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Histoire du mouvement ouvrier (10) Mai 68 vu par Mouvement communiste

vendredi 5 novembre 2010

Cet article fait partie d’une série d’articles consacrés à l’histoire du mouvement ouvrier en France.

1. La lutte pour la diminution du temps de travail (Combat Communiste) voir article 1561

2. La CGT, de la Charte d’Amiens à Mai 68 (Combat Communiste) voir article 1562

3. La CFDT de la création (1964) à 1976 (Combat Communiste) - voir article 1563

4. L’union sacrée en 1914-18 (Combat Communiste) voir article 1566

5. Juin 36 (Combat Communiste et Pierre Monatte )- voir article 1567

6. Luttes ouvrières 1944-47 (Combat Communiste, Pierre Bois, Courant Alternatif, Communistes révolutionnaires )- voir article 1569

7. 1950-1955 (Combat Communiste) voir article 1571

8. 1961-1963 : Les mineurs en lutte (Combat Communiste) voir article 1574

9. Luttes de classe en France 1964-1967 (Combat Communiste) voir article 1575

10. Mai-Juin 68 une occasion manquée pour l’autonomie ouvrière (Mouvement communiste) voir article 1577

11. Mai 68. Dix ans après (Combat Communiste) voir article

On trouvera ci-dessous une version un peu allégée de la brochure de Mouvement communiste. Ceux qui souhaitent la lire en entier pourront se rendre directement sur le site de Mouvement communiste

http://www.mouvement-communiste.com...

Mouvement communiste (décembre 2006)

Mai-Juin 1968 :

une occasion manquée

par l’autonomie ouvrière

PRESENTATION

Il en va de ce travail comme beaucoup d’autres entrepris par notre groupe : essayer de comprendre ce qu’a réellement été un mouvement social constitutif des quarante dernières années de la lutte de classes dans ce pays, par-delà des enthousiasmes débridés et acritiques ou des rejets critiques sans fondement. Déblayer les mythes, les enthousiasmes faciles en livrant les faits à la critique, telle est notre méthode. Et le mouvement de mai-juin 1968 est un morceau de choix : la plus grande grève générale que le pays ait connue. mais comment s’est mise en place cette grève générale, quels en ont été les acteurs, comment la grève était-elle concrètement organisée, quelle était la participation des grévistes à la grève elle-même et aux actions ? Et, pour nous plus particulièrement, quelles ont été les traces d’autonomie ouvrière, les tentatives d’auto-organisation des grévistes, le rapport des forces avec les syndicats, principalement la CGT ?

Compte tenu de la faible quantité de témoignages d’acteurs d’un côté, des panégyriques (1) qui ont été publiés dans l’immédiat après mai juin et jusqu’à dix ans après, de l’autre, force est de constater que l’analyse du rapport de forces est difficile sans un travail de bénédictins qu’il ne nous est pas possible d’entreprendre. (…) Néanmoins, les grandes lignes ont pu être identifiées. Pour permettre de discuter du sujet, le texte comprend : un bref aperçu de la situation avant mai 68 ; un descriptif chronologique commenté de mai et juin du point de vue des luttes ouvrières ; deux témoignages (Nous n’en avons reproduit qu’un seul car l’autre recoupe une interview en deux parties que nous avions publiée en 2003 dans deux numéros de la revue, NPNF, 2010) ; et une tentative de conclusion.

Pour limiter le texte à ce qui nous paraît le plus intéressant, nous nous concentrerons sur : la première semaine de grève ouvrière (du 14 au 21 mai) ; la reprise (à partir du 4 juin) et ses tentatives d’opposition ; et, surtout, les éléments d’autonomie ouvrière.

Par ailleurs, ce texte n’est pas un travail d’historien ; il ne peut inclure des témoignages ou des analyses sur tout ce qui s’est passé. Cela ne veut donc pas dire que les luttes qui ne sont pas mentionnées n’ont pas eu d’importance, ou moins d’importance, mais que nous avons fait des choix.

Parmi les sources, nous avons utilisé les ouvrages suivants :

– La France de 68, A. Delale et G. Ragache, Seuil, Paris, 1978 ;

– Mai retrouvé, Jacques Baynac, Robert Laffont, Paris, 1978 ;

– The imaginary revolution. Parisian Students and Workers in 1968, M. Seidman, Berghan Books, New York, 2004 ;

– Worker-Student Action Commitees, France May ‘68, R. Gregoire & F. Perlman, Black & Red book, Kalamazoo, 1969 ;

– et le texte « Les grèves en mai 68 » http://www.mondialisme.org/spip.php...

Le Mai-juin 1968 ouvrier

1er – 13 mai – Les prémisses

C’est le mouvement étudiant qui anime ces premiers temps de mai. Après la manifestation du 1er mai, la première autorisée depuis 1954, relatif succès qui a vu défiler 100 000 personnes à Paris, avec les affrontements entre le service d’ordre de la CGT et les « gauchistes », l’agitation qui a commencé à Nanterre, le 22 mars, gagne Paris.

Le jeudi 2 mai, le doyen Pierre Grappin décide, pour la seconde fois dans l’année, de fermer la faculté des lettres de Nanterre. Le lendemain, 500 CRS et gendarmes mobiles occupent le campus, fouillent les voitures, arrêtent les « porteurs d’armes » (lance-pierres, boulons, etc.). Il y aura six condamnations à des peines de prison avec sursis.

Le vendredi 3 mai, la police, requise par le recteur Roche, fait évacuer la cour de la Sorbonne occupée par des étudiants, notamment de Nanterre, qui sont venus pour un meeting. Elle embarque les étudiants. Cela soulève la protestation des autres. Six heures de violences, 600 interpellations.

Dans L’Humanité, Georges Marchais commet un éditorial qui y fustige « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit » et raille les « révolutionnaires [...] fils de grands bourgeois [...] qui rapidement mettront en veilleuse leur flamme révolutionnaire pour aller diriger l’entreprise de papa et y exploiter les travailleurs ». Le gouvernement annonce la fermeture de la Sorbonne, le dimanche 5 mai.

A l’aube du lundi 6 mai, la police boucle le Quartier latin. Dès le matin (pendant le conseil de discipline où comparaissent huit étudiants de Nanterre, dont Daniel Cohn-Bendit), des attroupements et des cortèges se produisent sur le boulevard Saint-Michel qui donnent lieu à des bagarres avec la police. Cela se transforme en cortège de 6 000 personnes à la Halle-aux-Vins. L’UNEF appelle à se rendre, à 18 h 30, à Denfert-Rochereau. Puis départ en cortège, qui revient vers le Quartier latin après passage sur la rive droite. Rue des Ecoles, charge inattendue et violente de la police. Riposte violente des étudiants, barricades. Au même moment, la manifestation de l’UNEF se forme place Denfert-Rochereau. Elle rencontre la police à hauteur de la rue du Four. Heurts violents, barricades très construites. Dans la soirée, manifestations très violentes au Quartier latin (500 blessés, 400 arrestations). Manifestations aussi en province, dont certaines violentes comme à Grenoble.

Le mardi 7 mai, un rassemblement à lieu à 18 h 30 à Denfert-Rochereau. Un cortège traverse Paris (en fonction des barrages de police) pendant quatre heures : Invalides, quai d’Orsay, Concorde, Arc de Triomphe (21 h 30). Puis retour vers la rive gauche. Barrage de police au carrefour des rues de Rennes et d’Assas. 50 000 manifestants. Bagarres plus dispersées que la veille. Grande violence de la police.

Le mercredi 8 mai, un rassemblement a lieu à la Halle-aux-Vins. La manifestation se dirige, par le boulevard Saint-Germain, vers le Sénat et la place Edmond-Rostand. Des députés communistes veulent en prendre la tête. Ils sont refoulés dans la manifestation. La Sorbonne est inaccessible. L’UNEF contrôle et obtient la dispersion sans heurts.

Le jeudi 9 mai, il n’y a pas de manifestations mais des meetings politiques.

Le vendredi 10 mai, qui va devenir célèbre par « la nuit des barricades », a commencé après la manifestation rassemblée à Denfert Rochereau où, malgré l’opposition de l’UNEF, une partie des manifestants commencent, dès 21 heures, à édifier des barricades au Quartier latin. Au cours des heures qui suivent, plus d’une soixantaine seront ainsi dressées. Vers 22 heures, le recteur se déclare prêt à recevoir une délégation étudiante. Un double dialogue s’engage alors sur les postes de radio périphériques : Geismar répond au vice-recteur sur Radio-Luxembourg, Sauvageot au recteur sur Europe n°1. Les négociations achoppent sur le problème des étudiants condamnés : le recteur se déclare incompétent en la matière. A 0 h 15, trois professeurs et trois étudiants sont autorisés à pénétrer dans la Sorbonne. Avant de partir, Cohn-Bendit, qui fait partie de la délégation malgré l’interdiction du recteur, fait passer une consigne : « Occupation du Quartier latin, mais sans attaquer les forces de police. » Une heure et demie plus tard, les tractations aboutissent à une impasse. C’est alors qu’à 2 h 15 du matin, après les sommations d’usage, la police attaque les manifestants. La bataille, d’une extrême violence, durera jusqu’à 4 h 30, faisant des centaines de blessés de part et d’autre.

Les événements du Quartier latin, décrits minute après minute par les stations de radio périphériques (Europe 1 et RTL), acquièrent une dimension importante et apparaissent ainsi (une fois relayés par les images de la télévision) pour les provinciaux ébahis ou atterrés, comme un début de guerre civile.

Tirant les enseignements de la nuit des barricades, Pompidou autorise le 11 mai la réouverture de la Sorbonne. Le mouvement étudiant semble s’essouffler. Les centrales syndicales ont appelé à une journée de grève nationale (pour protester contre la violence policière et la répression), le 13 mai.

13 – 18 mai : les frémissements

La grève générale du 13 mai

Les manifestations du 13 mai ont été un vrai succès mais plus en termes de participants qu’en termes de grèves qui les ont sous-tendues. Le tiers des salariés de l’industrie appartenant aux petites entreprises de moins de 50 salariés n’ont pas fait grève, mais dans les grandes entreprises, ce sont plutôt celles du secteur étatique qui ont été à la pointe : EDF et GDF (80%), cheminots (50%) (2), RATP (60%) enseignants (75%) et surtout La Poste. Dans cette dernière, il est vrai que, depuis le 8 mai, des grèves sporadiques ont éclaté dans les centres de Paris-Nord (74% de grévistes), Paris-Est (33% de grévistes), Paris-Austerlitz et Paris-Brune, le 10 mai, chez les chauffeurs sur un mot d’ordre de la CGT, faisant suite à des agitations rampantes depuis mars (3).

Mais dans la métallurgie parisienne les chiffres de participants ne montent qu’entre 25% et 35%, principalement dans l’automobile et l’aviation. 35% des employés de la Sécurité sociale et de 10 à 16% dans les assurances. A Renault-Billancourt, la participation à la grève est difficile à estimer (entre 40 et 80% selon les chiffres), mais ce sont surtout les syndiqués, donc les plus qualifiés, qui vont à la manifestation. Chez Thomson (Bagneux et Gennevilliers [Hauts-de-Seine]) le taux de participation est de 60-65%. Au Centre de l’énergie atomique (CEA) à Saclay (Essonne), la participation est de 75%, de même que chez Chausson (90%). A l’établissement Rhône-Poulenc de Vitry (Val-de-Marne), la participation est de 50%. Ces quelques données indiquent la température qui règne dans les entreprises, car s’il y a longtemps qu’une « journée syndicale » n’a pas remporté un tel succès, ce n’est pas encore un raz de marée. C’est sans doute cela qui incite la direction de Citroën-Levallois à lock-outer les ouvriers, qui ne font pourtant pas grève.

Plus important, certainement, est le fait que des milliers d’ouvriers se soient sentis concernés par les agitations étudiantes et ont enregistré le recul, donc la faiblesse, du pouvoir. Que va-t-il se passer ?

La grève débute (4), le 14 mai à Woippy, une banlieue de Metz : 500 ouvriers de l’usine Claas (fabricant de machines agricoles) se mettent en grève. Après un bref meeting, ils exigent l’application d’un accord paritaire de la métallurgie, la refonte de la grille des salaires, l’amélioration des conditions de travail et la révision des normes de chronométrage. Le lendemain, ils votent la grève illimitée. Voyons le cas de quelques entreprises significatives dans ce début de grève.

Sud-Aviation

La grève démarre ensuite à l’usine Sud-Aviation, à Bouguenais, près de Nantes (5). Depuis des mois, menaces de licenciements et réductions d’horaires – la direction voulait passer, suite à une réduction d’activité, la durée hebdomadaire de 48 à 47 heures mais payées 47 heures ; les ouvriers voulaient passer à 47 heures mais payées 48 heures – entretiennent une certaine agitation qui va aller crescendo début mai. Ainsi on compte, entre le 9 avril et le 10 mai, treize journées ayant vu des débrayages, appelés par les syndicats, d’une durée comprise entre une heure et huit heures, plus la grève du 13 mai (5).

Enfin le mardi 14 mai, débrayage de 14 h 30 à 15 heures et de 15h30 à 16 heures avec défilé dans les ateliers. La réunion délégués-direction ne donne pas de résultats. Pour la première fois, les ouvriers mensuels débraient. Le directeur, Duvochel, est bloqué dans son bureau dans l’attente de réponse de la direction à Paris. Les délégués font bloquer les issues pour empêcher les travailleurs de partir, de facto l’occupation se met en place, parfaitement contrôlée par la CGT. Le directeur et ses adjoints sont donc retenus dans les bureaux de la direction, avec téléphone, ravitaillés par les syndicats jusqu’au 29 mai, date de leur libération.

Renault-Cléon

Le 15 mai, à Cléon (6), les syndicats prennent la température des ateliers pour voir s’ils peuvent rebondir sur le succès de la journée du 13 et faire monter la pression pour l’abrogation des ordonnances sur la Sécurité sociale imposées, par le gouvernement, le 21 août 1967. Ils aboutissent à la décision de faire un débrayage d’une heure par équipe.

Lors du débrayage du matin, les ouvriers, menés par des jeunes particulièrement remontés, défilent dans les ateliers pour inciter les non-grévistes à s’arrêter. Ils appellent à la formation d’un comité de grève et ne mentionnent guère la question des ordonnances dans leurs slogans. Il faut toute la diplomatie d’un responsable CFDT pour renvoyer les travailleurs à leur poste, où d’ailleurs ils interrompent fréquemment le travail pour discuter et mettre les nouveaux arrivants au courant.

Pour l’équipe de l’après-midi, même scénario initial de débrayage, mais, sous la pression des jeunes, on organise un cortège. En tête, 200 jeunes qui se rendent en scandant des slogans sous les fenêtres de la direction. Là, ils se rassemblent, poussent en avant leurs délégués abasourdis et demandent que ceux-ci soient reçus ; le directeur refuse. Dans les bureaux, les chefs de service s’affolent, bloquent les portes à l’aide de barres de fer. Les ouvriers, voyant cela, décrètent que la direction ne quittera pas ses bureaux avant d’avoir reçu les délégués. A 18 heures, plus personne ne travaille et l’occupation est votée dans l’enthousiasme. Les cadres sont donc bloqués, comme à Sud-Aviation, dès le 15 mai au soir. La CGT essaiera de faire libérer les cadres le 17 mai, mais devra renoncer devant le tollé de protestations qui accueille sa proposition. Elle parviendra à ses fins le 19 mai.

Les syndicats créent un service d’ordre, organisent l’occupation – ce qui consiste en particulier à protéger les machines – et mettent au point un cahier de revendications, qui paraît, sous forme de tract, à 23 heures : « Réduction du temps de travail à 40 heures sans perte de salaire ; salaire minimum à 1 000 francs ; baisse de l’âge de la retraite ; transformation des CDD en CDI ; accroissement des libertés syndicales. »

Le soir même, la grève, totale chez Renault, paralyse deux autres boîtes de la région : Kléber-Colombes à Elbeuf et La Roclaine à Saint-Etienne-du-Rouvray. Néanmoins, la CGT et les ouvriers moins jeunes regagnèrent rapidement le contrôle de la grève.

Renault Flins

A Flins (7), au matin du 16 mai, les syndicalistes de la CFDT ont prévu une réunion pour discuter de la mise en œuvre des directives confédérales sur la question des ordonnances. Avant de s’y rendre, l’un des membres apprend par téléphone que l’usine de Cléon est en grève illimitée avec occupation, et que les cadres sont séquestrés. Du coup, les cédétistes décident d’aller voir la CGT pour proposer un débrayage d’une heure, à 10 h 15. Par équipe de deux (un CFDT et un CGT), les syndicalistes passent dans les ateliers pour donner la consigne. A l’heure dite, environ 500 ouvriers arrêtent le travail et se regroupent en dehors des bâtiments. Ils repartent à l’intérieur des ateliers, en cortège, pour encourager les autres à cesser le travail. A 11 h 30, ils se regroupent devant la cantine. Les deux responsables CFDT et CGT expliquent ce qui se passe à Cléon et proposent de partir en grève illimitée. La proposition est adoptée, et l’occupation est aussitôt organisée. Dans ce premier temps, cela consiste à mettre en place des piquets et à inscrire les volontaires sur des listes pour qu’ils y participent. Avant de se disperser pour le déjeuner, rendez-vous est pris à 14 heures pour un nouveau meeting avec l’équipe de l’après-midi. Ce meeting adopte de nouveau le principe de la grève illimitée avec occupation. A 15 h 30, la direction arrête l’usine pour ceux qui y travaillaient encore. Cette version des faits est celle d’un syndicaliste CFDT.

Au meeting du matin, il avait surtout été question de solidarité avec Cléon. A celui de l’après-midi, les syndicats présentent un cahier de revendications : « 40 heures sans réduction de salaire ; 1 000 francs de salaire minimum ; retraite à 60 ans (55 pour les femmes) ; cinquième semaine de congés pour les jeunes ; abrogation des ordonnances ; libertés syndicales. »

Renault Billancourt

Il y aurait beaucoup à dire à propos des versions CGT-PC sur le démarrage de la grève, des impressions, des choses fausses ou tendancieuses, etc. Remarquons simplement que le récit de Aimé Halbeher, secrétaire général de la CGT de Renault Billancourt, a cet éclair d’honnêteté : « le 17 au matin, à 6 heures, on ouvre les portes aux équipes qui prennent le travail et on se donne rendez-vous pour un meeting à l’Ile Seguin à 10 heures » et plus loin « on a décidé le vendredi d’occuper le week-end » (8).

Vrai, seulement l’usine était déjà arrêtée depuis la veille. Car c’est bien le 16, le jeudi, que des secteurs ont démarré spontanément. A aucun moment, la jonction ne s’est opérée, le jeudi 16 après-midi, entre les grévistes du 55 et du 70 (à Billancourt) et ceux du 37 (à la pointe aval de l’Ile Seguin) (9). Contrairement à ce qui est écrit ailleurs (cf. la brochure d’Echanges sur le site mondialisme.org), le 37 ne s’est mis en grève que vers 17 heures. Comment donc un meeting commun entre les deux secteurs grévistes aurait-il pu se tenir au carrefour Zola Kermen à l’opposé du 37 (plus de deux kilomètres à pied) ?

Voici le témoignage d’un camarade qui travaillait au département 37, outillage tôlerie, composé d’ouvriers qualifiés, à la pointe aval de l’Ile Seguin. Il était à cette époque en contact étroit avec le groupe Voix ouvrière. Le fameux 16 mai à midi, il y avait eu une tentative de meeting, place Nationale, du groupe trotskyste, l’OCI (groupe « Lambert ») et les ouvriers des bâtiments avoisinants en revenant de la cantine s’arrêtaient quelques minutes, discutaient puis rentraient dans les ateliers, d’autres allaient déjeuner, sortaient, etc. Dans la foulée, les ouvriers des départements 55 (Décolletage) et 70 (Usinage petites séries) ont commencé à bouger sans être en grève déclarée mais sans grand travail effectif pendant une heure ou deux.

Le bruit s’est répandu dans l’Ile que la grève avait commencé, mais on ne savait pas ce qui se passait et, au 37, l’ambiance montait. Les gars disaient « bon, on y va » et ça retombait. Puis ça redémarrait, tout le monde discutait. Le délégué syndical local CGT était comme les autres et ne savait rien. Finalement, vers 17 heures, sans que personne ne prenne spécialement la tête, ça a démarré massivement, 200 à 300 gars du département ont commencé à remonter en cortège l’Ile Seguin, en traversant donc les chaînes d’assemblage (tôlerie, carrosserie, montage), où travaillaient en majorité des immigrés (et où la présence PC-CGT était plus faible). Les chaînes se sont arrêtées et la masse des OS a déserté illico l’usine. Bien difficile de dire que les chaînes étaient en grève. Ça ne travaillait plus, c’est sûr, mais une bonne partie des ouvriers fuyaient plutôt devant le cortège, couraient et quittaient l’usine. Presque aucun ouvrier des chaînes ne s’est joint au cortège de grévistes du 37. Dans l’improvisation la plus totale, les grévistes ont discuté de l’occupation. Il n’était pas question d’occuper toute l’Ile car ils n’étaient pas assez nombreux. Ils sont donc partis occuper le secteur du Bas-Meudon et du même coup fermer l’accès sud de l’Ile Seguin en bloquant le pont de Meudon.

