principe contraire : tout être humain a droit, du simple fait de son existence, à manger et à se loger convenablement, à être en bonne santé, à se cultiver et à s’amuser, quelle que soit sa participation aux tâches collectives. Il y aura des resquilleurs, des profiteurs. Eh bien soit ! Qu’il en soit ainsi. Il vaut mieux qu’il ait quelques personnes qui vivent aux crochets des autres si tout le monde mange à sa faim et vit en bonne santé. Une autre objection que l’on entend fréquemment est la suivante : une société fondée sur l’entraide plutôt que sur la contrainte serait impossible parce que l’homme serait, par nature, profiteur et violent. Autrement, l’exploitation serait naturelle. Il est évident que les exploiteurs et leurs idéologues ont intérêt à propager ce genre d’idioties, qui justifient leur domination. Il existe plusieurs façons de répondre. Premièrement, l’idée d’une nature humaine ne va pas de soit. Cela voudrait dire que les humains ne peuvent pas changer réellement leurs rapports sociaux, alors qu’ils n’ont cessé de le faire au cours de leur histoire. Deuxièmement, si l’on examine justement d’autres espèces animales, on s’aperçoit que l’entraide constitue un aspect essentiel de toute forme de vie sociale. Chez les humains, c’est quelque chose que l’on observe tous les jours ; quand quelqu’un dit qu’il aimerait travailler dans la santé « pour être utile », qu’il se fait pompier volontaire ou, tout simplement, qu’il laisse sa place à une personne âgée - pour ne prendre que quelques exemples tout simples - c’est cette volonté d’entraide, de solidarité, qui est à l’œuvre. Certes, la violence, la haine, est aussi un sentiment commun, chez chacun d’entre nous. Solidarité et violence sont des pulsions contradictoires : c’est cette contradiction qui fonde nos personnalités. Utilisons notre violence pour détruire la société d’exploitation et notre solidarité pour construire la société d’entraide.
Un monde sans argent
La raison d’être de l’exploitation, c’est la possibilité de s’enrichir aux dépens des autres. L’argent est l’un des piliers de cette société, son moyen de mesure. Il permet de tout acquérir, de transformer tout en marchandise, il peut être accumulé et, dans le capitalisme, donnerlieu à des spéculations et des crises. Il peut être prêté, donc générer des dettes.Ilsert de moyen de mesure à la richesse et à la pauvreté. Supprimer l’argent, c’est en finir avec tout cela. Mais comment achètera t’on les choses ? Comment versera-ton les salaires ? Comment mesurera-t-on la valeur des choses les unes par rapport aux autres ? C’est simple, on ne fera plus tout cela. La plupart des choses qui paraissent aujourd’hui évidentes sont en réalité absolument inutiles. Certains ont pensé remplacer l’argent par des bons qui donneraient le droit à telle ou tel produit, tel ou tel service. C’est superflu, compliqué, et oblige à entretenir une sinistre bureaucratie pour gérer le bon fonctionnement. La solution la plus simple, la plus rationnelle, est d’assurer la gratuité de toutes choses. Autrement dit, la société sans exploitation est fondée sur la gratuité.
Il y a bien sûr deux choses à mesurer. Premièrement, les matières premières non-renouvelables. Les services sont, par définition, renouvelables. Un coiffeur peut couper les cheveux autant de fois qu’il veut. Les produits végétaux et les matériaux recyclables sont également plus ou moins renouvelables, si l’on prend garde de mettre en place une agriculture durable, qui n’épuise pas les sols, et des systèmes de recyclage. Par contre, certaines ressources, comme le pétrole ou le gaz, ne sont pas renouvelables : la planète possède des réserves limitées, et quand elles seront épuisées, on ne pourra plus les utiliser. Pour celles-là, une surveillance précise devra être mise en place, et surtout, comme cela concerne toute l’humanité, chacun devra pouvoir se prononcer sur leur emploi. Deuxièmement, il faudra produire assez pour que chacun puisse manger à sa faim, se loger correctement, être en bonne santé, avoir accès aux loisirs et à la culture. Mais cela ne suppose pas qu’on soit obliger de comptabiliser chaque chose sous une forme d’équivalent monétaire, il faut simplement s’assurer qu’il y a une adéquation entre la production et les besoins. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins : cette vieille formule garde tout son sens.