Le lendemain, vendredi 17, l’usine était arrêtée. Au meeting, au milieu de l’Ile Seguin, convoqué par la CGT, à 10 heures, il y avait beaucoup de monde. La CGT avait largement mobilisé les secteurs où son influence était majeure, c’est-à-dire les secteurs de professionnels et cela faisait beaucoup de monde, mais il y avait aussi beaucoup d’ouvriers des chaînes de l’Ile. Après le meeting, les contingents CGT se sont dirigés vers le Bas-Meudon pour soi-disant « renforcer les piquets ». En fait, à partir de là, les ouvriers qui occupaient depuis la veille furent submergés et c’est l’appareil CGT qui a ainsi pris les choses en main avec tous les moyens dont il disposait : cantines, CE, etc., et ce jusqu’à la fin de la grève.

Pour résumer, et après bien des recherches, la grève a démarré, ce jeudi 16 mai, en deux endroits différents de l’usine et à deux heures d’intervalle, sans liaison entre eux : les 55 et 70, vers 14-15 heures ; le 37, vers 17 heures. Ces deux démarrages se sont faits « hors syndicats », ce que d’ailleurs Halbeher reconnaît au détour d’une phrase (10).

Premières impressions

Géographiquement, les points forts de cette première vague de grèves sont la région parisienne et la vallée de la Seine jusqu’au Havre, la région de Nantes Saint-Nazaire et la région lyonnaise. Ailleurs dans les autres régions, la grève demeure ponctuelle.

Le 17 mai, la barre des 200 000 grévistes est franchie. Le mouvement se renforce en tache d’huile autour des régions d’origine, puis gagne le Sud-Est, de Besançon à la Provence. En banlieue parisienne, plusieurs usines sont en grève mais, jusqu’au soir du 17, ce sont surtout les travailleurs de province qui mènent l’action.

Les premiers jours, la spontanéité ouvrière paraît évidente. « Usine occupée : nous en avons plein les bottes ! », proclame le calicot apposé sur l’usine Vinco (matériel de bureau métallique) à Dieppe. Ce n’est pas un cas isolé. L’anagramme que réalisent les ouvriers avec les lettres du fronton de BERLIET déplacées pour former LIBERTÉ se charge d’une valeur symbolique. Aucune de ces actions ne correspond à un mot d’ordre précis.

Cette première vague a été souvent présentée comme spontanée, ce qui n’est pas exact, ou alors il faut comprendre spontanée comme « absence de mots d’ordre de grève syndicaux au niveau fédéral ou confédéral ». En l’absence de rapports détaillés usine par usine, il ressort néanmoins que beaucoup de grèves ont été déclenchées ou accompagnées par les militants CGT (11), que souvent elles ont été imposées ou portées par des minorités (comme les 200 jeunes de Cléon) qui ont entraîné le reste des ouvriers ou acquis leur passivité. Même en région parisienne, où nous bénéficions des rapports du CATE (Comité d’action étudiants travailleurs) Censier sur des contacts pris cette semaine-là dans plusieurs entreprises (Fnac, BHV, RadioTechnique, NMPP, etc.), on constate qu’une minorité de travailleurs, y compris les délégués CGT, se pose la question de « faire quelque chose » et n’est pas du tout hostile aux extérieurs qui se présentent pour discuter. Quelles en étaient les causes ?

D’abord, des années de frustration tant pour les jeunes générations ouvrières que pour les plus anciens. Ensuite, la lassitude des journées d’action ressenties comme répétitives et inefficaces y compris par les militants syndicaux. Enfin, la sensation que le pouvoir était affaibli et que c’était l’occasion d’en profiter. Enfin et marginalement, pour certains militants syndicaux du PCF, la crainte de se faire déborder. Ces différentes poussées ne sont pas combattues par la direction de la CGT, même si elle n’en fait pas forcément de la publicité. Mais par ailleurs, le mouvement se poursuit et s’étend. Pour faire une première radiographie des secteurs entrés en grève du 14 au 17 mai, parmi les premières usines, 45 relèvent de la métallurgie lourde ou de la mécanique, 19 autres travaillent pour l’automobile et 13 pour l’aéronautique. Cependant, la présence massive, dans cette avant-garde, d’ouvriers de la chimie et des textiles artificiels (23 usines), de l’électrotechnique (17), de l’alimentation (15), du meuble (2) et d’autres secteurs encore, indique un mécontentement profond et global dépassant les simples problèmes catégoriels.

18 – 20 mai : le basculement

Les hésitations syndicales au niveau confédéral apparaissent cette semaine-là. La CFDT essaye de se donner un visage ouvert à l’intention des étudiants, FO reste prudente et ne veut pas se retrouver seule face à la CGT et celle-ci hésite.

Le 15 mai, la journée d’action contre les ordonnances, prévue de longue date, ne rencontre pas le succès attendu : quelques débrayages, des délégations et de rares cortèges ne suscitent pas l’enthousiasme.

Le même jour, la CFDT affirme à nouveau sa volonté de rapprochement avec les étudiants « progressistes ». Des responsables confédéraux et des militants dialoguent avec les occupants de la Sorbonne. La fédération de la métallurgie conseille même à ses adhérents : « Il serait opportun de développer les débats avec les étudiants, non seulement pour leur dire notre accord sur leurs revendications, mais aussi et surtout pour que nos préoccupations de démocratie dans l’entreprise, du droit au travail, de la démocratisation réelle de l’enseignement soient comprises et partagées par eux. »

Au nom de FO, André Bergeron rencontre square Montholon les dirigeants de la CFDT. Il se déclare prêt à appuyer les occupations, mais en restant indépendant de la CGT. Cette dernière demeure sur la réserve. Les revendications d’autogestion et les réformes de structure réclamées par la CFDT sont abruptement qualifiées de « formules creuses » par Georges Séguy. A Billancourt, la section CGT désapprouve l’initiative de l’UNEF d’organiser une marche de solidarité sur l’usine, alors que les sections CFDT et FO se déclarent heureuses de cette marque de sympathie. La CGT publie, le 16, un communiqué dans lequel on relève un appel, devenu rituel, à « la formation d’un front syndical sans faille », et une phrase discrète envisageant « le remplacement du pouvoir actuel par un gouvernement populaire ». Enfin, la CGT appelle à « la mobilisation des travailleurs pour régler “les comptes en retard” ».

Mais le flux de grévistes montant toujours, la CGT (et le PC tant il est difficile de distinguer, au Bureau confédéral, les deux) décide de réagir. Le choix est simple mais douloureux : chez les étudiants en particulier, et dans la jeunesse en général, le PC semble discrédité et en tout cas ses organisations de jeunesse n’ont plus aucun poids ; peut-on courir le risque qu’un même phénomène puisse se produire dans la classe ouvrière ? Le mouvement est certes encore largement minoritaire (200 000 grévistes au soir du 17 mai), faiblement organisé (c’est l’occupation de l’usine accompagnée ou pas de séquestration de cadres ou directeurs qui tient lieu d’organisation), localisé géographiquement et, contrairement aux illusions des gauchistes, loin d’être révolutionnaire, mais le danger potentiel est là.

Alors, pour le PC-CGT il ne s’agit pas temps de « chevaucher le tigre » mais plutôt de noyer ce mouvement balbutiant en déclenchant la grève là où la CGT en a les moyens, principalement à la SNCF, à la RATP, à La Poste ou dans les banlieues (comme la Seine-Saint-Denis) où le poids conjugué de militants d’entreprise, de fonctionnaires syndicaux et d’employés municipaux pourra forcer la grève, mais aussi en faisant couper le courant aux entreprises par les syndiqués CGT d’EDF comme en Seine-Saint-Denis, dès le 20 mai, pour « emporter le morceau ». Ainsi l’exemple de l’usine Carbone Lorraine (1 200 ouvriers) à Gennevilliers, où la CGT déclenche seule la grève le 18 mai.

D’un point de vue global, selon le ministère de l’Intérieur, sur 77 entreprises de la métallurgie de la région parisienne, 68 ont vu la grève déclenchée par la CGT, 6 par la CFDT et 3 par FO. Selon les mêmes statistiques, 58% des grèves furent déclenchées par des salariés entre 30 et 40 ans ; 27% par des salariés entre 20 et 30 ans, 8% par des salariés de moins de 20 ans et 7% par des salariés de plus de 40 ans. Selon les statistiques de l’UIM (syndicat patronal de la métallurgie), 75% des grèves furent décidées après discussion, et dans 26% des cas les grévistes utilisèrent la force pour mettre l’entreprise en grève.

Vers la décision

En bloquant les transports publics, SNCF et RATP – à Paris –, on permet également à tous les salariés des petites entreprises, aux employés isolés, de ne pas aller au travail avec une bonne excuse. Mais si le danger de se faire déborder existait, le fait de lancer la grève présente un autre danger encore plus grand : qui peut dire qu’une fois les vannes ouvertes du trop-plein ouvrier, on pourra les remettre aussi facilement dans le lit de la normalité ?

Même si nous n’avons pas trace des discussions au sein de la direction de la CGT, ce n’est que le 17 mai dans la soirée, après un comité national extraordinaire de longue durée, que la CGT décide d’exploiter le mouvement, sans pour autant parvenir à l’unité d’action, puisque Séguy, péremptoire, déclare que, « aussi bien à la CFDT qu’à la FEN, il n’y a pas encore une vue très claire des choses ». Mais derrière cette formule bateau, le choix a été fait et bien fait.

Dès le lendemain, 18 mai, le déclenchement de la grève « générale » aboutira en cinq jours à la paralysie totale du pays. Le nombre des grévistes croît avec rapidité : le 18, vers midi, ils sont 1 million et, le soir, plus de 2 millions (12) ! Après la pause du dimanche, les arrêts de travail atteignent toutes les régions, tous les corps de métier : plus de 4 millions le lundi soir, 6 à 7 millions le mardi, 8 millions le mercredi 22 mai et, au lendemain de l’Ascension, on frôlera les 9 millions de grévistes. Le 18, dans la région parisienne, métros et bus restent au dépôt. Déjà le 17 mai, les cheminots d’Achères et de Saint-Lazare étaient partis en grève. Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, 85 000 des 92 000 cheminots de la région parisienne sont en grève dès le 18 mai au soir, ainsi que 29 000 des 30 300 des salariés de la RATP. Dans tout le pays, les bureaux de poste ferment un à un. Les jours suivants, EDF-GDF (en région parisienne 33 200 sur 38 700 salariés sont en grève) et les enseignants rejoignent le mouvement. A la Poste, par exemple dès le 21 mai, on a les chiffres suivants de grévistes : 50 000 sur 80 000 en région parisienne et 66 000 sur 175 000 en province. La plupart des centres de tri en région parisienne sont occupés et les bureaux de poste ont été fermés par les grévistes. Dès le 18 mai, la direction de la Poste demande à la police d’expulser le centre de télécommunications du 2e arrondissement près de la Bourse, occupé par une centaine de grévistes. Après négociation avec la CGT, le centre est libéré pacifiquement.

Tous les secteurs industriels sont touchés mais également les banques et les assurances, les administrations, etc.

Dans l’enseignement secondaire, les lycées sont déjà en grève le 18 mai avant la consigne de grève générale lancée par la FEN, le 22 mai. Les grands magasins ferment leurs portes, les marins pêcheurs et ceux du commerce restent à terre, les employés des péages et des douanes lèvent leurs barrières. Dans les campagnes, ouvriers agricoles et cantonniers cessent le travail. La France est paralysée.

20 – 29 mai : le flux montant

Mais peut-on parler de « grève active (13) » ? A part quelques exemples sur lesquels nous reviendrons, et sans se focaliser sur l’exemple de Renault-Billancourt, il faut faire le constat suivant ; les ouvriers ne travaillent pas mais restent chez eux. Les usines sont occupées mais par une poignée d’ouvriers, la plupart du temps les militants syndicaux (et surtout ceux de la CGT) ; on vote (ou pas) quotidiennement pour la continuation de l’action ; on vient aux nouvelles ou au ravitaillement, mais on ne discute pas du mouvement ni des actions à mener. La plus grande grève générale de l’Histoire (à son pic, 9 millions de grévistes pendant dix jours) est celle où les ouvriers ont le moins participé, tel est le paradoxe de Mai-juin 1968.

Les ouvriers agricoles eux aussi... (14)

Dispersés dans les campagnes, les ouvriers agricoles connaissent traditionnellement des difficultés pour coordonner leurs actions. Toutefois, en 68, la grève prend aussi un caractère massif dans cette corporation.

Dès le 13 mai, la CFDT (largement majoritaire) et la CGT appellent à la solidarité active avec les étudiants. Puis, la grève se généralisant dans le pays, les ouvriers agricoles refusent en de nombreux endroits de faire cause commune avec leurs employeurs syndiqués à la FNSEA ou au MODEF (15) ; c’est sur leurs propres mots d’ordre qu’ils veulent se battre pour améliorer leur sort. Ils exigent :

– un salaire minimum au moins égal à celui pratiqué dans l’industrie ;

– de meilleures conditions de logement ;

– une réglementation de la durée du travail ;

– un régime de retraite permettant une vie décente.

Le mouvement prend naissance dans les grandes fermes du Valois où un militant de la CFDT est, avec ses camarades, à l’origine de deux manifestations : l’une à Crépy, l’autre au Plessis-Belleville où, avec l’aide d’une trentaine d’étudiants, un barrage est établi sur la route nationale 2.

A partir du 24 mai, l’agitation s’étend : 6 000 grévistes en Picardie, 5 000 en Anjou (des ouvriers maraîchers défilent à Angers aux côtés des ouvriers d’usine), 2 000 en Provence (surtout des forestiers), 6 000 dans le Languedoc. Dans ces régions, les ouvriers agricoles recherchent plus volontiers le contact avec les autres salariés qu’avec les paysans.

Dans le Sud-Ouest, en Bretagne et dans les montagnes, où la petite exploitation domine, on ne constate pas de mouvement autonome important. Là, les petits paysans mènent l’action, mais localement des ouvriers agricoles peuvent « déborder » la FNSEA. Partout, des coopératives et des instituts de recherches agricoles sont occupés.

En 68, les salariés agricoles ne sont pas restés en marge. Le calme reviendra progressivement dans les fermes à partir du 6 juin.

Crise politique et émeutes

De Gaulle est parti en voyage en Roumanie, le 14 mai. De retour, le 19 mai, il prononce sa célèbre phrase « La récréation est finie » puis « La réforme, oui, la chienlit, non ! » et annonce un discours radiotélévisé pour le 24 mai.

En attendant, Pompidou a dû faire front. Pris au dépourvu par le développement de la grève générale, il en est d’abord réduit à mettre au premier plan de ses préoccupations la question du maintien de l’ordre. Dans cette situation pour laquelle il n’y a aucun précédent historique, il faut s’assurer que l’État dispose encore d’une force de police suffisante, et en cas de nécessité mettre l’armée en mesure d’intervenir rapidement. Or, la grogne règne aussi parmi les forces de l’ordre.

Le gouvernement ne peut réagir immédiatement contre le développement des grèves, même lorsqu’elles touchent des secteurs stratégiques pour l’État, comme la Poste, les chemins de fer ou la navigation aérienne. Si le bureau du Central-Radio, qui assure les communications téléphoniques avec l’étranger, est occupé par la police et confié à l’armée, le gouvernement ne dispose pas de forces suffisantes pour s’emparer de tous les centres provinciaux de télécommunications. Force est, pour l’État, de compter sur l’esprit civique des postiers grévistes, et d’attendre, pour le reste, l’ouverture de négociations entre les syndicats ouvriers et les organisations patronales.

Le 24 mai au soir, de Gaulle parle. La crise est, d’après lui, une crise de structure, et sa solution se trouve dans une « participation plus étendue de chacun à la marche et aux résultats de l’activité qui le concerne directement ». Conception qu’il avait déjà exprimée à plusieurs reprises dans le passé : rien donc de vraiment nouveau sur le plan politique.

La manière est, elle aussi, dans la tradition gaulliste : référendum immédiat ; chèque en blanc, ou presque, accordé au président de la République ; plébiscite. Il s’agit de court-circuiter l’ensemble de la « classe politicienne » et de mettre le pays au pied du mur : en cas de vote négatif, il y aura vacance du pouvoir, et risque de « rouler, à travers la guerre civile, aux aventures et aux usurpations les plus odieuses et les plus ruineuses ».

A la manifestation de la gare de Lyon, des milliers de mouchoirs sortent des poches ; les manifestants signalant que, pour eux, de Gaulle est sur le départ. Le soir, une des plus violentes manifestations aura lieu à Paris, mais aussi en province. Lyon, Strasbourg, Nantes et Paris connaissent leur plus grande « nuit des barricades », et, le lendemain, Bordeaux s’embrase à son tour. Il y aura au total un mort et 500 blessés hospitalisés, 144 étant dans un état grave. Dans tous les cas, les mots d’ordre principaux portent sur l’interdiction de séjour qui frappe Daniel Cohn-Bendit : « Nous sommes tous des juifs allemands ! »

Du 22 au 26 mai, plus d’une centaine de manifestations étudiantes et ouvrières se déroulent dans l’ensemble de la France. Ces manifestations ne présentent aucun caractère systématique, tout dépend de la situation locale.

Dans certaines villes, des défilés « unitaires, énormes et pacifiques » peuvent se tenir, car le climat est encore à l’entente. A Caen, par exemple, les étudiants font en cortège le tour des usines occupées avant d’aller se joindre au meeting intersyndical devant la préfecture. A Marseille, les étudiants sollicitent leur intégration au sein de la manifestation CGT. Ils doivent pour cela rouler toutes les banderoles portant le nom de Cohn-Bendit, et le service d’ordre de la CGT les maintient séparés des ouvriers. A Clermont-Ferrand, le 25 mai, l’unité syndicale éclate en pleine manifestation : l’UNEF, sommée d’abandonner ses mots d’ordre, quitte le cortège et fait bande à part. Dans d’autres cas, il n’y a pas d’unité. A Toulouse, le mouvement du 25-Avril (16), la CFDT et le CNJA (17) appellent à une manifestation le 24 ; l’hôtel de ville est envahi pacifiquement par la foule, qui fraternise avec les employés municipaux en grève. Le lendemain, la CGT procède, solitaire, à son propre défilé.

Les défilés CGT parisiens du 24 réunissent environ 20 000 personnes. Le premier, qui devait se rendre de la place Balard à la gare d’Austerlitz, est détourné vers la porte de Choisy, afin de rendre impossible toute jonction avec les cortèges en formation de l’UNEF. Une certaine grogne s’y manifeste parmi les jeunes ouvriers de Renault et de Citroën : les organisateurs ne parviennent pas à imposer leurs slogans. Aux « Abrogez les ordonnances ! », « Augmentez nos salaires ! » initialement prévus, succèdent : « Le pouvoir est dans la rue ! », « Le pouvoir, c’est nous ! » Malgré quelques incidents, brefs et peu violents, toutes les manifestations unitaires se sont déroulées dans le calme. Il n’en va pas de même dans certaines villes universitaires, où l’UNEF se retrouve seule dans la rue.

Dès le 22 mai, à Paris, la manifestation, revenue au Quartier latin après une promenade jusqu’à l’Assemblée nationale (18), avait dégénéré en heurts sporadiques entre minuit et 4 heures du matin. Le lendemain, sans qu’aucune organisation n’ait donné le moindre mot d’ordre, 300 jeunes s’attaquent à la police. Aussitôt, les étudiants sortent de la Sorbonne. Ils se montrent divisés : certains se joignent aux manifestants, d’autres font la chaîne et tentent d’interrompre la bagarre. Mais la nouvelle est annoncée à la radio et, en moins d’une heure, plusieurs milliers de jeunes convergent sur le Quartier latin. On se battra pendant neuf heures d’affilée, et il y aura plus de 150 blessés.

Les objectifs des manifestants deviennent de plus en plus divers. Il ne s’agit plus seulement de se battre avec la police ; on attaque les repaires de l’ennemi : permanences gaullistes, commissariats, préfectures, hôtels de ville et même la Bourse des valeurs sont attaqués et, dans certains cas, mis à sac ou incendiés.

A Bordeaux, le Grand Théâtre est occupé par deux fois. En dehors même des combats, les vitrines des boutiques volent en éclats, et, à Lyon, place des Cordeliers, un grand magasin est en partie pillé.

Quelle que soit l’intensité des combats, les affrontements durent très longtemps : dix heures à Paris, huit heures à Lyon, sept heures à Nantes le 24, et huit heures à Bordeaux le 25. C’est que la police a reçu l’ordre d’éviter tout contact rapproché, afin de limiter ses pertes. Quand les manifestants sont assez nombreux pour occuper un ou plusieurs quartiers d’une ville, ils s’y barricadent solidement, et les déloger de leurs positions constitue une tâche de longue haleine. Une seule exception : Strasbourg, où les manifestants, trop peu nombreux pour occuper le terrain, ne résistent aux charges de la police que pendant deux heures.

La violence atteint partout un maximum qu’il est difficile de dépasser sans faire usage d’armes à feu. Et l’inévitable, que le gouvernement cherchait pourtant à éviter, se produit : il y a un mort dans la nuit du 24 mai, René Lacroix, commissaire de police, a la poitrine défoncée par un camion chargé de pierres que les manifestants lyonnais ont fait dévaler vers le pont Lafayette afin de forcer le passage.

Dans les villes chaudes, comme Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nantes et Paris, les manifestations sont redevenues quotidiennes. Les forces de l’ordre ne pourront pas à ce rythme tenir longtemps le choc, d’autant qu’il est maintenant nécessaire de disperser les effectifs à travers toute la France pour faire face à l’agitation paysanne et ouvrière.

L’agitation dans les campagnes

Souvent méconnue ou oubliée, l’agitation a eu aussi lieu en 1968 dans les campagnes. Outre la lutte des ouvriers agricoles déjà évoquée (et encore plus oubliée), le monde agricole est en mouvement. Delale et Ragache citent un certain nombre d’exemples (19) :

« Les manifestations viennent d’ailleurs de commencer, avec un barrage dans l’Allier ; elles font régulièrement tache d’huile jusqu’au 24, les régions les plus dures se lançant les premières dans l’action. Les formes prises par l’agitation dans les campagnes sont variées. En raison du manque d’essence et des difficultés de communication, il y aura moins de monde dans la rue et sur les routes que prévu. Le total des manifestants paysans se chiffre pourtant à 200 000 dans le pays.

« Dans certains cas, la FNSEA se contente de réunir son conseil départemental et rédige une motion. A Chamalières, près de Clermont-Ferrand, le président de la FNSEA tient un simple meeting d’information en présence du préfet. A Tulle, le MODEF réunit ses adhérents dans une salle fermée, confisque les drapeaux rouges, expulse les citadins et refuse de se joindre au meeting ouvrier qui se déroule en ville.

« Si, à Argentan et à Besançon, les paysans se contentent d’un bref défilé solitaire et silencieux, dans d’autres endroits, comme Limoges, ils se joignent aux manifestations unitaires, mais les exploitants agricoles ont, dans quelques départements, recours à leurs traditionnelles méthodes d’action violente : barrage systématique des nationales dans l’Allier, le Vaucluse, les Landes ; en Gironde, des dizaines de poteaux télégraphiques ont, en outre, été sciés au cours de la nuit. […]. Il y a aussi des manifestations surprises : 1 000 paysans, venus de Cahors et de Caussac, envahissent le petit village de Cajarc, dont le maire s’appelle Georges Pompidou.

« Il y a enfin des attaques contre des bâtiments officiels : la sous-préfecture de Guingamp, le 22 (trois porcelets sont pendus aux grilles), et le 24 la préfecture de Rennes et celle d’Agen, où les paysans envahissent les locaux et allument des incendies, avant d’être expulsés par la police, qui doit s’emparer de quelques barricades. Au Puy, les manifestants, repoussés depuis la place de la préfecture, se barricadent dans les stands de la foire. Les salves concentrées de grenades lacrymogènes y créent un début de panique ; un enfant de dix ans est grièvement blessé.

« A Nantes, les manifestants paysans se font particulièrement remarquer : réunis en quatre cortèges à la périphérie de l’agglomération, le 24 au matin, ils “envahissent” la ville derrière un immense calicot : “Non au régime capitaliste, oui à la révolution complète de la société ! ”, et rebaptisent solennellement la place Royale en “place du Peuple”. Certains d’entre eux n’hésiteront pas à se joindre dans la soirée aux étudiants et aux ouvriers qui attaquent la préfecture et, pendant huit heures, édifient des dizaines de barricades. »

Les accords de Grenelle

Le 25 mai, à 15 heures, Georges Pompidou ouvre la première séance de discussions, en présence du patronat (représenté par le CNPF, dont le président est P. Huvelin) et des syndicats CGT, CFDT, FO, CFTC et CGC.

Les syndicats indiquent que les pourparlers qui sont en train de s’ouvrir ne concernent que des revendications générales, et que tout texte d’accord devra être complété par des conventions collectives à tous les niveaux. La CGT pose comme préalable l’abrogation des ordonnances sur la Sécurité sociale d’août 1967 ; la CFDT en ajoute un second, le dépôt immédiat d’une loi fondamentale « sur l’exercice des libertés et du pouvoir syndical dans les entreprises ».

L’ordre du jour proposé par les syndicats CGT-CFDT est alors retenu. Les négociations vont durer deux journées marathon avec comme principaux animateurs le triumvirat Pompidou-Huvelin-Séguy.

Quel est le contenu de l’accord ? Ce sont :

– augmentation du SMIG, porté à 3 francs de l’heure, le 1er juin (on est encore loin du salaire minimal à 600 francs par mois) ;

– l’augmentation globale des salaires dans l’industrie privée (7% le 1er juin et 3% le 1er octobre) ;

– la proposition patronale de réduction du temps de travail à 44 heures ;

– l’abaissement immédiat du ticket modérateur pour les soins médicaux de 30 à 25% ;

– les modalités de récupération des jours de grève. Il sera fait immédiatement une avance aux ouvriers représentant la moitié du total des heures à récupérer.

Outre ces mesures financières, le succès est surtout important pour les syndicats : le gouvernement s’engage à faire voter une loi sur « l’exercice du droit syndical dans l’entreprise » qui prendra pour base le texte élaboré en commission par les représentants de FO et de la CFDT. La CGT s’est, quant à elle, presque totalement désintéressée de la question, mais non le rétablissement de l’échelle mobile des salaires, ni l’abolition des ordonnances sur la Sécurité sociale.

La CGT a décidé que Georges Séguy irait présenter les premiers résultats de l’accord à l’assemblée des grévistes de Renault-Billancourt le lundi 27 mai 1968, à 7 heures du matin. Partout dans les usines, les grévistes entendent à la radio les termes de l’accord conclu. Dans de nombreuses grandes entreprises, Renault-Flins, Renault-Sandouville, Berliet, Sud-Aviation, Rhodiaceta, Citroën, etc., ils votent à main levée pour la poursuite du mouvement : ils attendent que « la direction se manifeste » et accepte de discuter de toutes les revendications élaborées par les comités de grève locaux.

Mais l’attention de tous se porte sur le show radiophonique que la CGT a organisé à l’île Séguin, au centre des usines Renault-Billancourt. Depuis 7 heures du matin, 10 000 ouvriers attendent. A l’insu des journalistes (qui ne sont pas encore arrivés), l’essentiel se joue : sur un rapport du représentant CGT, Aimé Halbeher, de l’intersyndicale de l’usine, la poursuite de la grève est décidée.

Les leaders syndicaux nationaux peuvent s’exprimer. Benoît Frachon (CGT), qui n’était pas à la dernière séance de nuit à Grenelle, parle sans papier et joue le rôle de l’avocat de la défense et rappelle 1936, et s’écrie : « Les accords de la rue de Grenelle vont apporter à des millions de travailleurs un bien-être qu’ils n’auraient pas espéré. » André Jeanson, de la CFDT, se félicite du vote initial en faveur de la poursuite de la grève, et évoque la solidarité des ouvriers avec les étudiants et les lycéens en lutte. On l’applaudit.

Arrive alors Georges Séguy. Il se livre à un « compte rendu objectif » de ce qui a « été acquis à Grenelle ». Au début, on entend des sifflets ; à la fin, une véritable huée, qui met plusieurs minutes à se calmer. Séguy conclut : « Si j’en juge par ce que j’entends, vous ne vous laisserez pas faire. » On l’applaudit, et les militants PCF entonnent : « Gouverne-ment populaire ! » « gouvernement populaire ! »

Que déduire des événements de l’île Seguin ?

Les gauchistes qui ont pris, sur le moment ou les années suivantes, les événements de l’assemblée de l’Ile Seguin pour une radicalisation de la base contre la CGT ont, une fois de plus, fait preuve de simplisme. Halbeher avait fait voter la continuation de la grève avant l’intervention de Séguy et Halbeher c’est la CGT. Mais Frachon aussi c’est la CGT ; et il avait présenté les résultats comme une grande victoire. Et Séguy aussi qui présente les bien faibles résultats d’abord comme une belle avancée, c’est toujours la CGT.

Connaissant la rouerie des cadres de l’appareil CGT, on peut se dire qu’ils avaient prévu toute éventualité ; si le peu présenté par Séguy passait, c’était bon. Si ça ne passait pas, la CGT avait fait voter la continuation ; pas de problème, l’appareil retombait quand même sur ses pattes (et c’est ce qui s’est passé). Mais connaissant les protagonistes on peut aussi se dire que les uns et les autres, en rivalité dans les coulisses, défendaient des politiques différentes, représentant les divers courants qui trituraient le PCF de l’intérieur. Quelle version est la bonne ? On ne le saura jamais.

Cependant, durant la journée à l’annonce radiophonique du meeting de Billancourt, certains militants staliniens (comme à l’Alsthom) avaient eux aussi cru que Séguy avait été désavoué à Billancourt. Par ailleurs, on a vite oublié qu’à Citroën, Krasucki, lui, s’est fait siffler par les grévistes lors de la présentation des résultats de Grenelle. Il n’en reste pas moins que la tendance, après dix jours de grève, n’est pas à la reprise. Mais les syndicats sauront prendre acte et attendre une semaine pour commencer à ordonner la reprise.

Charléty et après

L’UNEF appelle à une nouvelle série de grandes manifestations pour le 27 mai dans toute la France, et organise un meeting au stade Charléty, à Paris. La CGT riposte en convoquant 12 rassemblements de quartier, « afin d’informer la classe ouvrière et la population des résultats des négociations de Grenelle ». Elle réunit à peine 10 000 fidèles, alors qu’à Charléty 30 000 personnes écoutent les orateurs de la « gauche alternative ».

Le meeting a été volontairement placé sous le patronage des syndicats dont quelques-uns des pires bureaucrates tentent une reconversion comme M. Laby, patron de la fédération de la Chimie de FO. Sont représentés, outre l’UNEF et le SNESup : la CFDT parisienne, 4 fédérations FO, la FEN, les CAL (20) et même le syndicat CGT de l’ORTF. Certains groupes politiques d’extrême gauche boudent en revanche le rassemblement, dont ils jugent les objectifs trop flous ; le 22 Mars organise au même moment de petits rassemblements de quartier, avec l’aide des Comités d’action qu’il contrôle. Mais Mendès France, ancien président du Conseil et membre du PSU, est là dans la coulisse, ainsi que le Centre national d’études et de promotion, qui fait partie de la FGDS (21). Les politiciens ne prennent pas la parole ; ce sont les syndicalistes qui se succèdent à la tribune et exposent leurs vues sur la révolution, la CGT, le « double pouvoir », etc., sans engager beaucoup plus que leur responsabilité individuelle ni avancer de perspectives palpables. Le rassemblement de Charléty ne constitue finalement qu’un échange, où l’on fait état de bonnes intentions révolutionnaires sans prendre aucune décision concrète et une vraie tentative de récupération et de mise en orbite d’une solution politicienne alternative au PCF tentant de trouver une légitimité auprès du mouvement.

La CGT reprend l’initiative et lance un mot d’ordre national, pour le mercredi 29, d’une manifestation qui doit se dissoudre devant la gare Saint-Lazare. De Gaulle part chercher des appuis en Allemagne auprès du général Massu. Les 29 et 30 mai, plus de 60 défilés, groupant plus d’un demi-million de personnes, se déroulent en province dans un climat d’unité, car la CGT a mis localement une sourdine à ses attaques contre l’UNEF. A Paris, un certain nombre d’étudiants et d’enseignants s’intègrent au cortège ouvrier, qui regroupe, de la Bastille à la gare Saint-Lazare, 350 000 personnes où tout se passe dans le plus grand calme.

Cette démonstration de force, qui pendant trente-six heures a constitué,, pour certains membres du gouvernement, la hantise et le fantasme de la prise du pouvoir par le PCF, n’accouche finalement que de la relance des négociations au sein de la gauche entre la FGDS et le PCF.

La contre-offensive gaulliste

Le 30 mai à midi, de Gaulle est de retour à l’Élysée. A 14 h 30, il reçoit Pompidou, et lui dit : « Nous restons. Je renonce au référendum. » Le Premier ministre exige que le président dissolve la Chambre des députés. A 15 heures, au Conseil des ministres, de Gaulle présente les termes de son discours et annonce : « Après les élections, le gouvernement démissionnera. » Pompidou vient de se voir signifier la date de son renvoi, malgré ce que lui a dit le président le matin même. L’allocution passe à la radio à 16 h 30. C’est un texte de combat où la philosophie de la participation n’a aucune place. Il s’agit avant tout d’organiser la contre-offensive.

La manifestation prévue la veille, à l’instigation des « barons » du gaullisme (22) se réunit une heure plus tard place de la Concorde. Elle compte de 700 000 à 800 000 participants et constitue le premier symbole que le vent commence à tourner. Le coup psychologique est gagné, et les partis de gauche le comprennent. Ils s’adaptent, en quelques heures, à la nouvelle situation politique et tous commencent à préparer les élections législatives.

30 mai – 7 juin : la décrue

Les premiers reculs

Pendant les cinq premiers jours de juin, les interventions de la police sont innombrables et touchent toutes les grandes villes de France. Sont visés en priorité : les centres de chèques postaux, les recettes principales, les dépôts d’essence, les relais de l’ORTF, etc.

Les syndicats ont donné des consignes de modération : empêcher les jaunes de reprendre le travail, mais ne pas s’opposer aux interventions de la police. Il y a pourtant des incidents à Dijon, à Nancy, à Metz, à Nantes et à Rennes, où la poste centrale doit être évacuée à coups de grenades lacrymogènes.

La SNCF pose un problème particulier : on ne peut envisager de reprise sérieuse au niveau local, l’occupation par la police d’une gare ou d’un dépôt isolé ne pouvant entraîner par elle-même un résultat significatif. Pourtant, le gouvernement compte sur un effet de tache d’huile, dû à la démoralisation supposée des grévistes. Le 3 juin, à Paris, la police dégage la gare de Lyon, et, dans l’Est, les gares de Strasbourg, de Colmar et de Mulhouse. Quelques trains de banlieue s’ébranlent à Strasbourg, mais, à Mulhouse, les grévistes se couchent en travers des voies et réoccupent les postes d’aiguillage ; le 3 au matin, les grévistes réoccupent pacifiquement les gares de Strasbourg et de Mulhouse : les jaunes, démoralisés, ont préféré rentrer chez eux.

Dans les PTT, même déconvenue pour le pouvoir : à quelques exceptions près, le personnel non gréviste se révèle insuffisant pour maintenir ne serait-ce que des conditions de sécurité minimales ; il doit, de plus, rentrer chaque matin sous la protection de la police et les huées des grévistes rassemblés. Après bien des hésitations, le ministre avoue sa défaite et parfois rend aux piquets de grève les bâtiments évacués, contre promesse de leur part d’assurer un « service minimal d’intérêt public ».

Force est alors d’attendre l’issue des grandes négociations en cours. Celles-ci se déroulent au siège des différents ministères ; conformément aux méthodes mises au point lors des accords de Grenelle, elles prennent l’allure de véritables marathons. Dans la plupart des cas, c’est l’impasse : les syndicats exigent une augmentation substantielle de l’enveloppe financière destinée à réaliser les nouvelles mesures sociales ; les ministres se déclarent incompétents.

La reprise à la SNCF

A la SNCF, le gouvernement propose 1 200 millions, les syndicats veulent 200 millions supplémentaires ; le gouvernement consent à un dernier effort, à condition que les organisations syndicales ordonnent la reprise du travail. Ce sera donc 1 400 millions. Les syndicats font voter dépôt par dépôt, gare par gare. Alsace-Lorraine mise à part, le vote du 4 juin donne une réponse massivement négative.

Le 5 juin dans la journée, nouvel arbitrage ministériel : la totalité des heures chômées sera considérée comme immédiatement rattrapée, car la remise en état du réseau demande aux cheminots un « effort exceptionnel » ; aucun train n’a roulé pendant presque trois semaines, et il faut dérouiller les voies pour permettre le fonctionnement des signaux lumineux, vérifier tous les aiguillages, reconstituer les convois qui ont été dispersés à travers la France au hasard des mises en grève... Mais cette ultime « fleur », qui en 1968 restera unique en son genre, s’assortit d’un chantage : si le travail ne reprend pas dès le lendemain, l’arrangement est supprimé. Dans la soirée, les syndicats organisent de nouvelles consultations ; celles-ci donnent des résultats divers : alors que des trains circulent déjà dans l’Est, la reprise est généralement décidée dans le Nord et à Paris ;, en revanche, dans l’Ouest et le Sud, les votes en faveur de la poursuite du mouvement l’emportent.

Les organisations syndicales publient alors un communiqué conjoint, qui leur permet de céder au chantage du ministre tout en maintenant l’illusion de la « démocratie syndicale » et de « l’unité ouvrière ». Faisant état de résultats divergents, mais avec une légère majorité pour la reprise (alors qu’elles n’ont pas encore reçu tous les résultats), elles appellent à un arrêt global de la grève. Bien plus : « Pour répondre au souci de coordination exprimé par de nombreux militants, les fédérations demandent aux cheminots des centres qui ont décidé de reprendre le travail d’organiser la reprise dans l’unité dès les prochaines heures. »

Le 6 juin au matin, les délégués syndicaux ont pour tâche de liquider la grève à tout prix. On procède à un nouveau vote auprès des obstinés et, quand il est, malgré les pressions, une fois de plus négatif (c’est le cas à Nantes et en gare de Montpellier), les syndicats locaux décident quand même de reprendre, au nom de la « discipline ouvrière » et « pour ne pas s’opposer au reste de la France ».

Cette technique de la reprise forcée est utilisée dans d’autres branches, et elle a pour résultat d’écœurer les grévistes les plus engagés dans l’action. Ces derniers, dans certains endroits, déchirent publiquement leurs cartes syndicales. mais cette réaction symptomatique ne reflète souvent que l’impuissance des grévistes à prendre leur grève eux-mêmes en charge et aussi leur isolement.

La reprise à la RATP

A la RATP, la reprise va être plus difficile. A la suite du refus, le 3 juin, de reprendre le travail, de nouvelles consultations sont engagées par la Régie, qui accepte quelques concessions supplémentaires : une enveloppe plus substantielle est adoptée, les congés payés annuels sont augmentés d’un jour. Le 5, on vote à nouveau dans les dépôts.

La CGT et les autonomes se déclarent sans ambages en faveur de la reprise. Le Bureau confédéral de la CGT ne vient-il pas d’estimer « que, partout où les revendications essentielles ont été satisfaites, l’intérêt des salariés est de se prononcer en masse pour la reprise du travail dans l’unité » ? Une minorité d’agents se prononce pourtant pour la poursuite déterminée du mouvement. Le 6 juin au matin, cinq lignes de métro, la station Nation et trois dépôts d’autobus (dont le dépôt Lebrun dans le XIIIe) sont toujours paralysés. Depuis la veille au soir, de violentes discussions opposent les responsables syndicaux à une partie de leurs propres militants, soutenus par de nombreux inorganisés et les camarades liés au comité d’action Censier.

Surtout, pour contrer les récalcitrants, la CGT diffusera systématiquement des informations erronées sur la reprise dans d’autres dépôts pour faire croire que tel ou tel dépôt était le seul à vouloir continuer (23). On verra des chauffeurs monter dans leur véhicule en pleurant. Mais cela montre que les liaisons horizontales entre dépôts étaient balbutiantes et que la CGT avait la maîtrise de la centralisation.

La RATP ayant repris et la SNCF également, en région parisienne, la vie normale va pouvoir reprendre.

La reprise dans d’autres secteurs

Aux PTT, dans les charbonnages, dans les aciéries de l’Est, dans les pétroles, il faut presque une semaine pour négocier un accord, et du temps pour convaincre les ouvriers qu’ils doivent accepter cet accord ; mais dès le 6 juin, le retour au travail est accepté par les salariés malgré des grèves sporadiques continuant quelques jours encore jusqu’à ce que la direction emploie des jaunes et des intérimaires pour briser ces ultimes grèves. Le vendredi 7 juin au soir, si la situation est encore loin d’être redevenue normale, la France n’est plus véritablement paralysée. Mais les derniers secteurs grévistes se révèlent plus résistants à la reprise en main. Ainsi, chez les instituteurs parisiens, les contestataires appellent à un meeting pour le lundi 10 au soir à la Bourse du travail. Celle-ci refuse de prêter ses locaux. Mais, à l’heure dite, ce sont 3 000 instituteurs en colère qui exigent de se faire entendre. Le retour à la normale dans l’enseignement primaire n’interviendra que le 14 juin.

Dans de nombreux autres secteurs, comme la métallurgie, l’électronique, le caoutchouc, le conflit s’enlise : se sentant portées par la vague gaulliste, les chambres patronales refusent toute idée de convention collective nationale et prétendent, dans le meilleur des cas, s’en tenir à la stricte application des accords de Grenelle.

Le régime a pourtant remporté une victoire psychologique, pour l’opinion publique : l’essence réapparaît dans les stations- service.