Evidemment, le fait de supprimer l’argent ne garantit pas en soit que l’exploitation n’existe plus. Ce qui fonde l’exploitation, c’est la contrainte, l’obligation de travailler pour vivre. Si on part du principe que chacun, du simple fait qu’il est un être humain, a le droit de vivre correctement et librement, alors seulement on sort de la société d’exploitation. Bien sûr, il y aura, au moins au début de la gratuité, des abus, des gens qui voudront de plus en plus de choses, comme pour rattraper tout ce qui leur aura manqué dans leur vie antérieure. Mais si tout est gratuit, l’intérêt et le prestige d’avoir douze Ferrari sera sans doute limité, sauf pour les collectionneurs maniaques. Les enfants qui seront nés et auront grandi dans la société nouvelle n’auront probablement pas ce genre de désirs saugrenus. Il est possible de mettre en pratique quelques règles de bon sens : par exemple, une personne à généralement besoin d’un seul logement, il n’y a pas de raisons de lui en attribuer plusieurs. Mais plutôt que des interdictions formelles, il est plus sage que les cas litigieux ou les situations particulières soient arbitrés démocratiquement par une décision collective.
Une société libérée de l’état
On voit dans ces quelques exemples, que la plupart des problèmes qui nous semblent insurmontables quand on évoque un monde sans argent, n’existent que parce que notre imagination est bornée par la société actuelle et ses problèmes quotidiens. Celle-ci est parfois si absurde qu’on peine à concevoir des choses.
Ce qui est important, c’est de bien comprendre qu’il ne s’agit de proposer un modèle de société parfaite, « clef en main », mais de se donner les moyens de réaliser le changement. Chaque fois qu’une situation pose problème, ou même tout simplement pour prendre des décisions à quelque niveau que ce soit, cela doit être discuté collectivement. Cela suppose une participation régulière de chacune aux affaires publiques ; ne pas le faire, c’est laisser se transformer le système des assemblées collectives en une dictatures de spécialistes de la politique.
Ces assemblées jouent également un rôle de « cour de justice ». Il est évident que dans une société où tout est gratuit, les causes de délits sont limitées, mais on ne peut exclure leur existence. Fautes par négligence, conflits personnels, sans compter les problèmes psychiatriques, etc., tout cela doit pouvoir être examiné sérieusement et collectivement. La question la plus complexe est celle des sentences qui pourraient être prononcées ; il est certain que l’inhumaine peine de mort et son double, la mort lente en prison, sont à proscrire. Mais l’interdiction, durant un temps donné, d’assumer telle ou telle responsabilité, ou de bénéficier de telle ou telle possibilité, peut être envisagée si cela à pour effet de protéger des personnes contre d’autres négligences ou conflits.
Mettre en place tout cela au niveau mondial n’est pas un obstacle insurmontable. La plus grande difficulté, c’est de briser la résistance de ceux qui profitent du système actuel ou qui croient y trouver leur intérêt. On a souvent prétendu que la démocratie n’était réellement possible qu’à petite échelle. Aujourd’hui, les moyens de communication disponibles rendent la démocratie possible à l’échelle planétaire, pour peu qu’on s’en donne les moyens. Une question est lancée en débat. Pendant un certain temps, chacun peut en discuter, les associations font campagne pour tel ou tel choix et exposer leurs arguments, de manière à clarifier le débat. Au bout de ce temps, chacun vote - par moyen informatique - et le résultat est aussitôt mis en application. Ce système évite de créer une nouvelle classe politique sous la forme de délégués plus ou moins permanents.
CONCLUSION
Au terme de ces pages, il reste de nombreuses questions qui demandent à être discutées, à être approfondies. On pourrait sans doute aller plus loin dans la description d’une société sans exploitation, ou parler plus concrètement des moyens d’y parvenir. Aujourd’hui, nous traversons une période de prudence, de méfiance envers les idées toutes faites, les solutions trouvées d’avance. Ce qui est positif, c’est que cela permet d’évacuer toutes sortes d’idées reçues, de façons de voir liées aux passé plutôt qu’à l’avenir, comme le nationalisme, l’apologie du travail ou de l’organisation. Mais l’aspect négatif, c’est qu’on se retrouve le plus souvent sans perspectives, sans idée d’une autre société possible, qui soit une alternative crédible à l’exploitation, au capitalisme. Tous les travailleurs savent qu’ils sont exploiter et ont une idée sur la manière de lutter, mais aujourd’hui, cela ne se traduit plus par une perspective révolutionnaire claire, par un projet de société commun.
Il y a encore de nombreuses choses à discuter pour dresser le portrait de cette société, et plus encore, de la façon de faire pour changer notre monde, changer notre vie. Proposer, comme le fait cette brochure, des éléments critiques de compréhension du monde et des luttes sociales, dresser l’inventaire de ce qu’on ne veut plus subir, des pièges à éviter, c’est déjà une étape dans cette direction. Diffuser les idées, en discuter collectivement, agir chaque fois que c’est possible, montrer que l’exploitation n’est pas éternelle, que le monde peut changer, que les travailleurs et les travailleuses ont la puissance de le faire, c’est déjà aller dan ce sens.