Les blocages des dépôts d’essence

En région parisienne, trois complexes assurent l’approvisionnement en essence : le port de Gennevilliers, Villeneuve-le-Roi/Choisy et Colombes. Dès le 21 mai, les dépôts de Gennevilliers (Mobil, Elf, Antar et SITESC) sont occupés de même que Total à Saint-Ouen, Antar à Villeneuve et Desmarais à Colombes. Le 23 mai, les grévistes tentent de prendre d’assaut la raffinerie Shell de Nanterre mais sans succès, malgré les destructions de câbles téléphoniques. Mais en fait, à l’exception de la Sitesc de Gennevilliers, les principaux dépôts d’essence étaient protégés par des piquets très légers (Total Saint-Ouen) ou pas de piquet du tout (Antar Gennevilliers, Mobil Gennevilliers, Total Colombes). Il fut donc très facile au gouvernement de négocier une distribution réduite avec les syndicats puis de récupérer les dépôts après le 30 mai, pacifiquement la plupart du temps, ou violemment comme à BP Vitry, où les grévistes furent expulsés manu militari.

Témoignage

sur l’Alsthom Saint-Ouen

Présentation de l’usine

Suite aux restructurations (déjà) de la construction électrique, il y avait deux sociétés distinctes dans l’enceinte de l’usine :

– Delle Alsthom qui montait les disjoncteurs de puissance en moyenne tension, essentiellement pour la distribution des centrales électriques et les grosses entreprises. 500 salariés environ 300 ouvriers, majoritairement peu qualifiés et 200 techniciens – dessinateurs – cadres, etc. Un atelier plus des bureaux.

– Alsthom Savoisienne qui fabriquait, de A à Z, les gros transformateurs pour les centrales électriques. 1 300 salariés, environ 1 000 ouvriers, et 300 techniciens, chefs, etc.

Trois ateliers (plus des bureaux) :

* La grosse chaudronnerie qui fabriquait la carcasse du transformateur, atelier composé d’ouvriers qualifiés, les chaudronniers ;

* Les bobinages, comme son nom l’indique, qui fabriquait les bobinages des transformateurs, atelier composé d’ouvriers qualifiés très spécifiques ;

* La plate-forme de montage qui intégrait le bobinage dans la carcasse, équipait, essayait, et expédiait, atelier composé d’ouvriers qualifiés très spécifiques.

C’était une des usines qui comptait pour les luttes ouvrières en Seine-Saint-Denis avec quelques autres comme Rateau, Babcock, etc., vers lesquelles on regardait quand cela bougeait dans la classe ouvrière.

Avant la grève

Ça faisait déjà plusieurs semaines que la radio et la presse publiaient quelques informations sur le milieu étudiant et en particulier Nanterre. On ne savait pas trop pourquoi les étudiants étaient en bagarre, mais à l’usine, quelques copains parmi les jeunes ouvriers trouvaient sympa et avaient retenu qu’une des revendications était la levée de l’interdiction pour les garçons d’aller dans les locaux réservés aux filles (ou quelque chose comme ça). Puis ce fut la campagne de presse contre Cohn-Bendit lancée par Minute, l’hebdomadaire d’extrême droite qui parlait du « juif Cohn Bendit » (24) et l’Humanité qui parlait de « l’anarchiste allemand » (24). Ce rouquin-là d’emblée était devenu le copain d’une bonne partie des jeunes travailleurs. Il était marrant et on aimait ça ; il avait tendance à faire un bras d’honneur à la morale et à brocarder ses contradicteurs, et ça nous plaisait bien. C’est là qu’un matin à côté de la place de Clichy, début mai, je me suis trouvé par hasard sur les bords d’une manifestation de lycéens. Il y avait là des milliers de jeunes et très jeunes des lycées du coin qui criaient : « Nous sommes tous des juifs allemands. » Je n’en revenais pas (26).

Que ce soit dans ma famille et dans le milieu ouvrier plus généralement, sans être spécialement antisémites, les réflexions sur les juifs étaient malgré tout assez courantes. Quant aux Allemands, quelque part dans les têtes, ils étaient quand même un peu les ennemis héréditaires. La propagande du PCF en était encore aux « revanchards de Bonn » et le « mort aux Boches » de la fin de la guerre 39-45 n’était pas très loin ; 20-22 ans, la génération du « chacun son Boche » prôné par le PC à la Libération était encore là et bien présente ; et le PCF avait une influence majeure dans la classe ouvrière (j’y reviendrai plus loin).

Et voilà que des milliers et des milliers de lycéens, par solidarité avec le rouquin, affirmaient qu’ils étaient tous des juifs allemands ; et avec des drapeaux rouges ou noirs. L’antiraciste internationaliste de cœur que j’étais était médusé, c’était incroyable !

Alors que le PCF, depuis que j’étais en âge de comprendre un peu quelque chose, n’avait plus jamais rien sorti que la serpillière tricolore (c’est comme ça que les copains qualifiaient le machin à l’époque) le rouge revenait en masse et le noir des anarchistes était là aussi. De retour à l’usine, j’ai raconté aux gars de l’atelier ce que j’avais vu, tellement j’en étais estomaqué.

Mais globalement à l’usine, les histoires des étudiants étaient plutôt mal vues par les ouvriers. Le PCF matraquait sur les fils de la bourgeoisie à qui on paye des études, etc., sur ces gauchistes qui se foutaient de la classe ouvrière ; et ça marchait ; sauf envers une partie des jeunes ouvriers et toute notre petite bande qui avait été virée du syndicat quelques mois avant et qui avait appris très vite à détester les staliniens. Mais nous n’avions toujours aucun contact avec les étudiants et lycéens ; ça ne nous venait même pas à l’idée d’avoir le lien ; c’est comme ça, et de jour en jour les manifs des étudiants ont progressivement fait la Une de l’actualité ; et la propagande du PCF est devenue de plus en plus ordurière sur les manifestants ; « ces brûleurs de voitures » menés par « l’Allemand Cohn-Bendit » (27).

La plus grande partie des travailleurs étaient méfiants, voire hostiles aux étudiants ; mais dans les couches les plus jeunes, les uns et les autres pouvaient bien raconter ce qu’ils voulaient, ça commençait à se reconnaître plus dans les étudiants qui bagarraient que dans les autres qui déversaient leur bile sur eux. Et la semaine du 6 au 10 mai, très précisément, là ça bagarrait tous les soirs à Paris, la bande de copains que nous étions a basculé complètement du côté des étudiants, mais nous étions très minoritaires ; quelques dizaines, qui se connaissaient, ça voulait peut-être dire une centaine sur toute l’usine ; et toujours en face la force de frappe propagandiste du PCF qui déversait tract sur tract contre les « brûleurs de voitures ».

Je me souviens qu’un soir de cette semaine-là (les souvenirs sont là très précis parce que c’était la semaine qui s’est terminée le 10 mai par la nuit des barricades du Quartier latin), j’avais une réunion avec d’autres camarades de Voix Ouvrière des autres usines et je leur ai dit qu’à l’Alsthom, nous allions faire un tract à la porte qu’on distribuerait avec des gars des ateliers. Les camarades étaient très sceptiques. Ils ne ressentaient pas encore le basculement qui était en train de s’opérer ; bien sûr, tous les camarades étaient de cœur avec les étudiants qui bagarraient, mais tous se demandaient si ça n’était pas mon optimisme congénital qui me faisait surestimer les possibilités d’intervention... Fallait être prudent. Finalement le tract a été distribué à l’Alsthom, le jeudi 9 mai, à la porte par neuf travailleurs de l’usine. Je me souviens du titre « A bas les flics, bravo les étudiants » et de la signature « Des jeunes travailleurs de l’Alsthom Saint-Ouen ».

Le PCF et la CGT étaient verts de rage et la petite bande de copains était très fière de son coup. C’est à peu près vers ces jours-là que nous avons commencé à voir des jeunes maoïstes autour de l’usine et dans les cafés de la mairie de Saint-Ouen, c’étaient je crois ceux du style Servir le peuple [journal de l’UJC-ml, organisation qui explosera après Mai 68, un groupe fondant la Gauche prolétarienne, l’autre Vive la Révolution, NPNF, 2010]. Ils étaient plutôt sympas et pas bêtes du tout, et très vite des ouvriers de l’usine qu’ils avaient rencontrés les avaient aiguillés vers moi. On a discuté pas mal, et eux aussi n’en revenaient pas d’apprendre que dans la classe ouvrière, il y avait quelques militants qui bagarraient depuis des années contre la bureaucratie syndicale pour la révolution, seulement voilà ; ils étaient pour Staline et Mao et ça, le jeune vieux que j’étais déjà (à 25 ans, on est vieux pour les 20 ans et moins) ne pouvait pas l’encaisser. Néanmoins, on est resté bons amis avec ceux-là, les premiers qui étaient venus à l’usine. Ce ne fut pas le cas par la suite avec les différents groupes qui sont venus après la bataille (après la grève) à l’Alsthom. Mais c’est une autre histoire.

Après avoir distribué notre tract à la porte, on a tout de suite eu le contact avec d’autres jeunes ouvriers de l’autre bout de l’usine, à la grosse chaudronnerie. Jusque-là, on ne se connaissait pas. J’écris cela pour que les camarades en 2006 comprennent bien que lorsque la situation évolue, ça va très vite. Ce sont ces copains-là dont on va reparler plus loin qui ont déclenché la grève moins d’une semaine après.

C’est également ces jeudi et vendredi que quelques « vieux » ont donné des signes de sympathie, autant parce qu’ils étaient un peu admiratifs des étudiants qui bagarraient contre les CRS, que pour nous soutenir face aux staliniens. Parce que malgré leur emprise pesante sur la classe ouvrière, il y avait quand même des vieux, ceux de l’immédiat après-guerre, qui les détestaient souverainement et qui trouvaient courageux de notre part de ne pas céder à leur dictature. C’est ce jour-là, qu’un tourneur qui était-là depuis la fin de la guerre m’a raconté comment cela se passait quand cet en... de Croizat (28) était ministre du Travail.

« C’était les gars du PCF qui poussaient à battre les records de productivité. On travaillait six jours par semaine, 12 heures par jour, avec une coupure d’une heure et demie pour pouvoir dormir une heure. On dormait entre les machines. »

C’est là aussi qu’un autre ouvrier de la même génération m’a sorti pour la première fois « cet en... de Thorez (29) a dit de “retrousser les manches” et depuis y en a pas un qui a dit de les rabaisser ».

Celui-là est devenu un bon copain après ; mais à ce moment-là, il n’avait pas encore basculé avec les rouges.

La nuit des barricades

Le vendredi 10 mai toute la nuit, c’est la radio qui a été l’élément le plus important, pour qui avait son poste ce soir-là, c’était en direct du Quartier latin où on bagarrait entre CRS et étudiants. Tout a été dit sur cet épisode-là, ça n’est pas utile de raconter. Pour ma part, je n’ai su que le lendemain, par les copains et les journaux. Mais le samedi 11 mai, il était évident que quantité de travailleurs avaient écouté la radio toute une partie de la nuit. Je n’ai jamais su si des travailleurs de l’usine étaient allés rejoindre les barricades, les événements ont été tellement rapides ensuite que personne n’a pris le temps et la préoccupation de chercher à savoir, mais dans divers milieux qui se connaissaient en ville, c’est sûr, des jeunes des milieux ouvriers étaient allés bagarrer quand ils avaient su ce qui se passait. Et surtout, la grande masse des travailleurs avait les infos en direct de la bagarre, cette fois c’est sûr les étudiants y allaient vraiment ; et les CRS n’avaient pas forcement le dessus, ils y avaient laissé des plumes. Même les travailleurs les moins révolutionnaires dans ces années-là ne portaient pas les flics dans leur cœur et si quelqu’un bagarrait contre les flics, ça ne pouvait pas être vraiment mauvais.

Dès le samedi midi, on a su, encore par la radio, que la CGT appelait à la grève générale de 24 heures pour le lundi 13 mai. L’usine était fermée ce samedi-là ; les contacts entres les uns et les autres quasi nuls. On n’avait pas d’autre choix que d’attendre le lundi matin.

Beaucoup de témoins « historiques » sur les tractations entre la CGT, la CFDT et FO pour cette prise de décision d’appeler au 13 mai, ont rapporté les magouilles entre syndicats ; pour ce qui me concerne, je n’en sais absolument rien et comme tous les travailleurs, je n’en ai rien su. Je persiste à croire d’ailleurs que ça n’a absolument aucun intérêt. Tout comme par la suite, des historiens ont fait le lien avec des actions syndicales programmées dans les mêmes périodes contre les décrets sur la Sécurité sociale (30). De mémoire, et pour cette période-là des quelques jours où tout a basculé, ma mémoire est parfaite, ça n’a eu aucune importance. Peut-être dans les milieux syndicaux, mais pas pour les travailleurs et comme je n’avais aucun contact avec le bourbier syndical… aucun souvenir de cela.

Ce qui se passait était à un autre niveau qu’on ne peut appréhender qu’au travers de la compréhension du rôle politique joué par le PCF qui, rappelons-le encore, avait une influence de masse au travers de la CGT, sur la classe ouvrière. À l’Alsthom par exemple, depuis toujours, il n’y avait jamais eu une autre formation ni syndicale ni politique que le PCF et la CGT jusqu’à fin 1967, date de parution du premier tract du groupe Voix Ouvrière et des exclusions et démissions de la CGT d’une douzaine de jeunes travailleurs.

Cette emprise organisationnelle du PCF sur la classe ouvrière avait deux conséquences : d’abord une extrême sensibilité aux évolutions des consciences dans le prolétariat, et en conséquence le PCF était la seule force politique capable d’endiguer une éventuelle montée de la combativité ouvrière. Un argument puissant pour s’imposer à l’Etat et à la bourgeoisie comme interlocuteur incontournable malgré les attaches avec l’URSS.

Mais aussi, pour garder cette emprise sur la classe ouvrière, le PCF (31) se devait de ne jamais se laisser déborder. Dans la décision d’appeler à la grève générale ce lundi 13 mai, c’est cela l’élément déterminant de la politique du PCF. L’état-major politique a senti le vent et a choisi de prendre les devants pour encadrer une éventuelle réaction de la classe ouvrière.

Après avoir, pendant des semaines, déversé sa propagande contre les étudiants et les gauchistes, personne dans la bourgeoisie consciente ne pouvait l’accuser d’avoir été l’initiateur, il ne prenait aucun risque à prendre les devants, l’Etat sachant très bien jusqu’où il était prêt à ne pas aller trop loin.

Le 13 mai, on s’est retrouvé à une vingtaine à la porte de l’usine, l’appareil syndical d’une part et quelques copains de l’autre. Personne ne savait ce qui allait se passer, y aurait-il grève ? Massive ou pas ? On ne savait rien. Tout s’était décidé pendant le week-end sans les ouvriers de l’usine. Il y avait des travailleurs qui rentraient comme d’habitude. Combien ? Impossible de dire... Peut-être la moitié des gars (pas plus). Mais les autres n’étaient pas là, ils étaient restés chez eux et nous ne sommes restés que quelques dizaines de militants devant la porte ; pas bien longtemps d’ailleurs, parce que ça devenait vite électrique entre les staliniens et nous, et si les ouvriers n’étaient pas là, on ne faisait pas le poids.

Dans la matinée, à la réunion avec les camarades de Voix Ouvrière des autres usines pour faire le point, c’était là encore, à peu près pareil. La grève générale n’était pas un échec – autant qu’on pouvait en juger parce que nous n’étions qu’un tout petit groupe, mais ça n’était pas l’euphorie. Nous avons alors décidé de ce que nous allions faire à la manifestation l’après-midi, on ne savait absolument pas s’il y aurait la masse des travailleurs ou pas. On avait préparé une affiche « 10 ans ça suffit, Bon anniversaire mon général » (32) pas signée, rien, et des pancartes pour les scotcher dessus. Nous étions tellement peu sûrs de la participation des ouvriers à la manif de l’après-midi qu’on avait décidé de ne pas les scotcher à l’avance, on verrait sur place le rapport de force avec les staliniens pour décider si on avait des chances de pouvoir nous imposer ou pas.

Pour la compréhension, il est utile d’expliquer que depuis des années le petit groupe des camarades de Voix Ouvrière bagarrait physiquement avec les nervis du PCF pratiquement à toutes les manifestations. Ça allait de la bousculade organisée au franc cassage de gueule, mais le PCF ne digérait pas que quelqu’un puisse s’exprimer à sa gauche au nom du communisme et, comme de notre côté nous n’étions pas décidés à nous écraser, on en venait très vite aux coups, que ce soit à la porte des usines ou dans les manifestations. Donc quelques heures avant ce rassemblement du 13 mai, nous ne savions pas, et personne ne savait, si les ouvriers viendraient ou pas, et dans quelle proportion.

Cet après-midi là, à la République, une masse compacte de prolétaires des banlieues est montée à Paris, à l’évidence, une bonne partie des travailleurs qui avaient fait grève le matin, sans se déplacer à l’usine dans la majorité des cas, étaient au rassemblement l’après-midi. C’était immense.

Evidemment nos pancartes ont été déployées, noyées dans les centaines de milliers de manifestants. Il y a des signes qui ne trompent pas dans les manifestations. Quand il y a des banderoles tous les cinq mètres, c’est qu’il n’y a pas la masse des travailleurs, par contre, quand on voit très peu de calicots ou pas du tout... C’était le cas, c’est que la masse des travailleurs est là ; une véritable masse humaine, et l’allure générale était la preuve indiscutable que les prolétaires étaient là, ceux qu’on ne voit qu’exceptionnellement ou jamais dans la rue. Ça ne rigolait pas, ça ne chantait pas, c’était là parce que c’était sérieux et des tréfonds de la conscience ouvrière était remontée la nécessité d’y être. Combien ? Quelques centaines de milliers, c’est sûr. Les chiffres de 500 000, voire le million, ont été avancés... aucune importance. La masse du prolétariat de la région parisienne était venue avec une seule idée en tête vraiment discernable : entre de Gaulle et les CRS d’un côté et les étudiants gauchistes de l’autre, le choix était fait.

Manifestation de l’Alsthom

Ce jour-là, je suis allé à pied à la manif (il n’y avait quasiment pas de transports) par le boulevard Magenta. Il y avait des foules d’ouvriers partout. Aux alentours des gares de l’Est et du Nord, on aurait pu croire que la manifestation était déjà commencée. Un flot massif marchait vers la place de la République. Et je suppose que la situation était la même sur les autres axes menant à la place de la République.

On s’est retrouvés avec notre groupe de l’Alsthom à la manifestation. Devant, un camarade physiquement gâté par la nature, tenait un très grand drapeau rouge et on prenait toute la largeur des avenues. Le premier rang, c’était une quarantaine de camarades de l’usine et derrière, très vite, de nombreux manifestants s’étaient rangés. A la place Saint-Michel cela formait un gros paquet compact, les gens nous demandaient « Qui vous êtes ? » (on n’avait pas de banderoles, rien) et on répondait sommairement « les gauchistes de l’Alsthom Saint-Ouen ». C’était vrai pour le premier rang, mais pour les milliers qui étaient derrière….

Ce qui plaisait bien aux camarades, c’était de scander « une dizaine d’enragés » avec les mains tendues vers l’avant, doigts écartés. C’était en réaction à je ne sais quel politicien qui avait parlé d’une dizaine d’enragés à propos des étudiants de Nanterre. Ça a manifesté jusqu’à Denfert pour ceux qui étaient les plus courageux, car il y avait une masse humaine partout et des tas de gens ne sont jamais arrivés au bout tellement il y avait du monde.

Vers la grève

Le lendemain, donc le mardi 14 mai, il y avait une ambiance très particulière à l’usine. De ma vie, je n’ai rien vécu d’équivalent. Ça travaillait « gentiment » dirions-nous, mais tout le monde pensait qu’il allait se passer quelque chose. Ça n’était pas euphorique, personne ne disait « Faut y aller ! », mais toutes les discussions tournaient autour de la manifestation de la veille. Bon nombre de travailleurs de l’usine y étaient allés, individuellement (et pour cause, les grévistes n’étaient pas venus le matin à l’usine) et il régnait dans l’atelier une atmosphère de franche camaraderie. Je crois pouvoir dire, sans emphase, que la classe ouvrière faisait surface en tant que telle. C’est le soir, en discutant avec deux camarades étudiants du groupe Voix ouvrière qui s’occupaient de la boîte de l’extérieur, que j’ai pris conscience qu’il fallait y aller, on a donc décidé que je prendrais l’initiative pour organiser une réunion le lendemain soir avec les ouvriers conscients. Et donc le mercredi 15, dès la première heure, j’ai fait le tour des gars sur qui on pouvait compter pour organiser la réunion le soir à la sortie. Où ? On ne savait pas encore ; peut-être dans le parc du château, ou place de la mairie, on verrait.

Les uns et les autres, une dizaine, on a donc ramé en bouche à oreille pour demander aux gars de venir le soir. Ce n’était pas très enthousiaste, au mieux quelques gars disaient oui. Mais dans la matinée l’appareil syndical a eu vent de ce qu’on faisait et après la soupe, un tract CGT appelait à une réunion de tous les militants le soir à la Bourse du travail. Ça flottait parmi les quelques travailleurs qui nous avaient dit oui et, comme la veille, on avait prévu que le PC réagirait. On avait prévu de se faire apporter un porte-voix à la sortie de l’usine pour parer à toute éventualité. Là, on s’est donc adressé aux ouvriers qui sortaient pour appeler à aller à la Bourse du travail pour dégager des perspectives, puisque la CGT organisait une réunion, on s’y ralliait.

À la Bourse du travail de Saint-Ouen, le PC avait rameuté tout ce qu’il pouvait trouver d’inconditionnels dans l’usine. Et au pied levé comme ça, en trois heures, ils étaient une bonne quarantaine. Nous, on était huit ; deux copains n’avaient pas voulu aller « au truc du syndicat ». On a eu droit à un exposé de monsieur le secrétaire pour « relancer l’action revendicative » (c’est comme cela que l’appareil parlait à l’époque) et que le bureau préparait un premier débrayage de deux heures, et .. tralala.

Sitôt qu’il y a eu un blanc, j’ai coupé court. Je me rappelle à peu près les mots utilisés « Vous êtes vraiment des nuls et vous ne comprendrez jamais rien à rien, on n’en est pas aux débrayages de deux heures, il faut organiser la bagarre, occuper l’usine et monter le drapeau rouge .. et .. » Brouhaha. Et comme nous n’avions pas l’intention d’encore une fois nous étriper, on est sortis pour organiser notre coup. Là on était huit ; on a passé une heure à établir le plan de bataille : objectif la grève et l’occupation. Il fallait dès la première heure passer partout où on pouvait et appeler à une réunion à 10 heures.

On pouvait dans deux ateliers sur quatre : à la grande chaudronnerie et aux disjoncteurs, là où nous avions des gars, si on démarrait, les autres ateliers suivraient. J’insistais plus que de raison sur le peu que j’avais retenu de ce que m’avait dit Pierre Bois [un des principaux dirigeants de la grève Renault – cf. son article p. 350 de ce livre, et également un des dirigeants de Voix ouvrière/Lutte ouvrière jusqu’à sa mort en 2002 ; sur la grève Renault d’avril-mai 1947, Lutte ouvrière a édité une brochure en 1971, pour l’essentiel écrite par Pierre Bois, NPNF, 2010] depuis quelques années : il fallait absolument faire voter la grève, il fallait organiser le comité de grève sans le syndicat ; les gars vraiment représentatifs ; et avec eux prendre la direction des opérations. Si des gars du syndicat voulaient, d’accord mais en tant que grévistes pas en tant que représentants du syndicat ; sur la base un gréviste = une voix ; et faire élire le comité de grève ; bien expliquer que seule l’assemblée gréviste pouvait décider les orientations ; les membres du comité de grève étaient là pour organiser l’application des décisions, etc.

Les autres copains comprenaient (on comprend vite dans ces situations-là). On était tous sur la même longueur d’onde, j’avais 25 ans et j’étais le plus vieux de la bande. Jamais ni les uns ni les autres, n’avions participé au déclenchement d’une grève. Et puis à quatre, on est partis à la Sorbonne voir ces foutus gauchistes, puisque tout le monde nous appelait comme ça dans l’usine ; autant savoir qui c’était.

Nous sommes entrés à la Sorbonne par la place Paul-Painlevé. On ne savait même pas que l’entrée était de l’autre côté, inutile de préciser que pas un d’entre nous n’avait jamais franchi la porte d’une faculté ! Tout de suite, on a été impressionnés par le grandiose des bâtiments, il régnait un joyeux foutoir, la statue d’un type dans la cour était couverte de drapeaux rouges et noirs,... On était quand même les terriens qui débarquent sur une autre planète.

Les seuls qu’on a trouvés sur place étaient soit des gens du PSU, soit des maos toutes versions, soit des anars. Les maos, ça ne nous plaisait pas parce que leur Staline, on ne comprenait pas qu’il y ait des révolutionnaires qui se réclament du fossoyeur de la révolution. C’est avec des gens du PSU qu’on a un peu discuté. On a discuté de ce qui se passait à l’usine, de ce qu’on essayait de faire, mais on n’a pas accroché ; ceux qui auraient eu l’assentiment, c’était le groupe de Voix Ouvrière, parce que j’en avais parlé avec mes copains, mais le groupe VO n’avait pas de point organisé dans les facs (33) à cette époque, le groupe VO était uniquement dirigé vers la classe ouvrière et les usines ; ce qui fait d’ailleurs, soit dit en passant, qu’il a été complètement à côté de la plaque dans la compréhension du mouvement de la contestation étudiante de 1968.

Avec la modestie, que n’ont pas eue bien des groupes politiques de l’époque, de reconnaître le fait ; même si des camarades dont je suis ont analysé par la suite le fait comme une erreur importante (après coup…). La contestation étudiante, surtout ceux qui étaient en pointe à Nanterre et ailleurs, était très politique et pas du tout corporatiste ; remettant en cause la hiérarchie des décideurs dominant les ouvriers, etc., toutes choses fondamentales dans la contestation de la société capitaliste. On ne refait jamais l’histoire... c’est comme cela ; le groupe VO dont je faisais partie n’avait rien compris.

Et puis on commençait à être fatigués ; et il fallait qu’on soit en forme le lendemain matin. Pour une fois, il fallait que tout le monde soit à l’heure. On a fini par aller se coucher. Je crois que j’ai dormi éveillé cette nuit-là. Je repassais dans ma tête tous les gars que je connaissais : ceux qui étaient d’emblée « pour » ; faire vite pour voir les autres ; ceux proches de l’appareil syndical... Pas la peine de discuter ; untel, untel, quels arguments ; sur qui on pouvait s’appuyer, de qui il fallait se méfier ; etc. C’était sûr on allait déclencher le coup. Le matin, j’ai mis le grand drapeau rouge dans la sacoche et en avant.

Le 16 mai

Après avoir fait le tour des quinze à vingt gars de l’atelier des disjoncteurs qui étaient les plus sûrs, la chefferie a reniflé qu’il se passait quelque chose ; il a fallu jouer à cache-cache, un peu ; parce que de toute façon, vu les circonstances, on ne pouvait pas s’arrêter aux détails. « Réunion au vestiaire à 10 heures pour la suite tu en es ? Faut voir » « Oui d’accord .. ! »

Les jeunes était majoritairement pour et il y avait des secteurs de l’atelier – au montage et au câblage par exemple – où il y avait une majorité de moins de 21 ans. L’Alsthom Saint-Ouen était une boîte qui payait tellement mal qu’il n’y avait que des jeunes qui venaient s’y embaucher ; avec un turn-over extraordinaire. Dès qu’ils trouvaient autre chose ; les gars partaient ; bien des travailleurs ne venaient même pas chercher leur compte.

Parmi les vieux, c’était beaucoup plus tangent ; certains n’y croyaient pas ; tous ceux qui étaient proches de l’appareil syndical ne voulaient pas ou ne répondaient pas. mais certains autres aussi voulaient bien si c’était vraiment sérieux ; parce que « ce n’est pas facile, tu sais » quelques -uns des plus antistals était gagnés sur l’idée du comité de grève. Ça discutait, tout le monde discutait, je me souviens particulièrement d’une femme d’un certain âge (il n’y avait que six femmes dans l’atelier) qui conduisait les ponts roulants. Je suis allé la voir. Un signe pour qu’elle me descende la ficelle. Je griffonne sur un papier « On fait une réunion de tout le monde à 10 heures ». Elle me redescend le papier : « Il va y avoir la grève ? ». Je lui fais oui de la tête. « Tu viendras ? » Oui de la tête. Je n’ai jamais eu l’occasion de discuter avec elle du pourquoi de la chose. Jusque-là, cette femme ne participait jamais à rien quand il y avait un débrayage ou une réunion. Ces jours-là, elle était pour la grève.

À dix heures, l’atelier s’est arrêté complètement ; une partie des ouvriers s’est volatilisée ; ceux qui n’étaient ni pour ni contre ; un tiers environ, les autres se sont retrouvés aux vestiaires. Tous les « contre » étaient là ; l’appareil CGT était au grand complet. On a discuté, pas beaucoup d’ailleurs ; c’est moi qui ai pris l’initiative : « les étudiants qui bagarraient ; profiter de la situation pour nous les ouvriers, etc. » Côté CGT, intervention aussi ; pas méchante, mais extincteurs. « Pas tout d’un seul coup », « économiser nos forces », etc. On connaît. J’ai donc fait voter « ceux qui sont pour l’occupation » par là (à gauche) avec un large mouvement du bras. « Ceux qui sont contre » par-là avec le même geste vers la droite. Hésitations, discussions au corps à corps « mais si, il faut y aller », « viens avec nous », « merde faut savoir ce qu’on veut » et en quelques minutes les deux blocs étaient constitués. Pas une seule abstention ; on compte 76 pour l’occupation de l’usine. 78 contre (dont tout l’appareil syndical sans aucune exception). Un jeune copain me glisse à l’oreille « On y va quand même, hein ! », « Evidemment, te casse pas ! »

J’ai donc annoncé qu’il y avait une réunion comme la nôtre dans les autres ateliers et donc on se retrouvait après la soupe (il était 11 h-11 h 30) avec le reste de l’usine. Il est notable, et je ne m’en suis même pas aperçu sur le coup, qu’on n’avait même pas discuté pour savoir si on était en grève ou pas. On avait discuté et voté directement sur l’occupation ; il faut voir que c’était évident qu’on était en grève ; toutes les caisses à outils étaient fermées, les machines arrêtées. On était en grève. Personne, ni nous ni d’autres n’a parlé des revendications, ça n’était absolument pas dans les préoccupations.

J’ai laissé les copains des disjoncteurs et j’ai foncé à la chaudronnerie ; l’autre atelier où on devait démarrer. L’atelier était entièrement vide, pas le moindre coup de masse, pas même un ronronnement de poste de soudure. En fait, malgré les beaux plans qu’on avait échafaudés la veille, nos gars avaient démarré dès le casse-croûte du matin. Pas de réunion pas de vote, rien, ils avaient remonté box par box et avaient mis l’atelier en grève avec bien souvent des arguments que la morale prolétarienne réprouve du style « Si on en a, c’est le moment de le prouver » enfin ! Ça s’était avéré efficace. Les gars du syndicat avaient suivi.

C’était un atelier où les militants PC était bien là, mais beaucoup moins cohérents avec la politique de trahison officielle, bien qu’ils soient remontés à fond contre les gauchistes. Un petit chef errait là et m’a dit que les grévistes étaient partis vers les plates-formes de montage des bobinages. C’était le secteur le plus corporatiste de l’usine. On n’y avait pas de contact et les gars étaient très imbus de leur savoir-faire. Comment allaient-ils réagir ?

Là aussi, l’atelier était arrêté mais il y avait quelques gars dans l’atelier. En fait, la matinée était passée tellement vite que tout le monde était déjà dans la cantine ou sur le chemin. À la cantine, il y avait un brouhaha épouvantable. On avait l’impression que tout le monde avait quelque chose à dire en même temps que les autres. Tout l’appareil syndical au sens le plus large était là. Notre bande aussi. Hilares les copains ! On passait partout pour dire qu’il y avait réunion de tous les ateliers devant le magasin central après la soupe.

Au rassemblement central en question, l’état-major syndical PC avait pris le virage. Il entérinait sans discuter la grève. Proclamait l’occupation de l’usine et demandait qu’on forme le comité de grève avec moitié de délégués du syndicat et moitié des ouvriers des ateliers. J’ai commencé à expliquer que ça ne marchait pas comme ça, mais je n’ai pas été suivi. C’était l’euphorie et même une partie des jeunes qui s’étaient rapprochés de nous dans la matinée ne comprenaient pas pourquoi je voulais pinailler sur la composition du comité de grève. On était en grève, on occupait l’usine, donc ça allait.

Dans les faits, autant qu’on a pu en juger après la fin de la grève, les comités de grève partout ont été cela. Un moyen pour les syndicats d’englober tout le monde en assurant leur suprématie ; et partout ils n’ont été, dans les faits, que des moyens de faire passer la politique syndicale. Nulle part, ils ont été un moyen d’organisation autonome des travailleurs pour exercer le pouvoir sur leur propre grève. Ça s’appelait « comité de grève » mais comme le Canada dry ça n’en avait ni le goût ni la fonction. Ce qui s’est appelé « comité de grève » a donc été désigné et cela sans autre discussion.

Ainsi en deux heures, trois au maximum, ce jeudi 16 mai 1968, le PCF et l’appareil central du PCF avaient décidé de prendre la tête des opérations, de ne pas s’opposer aux grèves et même d’ouvrir les vannes. Ce qu’on a vu et vécu à l’Alsthom s’est reproduit le même jour et aux mêmes heures dans les premières usines qui ont démarré, principalement en banlieue parisienne.

Le PCF en 1968

Il faut savoir, et aujourd’hui en 2006 seuls les plus âgés des camarades peuvent en témoigner, que le PCF de l’époque était une énorme machine militante, l’immense majorité des comités d’entreprise était leur chasse gardée quasi hégémonique ; toutes les banlieues industrielles des grandes villes à peu d’exceptions près étaient aux mains du PC ; la ceinture de Paris, qui rappelons-le était truffée de grandes entreprises industrielles, était leur domaine et l’appareil syndicalo-politique, bien qu’ayant perdu une partie de sa superbe des années 1945-1950, était aussi influent partout dans les grandes entreprises ; celles qui comptaient pour l’avant-garde ouvrière.

Et la proximité permanente de l’appareil PCF lui permettait centralement, directement au niveau du Bureau politique de savoir exactement ce qui se passait dans la classe ouvrière et de prendre les initiatives en conséquence. Ce 16 mai 1968, le PCF au plus haut niveau a décidé de ne pas se laisser déborder par la vague ouvrière ; il venait en quelques semaines de perdre toute influence dans le milieu étudiant et “ les intellectuels ” ; il n’était pas question de subir la même mésaventure dans la classe ouvrière. À contre-cœur et la mort dans l’âme, le PCF a décidé de prendre la tête des événements partout.

Ainsi, l’Alsthom était à moins de 100 mètres de la mairie de Saint-Ouen avec pour député maire depuis des années Etienne Fajon, par ailleurs directeur de L’Humanité. Celui que les milieux politiques appelaient probablement à juste titre « l’œil de Moscou en France » ! Le lien direct, au plus haut niveau de l’appareil PCF était instantané. Et par ailleurs, il est connu que le PCF, au niveau du Bureau politique avait le lien direct avec des militants dans une dizaine de grosses concentrations prolétariennes du pays. Des militants triés sur le volet, qui étaient parfois inconnus des autres militants de l’usine, qui quelquefois même n’étaient pas dans l’organigramme des fonctions syndicales (pour être certains qu’ils ne soient pas influencés) et qui avaient pour mission de renseigner directement le Bureau politique sur les réactions dans la classe ouvrière. L’Alsthom n’était pas dans cette dizaine d’usines, mais Billancourt en faisait partie. Pour revenir à la grève, le jeudi 16 mai, nous ne savions pas que les ouvriers de Sud-Aviation à Nantes étaient en grève, avec occupation, depuis le 14 mai, et que Cléon avait démarré aussi depuis le 15 mai ; on avait seulement entendu parler que les NMPP étaient en grève à Paris. Nous étions convaincus d’être les premiers.

Est ce qu’on se plaçait dans la perspective de la grève générale ?

Bien sûr que nous, nous étions quelques-uns à être pour, mais nous n’avions pas réfléchi, et ça ne nous avait même pas effleuré, de comment ça pouvait venir et comment ça pouvait se développer. Dans les quatre jours qui ont suivi, ça a été le grand mai 68 qu’il faut un peu démystifier pour comprendre les choses. Je crois me souvenir que dès le vendredi 17, l’appareil PCF a commencé à prendre le virage mais c’est surtout le lundi suivant que, la pyramide d’influence ayant agi à fond, on a retrouvé la CGT-PC partout à l’initiative, de la plus grosse entreprise à la plus petite ; de gré ou de force, c’était la grève. Et dans bon nombre d’entreprises, même des grandes, les travailleurs se sont retrouvés en grève proclamée par l’appareil syndical. Je ne crois pas qu’on puisse citer d’exemples où les travailleurs se soient battus contre ; parce que massivement et partout, les ouvriers étaient plutôt pour la grève ; mais dans l’immense majorité des entreprises le processus de mûrissement des consciences pour passer à une véritable attaque réfléchie du système patronal ne s’était pas fait et n’en était qu’à ses tous débuts. C’est fondamental pour comprendre l’absence totale de formes d’organisations indépendantes de la classe ouvrière en 68.

À partir du moment où le PCF avait décidé d’ouvrir les vannes, d’un bout à l’autre du pays et quasi sans débordement, la CGT est restée maître du mouvement de A à Z.

À l’Alsthom, je n’ai que peu de souvenirs précis des réunions du comité de grève. Seulement quelques épisodes agités ; d’ailleurs les gars les plus proches et moi-même avons rapidement pris du champ pour nous organiser indépendamment. La première décision du PC a été de faire sortir les femmes de l’usine le soir. Aucune femme, la nuit (des fois que ces sauvages d’ouvriers se conduiraient comme des porcs !). Ça situe le niveau auquel le PCF plaçait la barre en 1968 sur la question de l’émancipation des femmes. Et tout de suite, fermer les portes, tour de garde (des fois qu’on nous vole l’usine), cartes de gréviste, tampon (du CE parce qu’on n’avait rien d’autre !) et tout l’encadrement d’un appareil bureaucratique pesant ; et cantine gratuite pour tous (c’est le CE qui gérait). Le soir, ne sont restés qu’environ 100 à 150 travailleurs dont notre petite bande et tout l’appareil syndical, et le chiffre n’a guère bougé pendant toute la grève ; l’appareil contrôlait tout (34).

Mais pendant la journée, il a fallu prendre le contrôle de l’usine, un gars est venu nous prévenir vers 15 heures que les deux directeurs et le chef gardien étaient encore dans l’usine et on est donc partis à quatre en patrouille pour les virer. Immédiatement flanqués d’un responsable syndical. On les a trouvés vers la rue des Cateliers. L’entretien a été bref. Le stal a commencé à leur servir du « Monsieur je vous informe », il n’a pas eu le temps de finir sa phrase, un copain a lancé « C’est vous les directeurs ? » (Nous, on ne les avait jamais vus) « Alors vous avez cinq minutes pour dégager. Et le chef gardien (lui on le connaissait) on ne veut pas le voir non plus », ce qui fut fait non sans que l’un des directeurs s’adressant au stal lui demande d’assurer la garde de la sous-station électrique. A 25 ans virer les directeurs de l’usine, ça fait partie des petits plaisirs qu’il ne faut pas louper quand on peut se les offrir. Ça n’est pas grand-chose mais c’est toujours ça.

Une des réunions agitées de ce « comité de grève », ça a été quand le PCF a décidé d’enlever les drapeaux rouges des portes et de mettre les serpillières tricolores à la place. Là aussi, de mémoire, ça a été dans toutes les boîtes le même jour, bien que nombre de coins aient gardé le rouge jusqu’au bout. Le matin, les drapeaux de la porte qui donne place de la mairie avaient été remplacés. Quelle engueulade ! Le comité de grève convoqué en urgence tous les arguments classiques : « on est français, c’est un drapeau révolutionnaire, bande de Versaillais, faut pas choquer ceux qui ne sont pas révolutionnaires. Tu confonds avec la caserne de CRS », etc. Et à un moment un stalinien, par ailleurs conseiller municipal de Fajon nous sort : « les symboles ça s’interprète, le rouge c’est aussi ce qu’on met au cul des camions quand il y a un danger » mais il n’y avait déjà plus que les staliniens et nous dans ce « comité de grève » car très vite, tout comme ils avaient déserté l’usine, les travailleurs avaient aussi déserté les réunions « syndicats/comité de grève ». On a joué un peu à se piquer les drapeaux ; et je te mets les rouges et je te remets les autres... et on met les deux ; comme si ça ne voulait pas dire « vive la République ! ». Par contre à la porte des 27 mètres, rue des Bateliers, là il n’y a jamais eu de serpillière. Une équipe de gars s’était approprié la porte et en avait fait leur quartier général ; des gars de la chaudronnerie, des bobinages, et pas mal de la petite bande. Là, on était entre ouvriers et on n’acceptait pas leurs décisions. Barbecue, grillades,… c’était un peu plus sympa qu’à l’autre porte où la cahute des gardiens était habitée par le PC.

Les manifestations

Le soir, très souvent, c’est à Paris que cela se passait ; et on partait de l’usine en voitures (on avait réquisitionné le stock d’essence de l’usine) pour aller aux manifs. Quand les stals nous voyaient passer, ils étaient verts.

Combien on était ? Ca dépendait quand on dormait, quelques fois une seule voiture, mais on est partis jusqu’à vingt de l’usine. Ça c’était plus passionnant que de garder les murs de l’usine. Evidemment quand on rentrait au matin, il ne fallait pas trop nous énerver. Les engueulades démarraient vite.

Dans le même temps, disons les trois premières semaines, à l’extérieur de l’usine, le lien s’était fait plus étroit avec une bande de gentlemen qui ne travaillait pas à l’usine. Qu’on avait gagné à la cause gauchiste : un secrétaire des JC de Saint-Ouen et des camarades de la ville tous originaires de Saint-Ouen plus ou moins JC ou ex-JC que mai 68 avait fait basculer de notre côté.

Autant à l’usine, entre le PC et nous, c’était la paix armée parce que s’ils avaient voulu cogner ça n’aurait pas été simple pour eux, autant à l’extérieur de l’usine, en ville c’était la bagarre. On avait mis en place un point de rencontre place de la mairie devant la banque de France (devenue depuis le centre municipal) et « Voix Ouvrière » avait lancé une publication d’agitation sur la ville qu’on distribuait sur les marchés et dans les HLM. Mais là aussi, la population au sens large n’était pas prête à participer, on avait lancé l’idée « Pour le pouvoir ouvrier, il faut transformer la mairie en Sorbonne ». Immédiatement l’état-major municipal a répandu partout le bruit qu’on voulait attaquer la mairie ; et avec des voitures sono ils se sont mis à patrouiller en ville pour déverser leurs saloperies. Il faut se souvenir de l’ambiance, c’était tract sur tract contre les brûleurs de voitures et les voyous gauchistes et côté ordurerie, Staline était encore bien vivant.

Mais ça ne prenait pas trop non plus auprès des habitants de la ville. Ils n’ont réuni personne à la mairie et leur mobilisation a fait plouf. En revanche, la bande des gauchistes de Saint-Ouen était déchaînée ; ils distribuaient sur le perron de la mairie pour voir s’ils allaient sortir ces... Tout le mois de mai 68, ça a été cela l’ambiance à Saint-Ouen : bagarres place de la mairie, calomnies déversées en veux-tu, en voilà. Le PCF assurait le deuxième volet de sa politique vis-à-vis de l’Etat : il fallait lui pardonner d’avoir pris la tête de la grève générale dont il tenait bien les rênes parce qu’en même temps il était la force de frappe contre les gauchistes. La bourgeoisie française ne s’y est d’ailleurs pas trompée ; fin 68 elle a octroyé des droits nouveaux aux syndicats.

Le 24 mai : retour du général de Gaulle

Quand de Gaulle a prononcé son discours de retour, le 24 mai, les copains de l’Alsthom étaient dans la manif devant la gare de Lyon. Tout le monde a écouté religieusement son discours, et quand il en eut terminé, une immense clameur s’est élevée : « Son discours on s’en fout », « Le pouvoir, c’est nous ; la chienlit, c’est lui » et on est allés se frotter aux CRS, je dirais comme chaque fois.

Nous étions une vingtaine de l’Alsthom, sommairement équipés, casques et gourdins. Ce soir-là, j’étais coupé complètement du groupe Voix Ouvrière ; c’était noir de monde dans tous les quartiers autour de la Bastille, impossible de se retrouver. J’ai donc pris contact avec un groupe qui avait l’air organisé qui se trouvait là en proposant nos services. Le brave gars qui avait l’air d’avoir le commandement était complètement désemparé. J’attends encore sa réponse. Ce jour-là, ça s’est pas mal frotté avec les CRS : charge-repli-recharge... ça devenait l’habitude.

Les manifs de mai 68, ça a été cela. Ceux qui étaient organisés c’étaient les CRS, mais côté manifestants, il n’y avait aucune centralisation ; alors on bagarrait comme on pouvait, en évitant d’avoir trop de dégâts ; dans la plus totale improvisation. Il y a eu beaucoup de manifs à Paris en mai juin. D’ailleurs bien souvent, ça n’était pas des manifestations mais des descentes dans la rue à peu près spontanées ; très souvent les soirs.

Avec les gars de la chaudronnerie, un soir on s’est trouvés dans la rue devant l’école de médecine. Les CRS tenaient la place devant l’église Saint-Germain-des-Prés mais étaient entièrement cernés. Ils avaient disposé les cars en cercle touche-touche et le front ne bougeait plus. La campagne électorale était ouverte. Il y avait les panneaux électoraux dans les rues. C’étaient de bons boucliers : deux gaillards les portaient et les autres marchaient derrière. Ce soir là, pour la première fois à Paris, je crois, les CRS ont tiré abondamment à la grenade offensive ; évidemment, les gaz ne servaient à rien quand ils étaient à contre-vent. Et comme ils étaient en cercle, il y avait forcément des manifestant à contre-vent.

Quand les premières grenades offensives ont pété, on s’est demandé ce qui se passait et très vite, souvenir de l’armée, les plus vieux ont dû expliquer que là, il ne fallait surtout pas essayer des les ramasser pour les relancer. On a donc passé quelques heures à avancer et à reculer. Je crois que ça ne s’est terminé qu’au petit matin.

Grenelle, Billancourt et Citroën

Ce matin là, le 27 mai, on avait dû avoir une nuit agitée, avec deux autres copains de l’usine. On se réveille vers 11 heures, on entreprend d’aller vers la cantine pour grappiller quelque chose à manger.

Evidemment, on tombe sur la bande du PC-CGT et tous faisaient une tête pas possible, on les regarde étonnés et un gars de la CGT, un peu correct, (il y en avait 2 ou 3) nous explique avec des trémolos dans la voix que Séguy s’est fait huer à Billancourt. Ça n’a pas raté « C’est bien fait pour votre gueule » et on est allés casser la croûte. C’était donc le lendemain de Grenelle, Séguy était allé à Billancourt et Krasucki à Citroën pour présenter le résultat de leurs tractations avec le CNPF (Confédération nationale du patronat français). Les deux s’étaient fait huer et siffler autant à Citroën que chez Renault. On a su ensuite que la CGT avait déjà fait voter la grève avant que Séguy n’arrive à Billancourt. Donc, ils avaient prévu le coup et une solution de repli. mais à Citroën, il n’avait rien fait voter avant et c’est bel et bien la CGT et Krasucki qui étaient sifflés. Krasucki s’est immédiatement repris en affirmant au micro « Ça c’est ce qu’il propose, mais la CGT n’a rien signé » peut être pas ; toujours est-il que dans les boîtes, c’est bien Séguy-Krasucki qui sont apparus comme s’étant fait huer à Billancourt et à Citroën.

Charléty

Qui a convoqué le grand rassemblement de Charléty ? Nous n’en savions rien, et ça n’avait aucune importance. C’étaient « les gauchistes », nous étions 20-25 de l’usine à Charléty ; pour une fois qu’il y avait un rassemblement vraiment indépendant et la bonne humeur tout au moins à l’aller ; parce que dans le meeting, ils ont donné la parole à différents politicards dont Barjonet l’apparatchik CGT en rupture de ban depuis peu, et Maurice Labi. J’étais fou de rage ; ceux qui prétendaient incarner la révolution déroulaient le tapis sous les pieds des ces salauds-là. J’ai gueulé comme un veau qu’on égorge ; ça ne servait à rien mais tant pis. Parce que moi, je les connaissais les uns et les autres. Surtout Labi, avec lequel des copains de Rhône-Poulenc et moi avions eu maille à partir quelques années avant (il était secrétaire de la fédération FO de la chimie). Ce foutu réformiste partisan du syndicalisme totalement intégré à l’allemande osait parler de révolution.

Seulement mes copains de l’usine, eux, ne comprenait pas pourquoi j’étais en rogne, eux ne savaient pas qui c’était. Je n’ai pu leur expliquer qu’après. On est repartis de Charléty pas plus avancés que quand on y était arrivés, aucune perspective, aucune lucidité, rien. À l’image de tout mai 68. Un immense mouvement de masse surtout dans le milieu étudiant ; la plus grande (en surface) grève qu’ait connu ce pays, mais pas d’émergence de consciences de classe organisée, des opportunistes, des archi-staliniens faisaient figure de révolutionnaires. Version autogestionnaires, maoïstes au syndicalo-trotskystes !

De Gaulle a disparu.... et revient

Le pèlerinage du général de Gaulle (35) dans l’Est n’a pratiquement pas été discuté à l’usine. On s’en foutait complètement ; et bien après, des interprétations fantaisistes ont été formulées comme quoi il serait allé auprès de son vieux copain Massu, pour se réconforter et s’assurer que l’armée était avec lui au cas où il y aurait menace révolutionnaire...

C’étaient surtout les appareils syndicaux qui développaient cela pour justifier la reculade qui s’annonçait. Il ne fallait pas aller trop loin sinon l’armée interviendrait, etc. C’est bien mépriser de Gaulle que de faire croire qu’il ne savait pas que le PCF avait la direction des opérations partout dans les usines et les quartiers, et qu’il y avait donc bien peu de risques de révolution ouvrière au point de devoir s’assurer de la fidélité de l’état-major. De Gaulle savait très bien jusqu’où le PCF était prêt à ne pas aller. Ça faisait des semaines qu’il tirait à boulets rouges sur les gauchistes, et de Gaulle savait très bien qu’il pouvait compter sur le PCF ; il n’y avait pas besoin de l’armée ou de qui que ce soit d’autre. Il les avait eus comme ministres vingt ans plus tôt, et il « n’avait jamais eu à s’en plaindre » (la formule était de lui)

Et quand il est réapparu, qu’il a annoncé les élections générales, le PCF s’est engouffré dans l’entonnoir, immédiatement.

Les beaux quartiers manifestent

De Gaulle (36) avait appelé à manifester sur les Champs-Elysées. Ça, on en a discuté à l’usine. Côté PCF-CGT, silence radio. Aucune consigne. Rien. Ce fut encore une fois preuve donnée à de Gaulle que le PCF ne voulait absolument pas la bagarre, quoi qu’il arrive. On s’est retrouvé, et à ma connaissance ça a été le cas partout, couillonnés comme deux ronds de flan.

Les copains, bien sûr étaient prêts à aller contre-manifester ; pas mal de gars du PC aussi d’ailleurs, mais personne n’a pris l’initiative dans ceux qui pouvaient peut-être la prendre ; surtout les chefs gauchistes étudiants, et évidemment pas le PCF non plus. On en a été réduits à écouter ce qui se passait à la radio. On était coincés. Ce jour-là, s’il y avait eu contre-manif ; ça aurait été la bagarre ; je crois pouvoir affirmer que la banlieue y serait allée ; et pas pour courir devant les charges des CRS, enfin !

Armement ?

Bien après la grève, il y a eu des « témoignages » de staliniens ou assimilés gauchistes disant que des armes circulaient. Ça ce sont des mythomanes ou des fantaisistes, ou les deux. À l’Alsthom, la question a été posée par les ouvriers de la porte des 27 mètres (rue des Bateliers) de préparer du matériel pour se défendre en cas d’attaque. Immédiatement, ça a été l’engueulade avec la CGT. Pas question ; et quand les gars ont demandé « Qu’est-ce qu’on fait alors s’il envoyait les CRS ? », la réponse a été claire et sans équivoque : « On ne résiste pas par la bagarre. » Les gars se sont alors demandé pourquoi ils veillaient aux portes. Si c’était pour se replier sans broncher s’il y avait une attaque, ça n’était vraiment pas la peine.

Durant tout 68, je n’ai pas entendu parler une seule fois d’armes. Et pourtant on était dans une usine en pointe dans une banlieue qui avait une certaine réputation. D’ailleurs, des armes contre qui ? L’ennemi n’était pas dans les beaux quartiers, mais dans les usines mêmes en priorité ; le PCF CGT assumait son rôle de police politique de la bourgeoisie dans la classe ouvrière, (J’étais de ceux qui les considéraient comme cela à l’époque), ils avaient la direction de la grève et tenaient les rennes.

Les non-grévistes

Personne ne travaillait à l’usine bien sûr, mais tous les salariés n’étaient pas grévistes. Parmi les ouvriers, à aucun moment, il n’y a eu de pression pour la reprise. Par contre, du côté des cadres et de la chefferie, il y a eu des tentatives. Vers le 10 juin, ces messieurs ont commencé à se réunir devant la Bourse du travail ; sachant cela j’y suis allé un matin avec un gars de la chaudronnerie. Là, il y avait une centaine de guignols et deux ou trois gars du 2e collège de la CGT qui essayaient démocratiquement de les convaincre de ne rien faire contre la grève. Ils se débrouillaient comme des manches à essayer d’être démocrates compréhensifs alors que les autres scandaient « Un vote, un vote ! » J’ai alors pris la parole ; ce petit monde ne me connaissait pas et je ne les connaissais pas non plus. Ils m’ont écouté. Je me souviens bien de ce que j’ai raconté :

– Vous voulez un vote ?

– Oui, Oui, dans l’assistance.

– Mais nous, les ouvriers, on a déjà voté. On n’est pas des girouettes et on ne va pas remettre ça. Ce que vous voulez, c’est que la grève s’arrête. Alors moi qui suis un ouvrier de l’atelier, je vous le dis en clair. À longueur d’année vous avez tout le loisir de travailler et nous nous travaillons à l’atelier. Alors maintenant qu’on a décidé la grève, personne ne travaille. Et s’il y en a qui veulent jouer les héros à vouloir briser la grève, c’est simple on les dégagera à coups de pompes.

Et j’ai arrêté là. Ils étaient tellement soufflés qu’ils n’ont même pas eu le réflexe de gueuler. Les stals ne savaient plus où se mettre. Le copain qui était avec moi m’a fait signe pour qu’on dégage (c’est vrai que c’était un peu risqué). Et on en est restés là. On n’a plus entendu parler des non-grévistes.

Vers la reprise

Ce ne sont pas les anti-grévistes qui ont poussé à la reprise ; ça a été la CGT. On devait être le 15 juin (ou environ). Il n’y avait plus ni comité de grève ni quoi que ce soit, seulement la CGT et nous. Un tract CGT a annoncé que le comité exécutif CGT organisait un vote pour ou contre la continuation. Vote à bulletins secrets en faisant voter tout le monde évidemment, grévistes et non-grévistes. On s’est engueulé sérieux, mais le vote à bulletins secrets a eu lieu, massivement encadré par les « militants du syndicat ». La masse des travailleurs étaient venus (à peu près la moitié de l’usine). Certains militants du syndicat n’étaient pas fiers du tout...

Mais à la surprise générale, la majorité était pour continuer la grève. Même dans les conditions où c’était fait, il y avait une majorité de grévistes. On a donc continué. Mais il était évident qu’un peu partout, les usines reprenaient le travail. Le périmètre de la grève générale commençait sérieusement à rétrécir. La technique du PCF et des syndicats après les accords de Grenelle qui avait été de saucissonner la grève en autant de grèves particulières qu’il y avait d’entreprises en ouvrant des négociations usine par usine, portait ses fruits et, à mesure que chaque patron lâchait quelques bricoles, la CGT appelait à reprendre.

Au total, Alsthom Saint-Ouen avait été en grève cinq semaines. C’est alors le lundi 24 juin que, le moral général n’y étant plus, la CGT a appelé à cesser la grève. Cela s’est passé devant les bureaux à l’intérieur de l’usine. Là, il y avait du monde. Il n’y a pas eu de vote, rien. Seulement un discours fleuve du chef du syndicat. Quand il a eu fini sa lessive, avec le groupe de copains, je suis monté sur le perron, les staliniens ont coupé la sono ; ça gueulait contre eux en bas. J’ai donc parlé sans micro dans un silence total.

Contrairement à ce que disait la CGT, nous n’avions pas gagné la grève. Ceux qui avaient accepté le jeu électoral contre la grève générale étaient responsables de l’échec. Il faudrait recommencer dans les combats à venir en tirant les leçons de ce qui venait de se passer. Et sans entrain, tout le monde est reparti vers les ateliers.

Le comité d’action RATP

Le 22 mai, trois travailleurs de la RATP se présentent à Censier. Ils recherchent des étudiants pour former un comité d’action (CA). L’un d’entre eux a fait les barricades avec les étudiants (c’est un jeune) mais tous trois sont poussés par le désir de « faire quelque chose », ce qui leur paraît impossible à l’intérieur des organisations syndicales de la « Retape ».

Dès le lendemain, le comité est constitué. Les problèmes sont nombreux, du fait que les 36 000 travailleurs sont extrêmement divisés géographiquement : 22 dépôts d’autobus, 17 ateliers, 14 têtes de lignes de métro, sans compter les sous-stations. On décide de commencer par rédiger un tract (qui sera distribué le 24 mai par les étudiants) appelant les camarades désireux de travailler dans un comité d’action à se rassembler. Ce tract est modéré : on n’y aborde pas le problème des syndicats.

Des travailleurs de divers dépôts et lignes viendront nous rejoindre au cours de la semaine suivante (Balard, Ligne de Sceaux, Nation 2 et 6, Lebrun). Les principales discussions, qu’un souci « tactique » très discutable nous retiendra d’exposer dans nos tracts, portent sur les problèmes suivants :

– Comment forcer le barrage que les syndicats opposent à la communication (entre travailleurs et étudiants, etc.) selon le vieil adage « diviser pour régner » ?

– Comment mettre en lumière la vraie nature de la grève que les syndicats, spécialistes du marchandage de la force de travail du prolétariat, veulent à tout prix maintenir dans des limites revendicatives ?

– Comment organiser la solidarité avec les grévistes sur un autre mode que celui de la charité ou du « geste spectaculaire » ?

– Analyse dénonciatrice du rôle des syndicats, que leur mode d’organisation hiérarchisée condamne à n’être que des instruments du pouvoir.

– Comment le prolétariat doit-il s’organiser pour prendre en main son destin sans déléguer à quiconque ses pouvoirs (cf. les comités de base de Rhône-Poulenc) ?

Au cours de la semaine, nos actions resteront bien en deçà des thèmes de discussion parce qu’il nous faudra avant tout chercher, longtemps sans succès, à multiplier les contacts. Ce dont la vocation était de se transformer rapidement en comité de liaison restera un comité d’action d’une trentaine de membres, fonctionnant en circuit fermé.

Les travailleurs prennent la relève de la distribution des tracts pour éviter les heurts qui se multiplient entre étudiants et délégués soucieux d’éviter « toute provocation ». Pour les mêmes raisons discutables, nos tracts resteront eux aussi en deçà des thèmes de discussions, ils portent sur :

– Information : il existe un comité d’action RATP.

– La tentative de faire jaunir les jaunes en ironisant sur la « liberté du travail ».

– Le refus des revendications dérisoires et le rappel des revendications minimales (qualitatives, et non quantitatives).

Les accords de Grenelle, l’annonce de votes prochains dans les dépôts, la diminution numérique des piquets de grève laissant présager une reprise immédiate vont accélérer notre action. Le 4 juin, distribution d’un tract appelant à la poursuite de la grève, rédigé sur l’initiative des travailleurs des terminus Nation 2 et 6.

Devant les dépôts, les chiens de garde syndicaux redoublent de vigilance : en leur absence, les contacts sont nombreux, fructueux et fraternels, dès qu’ils sont là les choses se gâtent : au dépôt Hainaut, ils accusent deux camarades de la ligne de Sceaux (dont l’un compte douze ans de service) d’être des agents provocateurs n’ayant jamais appartenu à la RATP et les font foutre à la porte par les travailleurs qu’ils ont trompés. (Détail savoureux : ces camarades sont, ou plutôt étaient syndiqués à la CGT.)

Le lendemain, une cinquantaine de travailleurs se présente à la Bourse du travail, 15, rue Charlot, pour se renseigner sur les résultats du vote du réseau et la réunion intersyndicale qui venait de s’y tenir. On leur interdit l’entrée à coups de poing (la CGT n’a pas lésiné sur les calomnies, d’ailleurs contradictoires, pour tenter de justifier l’action des « travailleurs manuels « qui gardaient les portes : nous étions payés par les Américains, par la police, par le gouvernement, par la CFDT, etc.). On rédige aussitôt plusieurs tracts qui seront distribués le soir même :

– Le premier dénonce l’accueil réservé aux travailleurs par la CGT et ses gros bras, les manœuvres d’influence des votes et le truquage des résultats quand l’influence était insuffisante, l’utilisation malhonnête du monopole de fait des moyens de communication entre travailleurs grâce auquel les syndicats s’apprêtaient à faire reprendre le travail contre la volonté de l’ensemble des travailleurs.

– Les autres, signés par ceux qui étaient décidés à continuer la grève malgré les menaces de la CGT (qui avait annoncé qu’à partir du lundi 6 juin à 8 heures, elle ne couvrait plus les grévistes) appelaient les camarades à prendre dans chaque terminus et dépôt des décisions semblables.

Le jeudi 6 juin, malgré l’ordre des syndicats, la grève continue dans divers dépôts. Dès que le fait est connu, les syndicats délèguent leurs « huiles » pour mettre bon ordre à cette situation intolérable. Malgré le titre historique de L’Humanigaro du 6 (« Reprise victorieuse dans l’unité ! »), on apprend bientôt que la reprise a été laborieuse à Gonesse, Ivry, Les Lilas, Croix-Nivert, Clichy, Montrouge, Lebrun, Nation 2 et 6, etc. Les tentatives de redébrayage se sont multipliées, un peu partout les travailleurs se sont regroupés en vue d’une action.

C’est ainsi que, le vendredi 7 juin, une cinquantaine de camarades du dépôt Croix-Nivert se réunissent (dans un bistrot, malgré l’invitation d’un camarade de Lebrun à se rendre à Censier, car, influencés par leurs délégués, beaucoup répugnent encore à contacter ouvertement les « gauchistes et les provocateurs étudiants »). Devant la violence des questions et des réponses de leur base, deux délégués CGT venus défendre les positions merdeusement (la suite l’a prouvé) électoralistes de leur syndicat, décident, quand leur position est devenue intenable, de se retirer sous prétexte qu’on fait de l’antisyndicalisme (attitude du curé vertueux qui, devant un blasphème, se bouche les oreilles : « Je préfère ne pas entendre ça »). On est libres alors de se transporter à Censier. Résultat de la discussion : convocation par tract d’une assemblée générale des travailleurs de la RATP pour le lendemain.

Le tract est distribué pendant toute la matinée du samedi 8. L’assemblée se réunit ; les travailleurs du dépôt des Lilas annoncent qu’ils viennent de se mettre en comité ouvrier (ou comité de base, ou conseil ouvrier, ou soviet, ou conseil des travailleurs, etc.). On constate que partout le processus a été le même : quand les grévistes n’ont pas voté la reprise à contre-cœur sous la pression syndicale, les délégués, truquant les résultats globaux, ont donné l’ordre de reprendre le travail au nom de l’« unité de la classe ouvrière dans la lutte » (un exemple : Lebrun s’est prononcé à 80% pour la poursuite de la grève, mais un curieux lapsus fait annoncer par la CGT, dans les autres dépôts, que Lebrun est à 80% pour la reprise). Dans ces conditions une relance de la grève paraît possible, mais nous ne sommes pas assez nombreux ; on rédige donc un nouveau tract, appelant à une nouvelle assemblée générale pour le lundi 10 juin.

Lundi 10 juin : succès presque complet, 11 dépôts, 9 lignes et 1 atelier sont représentés. Chacun raconte le déroulement de la grève sur sa ligne ou dans son dépôt : les faits sont décidément les mêmes partout ; c’est le manque de liaison entre les travailleurs qui a permis de tromper les grévistes et de les mettre en échec. On décide de former un comité de liaison groupant deux camarades de chaque dépôt. Au cours des débats visant à l’organisation des travailleurs en comité d’action débouchant sur la formation de comités de base et pendant que les camarades du comité de liaison s’étaient retirés dans une autre salle pour rédiger un tract appelant à cette forme d’action, une autre tendance se manifesta : un certain nombre de camarades, en majorité des jeunes, se déclaraient fatigués des « palabres » et réclamèrent « une action immédiate, reprise ponctuelle de la grève dans certains dépôts par les plus décidés qui devaient réussir sans peine à entraîner tous les travailleurs ». Cette tendance, qui n’était pourtant pas incompatible avec l’autre, finit cependant par l’emporter dans une certaine confusion qu’on peut rendre responsable d’un double échec.

– d’une part les tentatives d’organisation, fondées sur le constat du rôle des syndicats, furent laissées au second plan alors qu’elles auraient été positives ;

– d’autre part, la reprise ponctuelle de la grève ne put avoir lieu car, prises dans l’enthousiasme d’une assemblée de 400 ou 500 personnes, bien des résolutions ne résistèrent pas à l’épreuve de la réalité.

Conclusion

Le pari stalinien

Un des faits les plus marquants de mai-juin 68 est l’attitude qu’ont prise le PC et la CGT après la première semaine de grève : noyer le mouvement naissant dans le flot d’une grève déclenchée et contrôlée. Bien que l’histoire et principalement la reprise de juin aient donné raison à la stratégie du PC et de la CGT, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu, ou peu, de débordements, le risque était réel (et est toujours réel) qu’un mouvement de grève générale libère des énergies qui peuvent échapper à ses initiateurs.

Quels ont été les éléments d’analyse qui ont permis, le 17 mai, que soit prise la décision de lancer la grève générale ?

Le mouvement de grève qui débute le 14 mai chez Claas et à Sud-Aviation se propage ensuite à Renault Cléon, puis fait tache d’huile mais reste minoritaire quantitativement (200 000 grévistes le 17 mai) mais aussi qualitativement. Bien sûr, les données précises manquent mais la grève n’est pas majoritaire dans les entreprises où elle éclate surtout en termes de participation des grévistes.

Même si dans de nombreux cas (exemple phare de Cléon) ce sont des jeunes ouvriers décidés qui lancent l’action, ils sont souvent rejoints par des ouvriers plus anciens, souvent militants de la CGT. Pour résumer, une grève minoritaire mais qui bénéficie de la passivité bienveillante des autres ouvriers des entreprises concernées. Néanmoins, le mouvement est déjà ascendant et il augure de potentialités (voir plus loin les exemples donnés à propos de l’action du CATE Censier).

Des contacts se sont noués avec des éléments extérieurs et plein d’entreprises sont prêtes à entrer en grève, ce qu’elles feront d’ailleurs entre le 18 et le 21 mai. Sauf qu’à ce moment, la grève générale lancée à la SNCF, la RATP et dans les secteurs clés où l’appareil PC-CGT est hégémonique les fait disparaître de l’avant-plan (sauf à proximité géographique). Donc, la décision de la CGT a été prise en temps opportun, a agi comme contre-mouvement préventif. Bien sûr, aucun ouvrier ne s’est plaint d’avoir été mis en grève par les troupes PC-CGT (en Seine-Saint-Denis, par exemple, le 18 mai au matin) mais dans ces entreprises-là, il n’y aura dès le début que peu de grèves « actives » mais une occupation légère contrôlée par la CGT.

Mais revenons au 17 mai. La CGT, de par son implantation nationale, ses centaines de milliers de militants, dispose de beaucoup plus de capteurs que quiconque pour apprécier la situation après le 13 mai.

D’abord, il y a la faiblesse temporaire de l’exécutif dont, à tour de rôle, une des deux têtes est absente (Pompidou du 3 au 10 mai en visite en Afghanistan, puis de Gaulle du 14 au 20 mai en Roumanie) et les intérims ne sont pas aussi compétents : ils n’ont pas vu venir la crise étudiante et ils n’ont pas réussi à pacifier la situation qui culmine le 10 mai, lors de la nuit des barricades. La retraite intelligente de Pompidou, le 11 mai (réouverture de la Sorbonne, libération des emprisonnés) qui joue sur le manque de rebond du mouvement étudiant (ce qui arrive en fait) est interprétée par la population et surtout la classe ouvrière comme une défaite du pouvoir – de ce pouvoir qui semblait presque invincible, omnipotent.

Les étudiants ont montré qu’on pouvait y aller et que cela payait, y compris en utilisant la violence contre la police. Police qui, à Paris, garde la maîtrise de la situation et évite les trop grosses bavures. Pour beaucoup d’ouvriers, y compris les militants CGT, c’est le moment d’en profiter. Les manifestations du 13 mai, si elles sont un succès, masquent un peu la participation à la grève plus inégale. Mais elles permettent que des milliers d’ouvriers, même superficiellement, soient au contact des étudiants et entendent une autre musique que les rengaines des manifestations syndicales « traîne-savates ».

Depuis le début de l’agitation étudiante, le PC, dont les effectifs universitaires de l’UEC ont été laminés depuis 1965, n’a pas soutenu le mouvement (c’est peu dire, voir l’article de G. Marchais dans L’Humanité du 3 mai) et a essayé de le freiner le plus possible. Peine perdue et au contraire le PC est encore plus discrédité. Mais du secteur universitaire, peu lui chaut. En revanche, si un mouvement du même type éclate et se développe en milieu ouvrier, alors là c’est un autre problème, c’est l’existence même du PC, et dans une moindre mesure de la CGT, qui peut être menacée. Et, malheureusement pour les staliniens, c’est ce qui semble arriver ; la grève démarre en dehors de toute consigne syndicale et se propage. Alors qu’au début (voir l’exemple de l’Alsthom), les staliniens font la sourde oreille ou s’opposent aux velléités autonomes, après le 17 mai, c’est la volte-face. Le bénéfice est double :

– La grève lancée devient sa propriété, Les militants CGT qui veulent profiter de l’occasion sont rassurés, et vis-à-vis du gouvernement et de l’Etat, le couple PC/CGT se justifie comme garant du maintien de l’ordre et maître des destinées du « troupeau ouvrier ».

– L’opération, dans sa première phase, a réussi : le danger « gauchiste » en milieu ouvrier a été écarté. Il faut maintenant, en maintenant et contrôlant la pression, obtenir des avantages de l’Etat et du patronat pour favoriser la reprise.

Les faits donnent raison à cette vision, même si le rejet des accords de Grenelle, dans la plupart des entreprises, le 27 mai, semble l’infirmer. Semble, car à y regarder de plus près, le mouvement reflue dès le 3 juin et la tendance deviendra irréversible après la reprise de la SNCF et surtout de la RATP après le 6 juin, et même si le point de non-retour ne sera atteint que le 14 juin, malgré les événements spectaculaires de Renault-Flins et Peugeot-Sochaux et les diverses reprises arrachées au forceps par la CGT, il ne restera ensuite que les sympathiques jusqu’auboutistes.

Quelles peuvent être les raisons de ce succès de la reprise ?

D’abord, dans les secteurs clés qu’elle contrôle (SNCF, EDF-GDF, mines), à l’exception de quelques contre-exemples marginaux, la CGT a réussi à arrêter ce qu’elle avait commencé. Ensuite, la grève n’avait pas été voulue par l’immense majorité des grévistes qui n’y participaient pas : il n’y avait aucune raison qu’ils se transforment, au jour de la reprise, en grévistes enragés (là encore sauf contre-exemple de Peugeot-Sochaux où les ouvriers qui avaient voté la reprise repartirent en grève pour s’affronter aux CRS. Mais si ce fut une victoire d’organisation militaire payée de la mort de deux ouvriers, cela ne déboucha sur aucune velléité d’autonomie politique des ouvriers).

Après plus de deux semaines de grève, la lassitude se fait sentir à l’extérieur des entreprises : la peur de l’inconnu, le saut de la paye ; tout cela fait basculer les modérés, les hésitants du côté du retour à la normale. Enfin, dans les rares endroits où les ouvriers se sont organisés et sont décidés, la rouerie, les pressions amicales ou plus fortes, la démoralisation seront les partitions que les solistes PC CGT joueront à merveille en s’appuyant sur la faiblesse des expériences d’autonomie ouvrière…

L’autonomie ouvrière

Il peut paraître facile après coup de planter son capteur à autonomie ouvrière dans un mouvement et de décréter qu’il n’y avait pas, ou très peu, eu d’exemples. Mais c’est malheureusement la seule méthode pour balayer les illusions (que l’on paye toujours, tôt ou tard) sur la pratique et les qualités d’un mouvement. Regrettons, au passage, que ceux qui auraient été le plus à même de faire cela il y a 38 ans – et nous pensons aux camarades impliqués dans le CATE Censier – ne l’ont pas fait et même s’ils ne se sont pas bercés d’illusions triomphalistes, ils n’ont pas porté plus avant le fer de la critique des limites du mouvement. Outre la faiblesse quantitative (37) des mouvements faisant preuve d’autonomie vis-à-vis des syndicats – tous les syndicats car pendant un temps en mai-juin 68, la CFDT a joué une partition dissonante vis-à-vis de la CGT pour mieux récupérer les énergies basistes et accroître sa place au soleil du syndicat d’Etat –, s’y ajoute une faiblesse qualitative due principalement à l’inexpérience des militants et des ouvriers multipliée par la nature même de mai-juin 68 : une immense grève passive.

Nous examinerons plus loin l’expérience du CATE Censier qui se rapproche le plus de la tendance à l’autonomie ouvrière, c’est-à-dire le fait que des groupes d’ouvriers s’organisent eux-mêmes contre les partis et les syndicats en comités de base ou d’action (peu importe le qualificatif) et soient capables d’agir sur la grève, relier les conditions particulières aux conditions générales du capitalisme et penser leur pratique comme politique. Si de tels cas ont été rares en mai-juin 68, en revanche deux avatars ont surgi à la même époque : l’Autogestion (qui débouchera en 1973 sur la grève chez Lip à Besançon) et la mythification des « comités centraux de grève ».

L’autogestion, mythe et réalité

On a commencé a parler beaucoup d’autogestion en 1968. Si cela correspondait au programme du PSU, de certains anarchistes ou sous le vocable de « contrôle ouvrier » aux trotskystes, ce concept qui signifie littéralement exploitation des exploités par eux-mêmes, dans la plupart des cas, il s’est agi surtout d’assurer, par les ouvriers eux-mêmes, des productions indispensables (38), ou de maintenir en état l’outil de production (39), ou d’assurer le ravitaillement ou l’approvisionnement d’essence (40). A Clermont, dans l’Oise, le personnel de l’hôpital psychiatrique applique de lui-même la semaine de 40 heures en cinq jours. Des actions plus élaborées ont lieu à l’observatoire de Meudon et à celui du Puy-de-Dôme où un « Conseil d’autogestion » est créé. Les chercheurs et les techniciens réfléchissent pour améliorer les méthodes de gestion et de travail en groupe ; ceux de Saclay iront dans le même sens. En fait, dans ces cas, le haut niveau de qualification du personnel et l’habitude du travail en équipe favorisent les essais. La tentative la plus poussée « d’autogestion », ou du moins telle qu’elle a été présentée, aura lieu à la CSF de Brest, où la CFDT est le syndicat le plus important.

Autogestion – CSF – Brest (41)

Depuis 1962, un millier d’hommes et de femmes travaillent dans l’usine CSF (électronique) de Brest. La CFDT y est largement majoritaire : elle regroupe 83% des ouvriers contre 17% à FO.

Le 20 mai 68, les locaux sont occupés. Aussitôt, les militants CFDT organisent des groupes chargés du dépannage urgent, de l’animation, du ravitaillement, des finances, etc. Des liens sont établis avec des paysans de la région qui aident au ravitaillement. On pratique le crédit en faveur des grévistes (le conflit ne se termine que le 24 juin). Dans les ateliers, on projette des films, des diapos et l’on organise des débats avec des gens de l’extérieur : à plusieurs reprises, des militants de l’UNEF sont invités à venir s’exprimer et à participer à ces débats ; des enseignants font une conférence sur l’éducation sexuelle. Des membres de la direction peuvent aussi venir prendre la parole.

Au-delà des revendications classiques, la CFDT réclame la création de commissions ouvrières. Elle met en place une de ces commissions, composée de membres de la direction et de 12 salariés qui rédigent des rapports sur : l’information du personnel, sa participation à la gestion de l’entreprise, les conditions de travail, etc. Certains grévistes pensent un moment à remettre l’usine en marche. Le projet échoue car les circuits financiers sont bloqués et, de plus, l’armée (le plus gros client) n’accepterait jamais.

Il n’y a donc pas eu de réelle autogestion à Brest, tout au plus une amorce de cogestion

Surtout cette autogestion ne concernait vraiment que les ingénieurs (par rapport à la direction) ou les techniciens (par rapport à la direction ou aux ingénieurs) mais la majorité des ouvriers ne voulaient que fuir le travail et ne pas se considérer comme travailleurs productifs. Pour conclure sur ce bref rappel (parce qu’on imagine plus, aujourd’hui, quelle importance disproportionnée a été donné ne serait-ce qu’à l’autogestion brestoise), il ne s’est agi que principalement de maintenir et préserver l’outil de travail, pour bien souvent, anticiper le retour à la normale. Et quoi de plus beau que ces ouvriers qui savent faire aussi bien que le patron… sans lui ?

Les comités centraux de grève

L’exemple le plus connu et le plus mythifié est celui de Nantes. Depuis les manifestations du 24 mai, le préfet s’est barricadé dans la préfecture, où la majorité des employés sont en grève. La police n’apparaît plus sur la voie publique ; la municipalité est en crise, puisqu’une partie de ses membres vient de se déclarer démissionnaire. Le Comité central de grève (en fait l’intersyndicale CGT-FO-CFDT) (42) s’installe alors à l’hôtel de ville et assure des services tels que les pompes funèbres ou l’état civil. En fait, le Comité central de grève pallie les urgences que ne remplissent plus les services étatiques. Le 27 mai, le Comité central de grève fête sa récente formation en organisant un défilé de 50 000 personnes ; le 31, il appelle à une nouvelle manifestation et 30 000 personnes répondent encore à son appel. mais, dès le 3 juin, il décide de rendre à la municipalité les fonctions politiques qu’il exerçait, évacue l’hôtel de ville et installe la plupart de ses services au siège des syndicats d’agriculteurs. Symbole du temps, le préfet reprend aussitôt le contrôle de la distribution de l’essence.

Les comités d’action

On ne peut, dans le cadre de ce texte, retracer l’histoire des comités d’action apparus après le 10 mai. (…). En revanche, on peut revenir sur le plus intéressant (43), le Comité d’action travailleurs étudiants (CATE) dénommé aussi comité d’action Censier, de la faculté où il s’est réuni du 12 mai au 16 juin 1968.

Dès sa constitution autour d’une poignée de camarades, le futur CATE s’isole des groupuscules gauchistes et décide d’intervenir dans les entreprises en vue de développer les liaisons (et les actions) entre travailleurs eux-mêmes et les étudiants ou militants extérieurs. Les principaux animateurs sont des inorganisés mais aussi des militants de (la librairie) La Vieille Taupe, et peu après du GLAT.

Les premiers jours sont consacrés à la distribution de tracts et à l’établissement de contact avec les ouvriers, en espérant ensuite créer des comités d’action dans les usines alors que la grève n’en est qu’à ses balbutiements. Ainsi, la Fnac Châtelet (contacts le 17, création d’un comité d’action le 21 mai), puis le BHV (avec création d’un bulletin commun La Base), l’imprimerie l’Illustration à Bobigny le 17, Frimatic à Puteaux, Dassault à Suresnes, Decauville à Corbeil, Thomson Houston à Bagneux, le 17, l’Imprimerie Lang (XIXe) et surtout les NMPP (Paris-Réaumur et Bobigny), Rhône Poulenc à Vitry qui avec Citroën-Balard et la RATP dépôt Lebrun (XIIIe) seront les endroits où le CATE aura le plus d’influence.

Les premières actions du CATE accompagnent donc les premières grèves ou velléités de grève avant le 18 mai, date où la CGT décide de lancer la grève générale pour noyer le mouvement. Témoignages précieux qui montrent l’existence d’une faible minorité d’ouvriers (en moyenne 10% par entreprise, selon Baynac) prêts à y aller sans s’appuyer sur les syndicats.

A Citroën (XVe), grâce à des contacts personnels, le CATE présent, dès le 18 mai, participe au démarrage de la grève le lundi 20 mai. Ne négligeant pas les immigrés qui constituent 60% de l’effectif, il distribue un tract en quatre langues (espagnol, portugais, arabe et serbe) appelant à la grève et à son organisation. La grève n’étant pas acquise, la CGT les laisse agir (ils poussent à l’occupation de l’usine) et reprend ensuite leurs revendications. Mais dès le 21, la grève acquise, la CGT tient les portes et les empêche physiquement d’entrer dans l’usine (44). Mais les contacts continueront à l’extérieur. Le CATE développera plusieurs actions de contacts entre ouvriers des différents sites Citroën (Levallois, Saint-Ouen, Nanterre) en faisant un travail en direction des foyers d’immigrés de la banlieue (45). Lorsque le 22 juin, la CGT négocie la reprise avec la direction de l’entreprise, le CATE réussira à entraver celle-ci pendant deux jours.

Conscient des limites de la grève générale après le 18 mai, le CATE diffusera plusieurs tracts appelant « à transformer la grève passive en grève active », mais, hormis Rhône-Poulenc à Vitry, où la participation à la grève atteint les 50% (46) et où le CATE a une influence certaine (bénéficiant, il est vrai d’une CFDT plus « basiste » et hostile à la CGT) ; il réussit ainsi à réunir dans l’usine, le 24 mai une assemblée de 300 ouvriers et, le 28 mai, à s’opposer à une tentative de la fédération CGT de faire reprendre le travail (47). Les résultats sont décevants et il n’y a pas d’écho en faveur de cette « transformation ». Mais c’est la nature du mouvement qui est en cause : avant le 18 mai, lorsque la grève a démarré en dehors des consignes syndicales confédérales, la grève était presque partout minoritaire (à des degrés divers) et les ouvriers décidés n’étaient pas tous tentés de faire plus que de voter la grève et de rentrer chez eux ou de participer aux manifestations ; après le 18 mai, lorsque la CGT a réussi à imposer la grève, la majorité des ouvriers n’y étaient pas hostiles mais préféraient rester chez eux.

Outre le travail sur la région parisienne, le CATE se pose, dès le 20 mai, le problème des contacts en Province : dès le 21 mai, des équipes sont envoyées à Troyes (vers l’industrie textile), Dijon, Metz et Montpellier. C’est l’occasion aussi de nouer des contacts avec des agriculteurs pour assurer le ravitaillement des comité d’action et du CATE.

Par ailleurs, le CATE créée un comité inter-entreprises qui se réunit à Nord-Aviation à Châtillon, le 28 mai, pour coordonner les efforts des comités d’action d’entreprise et diffuser un tract « Défendons notre grève ». Il se réunira quotidiennement ensuite et réunira des militants d’une douzaine d’usines de la région parisienne (48). L’objectif, début juin, est de s’opposer à la reprise poussée par la CGT.

La reprise à la RATP, entamée le 6 juin, devient un enjeu déterminant pour le CATE. Le lundi 10 juin, 400 salariés de la RATP (sur 36 000 salariés) se réunissent à Censier, appelés par le comité d’action RATP pour organiser la continuation de la grève. Il s’agit de contrer l’offensive CGT qui repose sur des pressions sur les grévistes et le monopole de l’information et si nécessaire le mensonge ou le coup de poing. Malgré cela, le 10 juin, 11 dépôts de bus sur 22, 9 lignes de métro sur 14 et un atelier sur 7 poursuivent la grève et des représentants se réunissent à Censier. Malgré l’enthousiasme de cette AG, les énergies, faute de perspectives, se délitent rapidement et, hormis le dépôt Lebrun qui continue le baroud d’honneur, la reprise est gagnante le 12 juin. La fin de la grève à la RATP précipite la fin du CATE qui évacue Censier le 16 juin (49).

Baynac, dans son livre, ne donne pas de chiffres détaillés sur les participants au CATE, mais on peut approcher celle-ci : environ 500 participants, des militants ouvriers dans une douzaine d’usines (au moins 5 par usine) et des contacts dans une trentaine d’autres, une influence certaine dans quelques entreprises (Rhône-Poulenc, RATP dépôt Lebrun) et une volonté ténue de favoriser l’auto-organisation.

La question de la violence

Un autre aspect mérite d’être questionné, celui de la violence.

Voici les principaux services de répression à l’œuvre en cette année 1968. Police de la Préfecture de police (PP), Compagnie républicaine de sécurité (CRS), gendarmes mobiles, les deux premiers corps armés de matraques et « bidules » (taille d’un manche de pioche), boucliers, grenades lacrymogènes, les derniers (gendarmes mobiles) utilisent leurs mousquetons (coups de crosse), parfois des inspecteurs de police en civil pour faire du renseignement, des provocations ou aider aux arrestations en flagrant délit, le tout coordonné et commandé par un ou des commissaires de police.

Tous ces corps de répression ont l’habitude de nettoyer les rues des contestataires de tout poil, ouvriers, étudiants, démocrates et sans trop de difficultés quand il s’agit des démocrates manifestant contres les guerres, par exemple (Indochine, Algérie, Vietnam).

Le 3 mai à 3 heures 35 : le commissaire du Ve arrondissement reçoit un message de quatre lignes de la Préfecture de police qui va entraîner les premiers affrontements du Quartier latin : « Le recteur de l’Académie de Paris, président du conseil de l’université, soussigné, requiert les forces de police de rétablir l’ordre à l’intérieur de la Sorbonne en expulsant les perturbateurs. » Le « requérant » est le recteur de l’Académie de Paris : M. Roche.

Ce 3 mai, les forces de répression en voulant nettoyer la Sorbonne de quelques centaines de militants syndicaux et gauchistes qui se laissent embarquer sans opposition, ont, par contre rencontré autour de la Sorbonne une résistance inhabituelle : une demi-douzaine d’heures de caillassage des flics, quelques affrontements directs (peu), quelques jets de bouteilles d’essence dans tout le Quartier latin et le quartier Saint-Germain.

C’était parti pour plusieurs semaines d’affrontement.

Cette première journée est déjà à l’image de ce qui va suivre : des jeunes qui se reconnaissent plus ou moins dans des leaders autoproclamés et les organisations syndicales : Union nationale des étudiants de France (UNEF), Comité d’action des lycéens (CAL), syndicat national de l’enseignement supérieur, (SNESup), et politiques : les groupes gauchistes (trotskystes, anarchistes, maoïstes) de peu d’influence dans les 7 semaines de bagarres qui vont agiter les mois de mai et juin. La jeunesse révoltée va utiliser ce que les militants leur proposent et non créer sa propre ligne politique et sa propre organisation : journal (Action, par exemple), structures (comités d’action par exemple) mais ceux-ci investissent ces moyens au point d’empêcher qu’apparaisse une vraie discussion sur une ligne politique et les discussions et affrontements qui vont avec, entre autres sur les problèmes de répression et d’autodéfense du mouvement. Une majorité recherche la cohésion au détriment de la clarté. Chaque comité, chaque groupe de jeunes prolétaires, et souvent chaque membre d’un comité fait ce qu’il veut.

Aux manifestations quasi quotidiennes chaque groupe de quartier, chaque petit groupe de jeunes y va plus ou moins de son côté et, miracle de la confiance mutuelle et de l’ambiance politique du moment entre manifestants, dès les premiers affrontements les plus décidés ou les plus expérimentés se mettent aux premiers rangs, derrière on dépave, on fabrique des projectiles (certains arrivent avec des munitions, cocktail-molotov, etc.) et contre les charges policières les pavés volent, des voitures sont retournées en guise de barricades. Les blessés sont nombreux et souvent graves dans les moments de panique où les manifestants refluent en pagaille et les flics tapent à tour de bras sur des dos et des crânes retournés, ou les manifestants au sol ou quand tel ou tel manifestant est isolé mais quand ça tourne bien, souvent nous arrivons à faire reculer la flicaille et c’est eux qui ramassent leurs blessés.

Que reste-il de mai 1968 ?

Sur le plan de la condition ouvrière, une augmentation de 10% minimum des salaires ; qui a été reprise ensuite par l’inflation en deux ou trois ans, et une augmentation très conséquente du SMIG (salaire minimum) de 35% Mais il faut savoir que le SMIG était très peu pratiqué dans l’industrie et qu’il était très en dessous des salaires réels. Par contre, nombre de petites entreprises, et surtout les ouvriers agricoles ont été concernés. Et pour l’immédiat, après 68, c’est à peu près tout. On ne peut pas dire que la reconnaissance et les droits syndicaux à l’entreprise (loi du 28 décembre 1968) et les facilités données aux syndicats soient des acquis de la classe ouvrière. Lors de la grève en mai 68, les ouvriers ne se sont pas opposés à cette revendication, mais c’était une revendication des appareils syndicaux, pas des travailleurs.

Cela s’est traduit par une intégration supérieure des syndicats à l’Etat avec des délégués syndicaux nommés par l’appareil, des heures, encore et encore pour le fonctionnement de leur appareil, etc. Et si cela a permis, ce qui n’est pas négligeable, dans nombre de petites entreprises la formation de sections syndicales qui n’existaient pas jusque-là, cela englobé dans l’évolution générale des syndicats vers une intégration à l’Etat plus poussée, a été bien peu de chose en positif pour la classe ouvrière.

Par contre, dans les années qui ont suivi 68, partout, il y a une diminution importante du temps de travail ; pas seulement due à la grève, mais un peu quand même.

Renault faisait 48 heures avant 1968 ; une boîte comme l’Alsthom Saint-Ouen 47 heures et demie et c’était le régime, un peu partout dans les usines. Sans compter le travail supplémentaire du samedi qui portait couramment la semaine à 55-56 heures de travail. En quatre ou cinq ans ensuite, les horaires étaient descendus autour de 40 heures « effectives ». Les patrons n’ayant jamais digéré que, légalement, le temps de casse-croûte des ouvriers en équipes, soit compté dans le temps de travail, les horaires réels sont descendus le plus souvent autour de 42 h. N’oublions pas que, dans les années après 1968, le travail en équipes, s’est largement développé.

Le vrai acquis de 1968 pour notre classe a été ailleurs. Cela a été la naissance, partout, dans toutes les usines, de minorités de travailleurs en rupture plus ou moins avec l’appareil syndical. Là, il y avait quelque chose de changé et dans les dix années qui ont suivi, disons la décennie 70, des grèves importantes ont échappé, en tout ou partie à l’appareil PCF-CGT et il y en a eu de grandes grèves ces années là.

De 1968 à... 1971

Le paradoxe de mai-juin 68 c’est qu’en fait il n’éclatera comme mouvement présentant des signes autonomes que dans les années suivantes : vague de grèves du printemps 1971 (dont l’exemple phare est la lutte des OS à Renault Le Mans), 1972 Girosteel, Penarroya, Le joint français, Alsthom, Chausson, etc., jusqu’en 1974 avec la grève des PTT et celle des banques.

A peine trois ans après mai-juin 1968, il y a eu une vague de grèves au printemps qui fut peut être l’expression de l’autonomie ouvrière que mai 68 n’avait pas vu surgir ou très peu.

A la Pentecôte 1971, il y avait des dizaines d’usines en grève dans le pays, partout avec l’hostilité déclarée de l’appareil CGT-PC. Pas question cette fois de chevaucher par la généralisation. La presse et la télévision ont observé un black-out complet sur ces grèves ; la télévision avait été purgée en 1968 et les journaux qui avaient été accusés en 1968 d’avoir fait trop de place au démarrage de la grève n’en parlaient pas (50).

Partout, on retrouvait les minorités de prolétaires qui s’étaient révélées en 1968, minoritaires certes, mais déterminantes en 1971.

Le journal Lutte ouvrière (qui avait succédé au groupe Voix ouvrière dissout), écrivait dans l’un des éditoriaux au printemps 1971 qu’une avant-garde ouvrière était en train d’apparaître dans les usines qui permettait tous les espoirs.

C’était vrai.

Le véritable acquis de mai-juin 1968 pour les ouvriers se situe là ; ensuite ces minorités d’ouvriers qui auraient pu constituer l’ossature de vrais comités ouvriers révolutionnaires se sont égarées dans la nature et dans le syndicalisme. Certaines, à la CFDT qui avait semblé plus gauchiste que la CGT en 1968, et même à la CGT qui avait commencé d’arrêter les exclusions de « gauchistes » à partir de 1974, mais, au contraire, leur proposait des postes dans lesquels ils se sont engouffrés en croyant qu’ils arriveraient à changer la nature contre-révolutionnaire du syndicalisme dans la mesure où ce serait eux qui exerceraient les responsabilités. Ce sont eux qui sont devenus des syndicalistes, et pas les syndicats qui ont changé de nature. Bon nombre sont allés à la LCR ou à L.O et chez les maos, et la plus grande partie ne sont allés nulle part.

Mouvement Communiste

Notes

. Comme ceux sur la violence « ouvrière » » qui magnifient les exemples de Renault-Flins et de Peugeot-Sochaux, ou ceux sur l’auto-organisation qui exaltent les « comités centraux de grève » », etc. mais aujourd’hui, trente-huit ans après, il n’en reste rien dans les publications récentes sur les luttes ouvrières.

2. Participation plus forte en région parisienne qu’en province.

3. Témoignage recueilli à propos de Paris Austerlitz.

4. Delale et Ragache signalent le cas de la première usine occupée, Wisco à Givet, dans les Ardennes, où le patron refuse depuis avril d’appliquer une convention collective régionale : « Les ouvriers ripostent par une série de débrayages sans résultat. Le 9 mai, par surprise, ils décident donc d’occuper l’usine : à 2 heures du matin, les piquets de grève prennent position. Le patron fait alors appel à deux pelotons de gendarmerie et à un huissier. Pour toute réponse, les grévistes se barricadent dans le bâtiment (des syndicalistes CFDT, CGT et FEN viennent en cortège les soutenir). Le face-à-face dure deux jours. Craignant des incidents, le préfet obtient du patron l’application de la convention. Victorieux, les premiers “occupants” de mai rentrent chez eux le 10 mai, à 21 heures 30. » »

5. Pour plus de détails, .mondialisme.org/spip. php ?article243.

6. L’usine est récente (1958), implantée en zone rurale où les industries traditionnelles (textile à Elbeuf) sont en perte de vitesse. Elle occupe 5 200 salariés, dont 750 CDD. Le taux de syndicalisation est de 18%% (moyenne nationale 22%%). Il y a 11%% d’immigrés et 1 600 moins de 25 ans. La majorité des ouvriers sont OS, et il y a 95 salaires horaires différents ! L’usine fabrique des moteurs et des boîtes de vitesses.

7. Construite en 1952, l’usine de Flins, qui recrute surtout dans des régions rurales, est réputée pour sa maîtrise dure. Surtout, c’est ici que Renault a mis au point le principe du salaire au poste, avant de le généraliser à tous les établissements. Selon ce principe, un ouvrier est payé en fonction du poste qu’il occupe, et non pas de sa qualification. Le salaire au poste a donc un double effet : division à l’infini des situations particulières des ouvriers, et pouvoir renforcé de la maîtrise qui peut changer un ouvrier de poste comme brimade ou promotion. L’usine emploie environ 10 500 personnes en début d’année et 12 300 en fin d’année. 1968 est également marqué par le passage en 2x8.

8. Selon Aimé Halbeher (Regards n°34, avril 1998 « Un début modeste dans la "forteresse ouvrière" » ») : « Chez Renault, le mouvement de grève a démarré le 16 mai au matin à Cléon, puis à la succursale du Mans. A Billancourt, informés par les radios de ce qui se passe, on appelle à un meeting dans l’Ile Seguin, nous nous retrouvons un millier sur 35 000 travailleurs de l’entreprise. On occupe l’Ile Seguin à un millier. On occupe pour la nuit mais on ne décide pas à la place des gars, on occupe pour éviter le lock-out patronal. Dans la nuit, plusieurs centaines de salariés nous ont rejoints après avoir mesuré l’évolution du mouvement à la radio. Le 17 au matin, à 6 heures, on ouvre les portes aux équipes qui prennent le travail et on se donne rendez-vous pour un meeting dans l’Ile Seguin, à 10 heures. Il y a beaucoup de monde. La CGT est très majoritaire dans l’usine, mais on a tout de suite cherché l’union. Dans la nuit, on a joint FO et la CFDT et on a appelé ensemble à la grève.

Une grève massivement votée chaque matin

On n’a pas appelé à la grève générale illimitée mais à la grève reconductible avec occupation, avec vote des assemblées générales chaque matin. C’était une démarche nouvelle. On a décidé, le vendredi, d’occuper le week-end pour donner le temps à la direction d’ouvrir les négociations sans perturber gravement la production. On a créé des comités de grève par départements et par ateliers, chacun devant établir son cahier de revendications. La direction ne donne pas signe de vie. Le lundi, nouveau grand meeting, les trois organisations syndicales proposent de poursuivre la grève reconductible, elle est votée massivement chaque matin.

Jours chauds pour la première rencontre ouvriers-étudiants

La première nuit, les radios avaient répercuté le mot d’ordre des étudiants à se rendre dans les usines pour fraterniser avec les travailleurs. Nous avons appelé les étudiants à ne pas venir. Nous ne voulions donner aucun prétexte à une intervention policière. Ces étudiants n’ont pas compris que nous leur refusions l’entrée. C’était la première rencontre ouvriers-étudiants. Je suis certain que, si nous avions laissé rentrer les étudiants, les ouvriers le lendemain ne seraient pas rentrés occuper l’usine avec nous.

Dans ces jours chauds de mai, nous sommes souvent allés en délégation à Nanterre. J’ai même invité Sauvageot à débattre place Nationale sur les thèmes de "pouvoir ouvrier" et "pouvoir étudiant". Ils ont refusé ce débat, mais ils en ont organisé un où je me suis rendu, en pleine nuit, il y avait un monde fou. Sauvageot n’était pas présent. J’ai expliqué les droits que nous avions déjà chez Renault et que leurs mots d’ordre de cogestion n’apportaient pas grand-chose de plus que nous ne connaissions déjà et que tout ça n’était pas très révolutionnaire. On a eu des débats comme ça tout le long de la grève. » »

9. En 1968, Billancourt emploie 38 230 salariés.

10. Voir note 8.

11. Voir M. Seidman, The imaginary revolution, p 169.

12. Rappelons qu’à cette époque le travail du samedi (ou d’un samedi sur deux) est monnaie courante.

13. Les militants du CATE Censier conscients de ce problème appelleront dans leurs tracts « à la grève active » », ce qui prouve qu’elle ne l’était pas, active.

14. Voir Delale et Ragache, op. cit., p. 89.

15. MODEF : Mouvement de défense des exploitations familiales, syndicat agricole très proche du PCF.

16. Souvent présenté comme le pendant toulousain du 22 Mars de Nanterre.

17. CNJA : Centre national des jeunes agriculteurs, syndicat d’agriculteurs, né du syndicalisme chrétien, en 1957, souvent proche du PSU.

18. A noter qu’aucun manifestant ne s’est intéressé à la Chambre des députés.

19. Op. cit., pp. 99-100.

20. CAL : Comités d’action lycéens, créés en décembre 1967.

21. FGDS : Fédération de la gauche démocrate et socialiste, rassemblement électoral autour de la SFIO, du Parti radical-socialiste, et de divers groupes « de gauche » » dans le prolongement de la candidature Mitterrand de décembre 1965.

22. Debré, Malraux, Mesmer, Guichard, etc.

23. Témoignage oral.

24. Dans le numéro du 2 mai 1968.

25. Dans le numéro du 3 mai 1968.

26. Un camarade m’a fait remarquer que le slogan « Nous sommes tous des juifs allemands » » a été lancé plus tard lors de l’expulsion de Cohn-Bendit. Pourtant, je suis sûr que la manif dont je parle a bien eu lieu avant la grève...

27. C’est dans L’Humanité du 3 mai que G. Marchais dénonce « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit » » et raille « les "révolutionnaires [...] fils de grands bourgeois [...] qui rapidement mettront en veilleuse leur flamme révolutionnaire pour aller diriger l’entreprise de papa et y exploiter les travailleurs » ».

28. Ambroise Croizat (1901-1951) ministre stalinien du « Travail et de la Sécurité sociale » » sans interruption de novembre 1945 à mai 1947.

29. Maurice Thorez (1900-1964), secrétaire général du PCF (1934-1964), ministre d’Etat puis vice-président du Conseil de novembre 1945 à mai 1947.

30. Journées d’action communes CGT-CFDT-FO contre les ordon-nances de réforme de la Sécurité sociale du 21 août 1967 (de Gaulle, président de la République ;; Pompidou, Premier ministre) qui ont chamboulé l’architecture de la protection sociale. Jusqu’alors unifiée, la Sécurité sociale a été éclatée en branches autonomes (maladie, vieillesse, allocations familiales).

La représentation majoritaire des salariés au(x) conseil(s) d’administration (deux tiers des sièges) a été balayée au profit du patronat (paritarisme) et l’élection des administrateurs par leurs mandants a été remplacée par une nomination par décret. La même ordonnance a augmenté la part des dépenses demeurant à la charge de l’assuré (ticket modérateur), la fixation de cette part relevant depuis d’un décret (gouvernement) et non plus de la loi (Parlement). Le rôle des mutuelles a été limité.

31. Quand on parle du PCF en ces temps-là, cela veut dire la formation en tant que telle de son instrument dans la classe ouvrière : la CGT.

32. Ça faisait exactement dix ans, jour pour jour, que de Gaulle était aux commandes depuis le « coup d’Alger » » du 13 mai 1958.

33. Cette information est inexacte en ce qui concerne la Sorbonne, puisque Voix ouvrière y a tenu un stand régulièrement en mai-juin 1968, mais peut-être pas ce jour-là (NPNF, 2010).

34. Durant toute la grève, il y a eu 560 cartes de grévistes distribuées, c’est-à-dire 560 travailleurs (sur 1 800 à l’effectif) qui sont venus au moins une fois. Il faut savoir que la carte de gréviste donnait accès aux aides dans les mairies, à la gratuité de la cantine, etc.

35. De Gaulle, en perte de vitesse après l’échec de sa conférence télévisée du 24 mai, part chercher des appuis auprès du général Massu, commandant en chef des forces françaises en Allemagne, à Baden Baden, le 28 et revient le 29 mai.

36. En fait c’est Malraux, Debré et quelques barons du gaullisme qui ont organisé la manifestation du 30 mai.

37. Selon Seidman, à peine 10%% des entreprises en grève avaient des contacts avec des « gauchistes » » ou plus exactement avec des militants extérieurs hors PCF.

38. A Fontenay-aux-Roses, où la pile Triton est laissée en marche pour fournir des radio-isotopes aux hôpitaux.

39. Chez Péchiney, à Noguères, pour éviter d’endommager les fours d’alumine.

40. A la raffinerie de pétrole de Grand-Couronne, près de Rouen, l’essence est distribuée par le comité de grève qui établit lui-même les priorités.

41. Repris de Delale et Ragache, p. 94.

42. Comité central de grève autoproclamé par les fédérations et ne comprenant pas de militants désignés par les usines occupées.

43. Voir le livre de Jacques Baynac, « Mai retrouvé », Robert Laffont, 1978.

44. Voir le témoignage de Freddy Perlman, militant américain présent à Paris en mai 1968, et intervenant sur Citroën, dans Freddy Perlman & R. Grégoire. « Worker-student action commitees. France May ‘68 » » Black & Red, février 1969, p. 23 et suivantes.

45. En dehors de Citroën, le CATE essaiera d’organiser les immigrés italiens, portugais et marocains en faisant un travail en direction des bidonvilles de la région parisienne (Nanterre, Champigny). Par ailleurs, des contacts seront établis avec la Lega Studenti-Operai de Turin.

46. Selon Baynac, p. 223, les grévistes sont organisés en 39 comités de base (un par bâtiment) ;; ils élisent un comité central de grève de 156 membres révocables à tout moment. La CGT, tout en y participant, maintient un Comité exécutif habilité à discuter avec la direction.

47. Honnêtement Baynac reconnaît (p. 225),que le 30 mai suite à la contre-offensive gaulliste, la victoire du 28 mai se révèle éphémère.48. Nord-Aviation Châtillon, CSF et CET Malakoff, Otis Levallois, RATP Paris XIII, PTT Paris, Rhône Poulenc Vitry, Sud-Aviation Suresnes, Hachette Paris, Schlumberger Clamart, Thomson Houston Bagneux, BNP siège Paris, Inter Bâtiment Paris.

49. Le Comité interentreprises continuera à se réunir jusqu’à l’été 1969 et se dissoudra par refus, entre autres de se transformer en organisation politique.

50. Par exemple, le 20 mai 1968, France Soir a sorti quatre éditions successives suivant de près l’évolution de la généralisation de la grève avec les titres suivants : « Grève dans la métallurgie » », « Les grèves s’étendent » », « Deux millions de grévistes » » et « La France en grève ».